Histoire de dix ans/Tome 5/Chapitre 11

La bibliothèque libre.
(Vol 5p. 301-341).
CHAPITRE XI.


Travaux législatifs dans l’année 1838 ; lois sur l’organisation départementale, sur l’état-major, sur les justices de paix, sur les aliénés. — Finances question de la conversion des rentes. — Exposé des doctrines financières de M. Jacques Laffite : théorie de la dette perpétuelle. — Nécessité d’abolir l’amortissement. — État moral de la société. — Agiotage. — Question des chemins de fer. — Le principe d’autorité défendu par le parti démocratique, abandonne par l’État. — Rapport de M. Arago. — Comment la question est résolue.



Les travaux législatifs de l’année 1838 furent très importants, non par leurs résultats, mais par leur objet il convient de les passer en revue.

Nous ne nous arrêterons pas à la loi sur les attributions des conseils généraux et d’arrondissements hérissée de détails stériles et conçue dans l’esprit le plus étroit, elle ne changeait rien au mécanisme administratif que nous avons eu déjà occasion de décrire[1], et elle signalait dans la bourgeoisie une ignorance complète des premiers rudiments de la science politique. Il ne saurait y avoir, en effet, dans la société que deux forces : la commune, qui répond à l’idée d’association, et l’état, qui répond à l’Idée de nationalité. Quant à l’autorité départementale, sa destination ne doit être évidemment que de mettre en rapport ces deux forces essentielles. Les Chambres travaillaient donc à une œuvre puérile et vaine, lorsque, n’ayant encore rien fait pour constituer la Commune elles essayaient de constituer le Département.

La chambre élective eut ensuite à organiser l’état-major général de l’armée. La France entretenait sur pied 280,000 hommes, répartis en S5 régiments de cavalerie, 88 régiments d’infanterie et les armes spéciales. Ce fut sur ces données, bien qu’elles fussent variables de leur nature, qu’on s’appuya pour fixer le cadre des maréchaux et des généraux. Il fut décidé que le nombre des maréchaux serait de six en temps de paix et de douze en temps de guerre ; que le cadre des officiers généraux se diviserait en deux classes l’une d’activité et de disponibilité, comprenant 80 lieutenants-généraux et 60 maréchaux-de-camp, et l’autre de réserve ; que les lieutenants-généraux, à l’âge de 65 ans accomplis, et les maréchaux-de-camp, à l’âge de 62, cesseraient d’appartenir à la première section pour passer dans la seconde ; que les officiers généraux ne seraient admis à la retraite, à titre d’ancienneté, que sur leur demande, à l’exception de ceux qu’un conseil d’enquête aurait reconnus incapables de continuer à servir activement ou à faire partie des cadres de l’armée. Ces dispositions présentaient un inconvénient grave, celui d’établir une règle dont l’inflexibilité, trop absolue, tendait à priver le pays de services quelquefois précieux et nécessaires. Mais, par là, on coupait court à l’arbitraire ministériel ; on empêchait les héros d’antichambre de charger de leur présence inutile les cadres de l’activité en un mot, on arrachait l’armée au régime du bon plaisir. Aussi la loi fut-elle acceptée avec faveur par l’opinion, tant la conduite des divers gouvernements subis par la France avait décrié le principe d’autorité !

De toutes les institutions trouvées par nous dans le glorieux héritage de nos pères, pas une qui eût été aussi bienfaisante que celle des juges de paix : on n’aurait dû, par conséquent, y toucher qu’avec beaucoup de réserve et de prudence. C’est ce que les Chambres ne comprirent pas assez. Elles crurent qu’en étendant les attributions des juges de paix, elles fortifieraient l’institution. C’était l’altérer, au contraire, et en compromettre les avantages. Le juge de paix est la loi vivante ; son autorité a cela d’admirable que par essence elle est paternelle. Organe de ces traditions d’équité dont la source est au sein de Dieu, il faut, pour que la spécialité sainte de sa mission ne soit point dépassée, qu’il juge avec simplicité de cœur : y avait-il sagesse à faire sortir ces magistrats du pauvre, de la sphère des choses simples et des procès sommaires, pour les accabler d’une besogne qui, exigeant une connaissance approfondie des lois écrites, risquait de remplacer le conciliateur par le jurisconsulte et l’homme par le fonctionnaire ?

Mais, du moins, la loi sur les justices de paix n’était qu’imprudente celle qu’on rendit sur les aliénés fut presque odieuse car elle mettait à la merci du pouvoir administratif la liberté de tout individu suspect d’aliénation mentale.

Ici se présente une question qui mérite d’être exposée d’une manière complète, à cause de l’ébranlement qu’elle imprima aux esprits, et parce qu’elle se lié à des considérations d’un ordre supérieur.

S’il est un droit incontestable, c’est celui qu’a tout débiteur de se libérer en rendant la somme qu’on lui a prêtée. Aussi les auteurs du code civil avaient-ils écrit dans l’article 1911 : « Toute rente constituée en perpétuel est essentiellement rachetable. »

L’État pouvait-il réclamer le bénéfice du droit reconnu par le code civil à tout débiteur ? Serait-il admis à dire aux rentiers : « Je vous ai payé jusqu’à ce jour un intérêt de 5 francs pour un capital de 100 francs : voici 100 francs ; et nous sommes quittes. » Telle était, dans toute sa naïveté, la question à résoudre, et il était d’une haute importance qu’elle fût résolue en faveur de l’État.

En effet l’Intérêt de l’argent, à cette époque, étant descendu au-dessous de 5, l’État n’aurait pas manqué de prêteurs disposés à lui fournir, en échange d’une rente de 4 francs, par exemple, un capital de 100 francs, au moyen duquel il aurait éteint une rente de 5 francs, ce qui aurait, comme on voit, diminué d’un cinquième la somme des rentes annuellement payées par le trésor.

Que si les rentiers avaient préféré à l’avantage d’être remboursés celui de toucher 4 pour cent de leur capital resté aux mains de l’État, on leur aurait laissé le choix.

Il ne s’agissait donc pas de feutre les rentiers mais de les rembourser. Seulement, la conversion leur eût été offerte comme un moyen d’échapper, s’ils l’avaient voulu, à l’exercice du droit qu’avait l’État de rembourser.

On avait, par conséquent, mal posé la question en disant : Conversion des rentes ; il aurait fallu dire : Remboursement des rentes, avec faculté de convertir.

Qui le croirait ? sur le mérite d’une opération si légitime, si fructueuse, si impérieusement commandée à l’État, et par la pénurie du trésor, et par la misère publique, les débats les plus acharnés s’engagèrent.

Les adversaires de la conversion trouvaient la mesure illégale, s’appuyant sur les mots rentes perpétuelles qui se trouvaient dans le Grand-Livre. Ils invoquaient la loi du 9 vendémiaire an VI, laquelle n’avait mis au néant les deux tiers de la dette publique qu’en déclarant l’autre tiers exempt de toute retenue présente ou future. Ils s’apitoyaient sur le sort des petits rentiers qu’on allait frapper inexorablement dans le revenu sur lequel ils avaient compté pour leurs vieux jours et qui était le fruit de leurs laborieuses économies. Sous le nom de conversion, s’écriaient-ils, c’est une spoliation qu’on demande. Consentirons-nous à une banqueroute déguisée ?

Mais les partisans de la conversion répondaient par des considérations décisives. Que signifiaient ces expressions du grand livre, dont on prétendait s’armer contre l’opération, ces expressions rente perpétuelles ? N’était-il pas évident que le législateur les avait employées en opposition avec celles-ci : rentes viagères ? Et s’il y avait eu incompatibilité grammaticale entre les mots rente perpétuelle et rente rachetable, comment expliquer l’article 1911 du code civil : « Toute rente constituée en perpétuel est essentiellement rachetable » ? Eh quoi ! le droit conféré par le code à chaque citoyen dans son intérêt propre, on osait le disputer à l’État voulant l’exercer dans l’intérêt de tous On rappelait la loi du 9 vendémiaire an VI ? Mais rembourser était-il synonyme de retenir ? Chose étrange on dépouillait les rentiers en leur rendant ce qu’ils avaient prêté, ou, plutôt, ce qu’ils étaient censés avoir prêté ! car, lorsque la loi du 9 vendémiaire fut portée, les rentes ne valaient pas plus de 9 ou 10 francs. Or, c’était pour ces rentes, achetées alors 9 ou 10 francs par quelques-uns des possesseurs actuels, que l’État offrait 100 francs. Et l’on appelait cela une spoliation, une banqueroute déguisée ! Quant au sort des petits rentiers, atteints dans leurs revenus, était-il plus lamentable que la destinée de tant de malheureux cultivateurs, de tant de journaliers, privés de revenu, quelquefois privés de salaire ? Si l’on plaignait le pauvre qui touche une rente, que ne plaignait-on davantage le pauvre, plus pauvre encore, qui la paie ? Que ne descendait-on sur les pas du fisc, qui descend partout, dans ces abîmes de misère d’où sort l’impôt, déplorable trésor dont chaque parcelle représente une souffrance ? Mais non les riches propriétaires et les financiers opulents pourvus de rentes, voilà ceux dont on prenait en réalité la défense en ayant l’air de plaider seulement la cause des petits rentiers. Et la preuve, c’est que les adversaires de l’opération étaient des gens de Cour, des écrivains du Journal des Débats, des banquiers ou amis de banquiers, et les mêmes qui, à la nouvelle des désastres de Lyon couvert d’une population affamée, révoltée, avaient indiqué la mitraille pour tout remède, trouvant sans doute que, de la part des tisseurs, le crime était grand d’avoir manqué de pain !

La polémique en était à ce point de violence et d’emportement, lorsque, le 17 avril (1838), la discussion s’ouvrit, à la Chambre. La Cour ne voulait à aucun prix de la conversion ; mais la mesure avait pour elle la majorité de la commission s’exprimant par l’organe de M. Antoine Passy, la majorité des députés, et enfin l’opinion publique, qui s’était prononcée hautement.

Le chiffre des rentes 5p. 0/0 inscrites sur le Grand-Livre s’élevant à 154 millions, l’opération proposée eût réalisé une économie de plus de 15 millions par an, alors même qu’elle n’aurait eu pour résultat que de substituer à chaque rente de 5 fr. une rente de 4fr. 4/2. Mais elle devait avoir un résultat bien plus utile encore, quoique moins direct ; et c’était celui-là qui frappait surtout les bons esprits. La baisse de l’intérêt de l’argent, a dit Turgot, c’est la mer qui se retire, laissant à sec des plages que le travail de l’homme peut féconder : définition magnifique et juste ! Le haut prix des capitaux, voilà le despotisme que consacre la civilisation moderne, lourd despotisme, qui arrête l’essor de l’industrie, enchaîne l’activité humaine, et soumet l’intelligence à une suzeraineté aussi grossière qu’inepte. Faire baisser l’intérêt des effets publics, c’est faire baisser celui des capitaux que réclament l’industrie et l’agriculture parce que le prix des rentes payé par l’État est un prix régulateur, parce qu’il sert de terme de comparaison dans les transactions particulières, parce que c’est, en un mot, le thermomètre sur lequel se mesurent les exigences du capitaliste. Augmenter la valeur du travail, affaiblir la tyrannie de l’argent, diminuer la prime payée à l’oisiveté par un ordre social corrompu, tendre à ranimer dans le pauvre le sentiment de sa dignité, telles étaient les conséquences certaines, bien qu’éloignées, de la mesure en discussion.

Aussi, nul doute sur l’adoption du principe. Mais, pour l’application, à quel système convenait-il de s’arrêter ? On en avait proposé deux.

Le premier consistait à émettre, pour rembourser le capital des rentes 5 pour 0/0, d’autres rentes inférieures, et que néanmoins l’État pouvait vendre, vu le cours du marché, à 100 fr., c’est-à-dire au pair[2]. De sorte que l’État, pour chaque rente de 4 fr. émise par lui, aurait reçu 400 francs, avec lesquels il aurait remboursé le capital d’une rente de 5 fr. ; à moins que les possesseurs d’une rente de 5 francs n’eussent consenti à en toucher seulement une de 4, ce qui, pour l’État, serait revenu au même et lui aurait toujours procuré un bénéfice d’un cinquième.

Le second consistait à émettre, pour racheter le capital des rentes 8 pour 0/0, d’autres rentes inférieures, et coûtant, vu le cours du marché, moins de 100 francs, c’est-à-dire étant au-dessous du pair.

Voici quelle était la différence des deux systèmes.

Les remboursements se font toujours au pair, c’est-à-dire à 100 francs. Que l’État, lorsqu’il a emprunté, ait reçu en échange de la rente émise par lui, un capital de 100 francs ou un capital moindre, peu importe c’est toujours un capital de 100 fr. qu’il s’oblige à rembourser le jour où il voudra s’affranchir du paiement de la rente, quelle qu’elle soit.

Lors donc que l’État émet des rentes au pair, recevant 100 francs pour chacune d’elles, il ne sera pas tenu plus tard à rendre un capital supérieur à celui qu’il aura reçu en réalité ; et, par conséquent, cette opération n’entraîne aucune augmentation de capital dans la dette publique.

Lorsqu’au contraire, l’État émet des rentes au-dessous du pair, comme il touche pour chacune d’elles moins de 100 francs, il se charge de l’obligation de payer plus tard, pour les racheter, 100 fr., c’est-à-dire un capital supérieur à celui qui est entré dans ses caisses. D’où résulte dans la dette publique une augmentation de capital.

Ainsi, la dette se compose de deux choses qu’il importe de ne pas confondre : le capital et l’intérêt. Il peut arriver que parallèlement au premier, qui s’accroît, le second diminue. Et c’est même là le résultat nécessaire de toute conversion au-dessous du pair[3].

Tels étaient les deux modes mis en présence. Ce fut sur leur valeur comparative que porta la discussion presque tout entière ; et parmi ceux qui combattirent le second, nul ne le fit avec plus de puissance que M. Garnier-Pagès. Jusqu’alors on l’avait cru étranger à l’aride science des chiffres, et la surprise vint s’ajouter l’impression profonde que produisit son éloquence, aussi vive que substantielle et entraînante quoique austère. Il rappela d’abord que l’amortissement était une caisse alimentée par l’impôt et créée pour éteindre par des rachats successifs de rentes, le capital de la dette publique. Or, augmenter par une conversion au-dessous du pair un capital que l’amortissement avait précisément pour but de diminuer, c’était, suivant l’orateur républicain, faire une opération insensée, puisque c’était enlever aux contribuables d’une main beaucoup plus qu’on ne leur rendait de l’autre. Au lieu de cela, M. Garnier-Pagès proposait de convertir au pair, par l’émission d’une rente qui pût être vendue 100 francs, c’est-à-dire par l’émission du 4 pour 0/0.

Mais si ce système était le plus simple, s’il avait l’avantage de réduire l’intérêt de la dette sans en augmenter le capital ; s’il allégeait les charges du présent et n’empiétait point sur l’avenir, n’offrait-il pas en revanche un grave danger ? C’est ce que fit ressortir avec beaucoup de force et d’autorité un financier célèbre, M. Jacques Laffitte. Que l’État, disait-il, propose aux rentiers de les rembourser, il en a le droit assurément, mais il a le plus pressant intérêt à ce que ses créanciers actuels demeurent dans la rente en subissant la conversion. Quel embarras en effet pour le trésor, si, chassés tumultueusement de la Bourse, les rentiers se décidaient tous pour le remboursement ! Pressé, accablé, l’État serait-il en mesure de faire face à toutes les demandes ? Non, bien évidemment. Et alors quelles clameurs ! quelle panique ! Une pareille crise pouvait devenir terrible, et c’était le comble de l’imprudence que de l’affronter. M. Jacques Laffitte concluait de là que, tout en réduisant les rentes, il fallait ménager à leurs possesseurs un attrait qui les portât à préférer la conversion au remboursement. Et cet attrait, il le trouvait dans l’émission du 3 1/2 pour 100 à 85 fr. 35, parce que, dans ce système, les rentiers avaient pour se consoler de la diminution de leur revenu, l’espoir de gagner un jour sur le capital, tandis que la conversion au pair leur imposait une perte sans compensation[4].

Les deux camps une fois dessinés, chacun courut à celui où l’appelaient ses instincts, ses intérêts, ses prédilections personnelles ; mais bientôt la mêlée parlementaire devint si confuse et de si épaisses ténèbres descendirent sur le champ de bataille, qu’il n’y eut plus moyen de s’y reconnaître.

Convertissons au pair, disaient les uns avec M. Gamier-Pagès ; mais on leur répondait : Prenez garde ! tous les rentiers vont affluer au trésor : l’opération sera impossible.

Convertissons au-dessous du pair, disaient les autres avec M. Jacques Laffitte ; mais on leur répondait : Vous augmentez ainsi le capital que l’amortissement est destiné à racheter ; et ne voyez-vous pas combien il est absurde de faire perdre à l’État par l’amortissement plus qu’il ne gagnerait par la conversion ? l’opération serait ruineuse.

De part et d’autre on avait tort, et le tort venait de ce que nul n’avait compris qu’avant d’aborder le problème de la conversion, il aurait fallu abolir l’amortissement.

L’amortissement aboli, l’argument tiré de l’augmentation du capital tombait de lui-même. Car il importait peu, au point de vue financier que le capital de la dette publique fût indéfiniment accru, si on le considérait comme ne devant jamais être racheté. Cette augmentation, dès-lors, devenait un fardeau purement nominal, et le meilleur système, sous le rapport, exclusif, de l’économie à réaliser, se pouvait résumer de la sorte : Augmentons indéfiniment le capital de la dette, charge fictive, et réduisons indéfiniment l’intérêt de la dette, charge réelle.

Rien, d’ailleurs, n’eût été plus facile que de prouver combien l’institution de l’amortissement était onéreuse et insensée[5]. C’est ce que sentait parfaitement M. Laffitte. Lui aussi, il avait cru autrefois aux merveilles tant vantées de l’amortissement ; mais, depuis, il était bien revenu de son illusion ; et il avait, en matière de finances, trop de sagacité pour ne pas voir que le système des conversions au-dessous du pair avait un corollaire inévitable dans la suppression de l’amortissement. Il n’osa point la demander, cependant, convaincu peut-être que devant une réforme aussi radicale la Chambre reculerait épouvantée. Et cette réserve de M. Laffitte était d’autant plus remarquable qu’il n’avait pas craint d’exposer dans le cours de la discussion des théories de la plus brillante audace, théories dont il n’est pas sans intérêt de présenter ici au lecteur un résumé rapide.

Lorsque la conversion des rentes fut soumise à la discussion, le capital de la dette publique en France ne s’élevait pas à moins de 2 milliards 800 mille francs. Quel moyen d’éteindre une dette aussi énorme ? Ajouter au budget un impôt de près de trois milliards ? Y songer, c’était folie. Maintenir l’amortissement ? L’expérience l’avait déjà condamné comme le plus ruineux des mensonges. Que faire donc ? Il fallait, suivant M. Laffitte, tendre constamment, et par une série de conversions au-dessous du pair, à réduire l’Intérêt de la dette publique, sauf à en considérer le capital comme une quantité imaginaire, dont il n’y avait pas lieu par conséquent de redouter l’augmentation indéfinie. Ainsi, M. Laffitte élevait dans le lointain, devant les yeux éblouis de la Chambre, des montagnes de milliards, et il lui criait de ne pas s’effrayer, que c’étaient là de fantastiques apparitions que, d’ailleurs, les progrès de la richesse publique avilissaient les capitaux en les multipliant que les perfectionnements dus au génie de l’homme influaient aussi sur la baisse de l’Intérêt, en rendant les chances de l’industrie moins incertaines que les mines fournissaient plus de métaux qu’on n’en consommait ; que le jour viendrait où la valeur de 100 francs serait représentée par 1 au lieu de l’être par 5 ou par 4. M. Laffitte n’hésitait donc pas à prononcer ces mots, qui embrassaient tout son système augmentation indéfinie du capital, puisqu’on ne doit jamais le rembourser, et diminution indéfinie de l’intérêt, puisque chaque année on le paie ce qui revenait à ceci : Perpétuité de la dette publique.

Sous le rapport exclusivement financier, le système de M. Laffitte était assurément fort acceptable ; mais pour peu qu’on en voulût peser les conséquences politiques, morales et sociales, la question s’agrandissait ; elle se liait aux plus mystérieux phénomènes de la production, aux plus formidables secrets de l’art de gouverner, et elle était alors de nature à provoquer des objections d’une portée immense.

Et d’abord, il y avait quelque chose de bizarre à déclarer le capital de la dette publique irremboursable, lorsque, pour en réduire l’Intérêt par des conversions successives, on était obligé de s’appuyer sur le droit de remboursement. Et puis, l’on pouvait dire à M. Laffitte :

La perpétuité de la dette entraîne la perpétuité du mouvement des fonds publics : éterniser le flux et le reflux des fonds publics, est-ce un bien ? Est-il convenable de laisser au capitaliste la facilité d’échanger sa condition contre celle de rentier, au rentier la facilité d’échanger sa condition contre celle de capitaliste, et cela en présence, entre les mains de l’État, caissier immuable de la Bourse ? Les fonds publics sont un centre où viennent se réfugier les capitaux qui surabondent : est-il utile que ce centre existe ? Car enfin, la surabondance de l’argent diminue sa cherté, elle élève proportionnellement la valeur de l’industrie ; elle offre aux travailleurs, à des conditions moins dures, les instruments de travail qui leur manquent pourquoi mettre obstacle à d’aussi heureux effets de la surabondance de l’argent ? Si le capitaliste a dans les fonds publics un asile, il ne sera plus forcé de respecter dans le travail la source unique de son revenu ; il en deviendra, vis-à-vis du travailleur, plus exigeant, plus injuste peut-être ; sûr du placement de ses capitaux, il se sentira sollicité puissamment à l’oisiveté, et, s’il succombe à la tentation, son activité personnelle sera un trésor perdu pour ses semblables. Pour que le travail ne fût pas opprimé par le capital, au moins faudrait-il les placer l’un à l’égard de l’autre, dans des conditions d’égalité aussi parfaites que possible. Donc il faudrait que la rente cessât de faire concurrence à l’industrie, ce qui n’arrivera jamais si la perpétuité de la dette nous condamne à laisser éternellement ouvertes les portes de la Bourse. Eh ! le capitaliste n’a-t-il pas déjà sur le travailleur cet incalculable avantage, qu’il n’est pas pressé, lui, par l’aiguillon du moment, et qu’il peut toujours s’écrier : à demain la conclusion du marché ? Si à cette première cause d’inégalité on en ajoute une seconde, résultant de l’existence des fonds publics, n’est-il pas à craindre que des deux puissances aujourd’hui en lutte, l’une ne soit poussée à la tyrannie par la conscience de sa force, et l’autre à la révolte par le sentiment amer de sa faiblesse ? Vous donnez au capital un moyen de placement indépendant du travail : le travail a-t-il un moyen de placement indépendant du capital ? Pourquoi une inégalité aussi monstrueuse, aussi funeste à toutes les classes, par les tiraillements dont elle complique l’œuvre de la production, par les désordres qu’elle enfante, par les haines quelle excite, par les ressentiments qu’elle entretient ? Et si des considérations économiques on passe aux considérations politiques et morales, quelle source nouvelle d’appréhensions ! La perpétuité des fonds publics ! mais c’est l’asservissement indéfini d’une partie de la nation à tout pouvoir mauvais qui suspendrait sur elle la menace d’une banqueroute c’est l’éternité promise à l’agiotage.

On jugera aisément par la nature des objections qui viennent d’être présentées combien était redoutable la portée des questions soulevées par. Laffitte. Lui, cependant, il se montrait tout-à-fait rassuré sur les suites de son système. Loin d’admettre que le mouvement des fonds publics dût être glacé ou arrêté, il le voulait permanent, accéléré, éternel. Suivant lui, il y avait dans la société, des capitalistes peureux, toujours prompts à se cacher. Il y en avait d’autres qui, infirmes, inintelligents, cheminaient d’un pied boiteux vers la production. Si les fonds publics n’étaient pas là pour les séduire, pour les attirer, pour donner à leurs richesses du mouvement et de la vie, qu’en résulterait-il ? Que ces richesses seraient en partie perdues pour l’industrie. Et qui en souffrirait ? Le travailleur. Les fonds publics étaient bien, à la vérité, les Invalides des capitaux ; mais il importait de remarquer que dans cet hospice, les capitaux ne s’y rendaient pas pour s’y endormir, pour y séjourner. Le mouvement des fonds publics n’était après tout qu’un moyen de faire passer les capitaux des mains de ceux qui ne sauraient les employer ou perdraient un temps précieux à leur chercher un emploi, aux mains de ceux qui sont en état de les aller sur-le-champ offrir à l’industrie. Il en résultait donc une succession plus rapide dans les offres de capitaux, et le prix de l’argent, par l’effet de cet abaissement même, tendait à s’abaisser. Seulement, il fallait faire en sorte que les fonds publics n’attirassent point par la séduction du haut prix les capitaux de l’homme actif, aussi bien que les capitaux de l’oisif ; et c’était précisément pour cela qu’il convenait qu’au moyen de conversions successives, l’intérêt de la dette fût réduit de plus en plus. Car, par la réduction de l’intérêt, on arrivait à ces deux résultats également avantageux : 1o  d’ôter au capitaliste intelligent et assez bien placé pour trouver d’habiles industriels l’appât funeste qui l’aurait retenu dans les fonds publics ; 2o  d’en écarter celui qui pouvait encore travailler utilement pour la société, mais qui, si l’intérêt payé par l’État était considérable, ne demanderait pas mieux que d’échanger une vie de travail contre une vie de loisir.

Ainsi, dans les idées de M. Laffitte, la rente cessait d’être une prime offerte à l’oisiveté de certains capitalistes ; elle devenait, au contraire, un moyen d’obvier à la paresse de certains capitaux, et devait acquérir de la sorte une véritable importance sociale.

Quant au danger d’établir entre le gouvernement et les rentiers des relations de dépendance trop étroites, M. Laffitte ne pensait pas que ce fût un mal que d’intéresser les citoyens au maintien de l’ordre traditionnel, par la crainte des éventualités calamiteuses que les révolutions entraînent. Et enfin, pour ce qui concernait l’agiotage, si déplorablement alimenté par les fonds publics, Mr. Laffitte affirmait qu’en rasant là Bourse on ne ferait que déplacer l’agiotage, l’amour du jeu étant dans la nature humaine, comme le prouvaient bien tant de paris extraordinaires, ouverts sur l’échange de presque tous les produits.

On le voit, la conception financière de M. Laffitte avait une valeur incontestable dans son rapport avec l’ordre social que la bourgeoisie avait fondé et voulait maintenir. Mais en proclamant indestructible le temple de l’industrie moderne, en demandant, pour toute réforme, qu’on régularisât le banquet servi depuis si long-temps à d’insoucieux et immobiles convives, M. Laffitte n’avait point pressenti l’avènement de la société future, de celle que notre intelligence conçoit et cherche, de celle que notre cœur devine par dé-là l’horizon ténébreux et borné.

Quoi qu’il en soit, la discussion n’eut, à la Chambre, aucun caractère de grandeur. On se contenta d’opposer des chiffres à des chiffres ; et, tandis que les partisans de la mesure se divisaient sur le choix du mode à adopter, ses adversaires allaient partout sonnant l’alarme et disant, de la conversion au pair, que c’était une spoliation véritable ; de la conversion au-dessous du pair, que c’était un scandaleux encouragement à l’agiotage.

« Par l’augmentation du capital, criaient à M. Laffitte les gens de Cour, vous prétendez offrir aux rentiers une compensation ? Mais, pour qu’ils en pussent profiter, il faudrait qu’ils vendissent leurs rentes. Or, les vrais rentiers sont les pauvres gens qui n’ont cherché dans la rente que le repos, et qui vivent les yeux constamment fixés sur le revenu. À qui donc profitera cette augmentation de capital dont vous nous vantez les avantages ? Aux rentiers de passage, à ceux qui vendent des rentes et qui en achètent pour les revendre, à des spéculateurs enfin, race impure qu’on ne saurait favoriser sans honte et sans péril. »

À quoi les disciples de M. Laffitte répondaient : « Qu’il y avait injustice et mauvaise foi à confondre avec l’agiotage le profit tiré de l’augmentation du capital ; que la majorité des vrais rentiers, des rentiers sérieux, se composait d’hommes qui étaient entrés dans la rente, non pour s’y bercer dans une paresse sans fin, mais pour y attendre l’occasion de retrouver leur capital, quand le moment serait venu pour eux, soit d’établir leurs fils, soit de marier leurs filles, soit d’exploiter quelque idée utile ; que c’était à ceux-là que l’augmentation de capital profiterait et qu’à ceux-là surtout une compensation devait être offerte, puisqu’ils étaient, et les plus pauvres, n’ayant point un revenu assez considérable pour s’en contenter, et les plus dignes d’intérêt, n’ayant point renoncé à servir la société. »

Grande fut l’agitation produite par une querelle qui mettait aux prises tant de passions et tant d’intérêts. Étourdie du choc des systèmes, la Chambre était tombée dans les plus étranges anxiétés. Et quant aux ministres, pressés ici par l’opinion, là par la Cour, ils se montraient inquiets, embarrassés, mécontents de leur impuissance, et doublement serviles.

Il fallait se décider pourtant. M. Lacave-Laplagne, ministre des finances, vint enfin demander l’adoption simultanée des deux systèmes, et la faculté pour le gouvernement de les mettre en œuvre suivant sa convenance et sous sa responsabilité. Or, comme la Chambre comprenait peu la portée financière de la question, et ne tenait à la trancher que pour humilier la Cour, faire preuve d’initiative, relever la prérogative parlementaire, elle se précipita par l’issue qui venait de lui être ouverte et, dans la séance du 5 mai (1838), il fut décidé que l’opération serait faite à condition :

1o  que la faculté serait conservée aux propriétaires du cinq pour cent d’opter entre le remboursement du capital, à raison de cent francs pour cinq francs de rentes, et la conversion en rentes nouvelles ;

2o  Qu’elle donnerait pour résultat définitif, sur l’intérêt des rentes échangées, une diminution effective par 5 fr. de rentes, de 50 centimes au moins, et que le capital des rentes substituées ou échangées ne présenterait dans aucun cas plus de 20 p. 0/0 sur la somme qui aurait été remboursée ;

3o  Que l’exercice du droit de remboursement serait suspendu pendant un délai de douze années pour les rentes émises au pair, à compter du jour de leur émission.

Ainsi, une latitude énorme était laissée au gouvernement. Nulle désignation de fonds, nulle indication précise de mode, faculté pour les ministres d’émettre à la fois et des rentes au pair et des rentes au-dessous du pair, un maximum posé comme limite à l’augmentation du capital, un minimum posé comme limite à la diminution de l’intérêt. Jamais enfantement plus laborieux n’avait été plus stérile !

Le lendemain, 4 mai, pour mieux prouver qu’elle regardait la mesure financière adoptée comme une victoire politique, la Chambre Imposa aux ministres l’humiliante condition de rendre un compte détaillé de l’exécution de la loi, dans les deux mois qui devaient suivre l’ouverture de la prochaine session. En vain MM. Lacave-Laplagne, Barthe, Montaliyet, Molé protestèrent-ils successivement contre l’injure cachée au fond d’une injonction pareille ; en vain donnèrent-ils à entendre que le trait passait sur leurs têtes pour aller frapper un personnage auguste… la Chambre prit racine dans son orgueil ; et, après avoir passé tour-à-tour de la résistance aux concessions, d’un faux étalage de fermeté à une humilité excessive après avoir déclaré contraire à la dignité de la Couronne toute fixation de délai, pour adhérer ensuite à un amendement qui en fixait un après avoir encouragé du regard les irrésolus, surveillé les fidèles, le ministère se vit réduit à avouer sa défaite, et retomba épuisé sur son banc pour y entendre et y subir son arrêt.

La Chambre, au reste, ne devait jouir que bien passagèrement de son triomphe, la pairie ayant, plus tard, voté contre l’opération[6].

Mais un bien autre scandale allait être donné, et les meneurs de la bourgeoisie étaient à la veille de fournir une preuve plus frappante encore de leur impuissance à régler avec équité, avec sagesse, les intérêts matériels de la France.

Ici, nous demandons la permission de nous arrêter un instant. On apprécierait mal le caractère des travaux législatifs que nous passons en revue, si l’on ne savait pas quel était alors l’état moral de la société.

On se rappelle à quel degré de frénésie s’était emporté l’agiotage sous la régence de Philippe, duc d’Orléans. Un jour, tout Paris s’était mis à jouer, et ce qu’on raconte de l’extravagance publique à cette époque est à peine croyable. Dans la rue Quincampoix, le dos d’un bossu servait de pupitre aux agioteurs, et pour les disperser, la nuit venue, on était obligé de sonner la cloche. Des fortunes subites, prodigieuses, s’élevèrent sur la fraude. Les Mémoires du temps citent tel laquais auquel il arriva de monter, par habitude, derrière son propre carrosse. Des princes, des gentilshommes, des ministres, des amis du Régent, furent vus faisant assaut de cupidité avec des valets, avec des filles de joie ; et Chemillé put dire au duc de Bourbon, petit-fils du grand Condé, qui lui montrait son portefeuille plein d’actions : « Toutes ces actions n’en valent pas deux de votre aïeul. »

Eh bien, trois ou quatre ans ne s’étaient pas écoulés depuis la révolution de 1830, qu’un mouvement semblable à celui qui déshonora la régence de Philippe éclatait au sein de la société française. Cette nation qui avait presque inventé la chevalerie, qui s’était illustrée à jamais par l’élégance de ses mœurs cette nation qu’on avait coutume de citer pour son esprit, pour sa grâce, pour son désintéressement, pour sa courtoisie si délicate et si fière, elle se montra tout-à-coup dominée par une classe que tourmentait une honteuse fièvre d’industrialisme. Pour cette classe tout était devenu objet de trafic. On se pressait, on se heurtait dans les avenues des banques. Prendre des actions sans les payer, les vendre, toucher des primes faire fortune avec la hausse, telle était la folie universelle, tel était le rêve de plusieurs milliers d’hommes éveillés. Aussi, dans l’arène industrielle, une émulation sordide entassait-elle chaque jour débris et victimes. Là, plus de croyances profondes ou exaltées, plus d’élans chevaleresques, plus de poésie dans les actes ou dans les pensées, plus de passions viriles. Chez les prolétaires, privés de repos, privés d’espérance, une résignation morne et l’envie tempérées toutefois par des aspirations nobles et une impérissable aptitude aux grandes choses ; mais, au-dessus, la convoitise, l’impatience du succès, une soif du gain inextinguible et cruelle, l’alliance de la richesse et de l’intrigue dans un but de spoliation, et, sous le nom d’habileté, la bassesse se glorifiant de ses triomphes. Rien de semblable ne s’était jamais vu dans notre pays. Ce ne furent bientôt plus partout qu’entreprises fondées sur le mensonge. Les faiseurs d’affaires pullulaient. Combiner des infamies lucratives, cela s’appelait avoir des idées. On mit en actions des mines imaginaires on proposa d’exploiter des inventions qui n’en étaient pas. Nombre d’aventuriers sans pudeur se firent payer par la crédulité des actionnaires, des apports chimériques ou honteusement exagérés. La France fut inondée d’impostures. Alors les tribunaux retentirent de plaintes ; mais on eût dit que le châtiment même ne servait qu’à répandre la contagion du mal. Déjà le théâtre s’était emparé de ces mœurs, et, dans une facétie célèbre intitulée Robert Macaire, la main d’un inconnu avait sculpté le type des charlatans en vogue ; mais cette pièce, qui tournait, d’ailleurs, ou semblait tourner en ridicule les plus nobles sentiments : la tendresse paternelle, la piété filiale, l’amitié l’amour… on dut l’interdire à cause de l’immensité de son succès. Dans le miroir qu’on leur présentait, les coupables s’étaient reconnus sans se faire horreur, et la flétrissure même leur avait été un encouragement.

Voilà ce qu’était en France la classe des gros capitalistes, quand la question des chemins de fer vint promettre à l’industrialisme un aliment nouveau.

Dans la séance du 15 février (1838), le gouvernement avait soumis aux délibérations de la Chambre un projet relatif à l’établissement d’un vaste réseau de chemins de fer. Ce réseau se serait composé de neuf lignes principales, dont sept auraient lié Paris : à la frontière de Belgique, au Havre, à Nantes, à la frontière d’Espagne par Rayonne, à Toulouse par la région centrale du pays, à Marseille par Lyon, à Strasbourg par Nancy. Les deux autres grandes lignes auraient joint Marseille : à Bordeaux par Toulouse, à Bâle par Lyon et Besançon. Le développement total eût été de onze cents lieues, et la dépense présumée de plus d’un milliard. Toutefois, le ministère ne proposait pas l’exécution immédiate d’une masse aussi considérable de travaux ; il se bornait à demander l’autorisation de travailler, et cela simultanément, à la confection des lignes qui devaient unir Marseille à Avignon, et Paris : à la frontière Belge, à Rouen, à Bordeaux, à Orléans et à Tours, ce qui formait un développement de trois cent soixante-quinze lieues, dont la dépense était d’avance évaluée à 350 millions.

Le projet était plein de hardiesse et d’éclat, parfaitement motivé, digne enfin du gouvernement d’un grand peuple et le ministre du commerce, M. Martin (du Nord), aurait conquis une place honorable dans l’histoire s’il avait-mis à le soutenir le courage qu’il avait fallu pour le présenter. Mais la proposition ne fut pas plus tôt connue, qu’un cri de fureur partit des premiers rangs de la bourgeoisie. L’exécution des chemins de fer par l’État enlevait, en effet, aux banquiers, aux faiseurs d’affaires, aux joueurs de l’industrie, aux capitalistes des deux Chambres, une proie sur laquelle ils avaient compté. Leur colère s’exhala de toutes parts en termes passionnés. Ils prétendirent que le gouvernement était incapable, en thèse générale, d’exécuter les travaux publics ; que les compagnies particulières devaient en être chargées, parce que, pressées par l’aiguillon de l’intérêt privé, elles agiraient plus économiquement et plus vite que l’esprit d’association avait besoin d’être encouragé en France ; que l’occasion était admirable et qu’il y avait nécessité de la mettre à profit.

Le gouvernement n’avait pas prévu l’excès des résistances qu’il allait soulever. Tant de violence l’effraya. C’était, d’ailleurs, du camp de ceux qui l’appuyaient que venait la clameur. Il commença donc à se repentir d’avoir voulu le bien, et ne chercha plus qu’un prétexte pour se faire absoudre.

Alors commença un spectacle aussi admirable que singulier. Le parti démocratique, si souvent calomnié, si souvent traité de Ihctieux par ses ennemis, s’empara de cette cause de l’État que l’État lui-même se montrait prêt à abandonner, et par lui furent émises, en matière de travaux publics, les seules doctrines propres à fonder en France l’ordre et l’autorité.

Le parti démocratique, représenté alors à Paris par le National, le Bon Sens, le Journal du Peuple, envisageait les voies de communication sous trois aspects différents[7].

Il prouvait d’abord qu’au point de vue moral, rien n’était plus déplorable que l’enfantement des compagnies. Il montrait, se pressant autour de leur berceau, les spéculateurs, foule avide, effrénée, habile à battre monnaie avec des noms et des mensonges, et qui n’apportait au public, selon l’expression de M. Jules Séguin, qu’une grande caisse vide, l’invitant à la remplir pour prélever, sur ce qu’il y jetait, une prime scandaleuse. Les machinations des gens d’affaires, surnommés loups-cerviers par M. Dupin leur impunité trop certaine ; les dominateurs de la Bourse courant à la fortune au travers de leurs victimes frappées dans l’ombre ; les actions prises uniquement pour être vendues, et vendues à des prix monstrueux, au moyen de hausses factices ; à la place des travaux publics l’agiotage ; les gros joueurs enrichis, et les actionnaires sérieux soudainement précipités dans la misère ; les concessions livrées argent comptant par des fonctionnaires prévaricateurs ; les compagnies rivales se disputant, par l’ignominie des pots-de-vin, la protection des ministres, des chefs de bureau, des pairs de France, des députés, des hommes de Cour, des principaux commis ; la corruption et son venin partout ; l’amour du gain devenu comme une publique ivresse ; la société enfin transformée en une arène d’agioteurs… voilà ce que le parti démocratique apercevait, voilà ce qu’il dénonçait dans le système des compagnies.

Et, au point de vue industriel, combien leurs actions n’étaient-elles pas ruineuses ! Car enfin, ce que les compagnies dépensent pour l’exécution d’un chemin de fer, il faut qu’un tarif le leur rende et avec usure : l’État retrouve le capital qu’il a dépensé dans les sources de l’impôt élargies, dans les recettes de l’enregistrement, les contributions mobilières, les douanes, les octrois, les passeports, les licences, les contributions foncières. — Les compagnies sont obligées, pour s’indemniser, de lever tribut sur le développement même de l’Industrie, que par là elles retardent ou enchaînent : l’État laisse la prospérité publique s’accroître, et ne s’adresse à elle que lorsqu’elle s’est accrue. — Les compagnies veulent jouir vite, parce qu’elles meurent : l’État peut attendre, parce qu’il est immortel. — Les compagnies, par l’élévation et la durée des tarifs, arrêtent le pauvre à l’entrée des chemins de fer : l’État, qui a d’autres moyens que les tarifs pour rentrer dans ses avances, ouvre les chemins au pauvre comme au riche. — Les compagnies sont forcées à des dépenses énormes, dont le poids retombe ensuite sur le public ; il leur faut des agents d’intrigue pour obtenir la concession et écarter les rivalités importunes, des banquiers qui vendent leur crédit à l’entreprise et des spéculateurs qui lui donnent l’essor, des courtiers qui se chargent du placement des actions un cautionnement, des caissiers, des receveurs, des payeurs, des ingénieurs civils, des conducteurs, des conseils : l’État n’a rien à créer ; il a sous sa main des fonctionnaires tout trouvés ; il a, pour la partie financière, ses receveurs généraux et particuliers, ses receveurs des communes, ses receveurs de contributions indirectes ; pour la partie exécutive, ses ingénieurs des ponts-et-chaussées ; pour la partie administrative, les agents qu’emploie le service des préfectures. — Les compagnies ont besoin d’une foule d’employés qu’elles tirent du néant : l’État n’a qu’à étendre les attributions de ceux dont il dispose. — Les compagnies sont à la merci d’agents choisis presque toujours au hasard, impatients de faire leur fortune, et dont il faut quelquefois escompter ou l’apprentissage, ou l’inconstance, où l’incapacité, ou la mauvaise foi, ou la cupidité : l’État est servi par des agents revêtus d’un caractère officiel, soumis à un contrôle public, chargés d’une responsabilité morale, appartenant à une hiérarchie constituée, et ayant pour mobile, non l’argent, mais l’honneur. — Avec les compagnies, les travaux ne sauraient être exécutés que pièce à pièce : inconvénient grave, car il rompt tout équilibre, et retire précipitamment le sang de certaines parties de la société, pour le faire renuer ailleurs d’une manière violente : l’État est dans une sphère d’où il embrasse l’ensemble des intérêts ; ses prévisions peuvent avoir un caractère de généralité qui ne lui permet pas de sacrifier une localité à une autre, et de détourner trop brusquement le cours des relations commerciales. — Les compagnies ne cherchent et ne peuvent chercher qu’à tirer parti du présent : l’État a pour mission de pourvoir aux intérêts de l’avenir. En un mot, les compagnies ne stipulent que pour elles-mêmes : l’État stipule pour la société.

Les considérations dont les démocrates s’armaient contre le système des compagnies étaient bien plus décisives encore au POINT DE VUE POLITIQUE. Quoi ! on parlait sérieusement de livrer tout le domaine de l’Industrie à de simples particuliers, spéculateurs ou gens de finance ! et l’on ne voyait pas ce qu’arriveraient à oser contre l’intérêt public, des associations devenues plus puissantes de jour en jour, par leurs richesses, par leur crédit, par leurs accointances, par la position de leurs membres, qu’on trouverait dans chaque poste important : et dans les bureaux du ministère, et dans le Conseil d’État, et dans les Chambres, et dans les tribunaux, et à la Cour, et dans la presse ! On ne songeait pas au formidable réseau dont allait envelopper le pays cette tyrannie, multiple, mobile, insaisissable, ayant pied partout : véritable État dans l’État ! En Belgique, l’exécution des chemins de fer par le gouvernement avait été considérée comme le meilleur moyen de consolider la révolution de septembre et de défendre la nationalité belge contre la maison d’Orange ; et l’on avait eu raison. C’était donc une féodalité nouvelle qu’on prétendait organiser ! Qu’on y prît garde ! car, cette fois, le joug ne serait pas de fer, il serait d’or ; et, pour le briser, une seconde nuit du 4 août ne suffirait pas. Mais, en cas de danger, ne pourrait-on exproprier les compagnies ? Les exproprier ! Oui, peut-être, mais au prix d’un bouleversement effroyable. Et, si les compagnies se trouvaient composées d’hommes anti-nationaux, quelle carrière ouverte à la trahison dans une circonstance critique ? Les chemins de fer aux mains de ceux que la révolution de 89 abattit eussent probablement rendu cette révolution impossible.

Voilà par quels arguments le parti démocratique défendait ici la cause de l’État. Malheureusement, s’il jugeait nécessaire la consécration du principe, il ne pouvait pas, avec la même ardeur, en désirer l’application immédiate. Rempli, à l’égard de l’administration existante, d’une défiance légitime ; la sachant pressée de mille exigences parasites et moins puissante pour le bien que pour le mal, il tremblait de lui confier des moyens d’action aussi étendus, aussi redoutables. Il se rappelait avec effroi le sort des millions engloutis dans la construction des canaux. Il se rappelait à quelles critiques fondées avaient donné lieu la concession du chemin de fer de Paris à Saint-Germain, et celles des deux chemins parallèles de Paris à Versailles. Dans une telle situation, ne valait-il pas mieux retarder l’exécution des grandes lignes ? Ainsi pensa M. François Arago, et il n’hésita pas à conclure à l’ajournement dans son rapport sur les chemins de fer, travail lumineux, d’une élégance rare, et aussi savant qu’on devait l’attendre de son illustre auteur.

« L’expérience a montré, disait M. François Arago, qu’un cheval de force moyenne, marchant au pas pendant neuf à dix heures sur vingt-quatre, et de manière à se retrouver chaque jour dans les mêmes conditions de force, ne peut pas porter sur son dos au-delà de cent kilogrammes. Ce même cheval, sans se fatiguer davantage, si on l’attelé à une voiture, portera, ou plutôt traînera à une égale distance :

Sur une bonne route ordinaire empierrée. 
 1,000 k.
Sur un chemin de fer. 
 10,000
Sur un canal. 
 60,000

L’auteur inconnu de la substitution du roulage ou transport en voiture, au transport à dos de cheval, fut donc, vous le voyez, Messieurs, un bienfaiteur de l’humanité ; il réduisit, par son invention, le prix des transports au dixième de leur valeur primitive.

Une amélioration tout aussi importante est résultée, quant aux transports en voiture, du remplacement des empierrements et des pavés des routes ordinaires par des bandes de fer bien dressées sur lesquelles tournent les roues. En atténuant les résistances, ces bandes ont, en quelque sorte, décuplé la force du cheval, celle du moins qui donne un résultat utile. Le long d’un chemin à bandes métalliques, le poids dont on charge un wagon est centuple de celui que le cheval qui le traîne pourrait porter sur son dos.

Ce sont là, Messieurs, de bien admirables résultats ; mais n’oublions pas que les canaux en offrent de plus admirables encore, rappelons-nous que, sur une nappe d’eau stagnante, une bête de somme traîne un poids dix fois plus fort que sur un chemin de fer. Ne perdons pas, au reste, de vue que le transport à dos de cheval, s’il est peu économique, s’effectue, en revanche, presque partout le long de sentiers à peine frayés, sur des pentes rapides ; tandis qu’une route ordinaire exige de certaines conditions de tracé ; tandis qu’elle représente même en simple empierrement 70,000 fr. de première mise par lieue, et plus de 2,000 fr. d’entretien annuel ; tandis que ces mêmes dépenses, pour un canal, se montent respectivement à 500,000 fr et 5,000 fr. ; tandis qu’enfin sur certaines lignes, l’exécution d’une lieue de chemin de fer a coûté jusqu’à 5 millions.

Les chemins de fer, considérés comme moyen d’atténuer les résistances de toute nature que le roulage doit surmonter sur les routes ordinaires, seraient aujourd’hui, relativement aux canaux, dans un état d’infériorité évidente, si on avait dû toujours y opérer la traction avec des chevaux. L’emploi des premières machines locomotives à vapeur avait laissé les choses dans le même état. Mais tout-à-coup, en 1829, surgirent, en quelque sorte, sur le chemin de Liverpool à Manchester, des locomotives toutes nouvelles. Jusque-là on n’avait espéré progresser qu’avec des roues dentées et des crémaillères, ou bien à l’aide de systèmes articulés dont on donnerait une idée assez exacte en les comparant aux jambes inclinées d’un homme qui tire en reculant.

Les locomotives perfectionnées étaient débarrassées de cet attirail incommode, fragile, dispendieux. L’Ingénieur Stephenson ne s’était pas servi non plus des engrenages artificiels de ses devanciers. L’engrenage naturel résultant de la pénétration fortuite et sans cesse renouvelée des aspérités imperceptibles des jantes de la roue dans les cavités du métal du rail, et réciproquement, suffisait à tout. Cette grande simplification permit d’arriver à des vitesses inespérées, à des vitesses trois, quatre fois supérieures à celles du cheval le plus rapide. De cette époque date une ère nouvelle pour les chemins de fer. D’abord ils n’étaient destinés qu’au transport des marchandises. Chaque jour, chaque nouvelle expérience nous rapproche du moment peu éloigné peut-être où ils ne seront plus parcourus que par les voyageurs. Jadis, les rails étaient tout. Maintenant ils n’occupent dans le système qu’une place secondaire. Dès aujourd’hui les chemins de fer ne devraient s’appeler que des chemins à locomotives ou des chemins à vapeur.

Quand on a lu dans les gazettes, dans celles surtout de l’Angleterre et de l’Amérique, le tableau des étonnantes vitesses que les locomotives à vapeur ont déjà réalisées, on est vraiment excusable de croire qu’il ne faut plus compter sur des améliorations importantes, que l’art est presque arrivé à sa perfection.

Cette opinion, quelque naturelle qu’elle puisse paraître, n’en est pas moins une erreur. L’art des chemins de fer est encore dans l’enfance. »

De ces prémisses M. Arago concluait qu’il fallait bien se garder d’entreprendre simultanément la construction de plusieurs grandes lignes, comme le gouvernement l’avait proposé. Il demandait, lui, que pour profiter des découvertes successives de la science, on n’établît que l’un après l’autre les chemins de fer projetés. Malheureusement, l’illustre rapporteur ne s’en tenait pas là ; et c’était au nom du système des compagnies exécutantes qu’il se prononçait contre le projet de loi. N’osant pas heurter trop violemment de front les compagnies, dont il redoutait la puissance, M. Martin (du Nord) leur avait fait, dans son exposé des motifs, la téméraire concession des lignes secondaires, des embranchements M. Arago prouva que ce partage à l’amiable était absurde ; que, si l’on avait la folie de s’y arrêter, l’État ne pourrait abaisser les tarifs sur une ligne, sans nuire à l’affluence des transports sur toute autre ligne voisine dont les tarifs n’auraient pas été en même temps abaissés ; que le gouvernement se trouverait ainsi dans l’alternative, ou de ne pas toucher à ses droits de péage, ou de ruiner certaines compagnies qui ne seraient pas en mesure de modifier les leurs. Tout cela était évident ; mais la seule conséquence à en tirer, c’est que l’État aurait dû réclamer l’exécution de toutes les lignes. Telle ne fut pas la conclusion de M. Arago. Convaincu que les ministres étaient incapables de justifier la hardiesse de leurs prétentions ; que l’exécution par l’État présentait des inconvénients et des dangers, rendus plus sensibles par la mauvaise organisation du pouvoir en France ; convaincu, en outre, que pour une aussi colossale entreprise les ressources du budget étaient insuffisantes il prononçait, à la fin de son rapport, ces mots, dont l’influence fut décisive : « La commission a pensé qu’il fallait se hâter de recourir aux compagnies, et elle se voit forcée de vous proposer le rejet du a projet de loi. »

Les hommes qui, dans le parti démocratique, Voulaient, en thèse générale, le système de l’exécution par l’État, regrettèrent que M. Arago, en repoussant l’application Immédiate, n’eût pas du moins réservé le principe : regret d’autant plus naturel, que, dans la balance des délibérations publiques, l’opinion du célèbre savant était d’un poids immense. Et il y parut bien dans les débats qui suivirent. Étourdi du coup qu’une main si puissante venait de frapper sur lui, le ministère perdit contenance. M. Martin (du Nord) défendit son projet avec une mollesse qui en trahissait l’abandon ; et les compagnies, au contraire, eurent dans MM. Berryer, Duvergier de Hauranne, des avocats pleins de fougue et parfaitement décidés. Seul, dans cette lutte solennelle, M. Jaubert soutint énergiquement la bonne cause. Mais la dictature des banquiers était là, menaçante, intraitable : le principe de l’exécution par l’État fut vaincu et abandonné.

Ainsi éclataient les premières usurpations de cette oligarchie financière à la domination de laquelle devait tôt ou tard céder le règne de la classe moyenne en France. Or, la bourgeoisie applaudissait en masse, tant était grande son imprévoyance et profond son aveuglement !




  1. Voir le tome IV, pages 84 et suivantes.
  2. Personne n’ignore qu’émettre un fonds au pair, c’est émettre une rente qui coûte 100 fr. ; et qu’émettre un fonds au-dessous du pair, c’est émettre une rente qui, vu le cours du marché, coûte moins de 100 fr.
  3. Pour fixer les idées de ceux qui ne sont pas habitués au langage financier, supposons que l’État émette cinq rentes de 3 fr. C’est comme s’il s’obligeait à payer aux prêteurs nouveaux une somme annuelle d’intérets montant à 15 fr. Or, si les rentes 3 pour 0/0 se vendent à la Bourse 80 fr., l’État, pour les cinq rentes émises, aura reçu cinq fois 80 fr. ou 400 fr., qui lui serviront à éteindre au pair quatre rentes de 5 fr., ou, en d’autres termes, à se décharger de l’obligation de payer annuellement aux prêteurs anciens une somme d’intérêts montant à 20 fr.

    Bénéfice sur l’intérêt annuel : 5 fr.

    Mais si, plus tard, il faut qu’il rembourse le capital des cinq rentes de 3 fr., ne pouvant le rembourser qu’au pair, c’est-à-dire en offrant 100 fr. par rente, il devra donner 500 fr., au lieu de 400 fr. qu’il aura reçus.

    Perte sur le capital : 100 fr.

    De sorte que l’opération aura eu ce double effet de diminuer la dette quant aux intérêts à servir, et de l’augmenter quant au capital à rembourser.

  4. Dans la système soutenu par M. Laffitte, le rentier aurait pu dire : « Si j’exige de l’État qu’il me rembourse, je me verrai en possession d’un capital que j’aurai peut-être de la peine à placer ou que je placerai mal. Eh bien, l’État m’offre pour un capital de 83 fr. 33, une rente de 3 fr. 1/2, c’est comme s’il m’offrait, pour un capital de 100 fr., une rente de 4 fr. 20 c. Au lieu de 5 fr. que je touche aujourd’hui, je ne toucherai donc plus que 4 fr.É20. Mais, en revanche, les rentes 3 1/2 que je vais posséder, et qui ne valent en ce moment que 83 fr. 33 c. vaudront davantage dans quelque temps, puisque dans les époques de paix et de calme, tes rentes tendent toujours à la hausse, surtout quand elles ne sont pas au-dessus du pair, comme les rentes 5 pour 0/0. Donc, en me résignant à perdre momentanément quelque chose sur tes intérêts, je me prépare la chance heureuse et presque certaine de gagner beaucoup sur le capital, quand il me plaira de vendre mes rentes. »

    Dans le système soutenu par M. Garnier-Pagès, le rentier se trouvait dans une position bien différente. Car, à la place de sa rente de 5 fr., on lui en offrait une moindre et qui avait déjà atteint le pair. Or, il y a deux raisons pour que des rentes au pair ne soient pas susceptibles d’une grande hausse. La première, c’est que, pour des motifs qu’on verra plus bas, il a été interdit à l’amortissement de les racheter, aussitôt qu’elles ont dépassé le pair ; et l’on sait que le prix d’une marchandise s’élève d’autant moins qu’elle a moins d’acheteurs. La seconde, c’est que les rentes qui ont dépassé le niveau du pair se trouvent par cela seul menacées d’une conversion prochaine, ce qui tend à tes discréditer.

  5. Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en plaçant ici, après la description de ce bizarre mécanisme, la démonstration de ses vices essentiels. Aussi bien, l’histoire de l’amortissement doit avoir sa place dans la partie financière du travail que nous avons entrepris.

    Histoire de l’amortissement. — La caisse d’amortissement a été créée en France par la loi du 28 avril 1816. Sa dotation avait d’abord été fixée à 20 millions de revenu par an elle fut portée à 40 millions par la loi du 25 mars 1817.

    La caisse devait, au moyen de cette somme, racheter successivement les rentes, au cours de la Bourse mais les rentes rachetées ne devaient pas être annulées. Jusqu’à ce qu’il en fût autrement décidé par la législature, elles devaient être payées par l’État à l’amortissement et s’ajouter à sa dotation.

    L’idée de l’amortissement reposait sur la théorie des intérêts composés, c’est-à-dire des intérêts qui, s’accumulant chaque année pour être ajoutés au principal, portent eux-mêmes intérêt pour les années suivantes théorie merveilleuse au premier abord, puisque avec une dotation de un pour 0/0 par an, successivement accrue des intérêts du capital racheté, une dette en 5 pour 0/0 se trouve éteinte, par des rachats au pair, dans l’espace de trente-six ans ! Aussi le docteur Priée n’avait-il pas eu beaucoup de peine à séduire les esprits par la magie d’une semblable arithmétique. Mais, pour que ces beaux calculs n’eussent pas été une source de déceptions, il aurait fallu que, tandis qu’on amortissait d’une main, on n’eût pas été obligé d’emprunter de l’autre. Or, c’était justement là ce qui devait arriver en France.

    Voici à quoi se réduit ce mécanisme tant vanté :

    Une crise éclate. L’État est placé sous le coup de circonstances critiques. Il emprunte en rentes 5 pour 0/0. Pour chaque rente de 5 fr. qu’il émettra, il sera censé avoir reçu 100 fr. et se reconnaîtra débiteur de cette somme. En réalité, cependant, combien aura-t-il touché ? Pas plus de 52 fr., peut-être. Le reste sera tombé dans la bourse des banquiers entremetteurs de l’emprunt. Mais la crise se dissipe, la confiance renaît, le cours des rentes s’élève. Survient alors l’amortissement, qui rachète au prix de 82 ou 83 fr. les rentes pour lesquelles l’État n’en avait reçu que 52. Qu’imaginer de plus ruineux, de plus absurde qu’une pareille combinaison ? Or, il n’y a rien d’hypothétique dans ce que nous venons de dire nous n’avons fait que raconter l’histoire de 1817.

    Depuis 1816 jusqu’à la fin de 1823, le trésor a emprunté 1,792,183,139 fr., pendant qu’il employait à l’amortissement des rentes, 1,276,462,534 fr. Qu’on calcule tout ce qu’un tel mécanisme a dû coûter à l’État !

    En 1825, pourtant, on avait commencé à comprendre que suivre cette voie, c’était marcher vers un précipice, et que l’État pourrait bien se ruiner à force d’être dégrevé de la sorte. Une loi fut portée qui interdisait à l’amortissement la faculté de racheter au-dessus du pair, c’est-à-dire au-dessus de 100 fr. Les rentes 5 pour 0/0 étaient alors au-dessus du pair, ou, en d’autres termes, elles coûtaient à la Bourse plus de 100 fr. elles furent donc soustraites à l’action de l’amortissement. Le but du législateur était manifeste les rentes 5 pour 0/0 coûtaient trop cher, et il déclarait qu’il y aurait ruine à les racheter. Rien de mieux. Mais les rentes 3 pour 0/0 étaient alors à 81 fr., par conséquent au-dessous du pair et celles-là, il était permis à l’amortissement de les racheter. Or, là était la folie. Car une rente de 3 fr. qu’on ne se procure qu’au prix de 81 fr., coûte plus cher en réalité qu’une rente de 5 fr. qu’on obtient au prix de 110. Ainsi, par une inconséquence ridicule, la loi de 1825 défendait à l’amortissement de racheter les rentes qui coûtaient le moins, en lui laissant la faculté de racheter celles qui coûtaient le plus ! Et cela parce que les premières étaient au-dessus de cette limite de convention qu’on appelle le pair, et les secondes au-dessous !

    Aussi, qu’arriva-t-il ? Que tout l’effort de l’amortissement s’étant porté sur les rentes 3 pour 0/0, elles montèrent à un prix excessif, en vertu de la loi qui fait qu’une marchandise se vend d’autant plus cher qu’elle est plus demandée. Cette hausse extraordinaire, qui l’avait produite ? l’amortissement. Qui en souffrait ? L’amortissement.

    Il fallut mettre un terme à ce mouvement désastreux. En 1831, il fut arrêté que la dotation de l’amortissement serait répartie entre les diverses espèces de rentes, et que la portion de cette dotation affectée au rachat des rentes 5 pour 0/0 serait mise en réserve.

    Mais que faire de cette réserve ? On imagina de la convertir en bons du trésor, et ce que les contribuables avaient voté pour la réduction de la dette publique reçut une tout autre destination.

    L’État restait débiteur de cette réserve vis-à-vis de la caisse d’amortissement. Pour le libérer, que fit-on ? En 1833 et 1834, divers crédits en rentes avaient été accordés au gouvernement. Les rentes qui venaient de lui être allouées, il les fit inscrire au nom de la caisse, en échange des bons du trésor qui la constituaient créancière de l’État. Cette opération singulière fut pompeusement appelée consolidation de la dette publique, et tout fut dit. De sorte que les millions demandés à la misère des contribuables pour le rachat des rentes déjà émises, on les employait à émettre impunément des rentes nouvelles ! De sorte qu’on augmentait la dette publique par le jeu même des fonds donnés pour la réduire !

    Cependant, le 5 continuant à se maintenir au-dessus du pair, on s’avisa d’appliquer la réserve aux travaux publics.

    Telle est en peu de mots l’histoire de cette institution, qu’on n’avait pu conserver, comme on vient de le voir, qu’à la condition de la dénaturer sans cesse.

    Prouvons maintenant que, lors même qu’il n’est point paralysé, ou détourné de sa destination, l’amortissement est pour la société une cause de ruine.

    Absurdité de l’amortissement. — Que fait un commerçant qui veut s’enrichir ? Il achète en gros et vend en détail. L’amortissement fait tout le contraire.

    Chacun sait que plus une marchandise est courue, plus son prix s’élève. Or, l’amortissement, gros acheteur de rentes, ne saurait paraître sur le marché sans faire hausser par sa présence même les rentes qu’il doit acheter. Singulière façon d’alléger les charges de l’État !

    En temps de prospérité, à quoi bon l’amortissement ? Puisque le cours des rentes, alors, s’élève rapidement, les racheter est une duperie.

    En temps de crise, à la bonne heure. Mais, en temps de crise, les gouvernements sont forcés de recourir à des emprunts, et à des emprunts onéreux. L’État qui, en de telles circonstances, emprunte pour amortir, ne ressemble-t-il pas au négociant qui achéterait des grains dans des jours de disette pour les vendre plus tard à une époque d’abondance ? Les grains ici, ce sont tes capitaux. Ce qu’on demande aux contribuables pour l’amortissement, mieux vaudrait cent fois le leur demander pour échapper à l’emprunt et s’affranchir de l’intervention ruineuse des banquiers.

    Et alors même qu’il n’y aurait plus d’emprunts à faire, plus de primes à distribuer aux banquiers, plus de conditions usuraires à subir alors même que les recettes de l’État présenteraient un notable excédant sur les dépenses, le jeu de l’amortissement serait funeste. Car, t’excédant des recettes sur tes dépenses peut-il jamais être pour un pouvoir intelligent et ami du bien public un sujet d’embarras ? N’y a-t-il pas des travaux importants à entreprendre, des routes à percer, des canaux à améliorer, des ateliers à ouvrir ? Et n’y eût-il rien de tout cela à faire, t’excédant des recettes sur les dépenses ne serait-il pas employé d’une manière beaucoup plus féconde, appliqué à la diminution de l’impôt, que consacré à cette de la dette publique ? Consacrer cet excédant à l’extinction de la dette, c’est enlever au contribuable un capital qui, bien manié, lui aurait rapporté, selon toute apparence, un revenu supérieur à celui qu’exige l’acquittement du tribut annuel levé sur la production par les rentiers. Les millions donnés pour le rachat des rentes, qui tes paie ? N’est-ce pas le laboureur sur ses semences, le manufacturier sur ses matières premières, l’artisan sur ses outils, l’ouvrier sur son salaire, et celui qui consomme, et celui qui produit ? L’amortissement n’a donc pas seulement pour effet de régulariser les gaspillages de l’emprunt, il absorbe des ressources qu’on ne se procure qu’en attaquant la production avec toute l’aveugle brutalité qui caractérise l’impôt. Résultat deux fois funeste !

    Mais l’amortissement contribue au moins à la baisse de l’intérêt, puisqu’il élève le cours des rentes ? Entendons-nous : l’élévation du cours des rentes, telle qu’elle est produite par tes rachats de l’amortissement, est un résultat factice ; il en est un autre plus réel auquel l’amortissement fait obstacle.

    Quand la richesse publique s’accroit, les capitaux se multiplient, et le travail se tes procure à des conditions plus avantageuses. Que l’intérêt de l’argent baisse d’une manière normale, toutes les transactions sont facilitées ; une énergie nouvelle est imprimée à toutes les industries ; née des accroissements de la richesse publique, la baisse de l’intérêt en élargit encore tes sources elle est tout à la fois effet et cause.

    Or, cette baisse de l’intérêt, qu’engendrent l’activité du travail et une bonne direction donnée à l’industrie, l’amortissement la ralentit, loin de la provoquer. En quoi consiste, en effet, son action ? À déplacer laborieusement des capitaux utilement employés.

    Ce qu’il donne au rentier, il a bien fallu qu’il le prit au contribuable. Et pour arriver de celui-ci à celui-là, quel détour les capitaux n’ont-ils pas dû faire ! Combien de temps perdu pour la production ! Encore, si ce genre de perte était le seul Mais du chiffre porté au budget pour la dotation de l’amortissement, n’y a-t-il pas à défalquer la part des receveurs-généraux, et celle des receveurs particuliers, et celle des percepteurs, celle enfin de toute la nombreuse légion d’agents que le fisc entretient Ajoutez à ces frais de perception, qui ne s’élèvent pas à moins de 12 pour 0/0, les frais d’administration de la caisse : que de pertes d’argent tout-à-fait gratuites ! Que d’atteintes au principe de la production Que d’entraves à l’abaissement général de l’intérêt !

    Et notez bien que tous ces sacrifices n’empêchent point le contribuable de rester toujours sous le même fardeau, relativement au service des intérêts de la dette. Comment cette pompeuse théorie de l’intérêt composé se réaliserait-elle, je vous prie, si les rentes rachetées étaient annulées ? P Pour qu’elles le soient, il ne faut pas moins qu’une loi bien et dûment votée par les trois pouvoirs. En attendant, le contribuable paie toujours la même somme de rentes : tant pour les rentiers, tant pour la caisse d’amortissement, qui n’amortit rien.

    Il faut décidément en finir avec cette jonglerie financière. L’amortissement, sans doute, a exercé sur le crédit une action féconde, aussi long-temps qu’il a gardé le prestige de son origine et que ses ressorts ont joué dans l’ombre. Il a été, pourrions-nous l’avoir oublié ? le levier terrible avec lequel les puissantes mains du second Pitt ont remué le monde.

    Mais aujourd’hui cette institution a cessé d’être, puisque la confiance ignorante qui faisait sa force est détruite. Il est des institutions qui meurent nécessairement le jour où quelqu’un s’avise de demander pourquoi elles vivent. L’amortissement est mort en Angleterre après y avoir été éventré, suivant une énergique parole. Pourquoi ne mourrait-il pas en France ? Déjà ses plus intrépides partisans commencent à l’abandonner comme instrument financier, et ne le défendent plus que comme instrument politique. Mais l’amortissement n’a eu quelque puissance en politique qu’autant qu’on a pu lui croire quelque utilité en finances. Qu’une guerre éclate, que le pays soit envahi, s’imagine-t-on de bonne foi que l’amortissement faciliterait un emprunt ? Non, mille fois non, quoi qu’en pense M. d’Argout, quand il appelle l’amortissement la vieille garde de nos fincances. Car si l’État s’avisait d’offrir aux préteurs nouveaux, à titre d’intérêts, les arrérages appartenant à la caisse, que deviendrait la garantie de remboursement pour les prêteurs anciens ? Changer la destination de pareils fonds, la changer brutalement, la changer sous le coup d’une nécessité impérieuse, au sein du danger, ce serait ébranler le pays jusqu’en ses fondements. Au lieu de parer à la crise, on ne ferait qu’en redoubler la violence.

  6. 26 juin 1838
  7. Les considérations morales, économiques et politiques qu’on va lire, M. Louis Blanc, en 1838, les développa lors de la discussion, dans une série d’articles qui furent, en 1839, rassemblés dans la Revue du Progrès, et dont M. Louis Blanc n’a fait que resserrer ici dans un résumé rapide les principaux aperçus.

    La question fut envisagée aussi au point de vue de l’État par beaucoup de journalistes de province, et entre autres par M. Rittiez, qui la traita dans le Censeur de Lyon avec beaucoup de chaleur et de talent.