Histoire de dix ans/Tome 5/Chapitre 3
Le duc d’Orléans et son frère se proposaient de prolonger leur séjour en pays étranger, lorsqu’ils furent rappelés à Paris par une nouvelle sinistre.
Le 25 juin 1856, à six heures et demie du soir, le roi quittant le palais des Tuileries pour se rendre à Neuilly, un grand tumulte éclata tout-à-coup au tournant du guichet du Pont-Royal. Un fusil-canne venait d’être déchargé dans la voiture royale au moment où le prince, se penchant à la portière, saluait la garde. Un rapide mouvement en arrière sauva le roi, mais la bourre resta dans ses cheveux. On s’était jeté sur l’assassin on lui arrache un poignard avec lequel il cherchait à se frapper, et il est traîné au poste du drapeau, à travers des clameurs confuses.
Par un contraste aussi poignant que bizarre, le jeune homme qui venait de descendre à cet odieux attentat avait quelque chose de prévenant et d’affectueux dans toute sa personne son visage, qu’encadraient de longs cheveux noirs bottants, était régulièrement beau ; ses yeux bleus étaient pleins de tendresse, et sa physionomie présentait un singulier mélange de mélancolie, de grâce féminine et de fierté. On l’accablait d’invectives. Mais il ne laissait lire sur son front d’autre regret que celui d’avoir épuisé dans un vain effort toutes les puissances de sa passion ; sa contenance était assurée quoique modeste, un sourire grave animait ses lèvres, et il s’avançait calme sous l’injure. Un garde surveillant s’étant emporté jusqu’à lui arracher une poignée de cheveux, « voilà du courage, dit-il amèrement, vous êtes un brave. » Le premier qui s’était emparé de lui était un armurier nommé Devisme. « Je le connais, criait cet homme d’une voix troublée. Il se nomme Louis Alibaud. C’est moi qui lui ai fourni l’arme dont il vient de se servir… Malheureux ! c’était donc pour cet abominable usage… » Alibaud l’interrompit avec douceur et par une simple formule de politesse. Un colonel lui ayant dit : « Monstre ! je t’aurais donné du pain, si tu m’en avais demandé », son œil brilla d’un éclat terrible, et il répondit : « Du pain ? je ne le mendie pas, je le gagne ; et celui qui m’empêche d’en gagner, je le tue. » Conduit à la Conciergerie, il y fut plongé dans le cachot qu’avait occupé Fieschi. On remarqua qu’il parcourait avec une distraction dédaigneuse les inscriptions que la vanité de son prédécesseur avait tracées sur les murs. Plus tard on put se convaincre qu’aucun désir de célébrité n’était arrivé jusqu’à lui. Triste, indomptable et résigné, il ne voulait pas se défendre, il voulait mourir.
Il avait en effet beaucoup souffert ; mais, tout entier à sa foi républicaine, il ne s’était pas cru le droit de renoncer à la vie uniquement pour échapper à la douleur ; et c’était dans l’espoir, aussi insensé que déplorable, de rendre son suicide utile aux peuples par le meurtre d’un roi, qu’il avait quitté Perpignan. On raconte qu’à la veille de partir, il reçut publiquement un soufflet, à la suite d’une querelle. Ses amis le savaient doué d’un courage extraordinaire, et pourtant ils le virent dévorer son outrage en silence. L’offenseur lui-même s’émut d’une résignation qui sans doute couvrait un mystère, et comme il provoquait Alibaud à prendre enfin souci de son honneur, « voulez-vous que je vous demande pardon, répondit Alibaud ? J’y consens. Me battre ?… Ah j’ai autre chose à faire. » Peu de jours après, il arrivait à Paris. Là il vécut plusieurs mois livré à d’inexprimables tortures, poursuivi et obsédé par son dessein fatal, épiant cet ennemi de sa pensée qu’il s’était promis d’immoler, et, en attendant, pauvre, humilié, en peine de l’existence de chaque jour, et même traité d’espion par des citoyens honorables que trouva incrédules et qu’indigna la hardiesse de ses demi-confidences. Et telle était sa détresse que, pour se procurer l’instrument du crime, il fut réduit à offrir ses services à un armurier, comme commis-voyageur. L’armurier lui confia des cannes-fusils, et Alibaud les renvoya, quinze jours après, n’en gardant qu’une, qu’il prétendit avoir perdue, et dont il se reconnaissait débiteur. Pendant ce temps il avait obtenu un modique emploi : il le perdit parce que, dans un débat où la religion de sa parole était invoquée, il n’avait pas voulu s’associer à un mensonge. Son dégoût des hommes et de la vie s’en accrut. On sait le reste.
Les ministres se hâtèrent de dérober aux regards de la multitude un homme qu’il était difficile d’avilir suffisamment et avec profit. Dès le 25 juin, la Chambre des pairs avait été constituée en Cour de justice, et l’on procéda sans retard aux interrogatoires. Alibaud répondit aux diverses questions qui lui furent adressées, avec beaucoup de politesse et d’énergie. Il avait déjà dit « Le chef de la conspiration, c’est ma tête ; les complices, ce sont mes bras. » Il ne prononça pas un mot qui ne se rapportât à cette déclaration. Par une réserve attentive, il protégea contre tout soupçon les personnes même qui n’avaient eu avec lui que des relations éloignées. Quant à lui, il se montrait inaccessible au repentir. Il y eut un moment, toutefois, où sa fermeté l’abandonna. Ayant été amené à parler de sa famille, le malheureux se sentit tout-à-coup saisi d’un grand trouble, les paroles expirèrent sur ses lèvres, son visage s’altéra d’une manière étrange, et il se mit à pleurer. Voici ce qu’on lit dans l’instruction (interrogatoire du 27 juin 1836) :
« M. Pasquier : Ayant échoué dans vos tentatives, qu’avez-vous fait ?
Alibaud : Ma famille est partie pour Perpignan, où elle réside actuellement. »
(Ici l’interrogatoire a été suspendu pendant quelques minutes par les larmes et les sanglots du prévenu.)
M. Pasquier : L’affliction que vous témoignez paraîtrai provenir d’un bon sentiment. Qui est ce qui vous cause cette émotion si vive ?
Alibaud : La nature.
M. Pasquier N’est-ce pas aussi la pensée du mal que vous faites à vos parents et du chagrin que doit leur causer votre action ?
Alibaud : C’est vrai.
M. Pasquier : Eh bien, ce sentiment ne devrait-il pas vous conduire à atténuer, par la sincérité de vos aveux, l’horreur que votre crime inspire ?
Alibaud : C’est le roi qui est l’auteur de mon crime, c’est lui qui a fait de moi un assassin, c’est lui qui fait le malheur de mon père. »
On a vu qu’Alibaud avait pris la résolution de ne se point détendre il y persista tant qu’il crut n’avoir affaire qu’au bourreau. Mais il ne tarda pas à savoir qu’on cherchait à lui prêter des actions viles, des penchants ignobles, et que, soit pour mieux noircir le régicide, soit par flatterie l’égard du prince, quelques-uns s’étudiaient à charger d’opprobre cette tête qu’on allait couper. L’acte d’accusation portait : « Les institutions humaines n’ont d’influence que sur l’avenir, et il ne leur est pas toujours donné de rétroagir sur le passé. Il pouvait donc se rencontrer une de ces organisations à part, qui, par une sorte d’anomalie, réunit en a elle toutes les conditions nécessaires pour un crime dont la cause n’existe plus aujourd’hui des idées démagogiques avec des inclinations basses et perverses, la misère et le désœuvrement, la cupidité et la paresse, l’ignorance et la vanité, le désir immodéré de parvenir avec l’inhabileté à « tout. » D’un autre côté, M. le comte Bastard, dans le rapport dont on l’avait chargé, représentait Alibaud comme ayant été chassé, pour inconduite, par le marchand qui l’employait : imputation dont la fausseté fut reconnue, et qui transformait en un malheur mérité un sacrifice honorable commandé par la conscience !
Sous le coup de ces accusations, qui ne semblaient témoigner que du désir de déshonorer sa vie entière, Alibaud accepta la lutte judiciaire qu’il avait d’abord voulu éviter. Il fait choix d’un avocat, et rassemble ses souvenirs dans un récit destiné à servir de base à la défense. Rien n’était donné, dans ce récit, ni à l’ostentation, ni à la haine. Et même, l’accusé y passait sous silence plusieurs traits de dévoûment dont il aurait pu se faire honneur, et qu’on eût toujours ignorés si les débats, qui étaient au moment de s’ouvrir, ne les eussent mis en lumière.
La première audience eut lieu le 8 juillet (1836). Alibaud parut devant ses juges dans une attitude également exempte de faiblesse et d’arrogance. Un léger nuage de tristesse était répandu sur son front, et pourtant il était aisé de voir que l’accusé gardait intacte la foi violente et inexorable qui l’avait rendu meurtrier. Le président lui ayant demandé depuis combien de temps il nourrissait son projet funeste, il répondit : « Depuis que le roi a mis Paris en état de siège, qu’il a voulu gouverner au lieu de régner ; depuis qu’il a fait massacrer les citoyens dans les rues de Lyon et au cloître Saint-Méry. Son règne est un règne de sang, un règne infâme. J’ai voulu tuer le roi. » Tel était le sombre fanatisme de cet homme, telle sa résolution implacable. Les dépositions commencèrent, et il en résulta qu’à une exaltation politique poussée jusqu’à la fureur Alibaud joignait une extrême aménité de mœurs et de caractère, une sensibilité profonde, une probité courageuse, et cette flamme intérieure qui porte l’homme à se prodiguer. Enfant et ne sachant pas encore nager, il s’était précipité dans les flots pour en retirer un autre enfant, avec lequel il faillit périr ; à dix-sept ans se trouvant à Narbonne, il avait sauvé une jeune fille qui se noyait, et l’avait ramenée sur le rivage aux acclamations d’une foule nombreuse ; sous-officier à Strasbourg, il avait affronté et subi la sévérité d’un châtiment militaire pour s’être dévoué, dans une rixe, au salut de quelques-uns de ses camarades. Voilà ce que divers témoins vinrent affirmer. Il y en eut qui l’avouèrent hautement pour ami. À propos des insinuations dirigées contre sa vie privée, un de ses anciens compagnons d’armes s’écria impétueusement qu’on l’avait calomnié, et à ce cri d’une conviction sans peur, l’assemblée ayant paru diversement agitée, « oui, Messieurs, reprit le témoin avec énergie, je jure qu’on l’a calomnié, et toutes les puissances du monde ne me feraient pas dire le contraire. »
Un seul jour fut employé à l’audition des témoins. L’accusé n’avait pas eu le temps de convoquer tous ceux qui lui étaient favorables, la Cour des pairs ayant abrégé, pour Alibaud, malgré les vives protestations de son défenseur, les délais prescrits par la loi.
Ce fut dans l’audience du 9 juillet que M. Martin (du Nord) prononça son réquisitoire. Il fit ressortir avec beaucoup de force de chaleur et de raison, tout ce qu’il y a dans l’assassinat politique de barbare et d’insensé ; mais il méconnut la gravité de sa mission et manqua de respect à la vérité lorsqu’il s’écria « Consultez tous les documents de l’Instruction, demandez-vous quel est Alibaud. Vous le verrez dominé par les inclinations les plus vicieuses, plongé dans la misère par la paresse et la vanité, maudire une existence qui n’était pour lui qu’un fardeau et une honte. » L’instruction à laquelle le procureur-général en appelait l’avait d’avance démenti.
M. Charles Ledru ne pouvait qu’implorer en faveur de son client la clémence des juges. C’est ce qu’il fit en termes touchants et convenables. Il montra dans l’accusé, à côté des égarements du fanatisme, des sentiments nobles et des germes de vertu. « Messieurs les pairs, s’écria-t-il en finissant, je vous convie à la clémence. L’accusé n’en veut pas repoussez ses vœux, couvrez-le de votre pardon. Non, il ne doit pas périr, vous devez le sentir comme moi. Vous ne ferez pas tomber cette tête si noble, au milieu même de l’effroi que la fermeté d’Alibaud vous inspire… Encore un mot, Messieurs cette nuit, dans l’agitation où m’a plongé cette affaire terrible, ne sachant que dire pour cet homme et n’apercevant qu’abîmes devant moi, je jetai les yeux sur un livre, je l’ouvris. C’était Corneille. Et j’y lus, Messieurs, qu’un jour Auguste découvrit la conspiration de Cinna, de Cinna comblé de ses bienfaits :
Tu veux m’assassiner demain au Capitole,
Pendant le sacrifice ; et ta main, pour signal
Me doit, au lieu d’encens, donner le coup fatal.
Auguste était victime et juge ! il fut clément… Depuis lors, le poignard des meurtriers ne rechercha plus sa poitrine. »
À peine M. Charles Ledru prononçait-il les derniers mots de la défense qu’Alibaud était debout.
Il commença en ces termes : « Messieurs, je n’ai jamais eu l’idée de défendre ma tête mon intention était de vous l’apporter loyalement, croyant que vous l’auriez prise de même. Un conspirateur réussit ou meurt. Moi, réussissant ou non, la mort était mon partage. » Il s’attacha ensuite à repousser les accusations dont on lui avait prodigué l’outrage. Arrivant à l’attentat qui le jetait sur la route de l’échafaud : « J’avais, dit-il, à l’égard de Philippe Ier, le droit dont usa Brutus contre César. » Des rumeurs violentes l’interrompirent. Il continua « Le régicide est le droit de l’homme qui ne peut obtenir justice que par ses mains. » Alors un mouvement ayant éclaté sur les bancs de la pairie, le président retira la parole à l’accusé. Il la lui rendit après la réplique du procureur-général ; mais comme. Alibaud en revenait toujours à l’expression de sa haine pour le roi, M. Pasquier, pour la seconde et dernière fois, lui imposa silence. Le régicide Louvel avait été jusqu’au bout écouté par ses juges.
Il n’y avait pas de doute possible sur la nature de l’arrêt qui allait être rendu : Alibaud fut condamné à avoir la tête tranchée.
Ce procès et cette condamnation firent sur le peuple une impression profonde. Les uns tremblaient d’ajouter à la force contagieuse du fanatisme, s’ils laissaient percer pour le coupable le moindre sentiment de compassion ; ils craignaient que les esprits faibles ne prissent pour une apologie de l’attentat l’intérêt manifesté au coupable, et, sous l’empire de cette crainte, ils s’abstenaient. Quelques-uns, plus passionnés, maudissaient Alibaud à cause de ses vertus, après l’avoir maudit à cause de son crime : moins convaincu et moins courageux, ils l’eussent poursuivi d’une haine moins ardente. D’autres enfin jugeaient que la vérité est inviolable dans tous les cas, et que l’assassinat est en soi assez odieux pour qu’on se dispense d’être injuste même à l’égard d’un assassin ; ils s’apitoyaient donc sur la jeunesse d’Alibaud, si déplorablement égarée, sur sa sensibilité pervertie, sur son courage ; ils songeaient à ce que le condamné avait souffert, et à cette expiation si prochaine, si formidable !… Les accusations de vol et d’imposture lancées contre lui étonnaient aussi les âmes généreuses. Alibaud était-il un voleur pour s’être élancé au-devant d’une mort certaine, armé d’un instrument dont il n’avait pas payé le prix, et léguant à ses amis les modiques dettes de sa misère ? Eh quoi ! pour Fieschi des flatteries pleines de scandale ! pour Alibaud tous les genres d’outrage ! À quoi bon, d’ailleurs, injurier un homme au moment où l’échafaud le réclame, et quand Dieu déjà pèse sa vie ? Armand Carrel rappela, dans le National, que, même chez les sauvages du lac Érié, on ne se croit pas le droit d’insulter celui qui va mourir ; et il opposa aux véhémentes affirmations de M. Martin (du Nord) sur la bassesse que suppose la pensée du régicide, ces paroles de M. Thiers, devenu depuis ministre :
« Des républicains qui croyaient voir un nouveau César pouvaient s’armer du fer de Brutus sans être des assassins. Il y a une grande faiblesse à les en justifier[1]. »
La discussion s’animant et se généralisant, les écrivains du Château appelèrent l’assassinat politique une conception républicaine. Armand Carrel répondit : « Il y a eu, depuis cinquante ans, bien des rois, bien des princes assassinés. Comptons, et nous verrons par quelles idées ont été aiguisés les poignards ou chargées les armes régicides. Gustave III, roi de Suède, a été assassiné par l’aristocratie suédoise. Paul Ier a été égorgé, comme un bœuf à l’abattoir, par sa propre famille, parce qu’il avait traité avec le premier consul et menaçait de s’unir à lui pour défendre la liberté des mers contre l’aristocratie britannique. Sultan Sélim a été mis en pièces par ses soldats, à la voix des émissaires de l’Angleterre et de la Russie, parce qu’il était l’ami de la France. Murat, l’admirable Murat, reconnu roi par l’Europe entière, a été fusillé comme le dernier des voleurs de grand chemin par la misérable dynastie qui règne à Naples. Napoléon, souverain de la France, aussi légitimement que tous ceux qui ont occupé depuis lui les Tuileries, Napoléon, sacré par un pape, et porté au trône par les suffrages volontaires de six millions de Français, est mort à Sainte-Hélène victime de l’assassinat le plus longuement et le plus horriblement consommé qui ait jamais été subi par une créature vivante, dans les temps anciens et modernes ; et toutes les têtes couronnées du monde ont été complices de ce régicide. »
Le dimanche 10 juillet, dans l’après-midi, Alibaud reçut, en présence du directeur de la prison, M. Valette, et du chef de la police municipale, M. Joly, la visite de son défenseur. Il commença par lui témoigner avec effusion sa reconnaissance, il le chargea de remercier vivement de sa part les témoins qui avaient protégé son honneur, et, entre autres, MM. Léon Fraisse, Bothrel, Wattelier, Lespinasse. Il paraissait aussi très-touché de la manière dont M. Cauchy, greffier de la cour, lui avait notifié l’arrêt de mort. « Remerciez-le bien en mon nom, dit-il à M. Charles Ledru. Quelle voix bienveillante et douce ! Je souffrais pour cet excellent homme, qui n’osait pas me dire de quoi il était question. » Il raconta ensuite qu’au moment où on l’entraînait hors de la salle d’audience une dame lui avait serré la main, au passage, d’un air affectueux et attristé. « Ce moment-là m’a bien vengé, ajouta-t-il, des invectives de M. Martin (du Nord). » Au souvenir de son père, l’attendrissement le gagna, et il quitta son défenseur, qu’il ne devait plus revoir.
N’ayant pu obtenir d’Alibaud qu’il se pourvût en grâce, M. Charles Ledru prit sur lui-même de présenter au roi un placet ainsi conçu :
« Sire, Alibaud, décidé à mourir, m’a légué le soin de consoler son vieux père. Je viens, pour remplir cette mission sainte, vous supplier de jeter un regard de clémence sur un condamné dont l’inébranlable résolution rendra plus éclatante encore la grâce que votre majesté laissera tomber du haut de son trône. Il était impossible, sire, de vaincre l’obstination d’un homme trop dédaigneux de la vie pour vouloir la prolonger d’un seul jour ; mais il m’a semblé que, s’il est du devoir de tout citoyen de pardonner son ennemi, il est digne du premier citoyen de l’État de pardonner à son assassin. »
Le placet fut rejeté.
À cette nouvelle, M. Charles Ledru courut, accompagné de M. Gervais de Caen, chez M. Sauzet, garde-des-sceaux, entre les mains duquel il voulait déposer un pourvoi en cassation, car c’était un jour de dimanche, et les greffes étaient fermés. M. Sauzet répondit qu’on ne se pourvoyait pas en cassation contre un arrêt de la cour des pairs ; que ce serait une inconvenance.
Alibaud passa la journée du dimanche, tantôt plongé dans une grave contemplation, tantôt chantant des airs de son enfance et de son pays. Il devait être exécuté le lendemain. Le lendemain donc, à la pointe du jour, le respectable abbé Grivel entra dans la prison. Le condamné était profondément endormi. Une lampe brûlait à deux pas de lui, éclairant son visage, où régnait une grande sérénité. Le confesseur éveilla son pénitent, et ils échangèrent, sous l’oeil de Dieu, quelques paroles suprêmes. Alibaud écoutait le prêtre avec respect ; mais la terrible pensée qui était, pour ainsi dire, entrée dans son sang, il devait la garder jusque la fin. Avant qu’on l’appelât pour la toilette fatale, l’abbé Grivel lui demanda s’il ne désirait pas goûter du vin de son pays. Un verre fut apporté, dans lequel Alibaud trempa ses lèvres. Mais aussitôt sa figure se décomposa, ses yeux se remplirent de colère et de terreur. L’abbé Grivel devine les appréhensions d’Alibaud ; il prend le verre avec vivacité, le vide et rassure ainsi le condamné. L’eau, que la prudence des gardiens avait mêlée au breuvage offert, avait fait craindre à Alibaud qu’on n’eût voulu, au moyen d’un narcotique, assoupir son énergie pour calomnier son courage. À quatre heures du matin, l’exécuteur étant arrivé à la prison, on fit descendre Alibaud dans la petite pièce de l’avant-greffe. Son visage était pâle et fier. Lorsque l’exécuteur lui toucha le col, ayant éprouvé un rapide frisson, il se mit à sourire. On jeta sur lui le peignoir blanc et le voile noir des parricides costume lugubre qu’on avait épargné à Fieschi. Tous ensuite se mirent en marche.
L’échafaud, que l’on vante comme imprimant la terreur par l’exemple, l’échafaud, qui, d’après la loi, doit être dressé devant le peuple assemblé, avait été comme caché sur la place Saint-Jacques, loin du centre de Paris, à une heure où tout n’est, dans les rues, que solitude et obscurité. Autour du lieu de l’exécution se pressaient, sur un triple rang, des milliers de soldats.
Placé au pied de l’instrument du supplice et débarrassé du voile noir qui lui cachait la figure, Alibaud écouta sans trouble la lecture de son arrêt. Près de recevoir le coup mortel, il cria d’une voix forte « Je meurs pour la liberté ! » Puis il parcourut lentement du regard la foule des soldats, témoins silencieux et immobiles.
À cinq heures, le trot sonore des chevaux fit retentir le pavé qui mène au cimetière des suppliciés, et les cavaliers d’escorte parurent. Déjà le corps était hors du panier, et on allait le rendre à la terre, lorsque, suivant une formalité sinistre, le fossoyeur prit la tête par les cheveux, et la montra en disant : « Vous le voyez, c’est bien Alibaud. »
La presse était encore sous l’impression de ce drame, lorsqu’elle fut amenée tout-à-coup à s’occuper de sa propre constitution car une grande révolution allait s’introduire dans le journalisme.
Parmi les auteurs de cette révolution figura M. Émile de Girardin, un spéculateur.
Diminuer le prix des grands journaux quotidiens, accroître leur clientelle par l’appât du bon marché, et couvrir les pertes résultant du bas prix de l’abonnement, par l’augmentation du tribut qu’allaient payer à une publicité, devenue plus considérable, toutes les industries qui se font annoncer à prix d’argent, tel était le plan de M. Émile de Girardin.
Ainsi, l’on venait proposer de changer en un trafic vulgaire ce qui est une magistrature, et presque un sacerdoce on venait proposer de rendre plus large la part faite jusqu’alors, dans les journaux, à une foule d’avis menteurs, de recommandations banales ou cyniques, et cela aux dépens de la place que réclament la philosophie, l’histoire, les arts, la littérature, tout ce qui élève, en le charmant, l’esprit des hommes : le journalisme, en un mot, allait devenir le porte-voix de la spéculation. Nul doute que, sous cet aspect, la combinaison nouvelle ne fut condamnable. D’un autre côté, elle appelait à la vie publique un grand nombre de citoyens qu’en avait éloignés trop long-temps le haut prix des journaux ; et cet avantage, il y avait évidemment injustice à le méconnaître. Mais les intérêts sont toujours absolus et exclusifs dans leurs colères : M. Émile de Girardin, qui avait commencé l’attaque, fut attaqué à son tour, et avec un blamable excès d’âpreté, par quelques-unes des feuilles dont une concurrence inattendue menaçait la prospérité ou l’existence. Et, chose étrange ! ce fut le Bon Sens, journal démocratique, qu’on vit figurer à la tête de ce mouvement. Il est vrai qu’alors la direction du Bon Sens était flottante et divisée, circonstance qui permit à un des rédacteurs du feuilleton, M. Capo de Feuillide, de faire agréer ses attaques contre la presse à bon marché et contre M. de Girardin. Les articles publiés étaient écrits avec beaucoup de verve, beaucoup d’esprit, mais sur un ton qui manquait de mesure et de gravité. M. Émile de Girardin, qui avait un journal pour se défendre, se défendit par un procès en diffamation, se réfugiant de la sorte sous la protection d’une loi qui n’admet point l’accusateur à prouver que l’accusation est juste. De là une irréparable catastrophe.
Armand Carrel, en effet, n’avait pas cru devoir rester spectateur impassible d’une querelle commencée par un journal de son parti et le 20 juillet 1836, il publiait dans le National quelques lignes dans lesquelles il soutenait que M. de Feuillide avait bien le droit de trouver mauvaise l’entreprise de M. de Girardin, blamant d’ailleurs ce dernier d’avoir eu recours aux lois de septembre.
M. Émile de Girardin répondit par un article qui semblait jeter des doutes sur la loyauté du rédacteur en chef du National et annonçait en termes généraux des attaques ultérieures.
À l’égard de l’homme qui prétendait entrer en lice avec lui, Carrel était placé assez haut pour ne se pas émouvoir. Mais il se laissa emporter par l’ardeur de son sang.
Avant d’aller plus loin, je dirai quelle était alors sa situation d’esprit. Un trouble invincible l’agitait. Car, tout en le saluant chef de parti, l’opinion ne lui fournissait aucun point d’appui sérieux, et il le sentait amèrement. Comme il était dans sa nature de redouter les emportements populaires, et que la possibilité d’une vaste réforme sociale lui apparaissait à peine dans le lointain, peut-être se serait-il appuyé volontiers sur la bourgeoisie, s’il l’avait jugée digne de la république et accessible au goût des grandes choses. Mais la voyant soumise en général à des passions grossières, amoureuse d’un repos sans grandeur, passionnée pour le médiocre et servile par cupidité, il s’était détourné d’elle avec un mélange de regret et d’indignation. Il portait, d’ailleurs, à celui qu’elle avait choisi pour guide une haine presque personnelle, une haine dont chaque accident nouveau de la politique venait envenimer et creuser dans lui la blessure.
D’un autre côté, il se trouvait mal à l’aise dans son propre parti. Il s’effrayait d’avoir à conduire certains hommes dont l’obéissance même était impérieuse et violente ; il leur supposait une ardeur de représailles, des arrière-pensées de despotisme, dont sa modération prenait alarme. Au milieu des tentations de la crise prévue, sauraient-ils respecter la liberté individuelle ? consentiraient-ils à proclamer sur-le-champ le régime du droit commun ? Voilà ce qu’il se demandait sous l’empire d’une magnanime inquiétude. Eux cependant, ils étaient là, l’encourageant à l’audace, le pressant, le poussant, lui criant de marcher et de vaincre, sans s’inquiéter des limites futures…, parce que, la victoire une fois remportée, l’essentiel est moins de la faire absoudre par les vaincus que de la compléter et de l’asseoir. C’est ce qu’il fut impossible à Armand Carrel de nier jusqu’au bout, surtout en présence des excès d’un pouvoir qui ne gouvernait que par la colère. Les pensées de l’homme d’État et les ressentiments du citoyen qu’on opprime combattaient donc en lui les inspirations du chevalier, et ce combat avait fini par le jeter dans une tristesse héroïque.
Il s’affligeait aussi du perpétuel refoulement de ses désirs. Il lui aurait fallu les tourments de la gloire, la vie des camps et il n’avait, pour employer son énergie, que le journalisme, genre de lutte dont les émotions, si vite effacées, ne rachetaient point à ses yeux les froids soucis et les fatigues vulgaires.
Heureux encore s’il n’avait pas été en butte, parmi les siens, à des défiances qui, austères seulement de la part des uns, présentaient chez les autres un caractère marqué d’injustice. Suivant ceux-là, il n’était ni assez respectueux pour le peuple, ni assez impatient de son triomphe. Ceux-ci allaient plus loin ils lui reprochaient son élégance militaire et les formes patriciennes de son dédain ils ne pouvaient lui pardonner l’injure de sa supériorité et qu’il eût conquis jusqu’à l’estime de ses adversaires. C’est là en effet ce que pardonne le moins aisément aux hommes d’élite la médiocrité envieuse qui, dans un pays libre, gronde au fond de tous les partis. Mais la liberté vaut bien que, pour la servir, on affronte le plus grave de ses dangers, qui est l’ostracisme !
Pour achever ce tableau de l’agonie morale d’un grand cœur, ajoutons qu’Armand Carrel recevait depuis quelque temps des lettres anonymes qui lui prodiguaient tantôt la menace, tantôt l’insulte elles l’appelaient spadassin, et lui prédisaient comme châtiment de la dictature exercée par son courage, une fin prochaine et tragique. Quelques-unes de ces lettres présentaient de sinistres emblèmes un pistolet et une épée en croix, par exemple. Dans des temps meilleurs, Armand Carrel n’aurait eu que du mépris pour tant de lâcheté ; mais, au point de découragement où il était tombé alors, il ne put se défendre d’une secrète angoisse, et il eut des pressentiments. Un jour il raconta en ces termes aux plus intimes de ses amis un songe dont le souvenir le poursuivait : « J’ai vu ma mère pendant mon sommeil. Elle était vêtue de noir et avait les yeux pleins de larmes. Je lui ai demandé avec effroi : Qui pleurez-vous ? Est-ce mon père ? — Non. — Est-ce mon frère ? — Non. — Et de qui donc portez-vous le deuil ? — De vous, mon fils. » Le lendemain de ce rêve prophétique, Armand Carrel écrivait dans le National les lignes que nous avons mentionnées plus haut, et qui provoquèrent, de la part de M. Émile de Girardin, la réponse dont nous avons parlé.
Le débat était-il engagé de telle sorte que, s’il demeurait dans les mêmes termes, une rencontre dût naturellement s’en suivre ? Carrel avait une susceptibilité trop altière pour hésiter. Accompagné de M. Adolphe Thibaudeau, homme d’un rare talent et son ami, il se rendit en toute hâte chez M. Émile de Girardin, décidé à obtenir, ou une explication publique, ou une réparation par les armes. Il entra tenant à la main le journal de son adversaire. Il faisait effort sur lui-même pour être calme, et il n’y eut rien que de très-poli, soit dans ses manières, soit dans son langage. Mais à peine avait-il commencé que M. Émile de Girardin exprima le désir d’appeler dans la discussion un de ses amis, M. Lautour-Mézeray, qu’il envoya aussitôt chercher. Jusqu’à l’arrivée de M. Lautour-Mézeray, il y eut un assez vif échange de paroles. Armand Carrel crut voir dans la résistance de M. de Girardin une intention de duel, et, comme il en faisait l’observation, « une rencontre avec un homme tel que vous, Monsieur, lui dit M. de Girardin, me paraîtrait une bonne fortune. — Un duel ne me paraît jamais une bonne fortune, à moi, répondit Carrel. » Peu d’instants après, M. Lautour-Mézeray étant arrivé, sa présence vint donner à la discussion un tour plus conciliant, et il fut enfin convenu que quelques mots d’explication seraient publiés dans l’un et l’autre journal. M. Émile de Girardin parlant de rédiger la note, séance tenante, « vous pouvez vous en fier à moi, Monsieur, lui dit Armand Carrel avec dignité. » La querelle paraissait presque éteinte : un incident la ralluma. M. de Girardin demandait que la publication de la note eût lieu simultanément dans les deux journaux. Carrel voulait, au contraire, qu’elle eût lieu d’abord dans la Presse mais il rencontra, sur ce point, une opposition persistante. Alors, étonné, blessé au vif, n’ayant plus rien à ajouter aux efforts de modération auxquels jusque-là il s’était plié si noblement, Carrel se leva et dit : « Je suis l’offensé, je choisis le « pistolet. » Il sortait, lorsque, par une louable inspiration, M. Lautour-Mézeray courut après lui pour le retenir et le calmer. Mais une inexorable fatalité pesait sur toute cette anaire. Le soir, la discussion se ranima entre MM. Ambert et Thibaudeau, amis de Carrel, Lautour-Mézeray et Paillard de Villeneuve, représentants de M. de Girardin. On ne put s’entendre.
Il est souvent donné aux natures supérieures d’avoir de ces intuitions sûres qu’on ne saurait nier, quoique la raison soit impuissante à en pénétrer le mystère. Armand Carrel, dans les affaires d’honneur, s’était toujours élancé au-devant du péril avec une insouciance extraordinaire, en homme qui s’abandonne à sa fortune et qui se plaît à interroger fièrement la destinée. Or, on observa que, sous ce rapport, un changement notable venait de s’opérer en lui. C’était bien toujours le même sang-froid, la même sérénité ; mais ses discours semblaient contenir, pour ses amis, je ne sais quelles consolations cachées, son sourire avait quelque chose d’un adieu, et il était tout entier par la pensée à ceux qui lui étaient chers. Il mit à rendre un dépôt qu’on lui avait confié une précipitation étrange ; et, ce qu’il n’avait jamais fait, il s’occupa de son testament.
Ce fut le vendredi 22 juillet 1836 de grand matin, qu’Armand Carrel et M. de Girardin se retrouvèrent en présence dans le bois de Vincennes. Le premier avait pour témoins MM. Maurice Persat et Ambert ; les témoins du second étaient MM. Lautour-Mézeray et Paillard de Villeneuve. Pendant qu’on chargeait les pistolets, Carrel dit à M. de Girardin : « Si le sort m’est contraire, Monsieur, et que vous fassiez ma biographie, elle sera honorable, n’est-ce pas, c’est-à-dire vraie ? — Oui, Monsieur, répondit celui-ci. » Les témoins avaient mesuré une distance de quarante pas on devait s’approcher jusqu’à une distance de vingt. Armand Carrel s’avança aussitôt, sourd aux exhortations de M. Ambert, qui lui criait de s’effacer, et présentant à la balle qui le cherchait toute la largeur de son corps. M. de Girardin s’était avancé de quelques pas. Les deux coups étant partis presqu’en même temps, on vit les deux adversaires tomber, blessés tous deux, l’un à la jambe, l’autre dans l’aine.
Au nombre des amis les plus dévoués de Carrel était M. Grégoire, qui l’avait accompagné jusqu’à la porte du bois et qui attendait là le dénoûment dans un cruel état d’anxiété. Tout-à-coup, le bruit d’un tilbury roulant avec rapidité dans les avenues se fait entendre. Le tilbury s’arrête à la grille, et deux amis de M. de Girardin en descendent. C’étaient MM. Cleemann et Boutmy, qui, de la part de Carrel, venaient chercher M. Grégoire. Par eux il apprit l’issue fatale du combat, et avec eux il se hâta vers le lieu de la scène. En arrivant, il aperçut les deux adversaires étendus par terre, l’un à gauche, l’autre à droite, aux bords du chemin. La blessure de Carrel était la plus profonde, la plus dangereuse, la balle ayant froissé les intestins. On s’empressa autour de lui pour le soulever. En passant à côté de M. de Girardin, il lui demanda s’il souffrait, noble et généreux jusqu’au bout. Cependant il était en proie à de vives douleurs et il se sentait perdu. Un homme qui travaillait aux champs étant accouru et cherchant à le rassurer sur les suites, il répondit par un sourire d’incrédulité et de résignation. Transporté à St-Mandé chez un de ses anciens camarades de l’école militaire, M. Peyra, il y reçut l’hospitalité la plus affectueuse et la plus touchante. Pendant les premières heures, un léger rayon d’espoir soutint ses amis. Les docteurs Jules Cloquet et Marx veillaient sur cette vie précieuse.
Au dehors, cependant, la sinistre nouvelle s’étant répandue de proche en proche, la consternation fut universelle, inexprimable. Les uns refusaient de croire qu’une aussi haute destinée pût être tranchée par une balle vulgaire ; les autres, comme il arrive aussi dans les grandes inquiétudes, osaient à peine se livrer à l’espérance, et ils reprochaient à Carrel cette magnanime puérilité qui lui avait fait jouer sa vie contre un homme qu’ils jugeaient indigne d’un tel adversaire. Chez plusieurs, la fureur contre M. Émile de Girardin était au comble, et ils l’accusaient de n’avoir vu dans une rencontre dont on devait tant parler, qu’une affaire de bruit, qu’une manière de spéculation. Tous enfin rappelaient à l’envi la carrière fournie par Armand Carrel et ses qualités éclatantes.
Dans la nuit du 25 au 24 juillet, l’état du blessé prit le caractère le plus alarmant. Ses souffrances étaient devenues intolérables et, d’une voix déchirante, il suppliait les assistants de lui faire apporter un bain. Il demanda tout-à-coup à M. Grégoire, qui ne l’avait point quitte, si l’on venait de retirer la lampe. Oui, répondit M. Grégoire avec une émotion contenue. La lampe brûlait toujours auprès du blessé, mais Carrel entrait déjà dans la nuit éternelle. L’agonie commença alors. Au sein de ces ténèbres de la mort, qui déjà prenait possession de lui, et en présence d’amis silencieux, Armand Carrel eut un délire sublime. Ses bras, étendus hors du lit, cherchaient sans cesse la main de ceux qu’il savait là et qu’il aimait. Dans son monologue, mystérieux comme un rêve et coloré comme une prophétie, on eût dit qu’il se hâtait d’exhaler tout ce que renfermait son âme puissante. Il parla de la France, de l’Espagne, dont ses vœux et ses regrets mêlaient étroitement les destins. Il fit avec une netteté surprenante la description imaginaire des rues de Madrid, qu’il n’avait jamais vu. Il exprima quelques plaintes sur l’injustice de ses ennemis, et il évoqua le souvenir de plusieurs de ses amis dans un langage d’une éloquence passionnée. En parlant d’un officier nommé Maillé, mort en Afrique, il s’écria « Il a été tué d’un coup de pistolet… non…, d’un coup d’épée… c’était un brave. » Les parties de cette funèbre improvisation étaient diverses, sans liaison entre elles mais chaque fragment, pris à part, formait un sens complet et présentait des aperçus d’une grandeur singulière. De temps en temps, le mourant s’interrompait pour redemander son bain. On dut céder à ce désir, qu’il n’y avait plus, hélas ! de danger à satisfaire. Après avoir indiqué de quelle manière le bain devait être préparé, Carrel perdit le mouvement et la parole. Il y eut là un moment d’une solennité terrible. Était-ce le sommeil ? était-ce la mort ? Tous étaient debout, muets, remplis de respect, et comme enchaînés dans une attente formidable. Tout-à-coup on entend dans l’escalier le frôlement de la baignoire. Aussitôt, Carrel, qui depuis un quart d’heure ne donnait plus signe de vie, se soulève dans un indescriptible transport « Voilà le bain ! Allons ! allons ! » Ses amis le prirent dans leurs bras ; mais à peine avait-il touché l’eau, qu’une suffocation le saisit. Il murmura quelques paroles confuses France, ami, république, poussa un faible cri, et rendit l’âme. Ceux qui ont assisté à une pareille scène ne pourront jamais l’oublier. Je l’ai vu dans sa dernière attitude son pâle visage exprimait la passion au repos la mort chez lui paraissait pleine de pensées ; et il avait la raideur guerrière et la fière immobilité d’un capitaine endormi.
Tous les partis s’unirent pour bénir sa mémoire et pour le pleurer ; MM. Arnold Scheffer, Thibaudeau, Martin Maillefer, lui firent des adieux touchants auxquels s’associa la France entière ; et Chateaubriand, Arago, Cormenin, Béranger, furent aperçus en larmes autour de la fosse qui attendait et qui garde ce vailtant homme. L’illustre sculpteur David l’a fait revivre en bronze, et son tombeau est devenu le but d’un pèlerinage austère. IL manque aujourd’hui encore à son parti, qu’il honora, mais dont il n’a pas emporté avec lui le courage et la fortune.
- ↑ Voir l’Histoire de la Révolution française, par M. Thiers, — récit du 18 brumaire.