Histoire de dix ans/Tome 5/Chapitre 4

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(Vol 5p. 71-110).
CHAPITRE IV.


Le gouvernement français s’allie à la politique du continent. Manœuvres de la Cour d’Autriche. — Dispositions des réfugiés accueillis par la Suisse. — Note menaçante adressée par te duc de Montebello au Directoire Fédéral. — Indignation de la Suisse. — Timidité de la Diète ; conclusum adopté par elle. — Affaire de l’espion Conseil. — Réponse de la Diète à l’office du duc de Montebello. — La persécution éclate contre les réfugiés. — Mission contre révolutionnaire imposée par les puissances du nord au gouvernement français. — L’envoi de l’espion Conseil caché à M. Thiers. — M. Thiers veut revenir à l’alliance anglaise ; pourquoi. — L’intervention en Espagne est remise sur le tapis. — Résistance du roi. Situation de l’Espagne sous le ministère de M. Mendizabal. — Système de ce ministre ; il est sourdement combattu par M. de Rayneval ; sa chute ; avènement de M. Isturitz. — M. Thiers est appuyé dans la question d’intervention par te duc d’Orléans. Portrait du duc d’Orléans. — Évènements de la Granja. — Secrètes démarches tentées auprès de M. Guizot ; on parvient il le détacher de M. de Broglie. — M. de Taleyrand est employé contre le système de l’alliance anglaise. — M. Thiers est abandonné par M. de Moutalivet. — Le ministère du 22 février dissous.


Le ministère de M. Thiers comprend deux phases bien distinctes.

Dans la première, M. Thiers se montra l’allié le plus fervent des monarchies absolues, séduit qu’il était par les avances de la diplomatie continentale et par l’espoir de faire accorder au duc d’Orléans la main d’une archiduchesse d’Autriche.

Dans la seconde, déçu cruellement, et revenu de ses illusions d’un jour, il essaya, mais trop tard, de reprendre en Europe une attitude révolutionnaire, et ce fut alors que, par l’intervention en Espagne, il s’efforça de rentrer dans l’alliance anglaise.

Mais, avant d’aborder ce dernier point, il convient de dire jusqu’où furent poussés, en 1836, les sacrifices faits par le gouvernement français au génie contre-révolutionnaire.

Le pays qui avait toujours tenu le plus de place dans les préoccupations de M. de Metternich, c’était l’Italie, et, après l’Italie, la Suisse. Placée en effet entre l’Autriche et la France, la Suisse pouvait devenir, soit pour l’un, soit pour l’autre de ces deux pays, ou une grande force ou un grand danger. M. de Metternich nourrissait donc un très-vif désir de soustraire les vingt-deux cantons à l’influence française, surtout depuis que les révolutions cantonales de 1830 et 1831 étaient venues saper les bases du patriciat helvétique.

Tant que la France fut représentée en Suisse par M. de Rumigny, notre autorité y resta prépondérante. Mais, à l’arrivée de M. de Montebello, les choses changèrent de face. Appuyé faiblement par M. Morier, diplomate anglais d’une insouciance parfaite, M. de Montebello eut à combattre des rivaux fort actifs dans M. Severin, le ministre de Russie, et dans l’envoyé d’Autriche, M. de Bombelles, dont l’ascendant se faisait sentir particulièrement sur les cantons d’Uri, d’Unterwald et de Schwitz.

Mais ce n’était pas assez pour l’Autriche, la Prusse et la Russie liguées, de miner sourdement le crédit de la France. Pour nous porter le dernier coup, il fallait un prétexte : on le trouva dans l’hospitalité accordée par la Suisse aux réfugiés de diverses nations.

M. de Bombelles ne cessait d’écrire, sur les prétendues menées des proscrits italiens, des rapports propres à semer l’alarme. On parlait de réfugiés prêts à envahir à main armée le grand duché de Bade. L’Autriche affecta de grandes terreurs. Des représentations furent faites au cabinet des Tuileries sur la nécessité d’éteindre le foyer de conspirations allumé au cœur même de l’Europe. C’était en Suisse, disait-on, que les ennemis des trônes tenaient école de régicide : il y avait urgence à la fermer, cette école sanglante. Et quel prince y était plus intéressé que Louis-Philippe, environné de tant d’assassins ?

En même temps, M. de Metternich donnait à entendre que, si la France refusait d’agir contre la Suisse, l’Autriche, pour son compte, n’hésiterait pas.

M. Thiers voulut, sans déplaire à l’Autriche, l’empêcher d’intervenir, et il prit le parti d’intervenir lui-même par des injonctions hautaines et des menaces.

Ainsi, M. de Metternich réussissait au-delà de ses espérances. La France, devenue subitement la maréchaussée des rois absolus, consentait à prendre sur elle tout l’odieux d’une initiative brutale ; elle allait poursuivre jusque dans leur dernier asile quelques malheureux réfugiés, provoquer la Suisse, l’irriter, se la rendre hostile à jamais peut-être double triomphe pour le Cabinet autrichien, qui avait amené de la sorte le gouvernement de juillet, et à s’armer contre la liberté, et à détacher de lui, pour le pousser dans les bras de l’Allemagne, un peuple dont il lui importait à un si haut degré de conserver les sympathies.

Le gouvernement français commença donc à élever des plaintes sur la conduite des réfugiés que la Suisse avait recueillis, sur l’abus qu’ils faisaient du droit d’asile, sur leurs relations ténébreuses avec les conspirateurs de Paris.

Or, rien de plus injuste que ces accusations, du moins en ce qui concernait la France. Car, loin de s’entendre avec la Haute Vente Universelle, siégeant à Paris, les principaux membres de l’association dite la Jeune Europe la dénonçaient comme le plus dangereux de tous les pouvoirs occultes. Ils lui reprochaient de rêver l’unité absolue de l’Europe, de prétendre à la confiscation des droits de tous au profit d’un seul peup !e, la France, et même d’une seule ville, Paris ; ils lui reprochaient d’avoir conçu l’audacieux et tyrannique dessein d’ériger au milieu du 19e siècle une papauté républicaine tout aussi dévorante que la monarchie universelle convoitée jadis par Charles-Quint et Philippe II. Et comment nier que tel lut le but de la Haute Vente Universelle ? Ses théories de centralisation sa physionomie dictatoriale, le secret redoutable dont son noyau suprême restait enveloppé, l’art avec lequel elle avait morcelé, fractionné les forces révolutionnaires des divers pays, de manière à ce qu’elles ne pussent jamais se concerter contre une mesure qui leur aurait paru funeste ou oppressive, en fallait-il davantage pour trahir les projets de ceux qui aspiraient à gouverner, de Paris, l’Europe souterraine ? Voilà sur quelles défiances, sincères évidemment, mais mal fondées, vivaient les meneurs de la Jeune Europe : c’était le fédéralisme en matière de conspiration. Aussi les efforts de la Jeune Europe étaient-ils dirigés, non du côté de la France, mais du côté de l’Allemagne et du Piémont. De sorte qu’en sommant la Suisse d’expulser les réfugiés, les ministres français, ne faisaient, à leurs risques et périls, que les affaires de la monarchie autrichienne.

Mais cela même servit à décider la Cour des Tuileries, tant on y était impatient de donner des gages à la ligue des Puissances absolutistes !

On en était là et l’on n’attendait plus qu’une occasion, lorsque, le 22 juin 1836, le Directoire de Berne[1] adressa au duc de Montebello une note[2] par laquelle le gouvernement français était prié de recevoir sur son territoire les réfugiés dont la Suisse pouvait être amenée à ordonner l’expulsion.

Ainsi, la Suisse allait d’elle-même au-devant de toutes les exigences. Mais ce n’était pas assez pour les Cabinets étrangers, qui brîilaient de compromettre la France, de la décrier, de lui aliéner le cœur des Suisses, de forcer enfin la royauté de juillet à faire amende honorable de son origine en se prononçant, à la face du monde, contre l’esprit révolutionnaire. M. de Montebello fut donc chargé, chose à peine croyable ! de répondre aux avances du Directoire de Berne par une note qui, rédigée à Paris, au ministère des affaires étrangères, avait un caractère si menaçant, si injurieux, qu’adressée à une grande Puissance, elle eût été renvoyée immédiatement et sans réponse. Après avoir exprimé la satisfaction que causait au gouvernement du roi la démarche récente du Directoire, et après avoir dit « Il importe que les mesures ordonnées par le Vorort s’exécutent ponctuellement, » le rédacteur de la note rappelait l’expédition tentée en 1834 contre la Savoie et les tentatives qui avaient troublé la sécurité de certains états d’Allemagne. Puis il ajoutait ces lignes, où, comme au temps de l’inquisition, l’on osait incriminer des espérances, des désirs, des pensées. « Le soussigné n’a parlé jusqu’à présent que de la Sardaigne et de l’Allemagne, dont ces attentats et ces complots menaçaient la sécurité. Mais la France elle-même n’est-elle pas éminemment intéressée dans cette importante question de droit international, lorsqu’il est avéré que les réfugiés en Suisse sont en rapport avec les anarchistes français, lorsque leurs indiscrétions attestent si évidemment la connaissance qu’ils ont des abominables projets des régicides, lorsqu’enfin il est démontré que leurs desseins se lient tout au moins d’intention et d’espérance aux crimes récemment tentés en France ? »[3] La note demandait ensuite au gouvernement fédéral de soumettre à la Diète les moyens les plus propres à assurer, dans chaque canton, l’accomplissement des mesures prises contre les réfugiés, demande sanctionnée par cette menace : « Le Directoire comprendra sans doute que, si les gages que l’Europe attend de lui devaient se borner à des déclarations, sans qu’aucun moyen de coercition vînt les appuyer au besoin, les Puissances intéressées à ce qu’il n’en soit pas ainsi, seraient pleinement en droit de ne plus compter que sur elles-mêmes pour faire justice des réfugiés qui conspirent en Suisse contre leur tranquillité, et pour mettre un terme à la tolérance dont ces incorrigibles ennemis du repos des gouvernements continueraient à être l’objet. »

Jamais l’indépendance d’un État n’avait été plus ouvertement méconnue, foulée aux pieds. En Europe, la note fit scandale. Interpellé, dans le parlement, par MM. Bowring et Hume, lord Palmerston déclara que le gouvernement anglais n’avait pris aucune part efficace à cette affaire. (No efficacious steps upon the subject.) En France, toutes les âmes nobles s’émurent et s’Indignèrent. « La Diète a écrivit le Bon Sens, feuille démocratique, la Diète aurait pu rappeler à l’ambassadeur de Louis-Philippe, que son maître, frappé par les tempêtes révolutionnaires, avait été heureux, autrefois, de trouver un réfuge et du pain dans ces tranquilles vallées, que les partis vaincus ou triomphants devraient respecter comme un sanctuaire protégé par la conscience du genre humain. »

Mais comment donner une idée du frémissement de la Suisse ? À Reiden, dix mille confédérés des cantons de Berne, Lucerne, Schwitz, Soleure, Bâle-Campagne et Argovie, se réunirent pour protester. Dans une assemblée nombreuse et ardente qui se tint à Munzingen, le major Clias ayant parlé de solliciter le renvoi du duc de Montebello, sa voix fut couverte par une immense clameur d’approbation et d’enthousiasme. À Flawil, canton de St-Gall, un orateur populaire, M. Hume, avait déjà fait entendre des accents dignes d’être répétés par tous les échos de la Suisse. À Viedikon, près Zurich, vingt-mille hommes s’étant donné rendez-vous sur le vaste emplacement du tir fédéral, et du haut d’une tribune décorée par les drapeaux pris dans les guerres de Bourgogne, M. Zehnder s’étant écrié : « Êtes-vous décidés tous à repousser, au prix de votre sang, une agression injuste, » —Oui, oui, répondirent avec force les vingt mille voix ; et une adresse fut votée à la Diète, gardienne de l’indépendance et des droits de la patrie.

Mais la Diète ne devait pas répondre à l’élan populaire, dominée qu’elle était par une prudence sans élévation. Une commission avait été nommée, qui semblait hésiter entre l’honneur et la peur. Ce fut alors que M. Thiers écrivit au duc de Montebello une lettre dans laquelle il déclarait que, si les conclusions adoptées n’étaient point satisfaisantes, la Suisse serait immédiatement bloquée. C’était proclamer comme un droit l’abus de la force, c’était combler la mesure des outrages. Et cependant, la peur eut pour elle la majorité. Le projet de conclusum présenté à ta Diète par la commission portait qu’une police centrale serait établie ; que l’obligation d’expulser les réfugiés qui, par des faits constatés, auraient compromis les rapports internationaux de la Suisse, serait imposée aux cantons ; que le Directoire veillerait à l’exécution et adresserait aux cantons les invitations convenables qu’en cas de conflit entre lui et un canton, ce serait lui qui déciderait avec un conseil de représentants fédéraux ; et que si le canton n’obtempérait pas, la Diète pourvoirait à l’exécution aux frais du canton en défaut. Si bien, qu’en violation du pacte fédéral, la souveraineté cantonale était complètement sacrifiée à un pouvoir central, placé lui-même sous l’empire de la diplomatie.

Soumis à la Diète, le 9 août (1836), le projet fut vivement attaqué par M. Steiger, député de Saint-Gall, c’est-à-dire du plus démocratique de tous les cantons ; mais il fut appuyé par l’avoyer Tscharner, particulièrement responsable de l’honneur de la Suisse à cause de la haute magistrature dont il était revêtu. M. de Chambrier alla plus loin. Député de Neuchâtel, et inspiré par la Prusse, il osa demander que le Directoire fut investi du droit de désigner directement les suspects et d’intimer l’ordre de l’expulsion. En vain fit-on ressortir ce qu’il y aurait de honteux pour la Diète, pliant sous la menace, à bouleverser le pacte, à renoncer au droit d’asile, à se faire l’instrument des haines de l’étranger, treize états et demi adoptèrent le projet Zurich, Uri, Unterwald, définitivement ; et, sous réserve de ratification Zug, Soleure, SchaSbuse, Valais, Neuchâtel, Grisons, Fribourg, Lucerne, Berne, Bale-Ville et Schwitz. Avaient voté ad intruendum : Appenzell, Thurgovie, Baie-Campagne et Vaud ; et, quant aux cantons de Genève, de Glaris, d’Argovie, ils gardaient le protocole ouvert, de même que Saint-Gall, qui voulait, par une déclaration expresse, réserver le droit de souveraineté de son canton.

À cette nouvelle, toute la Suisse s’agita ; et, dans les grands conseils, appelés à ratifier la décision de la Diète, les débats se ranimèrent avec une vivacité croissante. Toutefois seize cantons se prononcèrent pour le conclusum. Mais parmi ceux qui le rejetèrent figuraient Saint-Gall, Thurgovie, Vaud et Genève, quatre des plus considérables, et tous cantons frontières. Vaud et Genève formant la partie principale de la Suisse française, leur résistance aux prétentions injustes du gouvernement français en fut plus remarquée, plus applaudie. Et aussitôt s’éleva une question grave, pour la majorité dissidente, le conclusum était-il obligatoire ? En créant une police centrale, en dépouillant la souveraineté cantonale du droit d’asile, en soumettant aux décisions du Directoire et des représentants fédéraux, la Diète, autorité suprême de la confédération, n’avait-on pas porté sur le pacte une main impie ? ne l’avait-on pas renversé de fond en comble ? et, pour changer les termes d’un si auguste contrat, ne fallait-il pas l’unanimité des cantons ? Voilà ce que M. Gaullieur soutint avec beaucoup de force et de véhémence dans le Nouvelliste vaudois, organe fidèle des patriotes Suisses.

Telle était la situation des choses et des esprits, lorsqu’une machination odieuse fut tout-à-coup découverte.

Le 9 juillet 1836, M. de Montebello s’était adressé au Directoire pour réclamer l’expulsion d’un nommé Conseil, dans lequel l’ambassadeur français dénonçait un complice de Fieschi. Or, le 10 août, à dix heures du soir, le préfet de Nidau reçut avis que, parmi plusieurs étrangers qui étaient logés à l’hôtel-de-ville, se trouvait un espion. Là-dessus le préfet de Nidau exigea l’exhibition des passeports. On lui en remit deux sous les noms de Berthola et Migliari, italiens, et un troisième sous le nom de Hermann, français, natif de Strasbourg, commis-voyageur, circulant en Suisse pour affaires de commerce. Ce dernier passeport avait été délivré par l’ambassade française, le 15 novembre 1835, et était signé : Le chargé d’affaires de France, G. de Belleval. Le même fonctionnaire reçut aussi divers papiers appartenant au prétendu Hermann, parmi lesquels 1o  un passeport sous le nom d’Auguste Chéli Conseil, daté d’Ancône, le 22 avril 1834 2o  un autre passeport sous le nom de Corelli, délivré à Besançon par le préfet du Doubs, le 4 août 1836, valable pour un an. Arrêté et conduit devant le préfet de Nidau, le prétendu Hermann avoua que son nom véritable était Conseil ; il reconnut les trois passeports, et finit par confesser qu’il était, depuis quelque temps, au service de la police française. Le 12, il fut livré à la police de Berne, avec ses deux compagnons de voyage, Berthola et Migliari ; et, le 16, on ordonna une information qui eut pour résultat un rapport que nous citerons ici textuellement, comme un témoignage immortel de la moralité des gouvernements monarchiques !…

« Conseil déclare que depuis les premiers jours de juin dernier, il est entré au service de la police de Paris. Immédiatement après la tentative d’assassinat d’Alibaud, il fut mandé dans un bureau du ministère de l’intérieur, faubourg Saint-Germain. Un secrétaire nommé Jacobin lui dit qu’il devait partir pour la Suisse, où l’on faisait arrêter les réfugiés politiques, pour les transporter en Angleterre à travers la France. Il lui dit que l’on écrirait à l’ambassade française à Berne, en le désignant comme complice des attentats de Fieschi et d’Alibaud, afin de le faire arrêter et transporter hors du territoire que par ce moyen il entrerait en relation avec les Allemands, les Français et autres qui seraient expulsés ; qu’il devait chercher à gagner leur amitié et leur confiance, afin de savoir s’ils préméditaient quelqu’attentat contre la famille royale de France qu’au besoin il devait faire en sorte d’être arrêté et conduit en Angleterre pour continuer sa mission, et qu’on attendait qu’il fit exactement son rapport sur tout ce qu’il pourrait apprendre. On lui indiqua l’adresse de M. le sous-secrétaire du ministère de l’intérieur. Là-dessus, il lui fut donné un passeport sous le nom de Chéli Napoléon, et une somme de 450 francs (comme agent de la police il tirait un salaire fixe de 300 francs par mois en cas de déplacement, 150 francs de plus) ; on lui donna en même temps pour direction, qu’aussitôt arrivé à Berne, il se rendrait à la police, où il déclinerait son véritable nom, Auguste Conseil, en ajoutant que, par un enchaînement de circonstances malheureuses il s’était trouvé impliqué dans les procès de Fieschi et d’Alibaud, qu’à la suite du dernier, il avait dû quitter Paris pour éviter la prison, qu’il venait en Suisse chercher un asile qu’il sollicitait par cette raison un permis de séjour ; qu’au surplus ses moyens d’existence étaient assurés par sa famille de manière à ne le faire tomber à la charge de personne.

« Le 4 juillet, Conseil retint une place dans la diligence de Paris à Berne, pour le lendemain, jour où il partit effectivement. Le 8, il était à Besançon ; le 9, à Neufchâtel le 10, il arriva à Berne, où il séjourna jusqu’au 15 août. Il se logea d’abord à l’abbaye des Gentils-Hommes, ensuite à la Croix-Fédérale il s’inscrivit dans le contrôle des étrangers sous le nom de Napoléon Chéli.

Le jour de son arrivée, le 10, Conseil se rendit à midi sur la plate-forme ; c’était un dimanche, on y faisait de la musique, il y avait foule. Là, il lia conversation avec les Italiens Boschi et Primavesi qu’il entendit parler sa langue il leur fit aussitôt entendre qu’il était impliqué dans les procès de Fieschi et d’Alibaud, ce qui, d’après leurs déclarations, excita leur surprise, de la part d’un homme qu’ils voyaient pour la première fois. Conformément aux instructions qui lui avaient été données à Paris, Conseil se rendit au bureau de la police de la ville.

Le permis de séjour lui fut refusé, et Conseil reçut ordre de quitter Berne.

Il n’en continua pas moins à habiter, jusqu’au 22 juillet, cette capitale, sous prétexte qu’il y attendait des fonds demandés à ses parents. Pendant son séjour à Berne, il fréquentait souvent la taverne des Juifs, située dans la rue d’Aarberg, observait, à ce qu’il dit, les réfugiés, selon l’ordre qu’il en avait reçu, avait de fréquentes entrevues avec le comte romain Berthola et le vénitien Maxata, qu’il voulait, d’après la déclaration de ces deux derniers, engager à entrer dans la Société des Familles, nouvellement organisée à Paris, et calquée sur celle des Droits de l’Homme, société à laquelle il cherchait à procurer, à Berne, des affiliés dont la majeure partie se serait composée d’étudians. C’est ainsi qu’il franchissait la limite qui sépare la carrière de l’espion de celle de l’agent provocateur, habitude assez ordinaire aux individus une fois engagés dans les liens de la dépravation.

Pendant ce temps, Conseil avoue avoir adressé à diverses reprises des rapports à un sieur Jacobin, de Paris ; il prétend en avoir reçu deux réponses, qui lui furent adressées, poste restante, par cet individu. Ces deux réponses seraient les deux lettres mutilées, sans adresses et sans signatures (l’adresse paraît avoir été déchirée), qui sont jointes aux pièces, et qui sont conçues dans ces termes :

N°1 « Acceptez toutes les propositions que vous feront vos compatriotes. Donnez votre adresse là où vous serez, pour que l’on puisse continuer la correspondance.

Paris, 16 juillet 1836. »

N°2. « 16 juillet 1836. Si l’on veut vous forcer à quitter Berne, informez-vous auprès de vos amis d’un refuge dans un canton voisin où vous ne puissiez être inquiété et où vous soyez avec des amis. Si l’on vous expulse de la Suisse, remettez-vous à la Providence. »

Inquiété par la police, Conseil quitte Berne le 22 juillet, passe la nuit à Neufchâtel, prend le lendemain la poste de Pontarlier et arrive à Besançon le 24. Il écrit sur-le-champ à Paris pour demander de nouvelles instructions, qui ne lui parviennent pas tout de suite. Aussitôt qu’elles sont arrivées, il se transporte à la préfecture, où il reçoit un passeport sous le nom de Pierre Corelli, en échange de celui qui lui a été délivré sous le nom de Napoléon Chéli, et 150 francs en argent (pour ses dépenses d’auberge et de voyage), avec ordre de se rendre à Berne, par Morteau, Neufchâtel et le Locle, et d’aller chercher de nouvelles instructions à l’ambassade française. Comme il objectait avoir reçu, à Paris, l’ordre de ne pas mettre les pieds à l’ambassade, on lui répondit qu’il était arrivé contre-ordre. Il fit remarquer qu’un passeport tout récent pourrait faire naître des soupçons sur sa qualité de réfugié, mais on n’eut aucun égard à cette observation.

Il se remit aussitôt en route, et arriva de nouveau à Berne, dans la journée du 6 août ; descendu devant la porte d’Aarberg, il s’informa où était l’auberge du Sauvage là, il s’inscrivit sur le registre des étrangers sous le nom de Corelli.

Conseil avait excité la dé6ance des réfugiés Migliari, Boschi, Primavesi, qui résolurent de visiter secrètement sa malle et de s’emparer de ses papiers. L’arrivée de Conseil avait fait manquer ce projet, on arrêta pour le lendemain (7 août) un déjeuner auquel devait assister Conseil. Les réfugiés avaient pour but dans cette réunion de se laver réciproquement du reproche d’espionnage.

Dans la soirée (6 août), Conseil se rendit fort tard à l’ambassade française. Voici ce qu’il raconte à ce sujet : « Arrivé chez M. de Montebello, je dis à un domestique de m’annoncer. Celui-ci fit d’abord des difficultés ; il voulait connaître mon nom, savoir ce qui m’amenait, etc. ; mais comme j’insistais, on m’introduisit directement dans une salle du rez-de-chaussée où se trouvait une société de messieurs et de dames. Le duc vint aussitôt vers moi et me conduisit dans un petit cabinet, où j’aperçus un bureau ainsi que des papiers. Là, je lui donnai des détails sur la position dans laquelle je me trouvais, et le duc me répondit à peu près en ces termes : « Savez-vous que cette position est très-mauvaise ? Que faire ? La police est à votre recherche depuis que je vous ai signalé. Il faut que vous quittiez Berne ; je vous délivrerai un passeport sous un autre nom, et vous tâcherez de vous échapper. » Là-dessus le duc s’assit, m’engagea également à prendre un siège, et fit chercher son secrétaire. Ce dernier n’ayant pu être découvert, le duc me dit de revenir le trouver le lendemain dès les cinq heures du matin. Comme je lui fis observer qu’une visite à une heure aussi indue pourrait me faire découvrir, il changea d’avis et m’ordonna de me rendre le lendemain à neuf heures du soir, à la chancellerie de l’ambassade, où l’on me remettrait un nouveau passeport et de l’argent pour le voyage. En me congédiant, le duc m’adressa ces paroles « Je donnerai à mon premier secrétaire les ordres nécessaires, et il arrangera l’affaire avec vous », Sur quoi je repris le chemin du Sauvage.

Le dimanche 7 août, dès six heures du matin, Berthola, Migliari, Boschi, Primavesi et Conseil se rendirent au déjeuner convenu.

On exigea de Conseil la clé de sa malle, qu’il jeta aussitôt sur la table. Berthola s’en saisit, ainsi que du passeport, et il fut arrêté qu’on retournerait au Sauvage pour visiter les effets de Conseil.

C’est alors, disent-ils, qu’eut lieu la visite de la malle. S’il faut en croire l’un d’eux, on alla jusqu’à fouiller Conseil, sur lequel on trouva 7 à 8 fr. en argent. Berthola se saisit de tous les papiers suspects au nombre de 10, les mêmes qui plus tard furent remis entre les mains du préfet de Nidau.

Dans cet instant, Conseil renouvela ses aveux, et, pour donner une preuve de sa bonne volonté et de l’intention où il était de réparer sa faute, il confia à ses camarades qu’il devait se transporter le soir même, à 9 heures, au secrétariat de l’ambassade française pour y recevoir un nouveau passeport, de l’argent et des instructions qu’il promit de leur communiquer.

À l’heure fixée, Conseil, suivi de Berthola et de Migliari, qui l’accompagnèrent jusque sur la place de la cathédrale, se rendit à la chancellerie de l’ambassadeur.

J’y trouvai, dit Conseil, M. de Belleval il échangea avec moi quelques paroles et me dit entre autres choses: « Eh bien ! comment arrangerons-nous l’affaire, elle est de nature à mettre dans l’embarras. » Puis, il prit un formulaire de passeport en blanc, le remplit en ma présence, apposa sa signature au bas et me dit d’y joindre la mienne, ce que je fis sur-le-champ. Il avait daté le passeport, qui portait le nom de François Hermann, du 5 novembre 855. Il me remit encore 200 fr. de France en napoléons d’or, en me donnant l’ordre de quitter Berne pour me rendre dans d’autres villes de la Suisse, où il me serait facile de passer pour voyageur, et pour y surveiller plusieurs réfugiés appartenant à diverses nations. Les noms de ces réfugiés se trouvaient dans mon portefeuille, où je les avais inscrits mais les feuilles qui les contenaient furent détruites par moi à Nidau, où l’on ne me saisit mon portefeuille que le lendemain de mon arrestation. Je ne me rappelle plus que les noms de Mazzini et des deux frères Ruffini.

Immédiatement après ce dernier aveu (en date du 26 août), Conseil tira de son sein un papier qu’il avait pu cacher jusqu’alors et qui n’était autre que celui dont il vient d’être question. Il contient, écrits par deux mains différentes, plusieurs noms de personnes et de localités, entre autres

« Rauschenplatt, Ruffini, due fratelli.
« Genevra, Depercy, Dumokr.
« À Zuriche, Gragne (sans doute Granier).
« À Lusana, M. de Ludre.
« À Interlachen, Chancel.
« À Bal-Champagne, Liestal.

D’après l’aveu de Conseil, les mots Rauschenplatt, de Ludre, Interlachen, Chancel ont été écrits par M. de Belleval. Dans le mot Depercy, M. de Belleval aurait changé l’S mis en tête par Conseil, en un D, qui commence maintenant le mot.

Conseil courut immédiatement de la chancellerie de l’ambassade à l’Ober-Thor, où l’attendaient les quatre Italiens, comme on en était convenu. Il leur donna connaissance du passeport qu’il avait reçu sous le nom de François Hermann, commis-voyageur de Strasbourg, et des instructions qui lui avaient été données, en leur nommant les personnes qu’on lui avait désignées il parla aussi à Berthola et à Migliari de l’argent qu’il avait reçu, et le montra, en pièces d’or. Après avoir promis de ne trahir aucun des Italiens qui lui avaient été signalés, Conseil rentra en ville avec les Italiens, et, suivant le conseil que lui donna Berthola, au lieu de se rendre au Sauvage, il alla loger à la Cigogne', où il s’inscrivit dans le registre des étrangers sous le nom d’Hermann.

Cependant Migliari avait formé la résolution de dévoiler le but de la mission de Conseil, et de le signaler publiquement comme un agent de la police française.

Il fit retenir, à cet effet, à la poste, deux places pour Fribourg (où il devait encore aller chercher ses papiers pour le voyage qu’il avait déjà projeté antérieurement), les paya avec un napoléon d’or qu’il avait reçu à cet effet de Conseil, et écrivit à M. Bandelier, ancien employé à la Jeune Suisse, à Brienne, qu’il amènerait quelqu’un, le mercredi (10 août), à Nidau. À midi, il partit avec la poste. Ses compagnons l’attendaient à l’Ober-Thor, sur la route, où Conseil monta dans la voiture.

Depuis ce moment, Migliari ne perdit plus Conseil de vue. Il alla loger au même hôtel, et passa la nuit sur un banc placé devant la porte qui séparait sa chambre de celle de Conseil, veillant pour faire échouer toute tentative d’évasion que pourrait essayer Conseil. »

Qu’ajouter à ces révélations accablantes ?

Cependant, aucune réponse autre que le Conclusum n’avait encore été faite à la trop fameuse note du duc de Montebello : ce fut au milieu des sentiments d’indignation et de dégoût nés de l’affaire Conseil, que les délibérations de la Diète s’ouvrirent sur un projet de réponse terminé et résumé par ces mots[4] « L’office de M. le duc de Montebello ne respecte pas assez les légitimes susceptibilités de la Suisse, lorsqu’il suppose le cas où elle manquerait à ses obligations internationales. La Confédération a montré, par des faits, qu’elle connaît ses devoirs sans qu’on les lui rappelle, et qu’elle les remplit sans qu’on l’en somme. Mais elle connaît de même ses droits, que sa position géographique n’affaiblit point. Aussi ne saurait-elle admettre la prétention que d’autres qu’elle même s’arrogent le droit de faire justice des réfugiés qui conspirent en Suisse, et de mettre un terme à la tolérance qu’elle exerce. La Diète repousserait de la manière la plus énergique une telle violation de la souveraineté fédérale, forte du droit d’un État souverain et indépendant, ainsi que de l’appui de la nation entière. »

Un pareil langage aurait suffi, à la rigueur, pour couvrir la dignité de la Suisse, sans l’adoption préalable du Conclusum. Mais, après un acte aussi déplorable d’obéissance, que signifiaient quelques phrases pompeuses sur l’inviolabilité d’une nation souveraine, indépendante ? La Diète aurait dû comprendre que ce n’était pas trop du rappel de l’ambassadeur qui l’avait offensée, pour rétablir entre les deux pays l’ancienne égalité d’honneur. C’est ce qu’elle ne comprit point. Car, tout pâle qu’il était, le projet fut adopté par dix-huit états. Trois cantons avaient trouvé la réponse trop énergique ! C’étaient Uri, Unterwald et Schwitz.

Encore si le Conclusum n’avait pas été rigoureusement exécuté ! Mais, dès le 24 août. Le Vorort enjoignait à tous les cantons d’expulser les étrangers atteints par l’article 1er  ; l’ordre était donné de conduire à la frontière française les réfugiés Mazzini, Ruffini, Rauschenplatt, Peters et Litzius on arrêtait à Berne, Harro Harring ; on dirigeait Strohmeyer vers l’Angleterre, et, sur de simples soupçons, non sur des faits constatés, Boschi se voyait frappé par le décret d’expulsion.

De là, de la part des Puissances du Nord, un redoublement de menaces poussé jusqu’à l’insolence. « Nous apprenons de source certaine, écrivait la Gazette d’Augsbourg, que les troubles de la Suisse ont donné lieu à un traité entre les Puissances de l’Est et de l’Ouest de l’Europe, qui ont choisi la France pour organe de leurs demandes… Si la Diète helvétique n’accorde pas de bonne grâce ce qu’exige d’elle la diplomatie, les mesures coercitives les plus sévères seront prises contre la Confédération. M. le syndic Thomas a développé au sénat de notre ville libre le plan d’opérations préparé. » Voilà le rôle que, six ans après la révolution de 1830, on faisait jouer en Europe au gouvernement français Ce n’était pas ainsi que Napoléon en avait agi avec la Suisse, dont il fut presque le législateur, et qui dut tant à la protection de son génie. Mais le temps était passé des grandes conceptions et des grands hommes !

Suspendre le récit commencé devient ici nécessaire, car nous touchons à la chute de M. Thiers, sous le ministère de qui s’était engagée la querelle avec la Suisse.

Quelle fut, dans cette querelle funeste et honteuse, la part de responsabilité de M. Thiers ? La vérité est qu’il ne sut pas tout, ainsi qu’il en devait faire, plus tard, la déclaration solennelle. Il ignora, par exemple, lui premier ministre, la mission pleine d’ignominie donnée à l’espion Conseil. Mais ce qu’on peut justement et ce qu’on doit lui reprocher, c’est d’avoir accablé la Suisse, pays ami, terre de liberté, c’est d’avoir feint de prendre au sérieux des prétextes dont sa vive intelligence devinait bien le mensonge, et de s’être, par suite, associé aux entreprises des rois absolus contre le principe démocratique.

Il finit, il est vrai, par s’en repentir, mais ce fut seulement lorsque l’affront fait au fils aîné de Louis-Philippe par la Cour de Vienne vint enfin démontrer clairement combien artificieuses étaient les caresses de M. de Metternich et ce qu’avaient d’invincible ses répugnances. M. Thiers voulut alors remonter la pente. Vain effort ! La situation, telle qu’il avait contribué à la faire, fut plus forte que lui, et, comme on va le voir, elle l’écrasa.

C’était la question espagnole qui devait renverser M. Thiers. Or, voici quelle avait été, durant l’année 1836, la situation de la Péninsule.

Elle se trouvait gouvernée, au commencement de 1836, par M. Mendizabal, nature volcanique, tête pleine de combinaisons et d’expédients, homme sans égal en Espagne pour la vivacité du coup-d’œil et l’audace des entreprises, mais ne sachant ménager ni ses succès ni la fortune aventurier brillant s’il eût été dans une petite sphère, et, au pouvoir, révolutionnaire passionné. Il avait d’ailleurs en lui tout ce qui parle puissamment aux hommes rassemblés taille haute, regard de feu geste décisif, faculté de s’émouvoir telle, qu’un jour il lui arriva, en pleine tribune, d’éclater en sanglots.

Éblouir les esprits par l’annonce d’un secret qui sauverait l’Espagne, obtenir de la Chambre des procuradorès un vote de confiance, ordonner à tout risque une levée de cent mille hommes, appeler la discussion sur un remaniement de la loi électorale, briser aux applaudissements du peuple la première résistance des Cortès, mettre en vente les biens nationaux, autoriser le rachat des redevances appartenant aux communautés religieuses, décréter la suppression des couvents dans cette Espagne, ancienne patrie de l’inquisition, tout cela fut pour M. Mendizabal l’affaire de quelques mois. Au sujet de la suppression des couvents, on assure que, s’étant un soir présenté à la régente Christine, il lui dit, en tirant sa montre : « Madame, des courriers sont disposés sur toutes les routes. Ils partent dans une heure, si la régente daigne adhérer à la mesure que je propose, » et dans le cas contraire, il rendait son portefeuille. Christine signa le décret, c’est-à-dire toute une révolution.

Il était impossible qu’un pareil ministre ne fût pas odieux à la Cour des Tuileries d’autant que les réformes par lui tentées s’accomplissaient au plus fort de l’étrange alliance contractée par le gouvernement français avec les Cours absolutistes. Aussi, pendant que notre ambassadeur à Madrid, M. de Rayneval, s’étudiait à desservir M. Mendizabal dans l’esprit de la régente, on le faisait accuser à Paris d’être vendu aux intérêts britanniques. On ne citait pourtant rien qu’il leur eût sacrifié ; mais on s’armait contre lui des apparences il avait long-temps vécu en Angleterre, il était servi par un domestique anglais, certaines habitudes anglaises étaient les siennes, et il recevait du Cabinet de Saint-James, pour combattre don Carlos, des fusils, des munitions et de l’argent.

Au reste, la Cour des Tuileries avait, pour perdre le ministre espagnol, des motifs particuliers qu’il est bon de faire connaître.

M. Mendizabal — et ce fut là de sa part une déplorable inconséquence — avait apporté au pouvoir, avec le désir de révolutionner l’Espagne, celui d’y raffermir la monarchie. Mais ce dernier résultat dépendait de la solution de trois problèmes il fallait d’abord étouffer la guerre civile, en préservant le trône de la trop grande popularité d’un général victorieux prévoir ensuite le cas où la régence deviendrait vacante avant la majorité d’Isabelle et, en troisième lieu, prévenir les difficultés diplomatiques que ne manquerait pas de soulever le mariage de la jeune reine. M. Mendizabal proposa secrètement à Christine de fondre les trois problèmes en un seul, par le mariage immédiat d’Isabelle. On n’aurait plus à redouter alors, pour la monarchie, l’ascendant d’un guerrier triomphateur, puisque le chef suprême de l’armée serait l’époux de la reine la régence venant à vaquer, l’autorité se trouverait fixée entre les mains d’un prince placé au-dessus des rivalités de l’ambition et, quant aux complications matrimoniales à éviter, le mieux était de ne pas leur laisser le temps de se produire, en brusquant la solution.

Restait à choisir un prince en qui fussent réunies les diverses qualités que la situation réclamait, savoir : l’habitude des armes, pour qu’il pût se mettre à la tête des troupes une grande naissance, pour que les souverains n’eussent pas de peine à l’agréer ; une condition telle en Europe, que son mariage ne fit pas éclater la jalousie dont les Puissances principales étaient animées l’une contre l’autre ; de la fortune, enfin, pour qu’on ne lui reprochât point d’être venu s’enrichir en Espagne. Le prince qui, suivant M. Mendizabal, réunissait toutes ces qualités, était le duc de Leuchtemberg[5] il n’hésita pas à le proposer à Christine.

La régente parut accueillir ce plan avec faveur. Mais il ne pouvait réussir que par la promptitude et le secret des moyens d’exécution. Or, M. de Rayneval fut instruit de la combinaison projetée, et c’en était assez pour qu’elle échouât. Aux yeux de Louis-Philippe, le duc de Leuchtemberg avait un tort irrémissible, celui de tenir à la famille des Bonaparte. M. Mendizabal avait, par conséquent, alarmé un intérêt dynastique, et il ne fut pas longtemps à savoir quelle influence minait son crédit, quelles mains préparaient sa chute. Donc, l’intervention française, qu’il repoussait comme Espagnol et révolutionnaire, M. Mendizabal était intéressé à la repousser aussi comme ministre.

Et pourtant, de combien de maux la guerre civile n’avait-elle pas accablé l’Espagne depuis l’avénement de M. Mendizabal ? En 1835, les carlistes avaient perdu dans Zumalacarréguy un homme aussi propre à organiser une armée qu’à la conduire à l’ennemi, un soldat indomptable, un chef expérimenté, un héros. Mais, quelle que grande que fût cette perte pour don Carlos, l’insurrection s’était maintenue sur son terrain et fortifiée. Campée, en 1836, sur un territoire d’une étendue de plus de trente lieues compris entre les Pyrénées, l’Arga, l’Ebre et l’Océan, elle y occupait des positions formidables, inaccessibles s’appuyait sur une masse compacte de près de quarante mille hommes, et rayonnait au loin par des bandes hardiment commandées, ivres de fureur, fortes par l’audace, par l’agilité, par la ruse, et dont la trace sanglante était partout marquée en Catalogne, dans le bas Aragon, dans la Manche, dans la vieille Castille, dans la Galice, dans les Asturies. Ainsi, point de batailles rangées, mais des attaques sans cesse renaissantes, des embuscades à chaque pas, des villes surprises, des villages pillés, d’épouvantables vengeances, des incendies, des égorgements. La vieille mère de Cabrera fusillée à Tortose, et aussitôt après vengée parle meurtre de vingt-quatre femmes que Cabrera fit fusiller à son tour, que faut-il de plus pour caractériser la lutte au sein de laquelle se débattait, meurtrie et désespérée, une brave, une malheureuse nation ? Encore si l’arène avait été circonscrite Mais aux excès du brigandage armé qui pesait sur les campagnes, l’émeute répondait, du fond des villes, par des hurlements sauvages et d’affreux holocaustes. Pour soulever la multitude, il suffisait souvent d’un cri mort aux carlistes ! Et à Barcelone, par exemple, on avait vu le peuple, dans la nuit du 4 janvier 1836, courir, à la lueur des torches, vers la citadelle, l’escalader, massacrer cent vingt prisonniers carlistes, et lancer du haut des remparts le colonel O’Donnell, dont le cadavre, traîné dans les rues au bout d’une corde, fut enfin brûlé sur la place publique au milieu des rugissements d’une foule en délire.

Comment couper court à tant d’horreurs ? Comment sortir de la lice ensanglantée dans laquelle l’Espagne tournait depuis si long-temps ? Pour ceux que n’effrayait pas l’importation des idées contre-révolutionnaires mûries à la Cour de France, la question n’était pas douteuse, et ils invoquaient l’intervention à grands cris. Mais, sur ce point, M. Mendizabal n’était pas homme à fléchir. Tout ce qu’il s’était décidé à vouloir, c’était le système de translimitation, destiné uniquement à priver don Carlos des secours que les Puissances du Nord lui faisaient passer ; et nous avons exposé les causes qui portèrent M. Thiers à repousser ce système dans sa dépêche du 8 mars (1836).

Environ deux mois après l’envoi de cette dépêche, M. Mendizabal tomba victime de l’erreur qui lui avait fait croire conciliables le salut d’une révolution populaire et la consolidation d’une monarchie ; il tomba sous des intrigues de Cour, malgré l’appui de la Chambre des procuradorès, malgré les sympathies du peuple Et c’était M. Isturitz qui gouvernait l’Espagne quand M. Thiers essaya de renouer par l’intervention cette alliance anglaise qu’il avait lui-même rompue.

L’occasion semblait favorable. Gagné par Christine, M. Isturitz, en arrivant au pouvoir, s’était présenté sans scrupule comme adversaire de ses anciens amis et des principes soutenus par lui jusqu’alors, comme déserteur de la cause révolutionnaire, et enfin comme partisan de l’intervention. M. Thiers, en intervenant en Espagne, n’avait donc plus à craindre, ni de se heurter à un ministère hostile, ni d’aller prêter main-forte aux idées démocratiques.

La légion étrangère, composée de trois mille soldats, avait été formée et destinée à secourir la Péninsule M. Thiers résolut de porter cette légion à douze mille hommes, et de protéger ainsi Christine d’une manière plus efficace. Il fallait pour cela faire entrer dans la légion étrangère des soldats d’élite, et la placer sous le commandement d’un chef plein de nerf et d’audace. M. Thiers jeta les yeux sur M. Bugeaud, dont il appréciait au plus haut point les qualités militaires, et sur le dévouement duquel il comptait. Il lui écrivit donc en Afrique, ou ce général venait de remporter la victoire de la Sickak, et il fit si adroitement valoir à ses yeux les avantages de l’expédition confiée à son zèle, que M. Bugeaud accepta, bien qu’il lui en coûtât beaucoup d’aller combattre sous une cocarde étrangère.

Restait le consentement du roi à obtenir ; et M. Thiers, sur ce terrain, eut à engagea contre le monarque une lutte fort vive. Mais, prévoyant bien cette résistance, il avait su se créer des appuis dans la famille royale elle-même. La reine désirait, quoique timidement, qu’on ne laissât point Christine exposée aux chances de la guerre civile ; le duc de Nemours s’était laissé gagner Insensiblement par l’éloquence persuasive de M. Thiers ; mais, de tous les membres de la famille royale, celui qui soutenait le plus chaudement la politique du premier ministre, c’était le duc d’Orléans.

Mélange de bonnes et de mauvaises qualités, ce prince était plein de ruse, mais plein de bravoure. Les Intérêts de la liberté le touchaient faiblement, quoiqu’il affectât des dehors de libéralisme, par une dissimulation commune aux héritiers présomptifs mais ceux de la nationalité avaient une place énorme dans ses préoccupations. Il aimait passionnément la France militaire et abhorrait l’Europe. Aussi, nul ne se plaisait plus que lui aux manœuvres des camps et au maniement de l’armée. Il entrait volontiers dans la familiarité du soldat avec un naturel bien joué aux habitudes soldatesques, se faisant aimer par la liberté de ses propos, par la rondeur de ses allures, attentif aux mécontentements de la caserne, et habile courtisan des hommes d’épée. Il préparait ainsi un règne destiné par lui aux agitations. Car le dédain avec lequel sa famille avait été traitée dans les grandes Cours, les discours insolents qu’on s’y permettait contre elle, ses sœurs réduites à désirer des maris et à les attendre, les refus humiliants essuyés par lui-même, tout cela avait laissé dans son cœur une trace envenimée. Son orgueil de jeune homme et de prince se révoltait contre des affronts auxquels se résignait la philosophie prudente de son père.

La lutte commença donc entre le roi et M. Thiers, soutenu par le duc d’Orléans. Elle fut longue, opiniâtre et M. Thiers parla enfin d’abandonner son portefeuille.

Le roi, qui avait une sagacité rare quand il ne s’agissait que d’une décision à prendre dans les petites choses, ne possédait d’ailleurs aucune connaissance administrative. Personne n’avait l’esprit moins généralisateur que lui, et cependant, chose bizarre ! il ne s’entendait à rien de ce qui est détail d’exécution. Témoin de l’inefficacité des efforts tentés par les agens de la reine Christine pour recruter en France des auxiliaires, il s’imagina qu’on ne viendrait pas à bout de faire franchir les Pyrénées à neuf mille volontaires, et ce fut dans cet espoir qu’il consentit enfin à laisser agir son ministre. M. Thiers se mit à l’œuvre sur-le-champ. On s’adressa aux régiments qui, sous les ordres du général Harispe, formaient le corps d’observation envoyé aux Pyrénées on fit appel aux hommes de bonne volonté et telle était l’impatience belliqueuse du soldat, que, dans un court espace de temps, la légion auxiliaire se trouva organisée et prête à combattre. Ces troupes étaient superbes, remplies d’ardeur, ivres de confiance, et l’on pouvait tout espérer de leur courage.

Le roi ne s’était pas attendu à ce résultat il en fut alarmé et déconcerté. Mais ses inquiétudes redoublèrent lorsqu’il sut que le général Bugeaud était disposé à prendre le commandement de la légion. Car il se défiait de la fougue militaire du général, qu’il n’aimait pas à cause de ses manières brutales et de son arrogance.

Cependant, l’Espagne était aux abois, et les haines de parti, surexcitées par un continuel état de troubles, y avaient revêtu un caractère d’exaltation de plus en plus dangereux qu’allait y devenir la révolution ? Le Cabinet de Saint-James ne cessait d’insister pour que le traité de la Quadruple-Alliance fût exécuté. Christine envoya un moine déguisé à M. Thiers pour solliciter des secours, promettant la main d’Isabelle au duc d’Aumale.

Mais le roi résistait toujours. L’offre de la couronne d’Espagne pour un de ses fils répondait à une éventualité qui l’avait toujours faiblement tenté. Il n’aurait jamais consenti, pour agrandir sa famille, à effrayer les grandes Cours, qu’il était décidé à ménager à tout prix. D’ailleurs, il croyait ou paraissait croire que, pour se maintenir en Espagne, l’influence française avait besoin d’y être plus soigneusement masquée. Suivant lui, un prince français sur le trône d’Espagne eût donné trop d’ombrage au peuple espagnol, et cet aperçu ne manquait pas de justesse. Pour ce qui est du danger que courait la révolution espagnole, le roi n’était pas homme à sacrifier au désir de la sauver son système de paix et la bienveillance du Continent.

Une crise ministérielle approchait, elle était inévitable. Toutefois, comme le roi tenait aux services de M. Thiers, qui, en matière de politique intérieure, partageait ses idées et ses répugnances, il tenta quelques efforts pour le retenir au pouvoir en le faisant céder.

M. de Talleyrand était alors en France, où il traînait une vieillesse inutile. Il s’était complétement asservi au roi, qui avait su le gagner en caressant sa vanité sénile, et, par exemple, en se tenant debout devant le fauteuil où il exigeait qu’à cause de son infirmité le diplomate pied-bot restât assis. Ce fut M. de Talleyrand que Louis-Philippe employa pour ramener M. Thiers. Mais c’était une cause que les antécédents même du négociateur rendaient bien difficile à plaider. « Quoi ! disait M. Thiers au prince de Talleyrand, c’est vous, signataire du traité de la Quadruple-Alliance, qui m’engagez à en fouler aux pieds les clauses ! C’est vous, premier ambassadeur de la révolution de juillet à Londres, qui cherchez à m’éloigner de l’Angleterre pour me rapprocher du Continent ! »

La négociation échoua donc, et de secrètes démarches furent faites pour la formation d’un nouveau~Cabinet, après qu’on eût épuisé auprès de M. Thiers la ressource des séductions. Car Louis-Philippe aimait dans M. Thiers la créature du régime inauguré en 1830, l’homme nouveau, et il n’eut jamais beaucoup de goût pour les ministres qui avaient servi un autre gouvernement que le sien. Ainsi, chose singulière ce qui lui déplaisait le plus dans M. Guizot, c’était son voyage à Gand. Il lui reprochait, au fond, de n’être pas assez bleu, et il lui échappa plus d’une fois de dire « M. Guizot me décolore » .

Ce fut de son côté, pourtant, qu’il résolut de se tourner.

Malheureusement, M. Guizot avait pour ami et pour collègue nécessaire le duc de Broglie, dont la Cour ne voulait à aucun prix. Détacher ces deux personnages l’un de l’autre devint donc la grande affaire du moment. M. Guizot se vit entouré de caresses soigneusement étudiées. À lui seul revenait désormais la gloire d’assurer la politique du 11 octobre par la conservation de la paix ; mais, pour se rendre propre à bien remplir une aussi haute mission, il devait avoir le courage de sacrifier ses affections personnelles au bien de l’État, en se séparant de M. de Broglie, homme raide, orgueilleux, que la diplomatie n’aimait pas et qui pouvait tout compromettre. M. Guizot se défendit pendant quelque temps. Outre qu’il s’agissait pour lui de s’abaisser à ses propres yeux par une espèce de trahison qui n’était pas exempte d’ingratitude, il sentait bien au fond qu’il allait commettre une faute et perdre à jamais un appui sans lequel il ne lui serait plus donné d’exercer le pouvoir qu’en sous-ordre. L’impatience de son ambition finit par l’entraîner, et le roi eut un jour la satisfaction de lui entendre dire « À dater de ce moment, votre majesté peut me considérer comme libre. » C’était pour le Château une grande victoire : on eut soin de la rendre complète. M. Guizot, en se séparant de M. de Broglie, qu’il aimait, avait consenti à être ministre sous la présidence de M. Molé, qu’il n’aimait pas on alla plus loin. M. de Montalivet fut sondé, toujours en secret, et on le détermina sans peine à servir les vues de la Cour. Collègue de M. Thiers, auquel il avait donné le droit de compter sur lui, il se tint prêt à l’abandonner pour prendre place, dès que le moment en serait venu, auprès de son successeur. De la sorte, le Cabinet dirigé par M. Thiers se trouva miné quelque temps avant sa chute, et la Cour en devint plus intraitable, sachant qu’elle ne serait pas prise au dépourvu.

Les choses en étaient là, quand survint la nouvelle d’un grand événement arrivé en Espagne.

Lors de la chute de Mendizabal, l’insurrection de Navarre étouffait dans un cercle de cent dix mille baïonnettes. Mais cette situation périlleuse avait été de courte durée. Successeur du comte de Casa Eguia dans le commandement de l’armée carliste, Villaréal ne tarda pas à déjouer les combinaisons du général en chef ennemi Cordova ; et, pendant que celui-ci courait se mêler, à Madrid, aux cabales fomentées par un ministère nouveau, le général carliste Gomez brisait, vers Balmacéda, la ligne de blocus, suivi de cinq mille aventuriers intrépides. L’expédition de Gomez eut quelque chose d’étincelant. Pressé par Espartero, qui haletait sur sa trace, il parcourut avec la rapidité de la foudre les Asturies, la Gallice et les montagnes de Léon, franchissant les rivières, échappant aux mouvements combinés des généraux Manso, Latre et de la Puente, traversant les capitales d’un pas victorieux, frappant des contributions, semant partout l’épouvante et la révolte. Pendant ce temps, une autre bande envahissait la province de Soria Cabrera et Serrador étendaient de toutes parts leurs ravages ; le général anglais Evans s’éloignait précipitamment de Fontarabie, qu’il avait menacée, il s’éloignait sous le coup d’une panique ; Cordova, de retour au camp, s’agitait dans son impuissance le carlisme, en un mot, semblait déjà se dresser devant Madrid comme un fantôme sanglant, inévitable… Et, pour comble de maux, le ministère Isturitz, poussant la contre-révolution à l’extrême, mettait le feu aux passions. Déchirée alors, exaspérée, palpitante, l’Espagne fut tout-à-coup saisie d’un mouvement terrible. À Malaga, une junte est formée sur les cadavres encore chauds du comte de Donadio et de M. San Just, impitoyablement égorgés. Cadix, Xérès, l’île de Léon, Séville, Cordoue, Saragosse, Badajoz, Valence, Carthagène, Lorca, Alicante, Murcie, se soulèvent d’un commun élan. D’un bout à l’autre de la Péninsule, un même cri s’élève c’est la constitution de 1812 qu’on proclame, cette constitution démocratique votée jadis sous le feu des envahisseurs de la patrie, et sur un rocher, dernier refuge de la liberté espagnole.

Au milieu de cette immense tempête, seule la ville de Madrid restait immobile, silencieuse. Mise en état de siège, elle paraissait trembler sous la main du général Quesada, qu’environnait l’appareil d’une dictature homicide. Soudain, à quelque distance de la ville, presqu’aux portes de la Granja, palais qu’habite la reine, le régiment des milices provinciales se met en marche en chantant l’hymne de Riégo. C’était le 12 août 1836, à huit heures du soir. Les soldats du 4e régiment d’infanterie de la garde agrandissent, en s’y joignant, cette sédition militaire. Quelques instants après, des sergents pénétraient dans l’appartement de Christine, et, à leur voix, sous leur regard, la régente signait un écrit portant « La reine autorise le général San Roman à laisser jurer la constitution jusqu’à la réunion des Cortès. » » Il n’en fallait pas tant pour que Madrid fît explosion. C’est en vain que le ministère se prépare à une résistance furieuse, c’est en vain que Quesada parcourt les rues le sabre à la main, d’un air menaçant et indomptable la révolte possède la ville ; de la Porte du Soleil ordinaire foyer des troubles, un mugissement sinistre s’élève ; d’heure en heure augmente le bouillonnement de la foule… il faut que le pouvoir tombe. M. Calatrava est, en effet, nommé président du Conseil des ministres, et le général Seoane capitaine-général de la Nouvelle-Castille. Ce fut dans la maison même de ce dernier que se cacha M. Isturitz, cherché par les vengeances populaires. Moins heureux, le général Quesada était sorti de Madrid et s’était dirigé vers le village d’Hortaleza. On le reconnut à une cicatrice de son visage, et sa fuite ayant été annoncée à Madrid, le général Seoane fit aussitôt partir des cavaliers pour le protéger. Ils arrivèrent trop tard. Devancés par quelques frénétiques, ils ne trouvèrent plus qu’un corps inanimé, proie funeste dont ils s’emparèrent et dont ils coururent à Madrid crier les lambeaux.

Telles étaient les nouvelles apportées aux Tuileries. Le roi s’en fit des armes contre M. Thiers. Pouvait-on porter secours à un gouvernement né d’une semblable révolte ? Convenait-il de mettre l’épée de la France monarchique au service des caporaux vainqueurs de Christine ? M. Thiers aurait pu répondre au roi que l’insurrection de la Granja prouvait d’une manière péremptoire combien il était urgent d’extirper la guerre civile en Espagne que c’était par la guerre civile qu’était allumée, entretenue la colère des partis ; que c’était dans la prolongation de ces discordes funestes que les ennemis de Christine puisaient l’audace d’accuser ses intentions et de porter la main sur sa couronne en un mot, qu’abandonner l’Espagne à elle-même, c’était lui creuser un tombeau entre l’anarchie et la guerre. M. Thiers aima mieux convenir que les scènes dont l’Espagne venait d’être le théâtre demandaient ajournement. Il désirait seulement que les auxiliaires réunis à Pau ne franchissent pas les Pyrénées jusqu’à ce que la situation de l’Espagne se fût dessinée plus nettement.

Sur ces entrefaites, on apprit qu’arrivé le 2 août (1836) à Pampelune pour prendre le commandement de la légion étrangère, le général Lebeau avait publié un ordre du jour dans lequel, après s’être dit « honoré par le roi des Français du commandement des légions étrangère et française au service de l’Espagne, » il ajoutait « Je précède de nombreux auxiliaires que la France, dans son alliance avec l’Espagne, envoie de plus à son service. Le mois ne s’écoulera pas avant leur arrivée. » Le général Lebeau était, certes, autorisé par les circonstances à tenir ce langage, surtout au moment d’entrer en campagne, et presque sous le feu de l’ennemi. Il fut désavoué néanmoins, et cela par quelques lignes insérées au Moniteur contrairement au vœu du président du Conseil. Vint alors la question de savoir ce qu’on ferait des auxiliaires réunis à Pau. Suivant MM. Thiers, Passy, Duperré, Maison, Sauzet, Pelet de la Lozère, il fallait conserver le corps, en attendant qu’on pût voir clair dans les événements. Suivant le roi, au contraire, il le fallait dissoudre. Là était le nœud de la difficulté.

M. Thiers sentit bien qu’il chancelait ; mais, voulant essayer d’une lutte dernière, il rassembla ses collégues. Jusque-là, il avait marché d’accord avec eux ; et, malgré des avertissements, malgré des indices de plus d’un genre, il s’était plu à croire jusqu’au bout que l’appui de M. de Montalivet ne lui manquerait pas. Il fut donc aussi surpris qu’irrité lorsqu’il entendit M. de Montalivet se prononcer hautement pour le système du roi. Cédant à sa colère, « Qui donc, Monsieur, s’écria-t-il d’une voix altérée, vous a appris cette leçon ? Vous ne la saviez pas si bien il y a huit jours. » M. de Montalivet répondit avec hauteur, et le président du Conseil répliqua « Eh bien, allons trouver le roi, il s’expliquera lui-même. » Devant le roi, M. Thiers continua la lutte, et il eut la satisfaction de se voir énergiquement appuyé par le maréchal Maison. Le maréchal n’était pas d’avis d’une intervention en Espagne, mais il pensait que, puisqu’on s’était engagé par un traité, il fallait faire honneur à la signature de la France. Il parla en ce sens avec une fermeté et une franchise militaire dont le roi se sentit ému sans en être ébranlé. Dès ce moment, le Cabinet du 22 février fut dissous.

M. Thiers, en quittant les affaires, avait de graves reproches à s’adresser. La scandaleuse occupation de Cracovie si long-temps soufferte, les avances de M. de Metternich légèrement acceptées, l’Angleterre mécontentée par la dépêche du 18 mars, la Suisse poursuivie odieusement, au nom et pour le compte des plus cruels ennemis de la révolution française, c’étaient là sans contredit des fautes capitales, des fautes dignes d’un blâme éternel. La partie honorable du ministère de M. Thiers est celle qui se rapporte à ses .luttes en faveur de l’Espagne. Il y déploya non-seulement de la fermeté, mais encore un désintéressement élevé et courageux. Ce n’était pas, il est vrai, la cause de la vraie démocratie qu’il entendait soutenir au-delà des Pyrénées ; mais il ne serait pas juste de faire peser sur son caractère et de reprocher à sa conduite ce qui ne fut que le tort de son opinion.

Il abandonnait, du reste, sans regret un pouvoir dont certaines influences, difficiles à dompter, lui avaient rendu la jouissance très-amère. Il s’était engagé dans l’affaire de Suisse parce qu’on lui avait laissé croire qu’à ce prix on lui accorderait l’intervention en Espagne, et il s’était vu ensuite trompé dans son espoir ; il avait cru qu’on n’aurait rien de caché pour lui, et l’affaire de l’espion Conseil était venue lui prouver qu’à côté de là police ministérielle il y avait une autre police que de motifs de dégoût Attaqué par la presse, combattu par le roi, aiguillonné par l’Angleterre, trompé par les autres Cabinets de l’Europe, il était naturel que la fatigue le prît. Aussi tourna-t-il les yeux vers l’Italie, où sa vive imagination l’appelait et où il voulait pendant quelques mois oublier les tourments de la politique. Mais, comme les négociations pour la formation du nouveau Cabinet traînaient eh longeur, il s’en plaignit. Il tremblait que, durant l’interrègne ministériel, il ne survînt en Espagne quelque malheur de nature à engager sa responsabilité. Selon le roi, le devoir d’un ministre était de rester aux affaires jusqu’à ce qu’on lui eût trouvé un successeur mais à cela M. Thiers répondait avec raison que, si on lui laissait la responsabilité du pouvoir, il devait en exercer les fonctions, et qu’il lui était loisible, tant qu’il n’était pas remplacé, de faire entrer, si bon lui semblait, une armée en Espagne.

Le roi craignit un coup de tête de la part de M. Thiers, il pressa la négociation, et en fit connaître enfin le résultat. Mais, n’ayant garde de se faire un ennemi d’un homme qui venait d’être ministre, il manda M. Thiers, le reçut à Neuilly avec un empressement affectueux, l’accabla de caresses, et, par quelques mots prudemment hasardés, lui laissa entrevoir la route qui ramène au pouvoir. M. Thiers prit congé du monarque, de la reine, et partit pour l’Italie, laissant à ses successeurs une autorité sans indépendance et des honneurs qui devaient finir par n’être plus qu’une servitude pompeuse.

  1. On sait qu’en Suisse, le Vorort est le gouvernement où siège la Diète, et qu’il est alternativement possède par Zurich, Berne et Lucerne. À l’époque dont il est ici question, Berne était le canton directeur.
  2. Voir aux Documents historiques, no 1.
  3. Nous engageons vivement le lecteur à voir aux documents historiques, no 2, cette note, qu’on ne saurait trop méditer.
  4. Voir aux documents historiques, no 3.
  5. Le même qui a épousé, depuis, la fille alnée de l’empereur de Russie.