Histoire de dix ans/Tome 5/Chapitre 5
Ce fut le 6 septembre (1836) que le roi signa les ordonnances qui constituaient un nouveau Cabinet. Ces ordonnances donnaient la présidence du Conseil et les affaires êtrangères à M. Molé, la justice et les cultes à M. Persil, l’intérieur à M. Gasparin, la marine à M. de Rosamel, les finances à M. Duchâtel, l’instruction publique à M. Guizot. Quelques jours après, le lieutenant-général Bernard, ayant été nommé ministre de la guerre, et M. Martin (du Nord) ministre du commerce et des travaux publics, le ministère se trouva complet.
On fut généralement surpris de n’y point voir figurer M. de Montalivet. Il était en effet singulier que ce personnage n’eût retiré aucun bénéfice de ses dissidences avec M. Thiers, et d’une rupture dont le roi avait été si touché ! Mais M. de Montalivet tenait fortement au portefeuille de l’intérieur, portefeuille trop important pour n’être pas convoité par un homme tel que M. Guizot. Et de là naquit un désaccord auquel M. de Montalivet fut sacrifié.
Ce n’est pas que M. Guizot désirât pour lui-même le ministère de l’intérieur. Vivement pressé de le prendre, et par M. Duvergier de Hauranne, et par les principaux chefs du parti doctrinaire, il s’y refusa constamment mais il prétendait l’occuper par une de ses créatures il le demanda et l’obtint pour M. de Gasparin, dont il était sûr. Car dominer le Cabinet, dans une position secondaire, plaisait à cet homme orgueilleux.
Au premier rang des difficultés dont M. Thiers lui laissait l’héritage, M. Molé trouva la question Suisse.
Nous avons fait connaître la réponse de la Diète à la note de M. de Montebello. Mais, après l’arrestation et les aveux de Conseil, il était impossible que la Suisse se bornât à une protestation timide. Le 9 septembre (1836), la Diète entendit, au sujet de l’affaire Conseil, la lecture du rapport rédigé par MM. Monnard et Keller, rapport cité plus haut, et qui contenait ces mots : « Qu’on pense ce que l’on voudra de l’emploi des espions par les gouvernements et les ambassades ; qu’on admette comme vrai ou faux que la limite entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas ne se trace pas pour la diplomatie et la police selon les idées ordinaires des hommes sur l’honneur et la probité, nous ne pourrons néanmoins jamais nous persuader que des actes tels que ceux dont il est ici question, que la fraude et le faux, qui, dans tous les pays du monde, sont qualifiés crimes et tombent dans le domaine du mépris public, soient, lorsqu’ils émanent de la diplomatie, qui a la haute mission de rapprocher et de réunir les peuples, des actes ordinaires et de tous les jours… L’honneur de la confédération ne lui permet pas de supporter en silence une pareille conduite. Et tout ceci s’est passé en Suisse, au nom de la France et de son roi et ces faits ont donné lieu à une information judiciaire ! L’honneur de la France et celui de son roi sont également compromis. Mais la France et son roi ne fabriquent pas de faux passeports ; la France et son roi ne commettent point de crimes, et ils n’ont chargé personne d’en commettre en leur nom et quiconque ne craindrait pas d’en commettre en leur nom aurait cessé d’agir comme leur représentant… Il faut qu’ils connaissent la vérité…, qu’il plaise à la haute Diète de charger le Vorort d’informer, par le canal du chargé d’affaires suisse à Paris, ou par toute autre voie sûre, le roi des Français, ainsi que son gouvernement, du véritable état de l’affaire, et de joindre à cette communication copie certifiée des pièces. »
Quelque terribles que fussent par leur sens caché de pareilles conclusions, M. Bruggiser, député d’Argovie, les combattit comme empreintes de mollesse M. de Chambrier, au contraire, les déclarait offensantes à l’excès et pleines de périls. Après des débats fort animés, dix états seulement-la majorité voulue était de douze se prononcèrent pour le rapport. Plusieurs cantons avaient demandé le referendum.[1] Mais les cantons de Fribourg et de Saint-Gall n’ayant pas tardé à adhérer aux conclusions, le Directoire fédéral dut songer à exécuter la décision de la Diète.
Qui le croirait ? Sur l’opprobre de cette affaire Conseil, M. Molé fut trompé comme l’avait été M. Thiers. Il prit des renseignements auprès de ceux qui étaient le mieux en état d’éclairer sa religion, et il ne sut pas tout. Plus tard, un sourire expressif de M. d’Appony lui ayant inspiré d’étranges soupçons, il parvint enfin à connaître la vérité mais déjà le mal était fait déjà se trouvait consommée, à l’égard de la Suisse, une scandaleuse iniquité. Persuadé, en effet, qu’il n’y avait rien de vrai dans la mission d’espionnage attribuée à Conseil, et que le rapport adopté par la Diète n’était que le résultat d’une trame ourdie par les réfugiés pour perdre l’ambassadeur français, M. Molé n’avait pas hésité à frapper la Suisse et, le 27 septembre 1836, M. de Montebello adressait au Directoire fédéral une note qui interrompait toute relation diplomatique entre la Suisse et la France.
La note du 27 septembre reconnaissait d’abord — aveu d’une imprudence rare — que, dans le débat soulevé, la France n’était pas engagée directement.[2] Venaient ensuite de violentes attaques contre le régime intérieur de la Suisse, qu’on représentait comme dominé par des conspirateurs insensés. Dans l’affaire Conseilla note ne voyait qu’un guet-apens concerté contre l’ambassade de France. Elle se terminait ainsi : « La France croit fermement que la Suisse ne tardera pas à retrouver dans ses souvenirs, dans ses intérêts bien compris, dans ses intérêts véritables, des inspirations qui la préserveront des périls auxquels l’expose une poignée de conspirateurs étrangers. Si, par malheur, il en devait être autrement, forte de la justice de sa cause, elle n’écoutera plus que sa dignité offensée, et jugera seule alors des mesures qu’elle doit prendre pour obtenir une juste satisfaction. Enfin, elle saura, et sans compromettre la paix du monde, montrer qu’elle ne laissera jamais un outrage impuni. »
C’était placer la Suisse entre la honte d’une réparation et les désastres d’un blocus commercial.
De quel étonnement douloureux fut saisie la partie vive du peuple français, on l’exprimerait diffieilement. Et, quant à la Suisse, un cri de malédiction s’éleva du fond de ses plus tranquilles vallées. Eh quoi ! on avait commencé par adresser à la Diète des injonctions manifestement contraires au droit des gens, attentatoires au principe de la souveraineté des États ; puis, pour attiser ces mêmes complots qu’on reprochait au gouvernement fédéral d’avoir tolérés trop long-temps, on envoyait à Berne un vil espion, un agent provocateur… Et lorsqu’après une information judiciaire minutieuse, la Suisse élevait des plaintes, offrait des preuves, c’était par la violence qu’on lui répondait, et l’on ne rougissait pas d’exiger qu’elle demandât pardon des affronts qu’on lui avait infligés ! La Suisse était trop faible pour soutenir le choc de la puissance française ? Raison de plus pour que la France reconnût ses torts. Car, à céder l’honneur était double, quand on avait contre soi la justice et pour soi la force. À l’effet de ces discours, répandus parmi le peuple, s’ajoutait l’agitation produite et entretenue par les discussions dont retentissaient les assemblées politiques. « Quelle est, s’écria M. Stettler « dans le grand Conseil de Berne, quelle est la Puissance qui nous insulte ? Celle pour laquelle nous avons versé des torrents de sang qui rougiraient le Rhin depuis sa source jusqu’à la a mer. » Les journaux tonnaient, de leur côté. Dans le Nouvelliste vaudois, M. Gaullieur prodiguait les encouragements à ceux des députés qui, tels que MM. Baumgartner et Bruggiser, couvraient courageusement de leurs personnes l’honneur de leur pays, et il poursuivait sans relâche ceux qu’animaient des susceptibilités moins fières MM. de Chambrier (de Neufchatel), Schmid (d’Uri), Burckardt (de Bâle). « On remarque, disait le Fédéral, que parmi les membres de la haute administration française se trouvent actuellement trois ministres élevés en Suisse ou par des Suisses MM. Guizot, Gasparin, Duchâtel ; un fonctionnaire issu d’une famille suisse, M. Delessert ; et le président du Conseil, M. Molé, qui, lors de l’émigration, vint en Suisse réclamer un asile et l’obtint : sans parler de S. M. Louis-Philippe Ier, qui plus d’une fois s’est montrée glorieuse de l’hospitalité que le duc de Chartres avait trouvée en Suisse. » Tout semblait ainsi concourir à précipiter la rupture, et même à la rendre terrible. Les uns faisaient remarquer que le blocus commercial, après tout, ne serait pas moins funeste à la France qu’à la Suisse ; ils prouvaient par d’irréfutables calculs qu’il s’agissait pour le commerce français d’une perte de plus de 40 millions ils montraient les villes de Lyon et de Marseille profondément émues et inquiètes. Les autres, prévoyant la guerre, rappelaient à leurs concitoyens tout un passé d’héroïsme guerrier le Bourguignon fuyant sur la route ensanglantée de Granson, au bruit de la trompe d’Unterwald et des cornets de Lucerne ; le chapeau du rival de Louis XI essayé sur le champ de bataille par un paysan des cantons victorieux ; l’ossuaire de Morat, et cet étang glacé où, dans la personne du Téméraire, la maison de Bourgogne était venue s’engloutir.
En même temps, on se préparait à la résistance par des actes. Une souscription nationale fut ouverte en faveur des citoyens sur qui pesait le manifeste du duc de Montebello. Et, pour qu’il restât bien constaté qu’aux yeux de la Suisse, la nation française n’était pas solidaire des fautes de son gouvernement, on fit circuler dans le canton de Vaud une adresse au peuple français conçue en ces termes :
« Français de juillet, vous allez nous faire la guerre, à nous qui vous sommes unis par six siècles de fraternité, à nous qui avons accueilli avec enthousiasme votre glorieuse révolution, qui avons donné asile à vos proscrits, qui avons mêlé notre sang au vôtre dans les batailles. Et quel est notre crime ? D’avoir secoué le joug d’une faction qui mettait notre vieille indépendance républicaine aux pieds des monarques de l’Europe d’avoir déchiré le voile qui couvrait des menées infâmes ! Crime irrémissible, pour l’expiation du quel on nous appelle à un combat sacrilége ! Mais Dieu est juste ; il nous donnera le courage et la force, si l’on précipite vos soldats contre nous. Avec quelle douleur nous verserions leur sang ! Ah que du moins ils se rappellent, si la fortune leur livrait quelque point de notre territoire, que les hommes contre lesquels on les pousse sont leurs frères, et qu’ils doivent relever par leur humanité cette injuste et cruelle guerre. »
Mais, au milieu de ce vaste mouvement, le gouvernement de Berne ne montrait qu’indécision et frayeur. Le parti de la résistance n’y était guère représenté que par M. Stockmar. L’avoyer Tscharner voulait qu’on se soumît, et M. de Tavel qu’on eût recours à la médiation anglaise. Quelques voix s’élevèrent honteusement contre le préfet de Nidau, qui avait arrêté Conseil contre MM. Bille et Luft, qui, par ordre supérieur, avaient instruit contre l’espion. Enfin, pour comble d’humiliation, le Conseil d’État du canton de Vaud n’hésita pas à faire un procès au Nouvelliste vaudois sur la demande de l’ambassadeur français, et pour plaire à un gouvernement qui, non content de tenir la Suisse bloquée, suspendait le paiement des rentes dues à des Suisses par la France. Le Nouvelliste vaudois avait parlé de transfuge de Famars, d’apostat de l’Hôtel-de-Ville : M. de Montebello basa sa plainte sur ce que le journal, par ces expressions, avait désigné Louis-Philippe. Et, comme on craignait que la condamnation de la feuille n’allât point jusqu’à l’emprisonnement de son rédacteur, le parquet de Lausanne fit arrêter M. Gaullieur préventivement, sous prétexte qu’il n’avait pas fourni un cautionnement extraordinaire, exigé pour un cas pareil. L’événement prouva que le parquet de Lausanne avait bien fait de hâter l’accomplissement des vengeances qu’il servait, car M. Gaullieur ne fut condamné qu’à une faible amende « Vu, était-il dit dans les considérants, empreints d’une légèreté injurieuse et inconvenante, que, bien que le roi des Français ne fût pas nominativement désigné dans l’article incriminé, il n’y avait pas moyen de le méconnaître dans les expressions de transfuge et d’apostat ; vu, surtout, quant à la première, que, d’après l’Histoire de la Révolution française par M. Thiers, le duc d’Orléans était le seul officier général qui eût passé dans le camp ennemi avec Dumouriez. »
Une Diète extraordinaire avait été convoquée elle se rassembla le 7 octobre 1836, et le périlleux honneur de préparer une réponse à l’ultimatum de M. de Montebello fut confié à une commission composée de sept membres MM. Tscharner, Monnard, Keller, Amrhyn, Kern, Nagel et Maillardoz. Des travaux de cette commission sortirent bientèt trois projets de réponse, dépourvus tous trois d’énergie, et présentés, le premier par la majorité de la commission, le second par M. Tscharner, le troisième par M. Maillardoz. La discussion eut lieu à huis clos, et ce ne fut qu’après plusieurs séances orageuses que la Diète composa, des divers projets, une réponse définitive. La Suisse y revenait formellement sur ses décisions antérieures, et y déclarait que la Diète n’avait eu aucunement l’intention d’offenser le gouvernement français en décidant que les pièces de l’affaire Conseil lui seraient envoyées[3] De sorte que la mauvaise cause triomphait, et par la violence du plus fort, et par la pusillanimité du plus faible triste couronnement de tant de scandales !
Or, la veille même du jour où la Diète oubliait à ce point ce que réclame la dignité d’une république, voici ce que racontait, avec une arrière-pensée d’insulte sans doute, la Gazette d’Augsbourg, organe censuré des chancelleries « La petite république de St-Marin, qui fait si peu de bruit dans le monde politique, avait écrit à Louis-Philippe une lettre de félicitation à l’occasion de l’attentat d’Alibaud. Le monarque répondit en termes très-gracieux que la continuation de sa bienveillance était acquise à la république de Saint-Marin, mais que, pour la mériter, elle ferait bien d’éloigner de son territoire huit réfugiés qui y avaient été accueillis. La lettre mentionnait, entre autres individus à expulser, le docteur Bergonzi, de Modène. Le gonfalonier répondit, au nom de la république, qu’il ne pouvait être donné suite à la demande du roi des Français, et que les réfugiés désignés avaient si bien su acquérir l’estime des citoyens de la république, que ceux-ci n’hésiteraient pas à s’opposer, même par la force, à l’expulsion des proscrits. Il est à observer que la France a pris l’initiative de cette demande d’expulsion, et que jusqu’ici aucune insinuation semblable de la part d’une autre Puissance n’est arrivée à Saint-Marin. »
Le gouvernement français ayant fait savoir à la Suisse qu’il se tenait pour satisfait, la querelle se trouva ainsi apaisée. Mais il en resta dans le cœur des Suisses un ressentiment amer, un ressentiment légitime. Et l’Autriche eut cette double satisfaction d’avoir créé des ennemis nouveaux à la royauté de juillet, et de l’avoir humiliée, à la face du monde, jusqu’à l’armer contre le principe démocratique, au nom des intérêts, des haines et des défiances du vieux despotisme.
Cependant, un complot se tramait qui allait causer en France beaucoup de surprise et d’agitation. Des deux fils de l’ancien roi de Hollande, frère de Napoléon, l’aîné, on l’a vu, avait succombé, dans les troubles d’Italie, à une mort aussi mystérieuse que prématurée. Et quant au plus jeune, retiré en Suisse, il s’y était appliqué sans relâche à préparer de loin des projets qui souriaient à son orgueil et répondaient aux plus vives aspirations de son âme. Neveu de celui que la France appelait l’Empereur, l’Empereur par excellence (Imperator), et condamné au tourment d’une jeunesse obscure, ayant à venger ses parents proscrits, exilé lui-même par une loi injuste d’un pays qu’il aimait et dont on pouvait dire sans exagération que Napoléon le couvrait encore de son ombre, Louis Bonaparte se croyait destiné tout à la fois à soutenir l’honneur de son nom, à punir les persécuteurs de sa famille, à ouvrir à son pays abaissé quelque issue vers la gloire.
Du reste, et bien qu’il se posât en prétendant, la démocratie lui paraissait une puissance trop redoutable pour qu’il se crût dispensé de compter avec elle. Son dessein était donc d’essayer du prestige de son nom pour renverser la dynastie d’Orléans, sauf à convoquer ensuite le peuple pour le consulter et lui obéir.
Que ce respect pour le principe de la souveraineté populaire fût, de la part du jeune prince, parfaitement sincère et loyal, rien de plus certain ; mais la part que, dans son désir, il faisait à son ambition, n’en était point pour cela moins grande. Héritier de la tradition impériale, pourrait-il n’être pas désigné par le peuple, surtout lorsqu’il lui apparaîtrait entouré de l’éclat d’une révolte heureuse ? Voilà ce que Louis Bonaparte ne mettait pas en doute, bien convaincu que toute révolution, dans des temps d’ignorance et d’incertitude, s’accomplit suivant le programme, adopte le drapeau avec lequel on l’a commencée, et tourne aisément au profit du gouvernement provisoire qui se présente le lendemain.
Mieux inspiré, plus magnanime, il eût cherché la gloire dans un désintéressement absolu, et peut-être y eût-il trouvé le succès. Mais l’éducation que reçoivent les princes ne les porte pas à d’aussi hautes pensées !
Quoi qu’il en soit, l’entreprise était hasardeuse, et le prince qui l’avait conçue n’avait pas encore tout ce que devaient lui donner plus tard les enseignements de la mauvaise fortune.
Savoir commander à son cœur, être insensible et patient, n’aimer que son but, dissimuler ; ne pas dépenser son audace dans les projets et la réserver tout entière pour l’action pousser au dévouement sans trop y croire, traiter avec la bassesse en la devinant, mépriser les hommes ; pour devenir fort, le paraître ; et se donner des créatures, moins par la reconnaissance, qui fatigue le zèle, que par l’espérance, qui le stimule… : là est, dans le sens égoïste et vulgaire du mot, le génie des ambitieux. Or, le prince Louis Bonaparte n’avait, soit en qualités, soit en vices, presque rien de ce qui le compose. Sa sensibilité, facile à émouvoir, le livrait désarmé aux faux empressements des subalternes. Il lui arrivait quelquefois de mal juger les hommes, par précipitation ou par bonté. La fougue de ses désirs le trompait et l’entraînait. Doué d’une droiture nuisible à ses desseins, il avait, par un rare assemblage, et l’élévation d’âme qui fait aimer la vérité, et la faiblesse dont profitent les flatteurs. Pour augmenter le nombre de ses partisans, il se prodiguait. Il ne possédait, en un mot, ni l’art de ménager ses ressources ni celui d’en exagérer habilement l’importance. Mais, en revanche, il était généreux, entreprenant, prompt aux exercices militaires, élégant et fier sous l’uniforme. Pas d’officier plus brave, de plus hardi cavalier. Quoique sa physionomie fût douce plutôt qu’énergique et dominatrice, quoiqu’il y eût une sorte de langueur habituelle dans son regard, où passait la rêverie, nul doute que les soldats ne l’eussent aimé pour ses allures franches, pour la loyauté de son langage, pour sa taille, petite comme celle de son oncle, et pour l’éclair impérial que la passion du moment allumait dans son œil bleu. Quel nom, d’ailleurs, que le sien !
Aussi aurait-il voulu prendre son point d’appui dans l’armée et c’était pour se révéler à elle qu’il avait publié, sous le titre de Manuel d’artillerie, un ouvrage où le résultat des plus savantes études était exposé dans un style ferme, clair et précis.
Mais comment vaincre, sans le concours du peuple ? Et, une fois vainqueur, comment se maintenir, sans l’assentiment de la bourgeoisie ? Elevé dans rexil et ne connaissant pas son pays, Louis Bonaparte se persuada que la bourgeoisie n’avait gardé, de l’Empire, d’autres souvenirs que ceux de la révolution tenue en lesse, de l’ordre rétabli, du Code civil fondé. Le peuple, il crut que pour l’entraîner il suffirait de la vue de l’aigle sur les étendards et du bruit des clairons. Double erreur ce que la bourgeoisie, adonnée aux arts de la paix, se rappelait le mieux, dans l’histoire de Napoléon, c’était son despotisme coloré par la guerre ; et, parmi le peuple, les plus intelligents, ceux qui donnent le signal, savaient bien que si Napoléon, par la conquête, avait semé en Europe les germes de la démocratie, il n’avait rien négligé pour les étouffer en France.
Continuer l’Empereur ! Mais c’était parce que son œuvre était finie, sa mission épuisée, qu’on l’avait laissé mourir sur ce rocher où, selon le mot de Chateaubriand, on l’apercevait de toute la terre.
Et puis, Louis Bonaparte, s’il voulait plaire en France à la classe bourgeoise, était irrésistiblement conduit à abandonner ses idées guerrières. Et dès-lors, qu’eût-il apporté à l’armée ? qu’eût-il apporté au peuple ? La continuation de l’œuvre de Napoléon moins la guerre ; c’eût été — il était permis de le craindre — le despotisme moins les triomphes, les courtisans sur nos têtes moins l’Europe à nos pieds, un grand nom moins un grand homme, l’Empire enfin moins l’Empereur.
Louis Bonaparte, cependant, était pressé d’agir. Par des agents dévoués, il sonde les dispositions des troupes, interroge le zèle des officiers, entre en relation avec des personnages importants, se fait rendre compte de la situation des partis. Le résultat des informations prises ne fut ni tout-à-fait favorable ni tout-à-fait décourageant des germes de fermentation existaient dans l’armée ; nul doute que, par le souvenir, elle n’appartînt à Napoléon parmi les chefs de corps, quelques-uns promettaient leur épée, mais seulement pour le lendemain d’un premier succès ; et les personnages marquants auxquels des ouvertures avaient été faites se montraient plutôt bienveillants qu’hostiles. Quant au parti républicain, le seul que Louis-Bonaparte craignît et fût résolu à ménager, n’était-il pas réduit à ajourner ses espérances, faute d’un nom, faute d’un chef ? C’est ce que le jeune prince crut complaisamment, sur la foi de quelques paroles d’Armand Carrel qu’on lui rapporta, et dont ses illusions exagérèrent la portée.
Il quitta donc le château d’Arenenberg, et, libre des trop doux liens dont l’entourait, dans sa vigilance alarmée, la tendresse maternelle, il se rendit aux eaux de Baden-Baden, où l’attirait le voisinage de l’Alsace, et où le plaisir devait masquer les projets de son ambition.
Ce fut là que se nouèrent les principaux fils du complot. Ce fut là aussi que le prince gagna le colonel Vaudrey, qui commandait à Strasbourg le 4e régiment d’artillerie conquête précieuse pour Louis Bonaparte, puisque Strasbourg figurait en première ligne dans le plan qu’il s’était tracé.
Ce plan était hardi et bien entendu. On devait d’abord obtenir l’adhésion des démocrates alsaciens par la perspective du peuple loyalement convoqué, enlever la garnison de Strasbourg au cri de Vive l’Empereur, appeler les citoyens à la liberté et la jeunesse des écoles aux armes, confier les remparts à la garde nationale, puis, à la tête des soldats soulevés, marcher sur Paris. Et alors ce qui se peignait naturellement à l’esprit de Louis Bonaparte, c’étaient les villes surprises, les garnisons enlevées, les jeunes gens poussés sur la trace d’une telle aventure, les vieux soldats quittant de toutes parts la charrue pour venir saluer le passage de l’aigle, au bruit des acclamations prolongées le long des routes d’échos en échos, et le ressentiment de l’invasion, le souvenir des grandes guerres, se réveillant sur chaque point des Vosges, de la Lorraine, de la Champagne.
Que pourrait alors le gouvernement ? S’enfermerait-il dans la capitale, au milieu de l’agitation croissante des faubourgs ? Ou bien, avec les troupes qui servent d’ordinaire à la contenir, s’avancerait-il en rase campagne, appuyé sur leur fidélité douteuse et laissant derrière lui Paris embrasé ? Dans l’un et l’autre cas, la situation pour lui était terrible.
Mais il fallait l’emporter à Strasbourg. Louis Bonaparte s’y était ménagé des intelligences : il s’y rend en secret pour juger par lui-même de l’état des choses, convoque ses amis, les consulte. La réponse trompa son désir. Il trouvait des hommes incertains quoique très-dévoués à la mémoire de son oncle, et ne croyant qu’à demi au succès. Il repassa le Rhin, l’âme ouverte aux inquiétudes. Mais on ne renonce pas si vite à des espérances si, chères. D’ailleurs, le prince avait autour de lui des hommes qui l’excitaient, parce qu’ils jouaient sur les hasards de sa fortune.
Le département du Bas-Rhin était commandé, à cette époque, par un vieux soldat de l’Empire, le lieutenant-général Voirol. Louis Bonaparte avait compté sur lui, et lui avait demandé un rendez-vous dans une lettre aussi affectueuse que pressante. Le général Voirol s’abstint d’une démarche qui ne pouvait que le compromettre, et même il crut devoir parler à M. Choppin d’Arnouville, préfet de Strasbourg, des projets qu’on semblait nourrir aux portes de la France. Le préfet répondit, — d’après ce que le général Voirol a déclaré plus tard, — qu’il avait un agent auprès du jeune prince. D’un autre côté, l’éveil était donné au gouvernement. Un capitaine, nommé Raindre, avait reçu de Louis Bonaparte des ouvertures qu’il ne s’était pas contenté de repousser et dont il donna communication à M. de Franqueville, son commandant, qui en référa au général Voirol. Celui-ci, qui n’avait pas envoyé au ministre la lettre de Louis Bonaparte, n’hésita plus à le faire, et le capitaine Raindre partit, avec cette lettre, pour Paris. Mais, soit qu’on ne vît aux tentatives dénoncées aucun caractère sérieux, soit qu’on ne fût pas fâché de laisser se développer jusqu’à un certain point un complot qu’on se croyait sûr d’étouffer sans peine, nul obstacle ne fut mis aux menées des conspirateurs, et le dénoûment devint inévitable.
L’ardeur des conjurés allait croissant ; et s’ils n’avaient pas été capables de puiser dans leur propre sein la résolution et l’audace, une femme était là qui leur en eût donné l’exemple. Fille d’un capitaine de la garde impériale et élevée dans le culte de Napoléon, Mme Gordon avait été initiée, à Lille, aux projets de Louis Bonaparte, à l’insu du prince lui-même et se jetant aussitôt dans la conspiration avec cette impétuosité qui caractérise le dévoûment des femmes, elle était accourue à Strasbourg. Cantatrice, elle parut à Bade, y donna des concerts et un jour Louis Bonaparte apprit, avec un étonnement mêlé d’abord d’inquiétude, qu’il n’y avait pas à se cacher de l’artiste dont il applaudissait le talent, et qu’elle savait tout. À dater de ce jour, Mme Gordon n’eut plus qu’une pensée, celle du succès et, comme elle avait beaucoup d’intelligence et de passion, elle ne tarda pas à acquérir une influence qu’elle mit tout entière au service du complot.
Le 25 octobre 1836, Louis Bonaparte, qui était revenu de Bade à Areneaberg, quittait de nouveau l’asile maternel, après avoir prétexté une partie de chasse dans la principauté d’Héchingen. Un rendez-vous avait été assigné dans le grand duché de Bade à quelques personnages importants sur lesquels on comptait. Le prince n’y trouva personne, attendit pendant trois jours, et se décida enfin à partir pour Strasbourg, où il arriva, le 28 octobre, à dix heures du soir. Le lendemain, il eut avec le colonel Vaudrey un entretien qui aurait fait hésiter une âme plus patiente que la sienne. Le colonel objectait la témérité de l’entreprise, le nombre des chances contraires, l’extrême incertitude du succès au milieu de tant d’intérêts prompts à s’alarmer et de tant de passions ennemies, l’inconvénient d’exposer le neveu de l’Empereur à de si grands périls. Et ces conseils de la prudence avaient d’autant plus d’autorité qu’ils venaient d’un homme plein de bravoure et long-temps éprouvé par les combats. Mais Louis Bonaparte se jugeait trop engagé pour reculer le colonel céda. Alors, le prince lui ayant montré un papier par lequel il assurait 10,000 francs de rente à chacun de ses deux enfants, le loyal militaire déchira le papier et répondit « Je donne mon sang, je ne le vends pas ».
Louis Bonaparte avait eu beaucoup moins de peine à décider le commandant Parquin, officier en qui revivaient, et les traditions de la vieille garde, et cet enthousiasme superstitieux que Napoléon avait su imprimer à la vie des camps.
Le 27 octobre 1836, à huit heures du soir, le prince appela auprès de lui ses principaux partisans, et la délibération s’ouvrit.
Trois régiments d’infanterie, un bataillon d’ouvriers du génie, et trois régiments d’artillerie composaient la garnison de Strasbourg. Mais c’était principalement sur les artilleurs qu’il était permis de compter. La marche à suivre semblait dès-lors toute tracée. Le 3e d’artillerie étant le seul des régiments de cette arme qui eût sous la main ses chevaux et son parc, on se serait d’abord adressé à lui, et l’enlever suffisait au succès : le 4e d’artillerie n’aurait pas hésité à obéir à la voix de son colonel, qui était du complot on avait des intelligences dans le corps des pontonniers, et leur adhésion n’était pas douteuse ; enfin le colonel Vaudrey possédait les clefs de l’arsenal.’Il n’y avait donc plus, l’artillerie soulevée, qu’à se porter sur la place d’armes et à y braquer les pièces de canon dont on était maître. L’infanterie, alors même qu’elle n’eût pas été entraînée, ne pouvait rien contre un semblable appareil de forces. Et la ville obéissait. Il est vrai que l’insurrection ainsi conçue n’eût été qu’un soulèvement de soldats. Mais quand on essaie d’un complot militaire, il ne faut pas l’exécuter à demi. Puisqu’on mettait en mouvement des hommes d’épée, l’essentiel était de conquérir le pouvoir, et on eût toujours été à temps de rassurer le peuple sur l’usage qu’on en voulait faire.
Un autre avis prévalut, et c’était le pire. Il fut arrêté qu’on irait d’abord au quartier d’Austerlitz, occupé par le 4e d’artillerie, et que, si l’on y était favorablement accueilli, on pousserait droit au 46e de ligne, c’est-à-dire à la caserne Finkmatt, située à l’extrémité d’une ligne de remparts le long de laquelle se trouvaient l’hôtel-de-ville, la préfecture, la division militaire, la subdivision, postes dont on devait s’emparer chemin faisant. Ainsi, l’on faisait tout dépendre d’une démarche hasardée avec des forces insuffisantes auprès d’un régiment dont on n’était pas sûr, et l’on renonçait à ce qu’il y aurait eu de décisif dans l’aspect des rues se remplissant de cavaliers et des places hérissées de canons !
Mais Louis Bonaparte avait confié son secret à des citoyens aimés du peuple, il comptait sur leur appui, il aurait voulu donner au mouvement une couleur démocratique, et il lui répugnait de prendre au début même de l’entreprise, une attitude de nature à porter ombrage à la liberté. Inspiration plus honorable que réfléchie ! car le mouvement devait commencer de grand matin, à une heure où il n’y avait pas lieu de compter sur l’affluence du peuple et son concours.
Le conseil s’étant séparé, la nuit fut employée à rassembler dans une maison voisine du quartier d’Austerlitz le reste des conjurés, à rédiger des proclamations, à régler les détails du plan convenu, à distribuer les rôles. Cependant, le 30 octobre, à cinq heures du matin, un signal redoutable a retenti. Au quartier d’Austerlitz, le colonel Vaudrey fait sonner l’assemblée. Le temps est triste. Les toits se couvrent de neige. Réveillés par les éclats de la trompette, les soldats se lèvent précipitamment, saisissent leurs armes, et, surpris, ils descendent dans la cour. Cette occasion tant cherchée par Louis Bonaparte, elle est enfin venue, elle le sollicite, le presse. Lui, tout entier alors à sa mère absente, il lui écrit deux lettres, la première de triomphe, la seconde d’adieu éternel ; il les remet l’une et l’autre à son aide-de-camp, d’une main tremblante et l’œil humide ; puis, ramenant vers son but toutes ses pensées, il va, suivi de ses compagnons, où il croit que le destin l’appelle.
Les soldats du 4e attendaient, formés sur deux lignes se faisant face, et les regards fixés sur le colonel Vaudrey, seul au centre de la cour. Tout-à-coup le prince paraît en uniforme d’officier d’artillerie. Il s’avance d’un pas rapide vers le colonel, et celui-ci le présentant aux troupes : « Soldats, s’écrie-t-il, une grande révolution commence en ce moment. Le neveu de l’Empereur est devant vous. Il vient se mettre à votre tête. Il arrive sur le sol français pour rendre à la France sa gloire et sa liberté. Il s’agit de vaincre ou de mourir pour une grande cause, la cause du peuple. Soldats du 4e régiment d’artillerie, le neveu de l’Empereur peut-il compter sur vous ? » À ces mots, un indescriptible transport s’empare des soldats. Vive l’Empereur ! crie chacun d’eux ; et ils agitent leurs armes, et une clameur immense, prolongée, monte vers le ciel. Profondément ému, Louis Bonaparte fait signe qu’il veut parler : « C’est dans votre régiment que l’Empereur Napoléon, mon oncle, a fait ses premières armes avec vous il s’est illustré au siège de Toulon et c’est votre brave régiment qui, au retour de l’île d’Elbe, lui ouvrit les portes de Grenoble. Soldats, de nouvelles destinées vous sont réservées. Et, prenant l’aigle que portait un officier : « Voici le symbole de la gloire française, qui doit devenir aussi désormais l’emblème de la liberté. » Les acclamations redoublèrent, mêlées au bruit des instruments guerriers ; et le régiment se mit en marche.
Mais une partie de la ville était encore endormie. Aucun aliment ne s’offrait à l’enthousiasme, dans les rues, toutes remplies de silence et solitaires. Seulement, des portes s’ouvraient, de loin en loin, montrant sur le seuil des maisons quelques habitants au visage étonné ; et si, parmi les rares passants qu’on rencontrait, il y en avait qui, emûammés par la vue de l’aigle, se joignaient impétueusement au cortége, d’autres le suivaient d’un mouvement machinal, ou s’arrêtaient, interdits, pour le voir passer.
Au quartier général, le poste présenta les armes en criant Vive l’Empereur, et la colonne s’étant arrêtée, Louis Bonaparte monta chez le général Voirol. Quelques-uns ont pensé que le général Voirol tenait au chef des conjurés par des sympathies très-vives quoique secrètes, et que, s’il ne consentit pas à s’associer activement au complot, il se laissa du moins volontiers réduire à l’impuissance de le combattre. Mais cette hypothèse, démentie par l’ensemble des faits, l’est aussi par les témoignages les plus dignes de foi. Il est sûr que, sommé par le prince d’entrer dans le mouvement, le général s’y refusa en termes énergiques et qu’il fut retenu prisonnier dans son propre hôtel par des canonniers sous les ordres du commandant Parquin.
Pendant ce temps, tout semblait concourir au succès de l’entreprise. Avec un cri, avec un geste, le lieutenant Laity enlevait le bataillon de pontonniers ; les officiers Dupenhoët, Gros, Pétri, de Schaller, Couard, Poggi, Lombard, s’étaient heureusement acquittés des missions diverses confiées à leur audace ; le télégraphe appartenait à l’insurrection ; commandés par M. de Persigny, des canonniers venaient d’arrêter le préfet les proclamations s’imprimaient rapidement ; le 3e d’artillerie montait à cheval la ville se réveillait au sein d’une rumeur devenue formidable, et la colonne qui suivait Louis Bonaparte touchait à la caserne Finkmatt. Mais les choses ne tardèrent pas à changer de face.
La caserne Finkmatt est située entre le faubourg de Pierre et le rempart, sur une ligne qui leur est parallèle. Liée au faubourg par une ruelle extrêmement étroite qui aboutit à l’entrée principale du quartier, elle n’est séparée du rempart que par une cour allongée qui s’ouvre à l’une de ses extrémités au moyen d’une grille en fer. Or, il avait été convenu qu’on prendrait le chemin du rempart, seul itinéraire qui permît un déploiement de forces imposant, et, en cas d’insuccès, la retraite. Mais, par une fatalité inexplicable, la tête de colonne s’égare, elle pénètre dans la ruelle, laissant dans le faubourg de Pierre le gros de la troupe, et Louis Bonaparte se trouve ainsi engagé, avec une faible escorte, dans une cour qui, la fortune venant à manquer à son appel, lui pouvait servir de prison ou de tombeau.
Toutefois, à ce nom magique de l’Empereur qu’ils entendent prononcer, les fantassins accourent de toutes parts, un vieux sergent s’écrie qu’il a servi dans la garde impériale, et il s’incline pour saisir les mains du prince, qu’il embrasse en pleurant. À ce spectacle, les soldats s’émeuvent ; et déjà ils entourent Louis Bonaparte avec des témoignages de sympathie, déjà le cri de Vive l’Empereur s’élève, quand tout-à-coup un bruit étrange se répand On assure que c’est le neveu du colonel Vaudrey qui se présente sous le nom de Louis Bonaparte, odieusement usurpé, et un lieutenant nommé Pleignier s’élance vers le prince pour l’arrêter. Arrêté lui-même par les artilleurs, il se débat courageusement, tandis que ses soldats s’avancent pour le dégager. La situation était décisive. Pour en conjurer le péril, un coup de pistolet suffisait peut-être Louis Bonaparte ne put se résoudre à le tirer. Il fit même relâcher le lieutenant, qui, en revenant à la charge, provoqua une lutte nouvelle. Sur ces entrefaites, le lieutenant-colonel Taillandier était arrivé, et, à sa voix, la défiance s’était changée en colère. La cour retentissait de menaces, les sabres étincelaient. Avertis, de leur côté, des dangers du prince, les artilleurs, restés dans le faubourg de Pierre, s’étaient ébranlés. Soudain on les aperçoit qui se précipitent en foule dans le quartier, et avec eux entrent pêle-mêle soixante canonniers à cheval. Violemment refoulée aux deux extrémités de la cour, l’Infanterie alors pousse des cris, de rage, se reforme, et revient d’un air farouche sur les partisans du prince, acculés, pressés, renversés par les chevaux contre la courtine du rempart. Ce fut un spectacle, ce fut un moment terrible. Ici les fantassins abaissant leurs baïonnettes ; là les artilleurs penchés sur leurs mousquetons et prêts à faire feu ; au-dessus, et le long des remparts, le peuple se répandant en vœux pour le prince et accablant l’infanterie d’une grêle de pierres, au milieu des clameurs confuses, du roulement des tambours, du cliquetis des armes et du piétinement des chevaux.
Mais tout cela fut de courte durée. C’est être vaincu, dans une insurrection, que de tarder à vaincre. Quelques coups de fusil tirés en l’air, sur l’ordre du lieutenant-colonel Taillandier, intimidèrent le peuple. MM. de Gricourt et de Querelles avaient proposé à Louis Bonaparte de lui frayer un passage l’épée à la main : il repoussa l’offre et fut arrêté. « Rendez-vous ! » criait-on en même temps au colonel Vaudrey. Et lui de refuser. Mais M. Taillandier s’étant approché et lui ayant dit à voix basse que la révolte passait dans la ville pour un mouvement légitimiste, il ordonna enfin à ses canonniers de se retirer et il se rendit.
C’en est fait : le général Voirol s’est échappé. Le commandant Parquin se présente à la caserne Finckmatt en uniforme de maréchal de camp : on le saisit, on l’entraîne, et il a la douleur de se voir arracher une de ses épaulettes sans pouvoir se venger d’un tel outrage. Le 3e d’artillerie était en marche la nouvelle de l’arrestation du prince le disperse. À leur tour, les pontonniers conduits par Laity se débandent, et leur chef, dans un accès de noble désespoir, court partager le malheur du prince dont il n’a pu sauver la fortune. Mme Gordon est surprise livrant aux flammes des papiers remplis d’importants secrets : on l’arrête ; mais, par sa présence d’esprit, elle occupe la surveillance des gardes, et M. de Persigny en profite pour s’évader. Bientôt, ce ne sont, par la ville, que mouvements qui témoignent de la colère et de l’inquiétude des vainqueurs. Puis, le calme renaît, et il ne reste plus de la révolte que cette agitation sourde qui suit toute forte commotion.
Le même jour, et par une singulière coïncidence, quelques soldats d’un régiment de hussards formaient à Vendôme le plan d’un soulévement militaire qui avait pour but de proclamer la république. Dénoncé avant l’heure fixée pour l’exécution, le complot fut étouné sans peine. Il avait été conçu par un brigadier nommé Bruyant, homme résolu et d’une trempe peu ordinaire. Arrêté, il parvint à se débarrasser de ses gardes, tua d’un coup de pistolet un sous-officier qui lui barrait le chemin, et traversa la Loire à la nage. Mais ses complices n’ayant pu l’imiter, il ne voulut pas se soustraire au sort qui les attendait, et, après avoir erré pendant quelque temps dans la campagne, il revint se constituer prisonnier.
Le Château fut consterné. Dans une si longue série de conspirations, d’émeutes, de secousses, l’impuissance du gouvernement éclatait d’une manière sinistre. Pour couvrir la gravité des événements, tout fut mis en œuvre. Les feuilles ministérielles n’insistèrent que sur la puérilité de l’entreprise, qu’elles appelèrent une échaunburée les agents du pouvoir reçurent ordre de fermer les yeux sur un grand nombre de coupables ; on n’eut pas honte d’affirmer, dans des relations officielles, que le 4e régiment d’artillerie avait seul pris part au mouvement, et l’on se contenta de destituer sans bruit deux officiers du 5e d’artillerie en réponse aux soupçons dont quelques esprits défiants poursuivaient le général Voirol, on l’éleva à la dignité de pair de France, et des remercîments furent adressés à la garnison de Strasbourg pour sa fidélité à la dynastie d’Orléans !
Quant à Louis Bonaparte, il fut décidé qu’on ne le jugerait pas, plusieurs pairs de France, anciens serviteurs de l’Empire, s’étant récusés d’avance, et le jury paraissant à des hommes qui s’essayaient à la monarchie, une magistrature trop subalterne pour prononcer sur le sort d’un prince. Le dogme de l’égalité devant la loi avait été, cependant, inscrit dans la Charte mais le Conseil des ministres fut d’avis qu’il était d’un mauvais exemple de traiter comme un simple citoyen un neveu d’empereur. Innocent, on l’avait condamné à un exil éternel ; coupable, on le plaçait au-dessus des lois. Privilége monstrueux donné pour corollaire à une monstrueuse iniquité !
Le 9 novembre (1836), Louis Bonaparte vit entrer dans sa prison le préfet et le général Voirol. Une voiture attendait à la porte : on l’y fit monter sans répondre à ses questions, sans écouter ses plaintes et les chevaux prirent rapidement la route de Paris. Se voyant alors entraîné loin de ses compagnons d’Infortune, Louis Bonaparte eut des pressentiments funestes. Trop rassuré sur ses propres périls, la tristesse le gagna, et l’on assure qu’il ne put retenir ses larmes. Il craignait, d’ailleurs, qu’on ne se bornât à le renvoyer en Suisse, ce qui eût fait de lui un conspirateur sans importance, dont il n’y avait lieu ni de punir les témérités ni de redouter les entreprises. Mais l’incapacité de ses ennemis le sauva de cette humiliation ils décidèrent que leur prisonnier serait immédiatement transporté en Amérique sur un bâtiment de l’État.
Louis Bonaparte, en effet, ne passa que deux heures à Paris. Il y fut reçu avec les égards convenables par M. Gabriel Delessert, préfet de police il y entendit des paroles qui adoucirent un peu l’amertume de son cœur ; et, dans sa loyauté trop confiante, il écrivit au roi une lettre où il intercédait pour ses amis captifs, ajoutant, pour ce qui le concernait lui-même, quelques expressions de gratitude. Il n’avait pas prévu que, familiarisés avec le mensonge, les courtisans dénatureraient cette démarche d’une manière odieuse et la transformeraient en une solennelle promesse faite par lui de rester en Amérique pendant dix ans !
Ce fut le 21 novembre (1836) que le neveu de Napoléon s’éloigna de cette terre sacrée de France où l’avait poussé tout ce qui peut éveiller les puissances de l’âme : orgueil du nom, pensées de gloire, ressentiment légitime, amour de la patrie mêlée à l’ardeur des désirs ambitieux. Vaincu, il laissait derrière lui le dénigrement et le sarcasme. Mais les républicains, qui l’auraient poursuivi et abattu peut-être au sein de sa victoire, protégèrent noblement sa défaite et demandèrent respect pour son malheur.
Or, pendant qu’une dynastie née des révolutions et des combats tombait ainsi frappée dans la personne de son plus jeune représentant, le vieux Charles X touchait au tombeau et allait emporter avec lui les débris de cette monarchie capétienne vainement consacrée par la succession des âges.
Accueilli dans le château de Prague, après un séjour douloureux sur le sol anglais, Charles X s’était décidé, vers la fin, à quitter la Bohême. Goritz l’attirait par la salubrité de ses eaux, la douceur de son climat, et aussi par le voisinage du chaud soleil de l’Italie : la famille se mit en route. À travers les vicissitudes de l’exil, atteindrait-on le but désiré ? On raconte qu’en jetant un regard d’adieu sur la Moldau, sur le pont qui la traverse, sur Prague et ses flèches gothiques, le roi fugitif fut pris de mélancolie et dit : « Nous quittons ce château sans bien savoir où nous allons, à peu près comme les patriarches, qui ignoraient où ils planteraient leurs tentes. » Il gagna Tœplitz, et il commençait à y goûter quelque repos, lorsqu’il apprit que, dans la maison qu’il occupait, le roi de Prusse était attendu. Il fallut pousser plus loin, et, comme le choléra s’avançait, on dut s’arrêter à Budweiss, dans une petite et misérable auberge. Le duc de Bordeaux y tomba malade, et de ses souffrances, qui furent cruelles, il lui resta long-temps une grande pâleur : car celui qui naquit dans le palais des rois de France avait failli mourir au fond d’une obscure hôtellerie de Bohême, dans le silence et l’abandon. Du château de Kirchberg, où il avait cherché refuge en quittant Budweiss, Charles X fut chassé par la rigueur du climat, que rendaient plus sensible les approches de l’hiver ; et, dans les derniers jours du mois d’octobre 1836, tous les membres de la famille se trouvaient réunis à Goritz, en Styrie.
Ils y étaient à peine, que la température se glaça tout-à-coup un vent d’une violence extrême, le Bora, s’était levé la neige s’étendit sur toutes les montagnes environnantes : le vieux roi n’eut bientôt autour de lui que les plus sinistres images de la désolation et de la douleur. Sa santé, pourtant, n’avait jamais paru meilleure, et il faisait à pied de longues promenades. Mais ce qui était atteint chez lui, c’était le cœur. L’idée de la mort revenait souvent dans ses entretiens. « Il ne s’écoulera pas long temps, disait-il, d’ici au jour où l’on fera les funérailles du pauvre vieillard. » Et l’on remarqua qu’il s’abandonnait chaque jour davantage au regret de la patrie perdue.
Dans la matinée du 4 novembre (1836), jour de la Saint-Charles, il avait éprouvé durant la messe un saisissement de froid : il ne put assister au dîner, suivant ce qu’a raconté un des compagnons de son exil, M. de Montbel et lorsque, le soir, il entra dans le salon, où se trouvaient, avec quelques courtisans de leur infortune, les membres de sa famille, son aspect leur fut un sujet d’épouvante. Ses traits étaient contractés d’une manière étrange, sa voix avait une lugubre sonorité en quelques heures il avait vieilli de plusieurs années, et l’on ne pouvait déjà plus douter que la mort ne fut avec lui. Dans la nuit, la crise se déclara. Les docteurs Bougon et Marcolini furent appelés, et le cardinal de Latil vint donner l’extrême-onction au roi mourant. La messe fut ensuite célébrée près de son lit. Accablé par le choléra, Charles X priait encore. L’évêque d’Hermopolis étant venu le consoler et l’encourager dans ces heures d’angoisse, il se montra calme, résigné au départ, et s’entretint sans trouble des choses de l’éternité. Quelques instants après, on lui amena, pour qu’il les bénît, le duc de Bordeaux et sa sœur. Alors, étendant sur leurs têtes ses mains tremblantes : « que Dieu vous protége, mes enfants, dit-il ! marchez dans les voies de la justice… Ne m’oubliez pas… Priez quelquefois pour moi. » Dans la nuit du 5 novembre, il tomba dans un anéantissement profond. Il n’appartenait plus au monde extérieur que par un léger mouvement des lèvres. On commença de réciter autour de lui les prières des agonisants. Enfin, le 6 novembre (1836), à une heure et quart du matin, sur un signe du docteur Bougon, chacun se mit à genoux, des gémissements étouffés se firent entendre, et le Dauphin s’avança pour fermer les yeux de son père.
Le 11, les portes du Graffenberg s’ouvraient pour les funérailles. Le char, entouré de serviteurs tenant des torches, était précédé par le prince-archevêque de Goritz. Les ducs d’Angoulème et de Bordeaux suivaient, vêtus de manteaux noirs, l’un sous le titre de comte de Marnes, l’autre sous celui de comte de Chambord et, parmi beaucoup d’étrangers, quelques Français. Des pauvres marchaient en avant avec des flambeaux. Le corps fut porté au couvent des Franciscains, situé sur une hauteur, à peu de distance de la ville. Ce fut là, dans un sépulcre vulgaire, à la lueur d’une lampe près de s’éteindre, que les amis du monarque déchu furent admis à contempler pour la dernière fois sa figure, blanche et grave sous le suaire. Le corps avait été d’abord déposé dans une bière provisoire il en fut retiré pour être couché dans un cercueil de plomb, qui reçut l’inscription suivante :
TRÈS-HAUT, TRÈS-PUISSANT ET TRÈS-EXCELLENT PRINCE
CHARLES Xe DU NOM,
PAR LA GRÂCE DE DIEU ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE,
MORT À GORITZ LE 6 NOVEMBRE 1836,
ÂGÉ DE 79 ANS ET 28 JOURS.
Toutes les maisons régnantes de l’Europe prirent le deuil d’étiquette, une seule exceptée : la maison d’Orléans.
Telle fut la fin de Charles X, de ce prince si diversement éprouvé. En songeant de quelle source étaient venues ses fautes et à quelle expiation Dieu l’avait condamné, les âmes généreuses s’abstinrent de rappeler combien funeste avait été son royal passage à travers la France. Dans l’humiliation de ses cheveux blancs, dans les misères de sa vieillesse en peine d’un abri tranquille, dans ce qu’avaient eu de morne et de poignant ses adieux à la terre, quelques-uns ne virent que les suites naturelles de la victoire remportée par la révolution sur les rois ; et ceux-là même furent touchés d’une si grande infortune.
Pourtant, qu’est-ce que cela en comparaison de la longue agonie des peuples, perpétuée de siècle en siècle ? Et quels autres trésors de compassion l’histoire ne devrait-elle pas amasser pour ce qu’il faut de pleurs aux querelles où l’on se dispute un trône, et pour tant de nations broyées sous la roue des rois qui viennent ou des rois qui s’en vont, et pour tant de races incessamment sacrifiées à un petit nombre d’hommes, à leurs débats personnels, à leurs caprices, à leurs cruels plaisirs, à leur orgueil qui ne connaît point la pitié ? Après tout, l’émotion passée, il faut que la leçon reste. Et c’est une puissante, une mélancolique démonstration du déclin des monarchies, que la série des tragiques vicissitudes qui ont rempli soixante ans : la prison du Temple et Louis XVI sur un échafaud la mort de Louis XVII, étrange, inexpliquée tous ces fils, frères ou neveux de rois, courant effarés sur les chemins de l’Europe et allant mendier à la porte des républiques les Cosaques venant renverser l’Empire sur des chevaux marqués aux flancs de l’N Impériale ; l’île d’Elbe, Sainte-Hélène le fils de la duchesse de Berri élevé dans l’exil ; le fils de Napoléon enseveli par des mains autrichiennes ; Louis Bonaparte voguant vers l’Amérique sous le poids d’une défaite ; et, au fond d’une contrée lointaine, dans je ne sais quelle église sans nom, le Requiem chanté autour du cercueil de Charles X par des moines étrangers.