Histoire de l'expédition chrestienne/Livre I/chapitre X

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Diverses sectes de fausse Religion entre les Chinois.


CHAPITRE X.


DE toutes les sectes des Ethniques, dont au moins nostre Europe a eu cognoissance, je n’en ay jusqu’à present leu aucune qui soit tombé en moins d’erreurs, qu’on lit le peuple de la Chine estre tombé ez premiers siecles de son antiquité. Car je lis en leurs livres que les Chinois dez le commencement ont adoré une supreme & seule deité, qu’ilz appelloient Roy du Ciel, ou d’un autre nom Ciel & Terre ; d’où il paroist que les Chinois ont creu que le Ciel & la terre estoient animez, & qu’ilz ont adoré leurs ames pour supreme deité. Au dessouz de cete deité ilz adoroient aussi divers esprits tutelaires des montaignes, fleuves, & quatre parties du monde. Ilz disoient qu’en toutes actions il falloit escouter ce que la raison dictoit, laquelle lumiere de raison ilz confessoient avoir receuë du ciel. Or nous ne lisons nulle part que les Chinois aient publié ces monstres de vices de ceste supreme deité & des espris ministres d’icelle, que noz Romains, Grecz, & Egyptiens, (cerchans aux dieux la defense des vices) ont divulguez. D’où l’on peut, non sans cause, esperer que par la bonté infinie de Dieu plusieurs de ces anciens Chinois ont esté sauvez en la Loy de nature, estans aydez particulierement de ce secours, que Dieu n’a accoustumé refuser à aucun qui fait (comme disent noz Théologiens) tout ce qui luy est possible. Et on peut voir clairement cela par leurs Annales depuis quatre mille ans & plus, ou ont lit plusieurs choses par iceux vertueusement faites au proufit de la patrie, & du bien public. Le mesme se peut voir par des livres des anciens Philosophes pleins de tres-grande doctrine, qui durent jusqu’au jourd’huy ; par lesquelz ilz enseignent aux hommes le chemin de la vertu par des préceptes tres-salutaires ; en quoy ilz ne semblent ceder à noz plus fameux Philosophes.

Mais d’autant que la nature corrompue, sans le secours de la grâce, se porte tousjours de mal en pis : en apres avec le cours des siecles ceste première lumiere a tellement esté obscurcie, que si d’aventure quelques-uns s’abstiennent du cult des faux dieux, il y en a peu de ceux-là qui d’une cheute plus grande ne tombent en l’Atheisme. Or en ce chapitre je poursuivray trois sectes de tous les Ethniques d’entre les Chinois. Car nous parlerons expressement en autre lieu des vestiges des Sarazins, Juifz, & aussi des Chrestiens en la Chine.

Les livres des Chinois comptent trois sectes au monde : car ilz n’en cognoissent pas d’autres. La premiere est des hommes lettrez, l’autre est Sciequia, ilz appellent la troisiesme Laucu. Tous les Chinois, & les autres peuples voisins qui ont les characteres des Chinois, font profession de l’une de ces trois. Or ces peuples sont les Japons, Corians, Leuqui & Cocincinois. La secte des lettrez est la propre des Chinois, & tres ancienne en ce Royaume. Cete-ci gouverne la Republiques plusieurs livres. & est estimée par dessus toutes les autres. Les Chinois ne font pas chois de la loy de cete secte, ains ilz la reçoivent ensemble avec l’estude des lettres : & n’y a aucun de ceux qui estudient, ou qui acquièrent des honneurs literaires, qui ne face profession d’icelle. Ilz recognoissent Confutius duquel j’ay parlé ci-dessus, pour auteur & Prince des Philosophes. Or cete secte n’adore pas les idoles, voire mesme elle n’en a pas. Elle adore une seule deité, pource qu’elle croit que toutes ces choses inférieures sont maintenues & gouverneez par icelle. Elle adore aussi les espris : adore un mais avec moindre cult, & leur attribue moins de puissance. Les vrais lettrez n’enseignent ni la manière de la creation du monde, ni l’auteur ni le temps d’icelle. J’ay dit les vrais, pource qu’il y en a quelques uns moins fameux, qui proposent certains songes, mais fabuleux, & qui n’ont aucune vrai semblance, & ausquelz aussi pour cest occasion on n’adjouste aucune foy. En cete loy il est discouru de la recompense des bons, & des mauvais : mais ilz croyent, la plus part qu’elle est donnée en ceste vie, & qu’elle revient ou à l’auteur, ou à sa posterité selon ses merites. Les anciens à peine semblent avoir douté de l’immortalité des ames, car ilz parlent souvent, & aussi long temps apres la mort, des trespassez & de ceux qui sont ez cieux : mais des peines des meschans qui sont aux enfers il ne s’en dit mot. Mais les nouveaux lettrez enseignent que les ames meurent ensemble avec les corps, ou peu apres : & ainsi seulement ilz ne donnent aucun lieu au ciel, ni aux enfers pour la punition des meschans. Cela semble trop dur à quelques-uns, & pource ilz asseurent que les seules ames des bons vivent apres la mort parce qu’ilz disent que les espris des hommes se renforcent par l’exercice de la vertu, & s’unissent de sorte qu’ilz peuvent en apres durer long temps. Ce que les meschans ne pouvant faire, que leurs ames aussi-tost qu’elles sont sorties du corps s’esvanouissent, & se reduisent comme en fumée.

L’opinion toutefois la plus commune de ce temps me semble estre tirée de la secte des idolatres, & avoir esté introduite depuis cinq cens ans. Icelle asseure que cet Univers est composé d’une seule & mesme substance, & que le Créateur d’iceluy ensemble avec la terre & le ciel, les hommes & les bestes brutes, arbres & plantes, & finalement les quatre Elementz sont un corps continu, duquel grand corps chasques choses sont chasque membre. Ilz enseignent par l’unité de cete substance de quel amour toutes choses doivent estre unies ensemble & que chacun peut parvenir à la ressemblance de Dieu, d’autant qu’il est une mesme chose avec luy. Nous taschons de refuter ces inepties non seulement par raisons, mais encor par les tesmognages de leurs anciens sages, qui ont escrit toute autre chose.

Encor que les lettrez, comme nous avons dit, recognoissent un souverain & seul Dieu, ilz ne luy bastissent neantmoins aucun temple, & n’ordonnent aucun autre lieu pour l’adorer ; ilz n’ont aussi en suite de cela nulz prestres ou ministres de religion nulles cérémonies solemnelles qui doivent estre observeez de tous, nulz commandemens aussi qu’il soit defendu de transgresser, & aussi il n’y a aucun surintendant des choses sacreez, qui ait charge d’expliquer ou publier la loy, ou de punir ceux qui pèchent contre icelle. Et pour-ce ilz ne récitent ni chantent rien privement ou publiquement. Ains ilz asseurent que c’est au Roy seul qu’appartient la charge de sacrifier à ce Roy du ciel, & de l’adorer. Et si quel qu’un usurpoit ces sacrifices, il seroit puni comme criminel de leze Majesté & usurpateur du devoir du Roy. Pour cet effect le Roy a deux temples, certes magnifiques, en chasque cour Royale de Nanquin & Pequin. L’un est dedié au ciel, l’autre à la terre, ie Roy souloit du temps passé sacrdifier lui mesme dans ces temples, maintenant les Magistratz plus relevez tiennent sa place, & tuent des beufz, & brebis en grand nombre au ciel & à la terre, & leur rendent beaucoup d’autres ceremonies. Les seulz premiers Mandarins & plus grandz du Royaume sacrifient aux espritz des montagnes, fleuves, & quatre régions de cet Univers ; & ce cult n’est permis à aucun homme privé. Les préceptes de ceste loy sont contenues en ce volume de quatre livres, & des cinq doctrines, & n’y a aucun autre livre aprouvé, si ce n’est quelques commentaires sur ces volumes.

Or il n’y a rien en cete secte de plus celebre, ni qui soit plus coustumierement practiqué de tous, depuis le Roy jusqu’au moindre, que les obseques funebres avec lesquelz tous les ans ilz renouvellent le service & funerailles de leurs peres & aieulx, desquelz nous avons parlé ci dessus. Ilz establissent leur obeissance en cela, sçavoir obeissans, comme ilz disent, à leurs ancestres defuncts, comme s’ils estoient vivans. Ils ne croient pas toutefois que les morts mangent les viandes qu’ils leur servent, ou qu’ils ayent affaire d’icelles : mais ils disent qu’ils leur rendent ce devoir, parce qu’il semble qu’ils ne leur peuvent par aucun cun autre moyen tesmoigner l’affection qu’ilz leur portent. Voire plusieurs asseurent que ces ceremonies ont esté establies plustost en consideration des vivans, que des mortz, à fin que les enfans & autres plus grossiers soyent enseignez comme il faut obeir aux peres & mères vivans, qu’ilz voyent estre mesme apres la mort honorez avec tant de devoirs par les plus sages & plus qualifiez. Et d’autant qu’ilz ne recognoissent en iceux aucune partie de deité, & qu’ilz ne demandent ou esperent rien d’eux, cela semble estre esloigne de toute meschanceté du cult sacrilege, & peut estre aussi exempt de toute tache de superstition, Encor qu’il me semble que ceux qui auront receu la loy de Jesus Christ, feroient du tout mieux de changer tout cela en ausmones, pour estre eslargies aux pauvres pour le salut des fidèles.

Le propre temple des lettrez est celuy de Confutius Prince des Philosophes Chinois. Ce temple lui est par l’ordonnance des loix edifie en chasque ville, au lieu que nous avons ci-dessus dit s’appeller Eschole de lettres Icelui est eslevé avec grans despens. Et tout joignant est le palais du Magistrat qui preside à ceux qui ont obtenu le premier degré des lettrez. Au lieu plus celebre du temple on void sa statue, ou au lieu d’icelle son nom descrit en lettres d’or capitales sur une belle table. A son costé sont dresseez les statues de quelques-uns de ses disciples, que les Chinois ont mis au rang des Sainctz, mais du plus bas ordre. Tous les Magistratz des villes avec les denommez Bacheliers s’assemblent à chasque pleine & nouvelle Lune en ce temple, pour rendre leurs submissions coustumieres à leur maistre, & l’honorer avec leur flechissement de genoux, cierges allumez, & parfums ordinaires. Ceux la mesmes tous les ans le jour de sa naissance, & autres certains temps assignez selon la coustume luy offrent avec grand appareil des viandes, protestans luy rendre actions de graces pour la doctrine qu’ilz ont trouvé en ses livres, par le moyen de laquelle principalement ilz ont obtenu les degrez de science, & acquis les Magistratures plus honorabies & profitables de la Republique. Or il ne luy font aucune priere, ni demandent ou esperent rien de lui, comme nous avons dit qu’ilz font à l’endroit des defuncts.

On void aussi des autres temples de cete secte consacrez aux espris tutelaires de chasque ville, & propres à chasque Magistrat des Presidiaux. En iceluy ilz s’obligent par serment solemnel de garder justice & equité, & de s’acquiter deuement de leurs devoirs ; cela se fait par chasque Magistrat quand premierement il entre en dignité, ce que nous appellons ici prendre le seau. Ilz offrent aussi à ceux-ci des viandes, & leur allument des parfums ; mais non avec mesme cult que dessus. Car ils recognoissent en ceux-ci une certaine puissance divine de punir les parjures, & recompenser les bons.

L’intention finale de cete secte de lettrez à laquelle tendent tous les preceptes de leur institution, est la paix publique & repos du peuple, l’œconomie aussi des familles, & la disposition particuliere de chacun à la vertu. Pour à quoy parvenir ilz donnent certes des préceptes convenables, & iceux tous approchans de la lumiere de nature innée avec nous, & la verité Chrestienne. Ilz celebrent cinq combinations ou liaisons, esquelles toute la discipline des devoirs des hommes est contenue. Icelles sont du pere & du filz : du mari & de la femme: du maistre & du serviteur : des freres aisnez ou puisnez entr’eux : finalement des compagnons ou des esgaux. Ilz croient seulz avoir atteint ces alliances, & estiment que les peuples estrangers les ignorent ou les mesprisent.

Ilz condamnent le celibat, & permettent la polygamie ou pluralité de femmes. Ilz expliquent fort amplement le second précepte de charité en leurs livres ; Ne fais à autrui, ce que tu ne veux estre faict à toy mesme. C’est merveille combien ilz louent hautement la pieté & obeissance des enfans envers pere & mere, & non moins la fidelité des serviteurs à l’endroit des maistres, & le respect des petis vers les grandz. Or pource qu’ilz ne defendent ou commandent rien de ce qu’il faut necessairement croire de l’autre vie pour estre sauvé, il y en a plusieurs qui avec cete leur secte en meslent deux autres, & estiment avoir receu une grande Religion, s’ilz ne rejettent aucune fausseté. Ceux-là nient que cete-ci soit une secte, mais une certaine Académie instituée pour la conduicte de la Republique. Et en verité tant s’en faut que les statutz de cete Academie (excepté peu de choses) soyent contraires à la Religion Chrestienne, ains mesmes elle est beaucoup aidée & accomplie par icelle mesme.

L’autre secte des Chinois s’appelle Sciequia, ou Omitofo ; mais encre les Japons elle est nommée Sciacca & Amidaba. Ilz ont tous deux les mesmes characteres. La mesme loy aussi est dit Sotoqui par les Japons. Cete loy est parvenue en la Chine de l’Occident, apportée du Royaume qui s’appelle Thencis ou Scinto : lesquelz Royaumes auiourd’hui d’un seul nom sont appellez Indostan, situez entre les fleuve d’Inde, & le Gange. Or elle est parvenue en ce lieu l’an de nostre Salut 65. Et je trouve par escrit que le Roy de la Chine mesme envoia des Ambassadeurs pour ce subject, ayant esté induict par songe à ce faire. Les Ambassadeurs apportèrent de ce Royaume là des livres en la Chine, & amenerent des interpretes, par lesquelz en apres ces livres ont esté translatez en langue Chinoise : car les auteurs de ceste secte ne vindrent pas, veu qu’ilz n’estoient pas lors en vie. D’où paroissant certainement que ceste doctrine est passée des Chinois aux Japons, je ne puis pas assez comprendre combien veritablement les Japons sectateurs de cette opinion asseurent que ces Sciacca & Amidaba mesmes sont passez la, & sont venus du Royaume de Siam : car c’est chose manifeste, par les livres des sectaires de cette opinion, que ce Royaume de tous temps cognu aux Chinois est fort esloigne de celui qu’ilz appellent Thiencio.

Par ceci il paroist que cette doctrine a penetré en la Chine, lors que l’Evangile commençoit d’estre cognue au monde, par la predication des Apostres. Sainct Barthelemi Apostre publioit la loy Evangelique en l’Inde superieure, qui est le mesme Royaume d’Indostan, & confiné de l’autre : mais l’Apostre Sainct Thomas espandoit les raions Evangeliques en l’Inde inférieure vers le Midy. D’ou on pourroit estimer que les Chinois esmeus par la renommée de la verité Evangelique, l’auroient recerchée vers l’Occident : mais que par la faute des Ambassedeurs, ou la malice des peuples ausquelz ilz parvenoient, au lieu de la verite, ilz ont receu le mensonge apporté de dehors.

Les auteurs de cete secte semblent avoir tire quelques-unes de leurs opinions de nos Philosophes : car ilz soustiennent qu’il y a quattre Elements. Mais les Chinois assez sottement disent qu’il y en a cinq, le feu, l’eau, la terre, les metaux, & le bois, desquelz ilz estiment que tout ce monde Elémentaire, les hommes, les bestes, les plantes & tous autres corps mixtes sont composez. Elle forge, Avec Democrite & autres, plusieurs mondes, mais principalement ilz semblent avoir emprunte la transmigration des ames de la doctrine de Pythagoras, & ont adjousté plusieurs autres mensonges à cestui-cy, pour farder la fausseté. Or tout cecy semble avoir pris quelque ombrage non seulement de nos Philosophes, mais aussi de la lumiere Evangelique. Car cette secte introduit quelque forme de Triade, par laquelle elle conte que trois Dieux sont en apres unis en une seule Deite. Elle establit des recompenses aux bons dans le Ciel, & des peines aux meschans dans les Enfers. Elle louë tellement le Celibat qu’elles semble rejecter les mariages. Ilz recommandent à Dieu leurs maisons, & familles, & vont en pèlerinage en divers lieux demandans l’aumosne. Les ceremonies profanes de ceste secte ont une grande ressemblance avec celles de nos Ecclesiastiques. Vous diriez que les cantiques qu’il chantent ne sont pas beaucoup différents de l’office que nous appelions Gregorien. En leurs temples aussi ilz mettent des images. Leurs Sacrificateurs vestent des habits du tout semblables aux nostres, que d’un mot Ecclesiastiques nous appelions pluvials. En recitant leurs prieres ils redisent souvent un certain nom, qu’eux mesmes confessent ne cognoistre pas ; icelui est prononcé comme Tolome. Ilz semblent peut estre avoir voulu honorer leur secte par l’autorité de l’Apostre Bartholomé.

Mais des nuages tres noirs de mensonges ont esteinct ceste ombre de verité. Car ilz ont confondu le ciel & la terre, le lieu destiné aux recompenses & aux punitions ensemble. Ilz n’ont assigné l’eternité des ames en aucun d’iceux : mais ilz veulent qu’après quelques espaces de temps, elles renaissent derechef en quelques-uns de ces mondes qu’ilz establissent en nombre ; & alors ilz leur permettent de faire penitence de leurs pechez si elles s’amendent, & autres telles fables, par lesquelles ilz ont merveilleusement affligé ce Royaume. Ilz rejettent de leurs tables l’usage de la chair, & de toute autre chose vivante ; mais il s’en trouve peu qui s’ordonnent ceste abstinence, & donnent facilement absolution de ces pechez & autres aux coulpables s’ilz font quelque aumosne ; voire mesme ilz asseurent de pouvoir par leurs prieres redimer ceux qu’ilz veulent des tourmens de l’enfer.

Nous lisons que cete secte du commencemment a esté receuë avec grand applaudissement, pour ce principalement qu’elle proposoit clairement l’immortalité de l’ame, & le prix d’une autre vie. Mais, comme remarquent tres-bien les Chinois lettrez de ce temps, tant plus cete secte semble approcher la verité de plus pres que les autres, d’autant plus a elle insensiblement par ses impostures espandu une plus salle contagion. Mais rien n’a tant abatu l’autorité de cete secte que ce que les lettrez objectent à ses sectaires à sçavoir que le Roy & les Princes qui ont les premiers embrasse cete croiance, sont miserablement peris de mort violente ; & que tout le reste a esté de mal en pis, & au lieu de la bonne fortune qu’ilz promettent à pleine bouche, sont tombez en des malheurs & diverses calamitez publiques. Et par ces commencemens cete secte est jusqu’au temps present comme par un flux & reflux divers de siecles, creuë & decreuë. Mais toutefois s’est augmentee de multitude de livres, soit qu’ilz vinssent nouvellement de l’Occident, soit qu’ilz fussent (ce qui est plus vraisemblable) composez au Royaume mesme de la Chine. Par ces allumettes ce feu s’est tousjours entretenu, & n’a jamais peu estre esteint. Mais par cete diversité de livres tant de confusion s’est peu à peu introduite en cete doctrine, que ceux-là mesmes qui en font profession à peine la peuvent demesler. Or les marques de son antiquité restent encor aujourd’huy en la multitude des temples, & desquelz plusieurs sont somptueux. En iceux on void des monstres desmesurez d’idoles de cuivre, de marbre, bois & terre joignant ces temples sont esleveez des tours de pierre, ou de brique, & en icelles sont encor auiourd’huy conservées des grandes cloches de fonte, & autres ornemens de grand prix.

Les Sacrificateurs de ceste secte sont appellez Osciami, ilz rasent tousjours leurs cheveux & leur barbe, contre la façon coustumiere du peuple. Ilz voyagent allans en partie en pelerinage, en partie menans une vie tres-austere ez montagnes ou ez cavernes. La plus grand’ part d’iceux toutefois, qui approchent de deux ou tros millions (à fin que je parle en Arithméticien) vivent dans les cloistres des temples, & sont entretenus des revenus & aumosnes qui leur sont esté du temps passé assigneez, encor qu’aussi ilz gaignent leur vie par leur propre industrie. Ces Sacrificateurs sont estimez, & sont en effect les plus vilains & ensemble les plus vicieux du Royaume. Car ilz sont tous procreez de la moindre lie du peuple ; car estans dez l’enfance vendus pour serviteurs aux Osciames plus anciens ; de serviteurs ilz deviennent disciples, & succedent aux offices, & benefices de leurs maistres ; qui est le moien qu’ilz ont trouve pour se multiplier & conserver. Car à peine s’en trouveroit un qui de son gré pour le desir d’une plus sainte vie se joingne à ces tres infames cœnobites. Ilz se rendent aussi par l’ignorance & mauvaise nourriture du tout semblables à leurs maistres, voire comme la nature panche aisement au mal, ilz deviennent de jour en jour pires. Ainsi ilz n’apprennent aucune honneste civilité ou lettres, si ce n’est quelques-uns, mais en fort petit nombre, qui ayans le naturel plus enclin aux lettres, apprennent quelque chose d’eux mesmes. Encore qu’ils n’ayent pas de femmes, ilz sont neantmoins si addonnes à luxure, qu’on ne les peut pas retirer qu’avec de grandes punitions de la salle conversation des femmes.

Les demeures communes des Osciames sont diviseez en plusieurs stations, selon la grandeur de chacun ; en chasque station il y a un administrateur perpetuel, auquel ses disciples qu’il a acheté pour serviteurs, autant qu’il veut ou en peut nourrir, succedent par droict hereditaire. Ilz ne recognoissent en ces lieux aucun superieur. Chacun bastit en sa propre demeure, & qui luy est assignée autant de cellules qu’il peut, & ce partout le Royaume ; mais principalement à la cour ; en apres ilz louent ces cellules à grand prix & proufit aux estrangers qui s’assemblent là pour leurs affaires. D’où provient que ces habitations communes semblent plustost des hosteleries publiques inquieteez par le grand bruit de ceux qui arrivent à chasque heure, & ausquelles on n’a aucun moindre soin que de l’adoration des idoles, ou de l’explication de ceste meschante secte.

La condition de ceux-ci encor que vile & abjecte n’empesche toutefois pas qu’ilz soient appellez aux funerailles, & quelques autres ceremonies, ou des bestes sauvages, oiseaux. poissons, & autres animaux sont mis en liberté, & ce pour faire quelque petit gain. Quelques sectaires plus religieux de ceste opinion les achetent vifs, afin qu’après ilz les remettent en liberté dans l’air, ez champs, ez eaux, estimans par cela meriter beaucoup.

Or en ce temps ceste secte n’a pas repris peu de vigueur, à laquelle on a renouvellé & eslevé plusieurs temples. Ceux qui y servent sont Eunuques, femmes, & peuple grossier, mais sur tous autres quelques-uns qui font profession d’estre plus religieux observateurs de cette discipline, qu’ilz appellent Ciaicum ; c’est comme si on disoit jeusneurs : car ilz ne mangent pendant toute leur vie en leur maison aucune chair ou poisson, & adorent, dans leur maison une multitude d’Idoles avec certaines prières à ce ordonnees ; & afin que l’espoir du gain ne manque jamais, ilz sont priez & conviez dans les maisons des autres à prix d’argent, pour y reciter leur service.

Les femmes aussi peuvent demeurer dans des semblables cloistres, mais separées des hommes. Elles rasent aussi leurs cheveux, & renoncent au mariage : les Chinois en leur langage les appellent Nicu, mais icelles aussi ne vont pas souvent ensemble, & au regard des hommes elles sont beaucoup en moindre nombre.

Je viens maintenant à la troisiesme secte de ceste religion profane, qui s’appelle Lauzu. Elle a pris son origine d’un certain philosophe lequel florissoit au mesme temps de Confutius. Ilz feignent que cestui-là a esté porté quattre-vingt ans au ventre de sa mere devant que de naistre, pour laquelle cause il est appelle Lauzu, c’est à dire vieil philosophe. Cestui-ci n’a laissé aucun livre de sa doctrine, ni ne semble avoir voulu introduire une nouvelle opinion. Mais quelques sectaires l’ont appellé estant mort Taufu (chef de secte) & ont escrit plusieurs livres ramassez de diverses sectes & mensonges d’un stile tres-elegant. Ceux-là aussi demeurent en leurs cloistres sans femmes, sont acheteurs de disciples, aussi abjects & meschans que ceux que nous avons dict ci-dessus. Ilz ne rasent pas leurs cheveux, ains les laissent croistre comme les laicz, n’estans en rien differens, qu’en ce que sur le nœud, avec lequel ilz ramassent leur perruque sur le sommet de la teste, ilz portent un bonnet de bois. Il y en a d’autres aussi qui estans sortis de mariage observent en leur maison plus religieusement leur discipline, & récitent tant pour eux que pour autruy des prieres à certain temps ordonnees. Ceux-là asseurent qu’entre les autres simulacres des faux dieux, ilz adorent aussi le Seigneur du ciel, mais content sottement qu’il est corporel,& qu’il luy est arrivé beaucoup de choses indignes. Je ferois recit de leurs resveries si cela n’estoit hors de mon dessein, mais toutefois on pourra par une chose faire jugement du reste. Ilz content que le Roy du ciel, qui règne aujourd’huy s’appelle Ciam, car celuy qui commandoit auparavant s’appelloit Leu. Cestui-ci estoit certain jour venu en terre porté sur un dragon blanc ; Ciam, qu’ilz disent avoir esté devin, le receut au festin, mais cependant que Leu mangeoit il monta sur le dragon blanc par lequel estant eslevé il occupa le Royaume celeste, & en bannit pour jamais Leu taschant d’y retourner. Mais toutefois il obtint du nouveau Roy du ciel de presider sur certaine montagne en ce Royaume, ou ilz disent qu’il vit maintenant despouillé de son ancienne dignité, & ainsi ilz confessent eux mesmes qu’ilz adorent pour Dieu un Tyran & usurpateur du Royaume d’autrui.

Outre ce Dieu du Ciel, ilz en forgent trois autres, desquelz ilz font l’un, sçavoir Lauzu mesme chef de la secte : & ainsi ces deux sectes se forment chacune à leur mode un Ternaire de Dieux, à fin qu’on cognoisse que le mesme pere de mensonge, auteur de toutes les deux, n’a pas encor quitté son ambitieux desir de ressembler à Dieu, Cete secte aussi traite des lieux ordonnez pour les punitions & récompenses, mais en la façon de parler ilz sont fort differentz des autres. Car ceux-ci promettent aux leurs un paradis auquel ilz seront mis en corps & en ame, & mettent en veue en leurs temples les images de quelques-uns, qu’ilz content fabuleusement estre ainsi volez au ciel. Pour acquérir cete felicite ilz prescrivuent quelques exercices, qui consistent en diverse manière de s’asseoir, & certaines prières, voire aussi medicamens, par lesquelz ilz promettent que leurs sectateurs peuvent, moiennant la faveur de leurs Dieux, acquerir la vie immortelle dans les cieux, ou pour le moins une plus longue vie dans un corps mortel. Par ces choses on peut aisement juger de la vanité de cest secte & meschanceté de ces resveurs.

Le devoir particulier des Sacrificateurs de cete secte est de chasser avec des prieres impies les diables hors des maisons, & ilz ont accoustumé de faire essai de cela en deux façons. Car ilz baillent des monstres horribles de diables peintz sur du papier jaune avec de l’encre, pour les attacher aux parois des maisons, apres ilz remplissent les maisons de cris si confus, qu’ilz semblent estre les diables mesmes.

Ilz s’attribuent encor un autre office : car ilz promettent de pouvoir tirer de la pluie du ciel en temps sec, & la retenir lors qu’elle est trop abondante, & se vantent encor de pouvoir destourner plusieurs autres malheurs particuliers ou publicz. Et en verité s’ilz faisoient ce qu’ilz promettent, ceux qui se laissent tromper auroient de quoy effacer leur faute. Mais veu que ces imposteurs tres-impudens mentent de tout, je ne scai quel pretexte ou quelle excuse peuvent alléguer des hommes qui autrement ne sont pas lourdz. Et certes si ce n’est que nous envelopions tout du seul nom de mensonge, il semble que quelques-uns d’iceux ont acquis la cognoissance des impostures de l’art magique.

Ces Sacrificateurs demeurent ez temples Royaux du ciel & de la terre, & sont presens aux sacrifices du Roy, soit que le Roy les fasse luy mesme, soit qu’il les accomplisse par les Magistratz denommez, par laquelle seule chose ilz n’acquierent pas peu d’autorité. Ilz composent les chantz musicaux de ces sacrifices avec tous ses instrumentz en usage parmi les Chinois, lesquelz semblent estre discordans & du tout de mauvais accord à ceux d’Europe si on les touche tous ensemble. Ilz sont aussi appellez aux obseques, ausquelz ilz vont revestus de vestemens précieux, jouans de la fleuste & autres instrumentz de musique. On les vient aussi cercher pour consacrer des maisons nouvelles, & pour mener la pompe des Penitentz par les rues. Les chefz des rues à certain temps ordonnent ceste parade aux despens communs de tout le voisinage.

Ceste secte recognoist un Prelat, qui est surnommé Ciam, laquelle dignité celui là a laissé par droict hereditaire à sa posterité, depuis mil ans jusqu’au temps present. Et ceste dignité semble avoir pris son origine d’un certain Magicien qui demeurait en certaine caverne de la province Quiamsi, en laquelle encor aujourd’huy demeurent ses descendans ; &, si ce qu’on dit est vrai, reduisent en des livres les prestiges de leur art. Ce leur President la plus part du temps demeure à Pequin, & est honoré du Roy. Car il est par icelui receu dans l’intérieur du palais pour consacrer le dedans, si d’adventure on a opinion qu’on y soit tourmenté des malins espritz. Il est porté par la ville sur une chaize ouverte, & fait porter devant soi tout l’appareil dont usent les souverains Magistratz, & reçoit tous les ans une bonne rente du Roy. Or j’ai appris de quel qu’un de nos nouveaux convertis que les Prélats de ce temps sont si ignorans, qu’ils n’entendent pas mesme leurs vers & coustumes sacrileges. Or ce Prelat n’a quasi aucune puissance sur le peuple, mais seulement sur les petits ministres de la doctrine de Taufu, & il a un pouvoir absolu dans leurs maisons. Or plusieurs de ces conventuels comme ils recerchent les moiens d’acquerir une plus longue vie, ainsi ilz travaillent à soufler l’Alchimie à l’exemple de leurs Sainctz, qu’ilz disent avoir donné les préceptes de l’un & l’autre art.

Et voila les trois poinctz principaux quasi de la superstition des Gentilz. Mais la vanité du genre humain ne s’arreste pas à ceux-ci, mais les ans coulans peu à peu chasque source a esté par les maistres des tromperies tirée en tant de destours, qu’il me semble que soubz ces trois noms, on pourrait bien encor nombrer trois cens sectes toutes differences l’une de l’autre. Et encor celles-ci aussi croissent tous les jours, & deviennent pires par les loix de jour en jour plus corrompues, par lesquelles les auteurs du mal font profession de lascher la bride à toute licence de vivre avec liberté.

Humvu chef de la famille qui regne auiourd’huy a ordonné par loi expresse, que ces trois loix fussent conserveez pour le soustien du Royaume ; ce qu’il a fait afin de s’acquérir la bien-vueillance de tous les sectaires : mais toutefois à condition que la secte des lettrez auroit l’administration de la Republique, & commanderait aux autres. D’ici provient qu’aucune des sectes ne tasche que d’abolir l’autre. Or les Roys honorent chasque secte, & les emploient au besoin à leurs affaires, reparent souvent les temples des uns & des autres, en erigent des vieux & des nouveaux. Mais les femmes des Rois, sont du tout plus addonneez à la secte des Idoles, & donnent à leurs ministres plusieurs aumosnes, & nourissent des conventz entiers hors l’enclos du palais, afin d’estre aideez par leurs prieres.

Une chose peut sembler incroiable, sçavoir la multitude des Idoles qui se voient en ce Royaume non seulement ez temples profanes qu’on expose souvent pour estre adorez au nombre de plusieurs mille, mais quasi aussi en chasque maison privée en un lieu à ce dedié selon la coustume de ce peuple, au marché, ez rues, navires, palais publicz ceste seule abomination de premier abord s’offre à la veue de chacun. Et toutefois c’est chose certaine qu’il y en a fort peu qui adjoustent foy aux inventions monstrueuses des idoles, mais seulement ilz se persuadent ceci, que s’ilz ne reçoivent aucun bien de ceste veneration externe des idoles, qu’aussi il ne leur en peut arriver aucun mal.

Or en ce temps ceste-ci est l’opinion la plus receuë & approuvée des plus sages & advisez ; que toutes ces trois loix sont unies en une, & qu’ensemble elles peuvent & doivent toutes estre observeez. En quoy ilz ne se trompent pas moins confusement que les autres, croians que ces questions de religion sont d’autant plus utiles au bien public, qu’il y a plusieurs façons de parler d’icelles. Et enfin ilz obtiennent toute autre chose que ce qu’ilz avoient esperé ; car cependant qu’ilz croient asseurement de pouvoir observer toutes ces trois loix, ilz se trouvent du tout estre sans loy, veu qu’ilz n’en observent aucune sincerement. Et ainsi il y en a plusieurs qui en fin confessent ingenuement leur irreligion. Et ceux qui se trompent eux mesmes par une fausse credulité, tombent la plus part tous esgalement ez erreurs tres-profonds de l’Atheisme.