Histoire de l'expédition chrestienne/Livre I/chapitre IX

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Des ceremonies superstitieuses, & autres erreurs des Chinois.


CHAPITRE IX.


Au chapitre suyvant sera traitté des coustumes superstitieuses propres à chasque secte ; maintenant nous en toucherons quelques-unes de celles que tous embrassent. Mais devant toute chose je supplie ceux qui liront ces deux chapitres, que de ce qui se dira ilz prennent occasion de se condouloir & prier Dieu pour le salut de ce peuple, plustost que de se fascher ou desesperer du remede ; se ressouvenans que ces peuples ont esté jà passé tant de mille anneez tellement enveloppez dans les tenebres du Paganisme, qu’ilz n’ont jamais, ou peut estre à peine veu aucun rayon de la lumiere de l’Evangile. Ausquelz neantmoins par le jugement naturel de la nation, & la bonté divine il reste encor tant de lumiere acquise de nature, qu’ilz recognoissent aisément leur misere. & la confessent ; mais ilz ignorent le moyen par lequel ilz se puissent despestrer.

Il n’y a point de superstition qui soit si au large espandue par le Royaume, que celle qui consiste en l’observation des jours, ou des heures, qu’il fait bon ou mauvais faire, ou entreprendre quelque chose à fin qu’ilz mesurent tous leurs affaires à la regle du temps. Pour cete cause on imprime tous les ans deux Calendriers composez avec autorité publique par les Astrologues du Roy : ce qui cause que ceste imposture s’acquiert une si grande opinion de verité. Ces Almanachz se vendent en si grand nombre, que toutes les maisons en sont pleines. En iceux on escrit jour pour jour ce qu’il faut faire, ou dequoy on se doit abstenir, ou jusqu’à quelle heure differer quelque affaire que ce soit de ceux qui peuvent arriver à quelqu’un pendant toute l’année.

Outre ces Calendriers il, y a des autres livres plus secrets, & des maistres plus trompeurs, qui ne font gain d’aucune autre chose, que de prescrire le chois des heures & des jours, à ceux qui leur demandent conseil. Et à fin qu’aucun ne manque de prediseur, les mensonges aussi sont débitez à vil prix. Et arrive souvent que ceux qui ont quelque bastiment à faire, dilaient le commencement de l’œuvre, ou ceux qui ont à voyager leur despart plusieurs jours ; ayans seulement esgard à ce qu’ilz ne manquent en la moindre chose à l’ordonnance des prognostiqueurs, ou devins. Et encor que souvent il arrive que ce mesme jour la pluie tombe en plus grande abondance, & le vent contraire souffle, ilz ne sont neantmoins par aucun mauvais temps empeschez de commencer leur œuvure ce mesme jour & heure qu’ilz estiment devoir estre bien fortuné. Car pour commencer un voyage ilz font au moins quatre pas, ou si c’et pour bastir ilz fouyssent deux palees de terre, afin, qu’ilz ne semblent n’avoir pas commencé leur ouvrage au temps prescrit  : & ainsi (tant est grand l’aveuglement de ce peuple) ilz croyent que tout leur arrivera à souhait.

Ilz se peinent avec non moindre curiosité, de cognoistre toute la suite & fortune de la vie par l’heure, ou instant mesme de la naissance  : c’et pourquoy il n’y a personne qui ne recerche & marque fort exactement ce moment. Il y en a plusieurs qui se vantent estre maistres en cet art, & n’y en a pas moins qui asseurent qu’ilz prediront les choses futures par le cours des estoilles, ou par certains nombres superstitieux. Les autres Promettent le mesme par les traictz du visage & l’aspect des mains. Autres predisent les choses à venir par les songes ; autres par quelques petitz mots qu’ilz arrachent en parlant ; autres par la posture du corps & seule seance, & une infinité d’autres manieres. Et font cela si asseurément, qu’ilz semblent en forclore toute doute. Or il s’y coule tant de tromperies & naissent tous les jours tant de finesses, que les plus credules sont aisement attirez à cet erreur. Car ilz font souvent couler leurs compagnons, gens vagabonds & incogneus, parmi l’assemblée des auditeurs, qui asseurent publiquement que tout ce que cetui-là a predit leur est de poinct en poinct arrivé  : une autre fois, lors que d’autres coureurs estrangers revelent beaucoup de choses passées, les compagnons de mesme imposture leur accordent tout avec grand applaudissement. D’où arrive que plusieurs se laissans tromper, demandent d’eux leur bonne fortune, & reçoivent pour oracle ce qu’ilz entendent. Ilz s’acquierent aussi la reputation d’estre véritables par une autre ruse. Il se trouve des catalogues escris à la main, dans lesquelz les familles de toute une ville divisées en rues & maisons sont briefvement descrites. Ces charlatans les transcrivent ou les achetent à petit prix, & ainsi (encor qu’ilz soient estrangers) par le rapport de ces commentaires ilz racontent à chacun quelle famille ilz ont jusqu’à present nourrie, ce que ja par plusieurs ans il leur est arrivé, & autres choses semblables ; & en apres tirans conjecture des choses passées, ilz predisent les futures ; & puis ilz s’en vont en autre lieu, commettans la vérité de leurs predictions à la fortune. Or il y en a plusieurs qui croyent tant à ces devins, que la crainte mesme en fait foy, car s’il leur a esté predit qu’un tel jour ils seront saisis de maladie, ce jour estant venu ilz tombent malades, & comme saisis de crainte ilz se debatent avec le mal, & quelquefois avec la mort ; Par lesquelz evenemens ces imposteurs n’augmentent pas peu leur autorité.

Ils consultent les demons, & y a beaucoup d’esprits familiers (comme on appelle) entre les Chinois. Et on croit communément qu’il y a en cela plus de divinité, que de fraude des demons, mais en fin ils sont tous trompez par iceux. Leurs oracles sont receues par la voix des enfans, & des bestes brutes. Ilz publient selon leur coustume, les choses passées & absentes, à fin qu’ilz rendent la fausseté par laquelle ils predisent les choses a venir plus vray-semblable. Mais encor ne declarent ils pas ceci sans fraude.

Or nous lisons que tout ceci a esté commun à noz Ethniques. Il y a une chose qu’on peut dire estre propre & particulière aux Chinois. Cet en l’election d’un air pour bastir les maisons particulieres & publiques, ou pour ensevelir les corps morts  : & conferent cet aire avec la teste, queuë, & pieds de divers dragons, qu’ilz disent vivre soubs ceste terre, desquels ils croient que depende toute la bonne fortune, non seulement des familles, mais des villes, provinces, & de tout le Royaume. Et pource y a il plusieurs personnages principaux occupes en ceste science, comme estant secrette, & sont au besoin appelles bien loing ; principalement quand on bastit quelque tour, ou grand edifice, ou quelque machine, en intention d’attirer la bonne fortune, & de dissiper les malheurs publics. Car de mesme que les Astrologues jugent par l’aspect des astres  : ainsi ces Géologues par la situation des montaignes, fleuves, & champs mesurent, ou plustost mentent les destinées des regions. Et certes on diroit qu’il ne se peut rien trouver de plus absurde. Car de la porte tournée d’un costé ou d’autre, des eaux qu’on doit destourner par la basse-cour à droicte ou à gauche, de la fenestre coustumiere d’estre ouverte d’une parte ou d’autre, de ce qu’un toict, à l’opposite sera plus haut qu’un autre, & de semblables bagatelles, ils songent que depend la prosperité de la famille, les richesses, honneurs, & bonne ou mauvaise fortune.

Les rues, tavernes, marchés, sont pleins de ces Astrologues, Geologues, devins, & prognostiqueurs. Ils exposent par tout en vente avec des vaines promesses la bonne fortune  : & souvent les aveugles, & non seulement les hommes plus abjectz, mais aussi les chetifves femmelettes usent de ceste tromperie  : à fin que l’Evangile soit accomplie selon la lettre ; Ils sont aveugles, & conducteurs des aveugles. Et non seulement les lieux particuliers sont remplis de ceste racaille ; mais les villes capitales mesmes, & les cours sont farcies de ceste ordure, & ne font gain d’aucune autre chose, nourrissent abondamment des nombreuses familles, & plusieurs en amassent des grandes richesses. Car les grandz & les petis, les nobles & roturiers, les doctes & ignorans les honorent tous ; voire le Roy mesme & tous les Mandarins & principaux du Royaume.

On peut par tout ceci aisement juger combien ilz prennent d’augures du gazouil des oiseaux ; combien ilz sont curieux de remarquer les premieres rencontres du matin ; combien superstitieusement ilz observent l’ombre des raions solaires sur les toictz des maisons. Ceci suffira en un mot  : tout ce que particulièrement il arrive d’infortune à chacun ou publiquement ez villes, Provinces, à tout le Royaume en general, ilz attribuent tout cela à leur mauvais destin, ou à quelque chose posée de travers ez maisons, ville métropolitaine, ou en la cour ; au lieu qu’ilz devroient justement rapporter la cause de tous leurs mal heurs à tant de pechez, par lesquelz & en privé & en public ilz attirent la vengeance du Ciel.

J’adjousteray quelques choses dont les Chinois font peu de scrupule, voire mesme (s’il plaist à Dieu) qu’ilz reputent à louange ; à fin qu’on puisse juger du reste ; conjurant encor ceux qui liront ceci, qu’ilz prient d’autant plus ardemment Dieu pour le salut de ce peuple, qui est enseveli dans les ténèbres espaisses de l’ignorance  : moins certes pour cela à condamner, mais de rien moins à plaindre.

Il y en a plusieurs qui d’autant qu’ilz ne se peuvent passer de compagnie de femme, se donnent eux mesmes en servage à des hommes riches, à fin d’avoir en mariage une des servantes domestiques ; d’où vient que les enfans aussi sont reduitz en perpétuelle servitude. Les autres ayans assez dequoy s’acheter une femme, l’achetent à prix d’argent, mais en après ne pouvant plus entretenir la famille croissante ilz debitent leurs filz & filles en servitude pour le mesme prix quasi qu’on vend une truie, ou chetive jument, qui revient à deux ou trois escus. Ce qu’aussi ilz sont sans grande necessité, & hors des detresses de la cherté, & les enfans sont pour jamais separez de leurs peres & meres & l’achepteur peut se servir de son serviteur en toute telle chose qu’il luy plaist. De la arrive que le Royaume est plein d’esclaves, non de ceux qui sont pris en guerre, ou amenez d’ailleurs, ains naturelz du pays & de la mesme ville. Il y en a beaucoup aussi qui sont emmenez en perpetuelle servitude par les Portugais & Espagnolz hors de leur pays. Encor que toutefois Dieu se sert principalement de ce moien, pour retirer plusieurs Chinois de la servitude du diable, & les remettre en la liberté Chrestienne.

Mais il y a deux choses qui rendent ce trafic des enfans à vendre plus tolerable  : sçavoir la multitude du menu peuple qui ne s’entretient qu’avec grand travail & industrie, & la condition de la servitude beaucoup plus douce & supportable entre les Chinois que parmi aucune autre nation. Et par-ce que chacun se peut racheter pour le mesme prix qu’il a esté vendu, toutes les fois qu’il en aura les moiens. Le mal suivant est du tout plus grand. Car en quelques provinces ilz estouffent les enfans dans l’eau, principalement les femelles, d’autant qu’ilz desesperent de les pouvoir nourrir & eslever. Ce qui aussi est en coustume parmi ceux qui ne sont pas des moindres du peuple, craignans qu’en apres la necessité venant à les presser. ilz ne soient contraintz d’exposer leurs enfans en vente, & les delivrer à des estrangers & incognus. Ceux-cy pour n’estre impies, se rendent cruelz. Mais l’erreur qu’on appelle la Metempsychose des ames a rendu ceste cruauté moins dure parmi eux  : car cependant qu’ilz croient que les ames des mortelz passés d’un corps, en l’autre, ilz couvrent du pretexte de pieté une cruauté du tout barbare, disans qu’ilz procurent le bien de leurs enfans quand ilz les tuent, d’autant que par ce moien estans retirez de la pauvreté angoisseuse de leur famille, ilz doivent bien tost renaistre en meilleure fortune. De là provient que ce carnage des enfans ne se fait pas en cachette, mais à la veue & au sceu de tout le monde.

Mais à ceste barbarie en est adjoustée une autre plus cruelle, par laquelle plusieurs se tuent eux-mesmes, ou desesperans de pouvoir acquerir des biens, ou lassez de souffrir du mal, ou afin (laschement certes & non moins sottement) qu’ilz fassent despit à leurs ennemis. Car ilz disent qu’il y a tous les ans plusieurs milliers tant d’hommes que de femmes qui se passans un licol à la gorge s’estranglent au milieu des champs, ou devant la porte de leurs adversaires, ou se jettent dans les rivieres, ou s’arrachent la vie avalant du poison ; & quelquefois pour des causes bien legeres. Car pource que les Magistratz punissent severement en apres ceux qui sont accusez par les parens du defunct d’avoir esté cause de son desespoir, ilz croient ne se pouvoir par aucun autre moyen mieux venger. Toutefois il y a plusieurs Mandarins plus sages, qui par loy expresse n’entreprennent la cause d’aucun qui se sera tué soy-mesme, & ainsi la vie de plusieurs est conservée.

Ilz commettent une autre sorte de cruauté ez provinces Septentrionales à l’endroit des enfans masles, qu’ilz chastrent en grand nombre, à fin qu’ilz puissent estre receus au nombre des serviteurs domestiques du Roy. Car nulz autres que ceux-cy servent le Roy, ni sont de son conseil, ny parlent à luy : voire mesme quasi tout le gouvernement du Royaume est remis entre les mains de ces demi-hommes, & il y a bien dix mille de ces chastrez dans l’enclos du palais, tous pauvres, vilains, sans lettres, & nourris en perpetuelle servitude ; finalement ilz sont sotz & hebetez, & non moins lasches, incapables & ineptes pour comprendre quelque chose serieuse que ce soit, tant s’en faut qu’ilz la puissent mettre à fin.

Encor que les loix establies pour la punition des delictz ne soient pas plus severes que de raison, je croy neantmoins qu’il n’y en a pas moins qui sont par les Magistratz meurtris contre les loix, que de ceux qui perdent la vie deue à la rigueur d’icelles. Ce qui provient de la coustume envieilli de ce Royaume. Car les subjectz sont par les Magistratz quelz qu’ilz soient (sans aucune forme de procez ou de jugement) fouettez en cete sorte toutes les fois qu’il vient en fantasie à quel qu’un d’eux. Ilz sont couchés tout le long du corps, le ventre contre bas en un lieu public, & les ministres les frappent sur les cuisses nues au dessus des genoux, au dessous des fesses avec un roseau tres-dur fendu par le milieu, espais d’un doigts, large de quatre, & long de deux aulnes. Ces bourreaux empoignans le baston des deux mains les battent tres-rudement, encor qu’on ne leur donne que dix, & au plus trente coups, car souvent la peau est dechirée dés le premier coup, & à aucuns les morceaux de chair sont arrachés, & y en a beaucoup qui meurent de cete bature ; & plusieurs aussi rachetent leur vie à grand’somme d’argent contre tout droit & equité à la volonté de ces exacteurs, & concussionaires. Car le desir de commander des Magistrats est si grand, qu’à peine quelqu’un peut estre maistre de ses biens, ains tous sont en continuelle crainte que leurs biens ne leur soient ravis par quelque calomnie. A cecy faut adjouster que comme ce peuple (ainsi que j’ay dit cy dessus) est tres-addonné aux superstitions, aussi est-il peu amateur de la verité ; car il ne faut par qu’aucun se fie en un autre sans grande prudence & consideration.

Les Roys espouventé de cete mesme crainte en ce temps se retiennent de sortir en public : & quand anciennement ils sortoient du palais, ilz ne l’osoient faire qu’en s’asseurant par mille industries ; car toute la Cour estoit en armes, disposant des gardes par les rues où il falloit passer, & aussi en celles par lesquelles il falloit retourner aux premieres : & non seulement il ne se laissoit pas voir, mais on ne sçavoit pas en quelle le lictiere il estoit porté, car on en portoit plusieurs. Vous eussiez dit qu’il marchoit non parmi des subjectz, mais parmi des ennemis tres-alterez du sang Royal.

Ceux qui sont nez du sang Royal, encor que comme j’ay dit cy dessus, ilz soient tous entretenus aux despens du thresor public, toutefois estant maintenant multipliez au nombre de soixante mille. & s’augmentant journellement, ilz sont à tresgrande charge à la Republique. Car d’autant qu’ilz sont tous reculez des charges publiques, il sont tous oisifz, & addonnez à une vie libertine, & quand ilz peuvent se portent inconsiderement à de plus grandes insolences. Le Roy se garde d’iceux non autrement que des ennemis : car ilz ont tousjours des gardes, & ne peuvent pas sortir de la ville, qui est assignée à un chascun pour sa demeure, sans permission du Roy : s’ilz le font, ilz font subjectz à des grandes punitions. Il n’est permis à aucun d’eux de demeurer aux villes Royalles de Pequin, & Nanquin.

Il ne semblera pas estrange à aucun que ceux qui ne se fient pas à leur citoyens & parens se défient des estrangers, soit qu’ilz viennent des lieux voisins ou des provinces plus esloigneez, desquelles ilz n’ont aucune cognoissance qu’obscure & fausse, qu’ilz apprennent de quelques-uns qui viennent en leur Royaume pour offrir les devoirs de subjection. Les Chinois ont honte d’apprendre quelque chose des livres des estrangers, ayans opinion que toutes les sciences se trouvent parmi eux seulz ; ilz tiennent & appellent tous les estrangers ignorans ou barbares. Et si quelquefois en leurs escris il se fait mention des estrangers, ilz en parlent de telle sorte comme si sans doute ilz n’estoient pas beaucoup differens des bestes brutes. Or tous les characteres avec lesquelz ilz dénotent ce nom des estrangers, sont quasi composez de lettres de bestes, & à peine les daignent ilz nommer d’un nom plus honorable que des diables.

Et si les Ambassadeurs des Royaumes voisins viennent pour faire offre de leur subjection au Roy, ou pour payer le tribut, ou pour traicter quelque autre affaire, à peine pourroit-on croire avec combien de soupçon ilz sont traictez. Car encor que de tout temps immémorial ilz aient esté leurs amis, neantmoins ilz les meinent prisonniers par tout le chemin, & ne leur laissent voir aucune chose. Ilz sont fermez sous plusieurs clefz dans l’enclos du palais des estrangers, comme dans des estables de bestes. Il ne leur est jamais permis de voir le Roy. Ilz traictent de leurs affaires avec peu de Magistratz. Mais hors des confins du Royaume il n’est permis à aucun, si ce n’est à certain temps & lieu, de negocier avec les estrangers ; ceux qui sont autrement sans permission publique, sont griefvement punis.

Les capitaines & soldatz, qui en temps de guerre & de paix font la garde, ont aussi leurs gardes, de peur qu'ilz n’excitent quelque remuement. Ilz ne commettent jamais des armeez nombreuses à un seul chef. Ilz sont tous souz la puissance du Senat des Philosophes. C’et lui qui paye les gage de l’armée & fournit les munitions, & ainsi les soldatz, & les apparelz & munitions de guerre ne sont pas souz mesmes chefz, à fin que par ce moyen on puisse mieux s’asseurer de la fidelité d’un chacun, Il n’y a gens plus vilz & faineans que les soldatz. Tous ceux qui manient les armes sont miserables, que ny l’amour de la patrie, ny la fidelité envers le Roy, ny le desir d’honneur les appelle aux armes ; mais la seule esperance de sustenter leur vie, non autrement qu’on faict avec un maistre mechanique. La pluspart sont esclaves du Roy, reduicz par leur propre meschanceté, ou les crimes de leurs ancestres, à une servitude continuelle. Ces mesmes, quand il n’y a pas exercice de guerre, practiquent tous les offices plus abjectz, comme de porte faix, muletier & tout autre service plus deshonneste. Les seulz chefz & capitaines acquierent quelque autorité parmi les autres. Leurs armes, tant offensives que defensives, sont du tout foibles & peu nuisibles, & n’ont qu’une apparence fardée, à fin qu’aux monstres de guerre ilz ne semblent estre desarmez. Ausquelles monstres (comme j’ay dit cy dessus) les soldatz & les chefs des soldats mesmes sont fouettez par les Magistratz Philosophes de mesme que les enfans en l’escole, sans aucun esgard de dignité ou condition.

Je fermeray ce chapitre (afin que je parle proprement) par deux folies des Chinois, qui ont pénétré esgalement par toutes les Provinces du Royaume, & principalement saisi plusieurs grands. L’une tasche de tirer de l’argent de quelque autre metal ; l’autre pour la conservation de vie, pensant de chasser la mort, aspire à l’immortalité. Ils content que les preceptes de l’une & de l’autre ont esté premièrement inventez, & puis donnez en tradition par certains anciens qu’ils tiennent au rang des Saincts, lesquelz ilz disent faussement apres avoir fait plusieurs actes vertueux & utiles au public estre volez au ciel en corps & en ame, lors qu’ils estoient las de vivre ça bas. Il y a en ce temps un nombre infini de livres de ces deux sciences, ou plus veritablement impostures, les uns imprimez les autres escrits a la main. Mais ceux-cy ont acquis plus d'authorité.

Et de la premiere espece de folie on ne peut rien dire avec plus de verité, sinon que ces Alchimistes tres-avares soufflent aussi tous leurs biens en fumée, tant s’en faut qu’ilz acquierent ceux qu’ils recherchoient avec tant d’ambition. Car les riches apres avoir consumé plusieurs milliers d’escus en l’aprest de cette tromperie, sont tous les jours à la veuê de tout le monde reduits à une extreme necessité. Mais ceux qui ont mieux rencontré en cete fraude, font tellement de l’argent faux, qu’ilz attirent à mesme erreur quelques-uns des plus ignorans & outre ce que delaissans tout exercice de lettres & de vertu, ilz soufflent jour & nuict leur fournaise, ils transcrivent aussi des livres à grands despens, & achetent plusieurs instrumens convenables à cest art, pour attirer les autres à quelque nouvelle tromperie, ou pour estre trompez eux mesmes. On trouve un nombre infini de Cyclopes pour servir & à cete fournaise & fausseté Vulcanienne : les uns desmentans la verité par la proprieté du corps & de l’habit, les autres aussi cachans la fausseté soubs un salle habit de mendiant. L’exercice continuel de ces gens, est d’aller vagabonds par tout ou l’esperance de gain les pousse, & de tromper les curieux de cest art avec des vaines promesses. Or toute la finesse de ces vagabonds consiste en cecy, sçavoir qu’ilz puissent à l’avance par quelque espreuve de leur art faire acroire qu’ilz peuvent mener à perfection ce qu’on espere ; car alors ilz espuissent les bources jusqu’au fond pour acheter tout ce qui est necessaire, & tous les instruments & meubles de Vulcain. Mais le jour mesme qu’on en doit recevoir le prix & thresor, les Harpies s’envolent, & ne paroissent jamais plus & ilz ne laissent rien que les bourses vuides, & les gages des debtes entre les mains des usuriers & Lombards. Et cette maladie de folie apporte cette phrenesie, qu’encore que quel qu’un ait par ce moien plusieurs fois perdu beaucoup de ses biens, neantmoins il n’est pas plus sage, ni se peut retenir ou empescher d’estre trompé par quelque autre charlatan plus cauteleux, qui l’abuse derechef avec des semblables promesses. Et ainsi plusieurs passent leur vie en ceste esperance, palles de souci, & attristez des vains successez de leur travail & folle despence, & toutes-fois ne se laissent jamais ramener à leur bon sens par leur parens & amis.

L’autre maladie de folie quelques-fois attachée avec la premiere. Et d’autant qu’une estude serieuse de sa nature tend à l’immortalité, aussi cette manie saisit les principaux personnages & plus souverains Magistrats. Iceux apres avoir acquis en ceste vie les dignitez & richesses qu’ilz pouvoient esperer, croient que rien ne leur defaut pour attaindre à la beatitude souveraine, que le moien de joindre ces choses ensemble avec l’immortalité ; & pour ceste cause rapportent tous leurs soins & efforts à ceste seule chose. Et certes en cette cour Royal de Pequin, où nous demeurons, il y a du tout peu de Mandarins, Eunuques, & autres principaux qui ne soient bien malades de ceste folie. Et pour ce qu’il n’y a pas faute de disciples, aussi n’y a il de maistres ; & d’autant plus chers que les susdits que le desir de l’immortalité de soy est plus grand, & excite des feux plus ardans en ceux qui en ont ambition. Or celui que ceste folie a une fois saisi, n’est pas plus aisément guéri que l’autre. Et encor que ces vendeurs d’immortalité paient tous les jours la debte de mortalité, ce n’est toutefois pas assez pour retirer les mortelz de ce desir desreglé d’immortalité : car ilz croyent que peut estre ilz seront plus fortunez, & que ce qui a esté nuisible aux autres, peut estre leur proufitera ; de fait on ne peut nullement leur faire croire que cela surpasse la puissance & industrie humaine.

J’ay leu aux Annales de la Chine qu’un Roy des plus anciens a esté tellement surpris de cete manie, qu’il recerchoit la vie immortelle avec grand danger & interest de la mortelle. Ce qui arrive souvent, que pendant qu’ilz cerchent une vie plus longue, ilz la rendent plus courte. Ce Roy par l’artifice de quelques imposteurs s’estoit préparé un breuvage, lequel ayant beu il pensoit entierement se rendre immortel, & ne pouvoit par aucun bon conseil ny raison d’un sien intime ami estre destourné de l’avaler. Ce que voyant cet ami, ainsi que d’aventure le Roy eut un peu destourne la teste, il prend secrettement le gobelet, & avale vistement ce breuvage. Le Roy soudain se met en colere, & ayant desja tiré son espee s’aprestoit pour le tuer, parce qu’il luy avoit desrobé le breuvage d’immortalité. Mais l’ami respondit sans crainte ; Et quoy pensez-vous qu’ayant beu ce breuvage d’immortalité on puisse encor arracher la vie ? Et en vérité si elle se peut oster, je n’ay commis aucun crime, car je ne vous ay pas desrobé l’immortalité, mais je vous ay delivré de tromperie. Ce qu’ayant dit aussitost le Roy s’appaisa, & loua la prudence de son amy, par laquelle il estoit retiré de son erreur. Or encor que les Chinois n’ayent jamais manqué d’hommes sages, qui ont tasche de nettoyer ses opinions des hommes de ces deux maladies d’esprit, que j’ay appellées folies ; ilz n’ont toutefois jamais peu empescher qu’elles n’ayent rampé plus avant, & ne soyent maintenant plus grandes qu’elles ne furent jamais, descouvrans cete peste qui en a infecté plusieurs par la contagion du mal.