Histoire de l’Affaire Dreyfus/T1/4

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La Revue Blanche, 1901 (Vol.1 : Le procès de 1894, pp. 133–190).

CHAPITRE IV

L’ENQUÊTE

I. Gobert chez Guérin, 133. — Campagnes de presse contre Casimir-Perier, 135. — II. Inquiétudes de l’État-Major, 137. — Le papier-pelure, 138. — III. Henry et Esterhazy, 141. — IV. Rapport mensonger d’Henry sur une conversation de Dreyfus, 142. — V. Note de Bertin-Mourot, 143. — Guénée chargé de l’enquête sur les faits de moralité, 146. — Les frères de Dreyfus, 149. — VI. Vice profond de notre procédure criminelle, 150. — Dreyfus dans sa cellule, 151. — Fornizetti convaincu de l’innocence du prisonnier, 152. — VII. Du Paty reprend l’interrogatoire, 153. — Expériences insensées, 156. — VIII. La torture moderne, 158. — Le supplice de l’in pace, 159. — L’accusé laissé dans l’ignorance de l’accusation précise qui est portée contre lui, 160. — Nouveaux interrogatoires, 162. — Dreyfus sauvé de la folie, 163. — IX. Visites de Du Paty à Mme Dreyfus, 166. — X. Bertillon se met au service de l’État-Major, 169. — XI. Nouveau rapport de Bertillon, 174. — Première esquisse de la théorie de l’autoforgerie, 175. — XII. L’expertise judiciaire, 179. — Rapport de Pelletier, 181. — Teyssonnières, 182. — Charavay, 183. — XIII. Inquiétudes de Du Paty et d’Henry, 184. — Conversation de Forzinetti avec Boisdeffre., 188. — Lettre d’Henry à Papillaud, 190.

I

On ne sait pas en quels termes Mercier informa le premier ministre de l’arrestation de Dreyfus, ni pourquoi Dupuy, Hanotaux et Guérin laissèrent les autres ministres dans l’ignorance de l’événement[1]. Gobert raconte qu’au jour et à l’heure même où Dreyfus subissait son premier interrogatoire, il fut appelé à la chancellerie par le ministre de la Justice. Celui-ci lui demanda ce qu’il savait de l’affaire. L’expert déclara que la vérification d’écritures n’avait pas été concluante. Regardant l’heure à la pendule : « En ce moment, dit-il, on arrête l’officier soupçonné ; j’ai bien peur que ce soit une faute[2]. » Le ministre fit le geste de Ponce Pilate, recommanda à Gobert une grande discrétion, en vue surtout, ajoutat-il, d’éviter les polémiques de Drumont[3].

Hanotaux, pour avoir déconseillé les poursuites, s’est convaincu qu’il a fait tout son devoir. Dupuy a d’autres soucis.

Pour Casimir-Perier, élevé depuis quatre mois au premier poste de l’État, il ne songeait déjà qu’à s’en évader comme d’une prison. Il n’avait accepté qu’en pleurant la Présidence de la République[4]. À ceux qui lui offraient, le 26 juin, la succession de Carnot, il répondait, se connaissant lui-même, qu’il n’était pas l’homme de cette magistrature impassible, mais un homme de lutte ; il fallait le laisser à des postes de combat ; il était une force de la République, cette force s’évanouirait à l’Élysée.

S’il finit par céder aux instances de sa mère et de Burdeau, c’est qu’ils lui dirent les périls de la fonction, Carnot mort assassiné, l’anarchie qui n’avait pas désarmé. Alors il eut peur de paraître avoir peur.

Tout de suite, il fut entouré d’un réseau d’hostilités. Il s’en impatienta à l’excès. Il n’aurait eu qu’à marcher sur ces ennemis déclarés ou masqués ; il n’osa. Les erreurs les plus graves de la politique proviennent de ces deux causes : se croire plus fort ou se croire plus faible qu’on ne l’est. Il se crut trop faible.

La presse violente lui faisait une guerre sans merci. Sa richesse, ses origines, ses relations de famille, ses intérêts aux mines d’Anzin, autant de crimes. Les journalistes déterraient les libelles dont son grand-père avait été poursuivi, en étalaient les calomnies rajeunies. Rochefort, réfugié en Angleterre depuis le complot boulangiste, vieilli, alourdi, mais infatigable, criblait d’injures cette nouvelle cible. C’étaient les mêmes dont il poursuivait, depuis un quart de siècle, tous les hommes publics ; le nom propre seul changeait ; mais deux cent mille lecteurs continuaient à s’amuser de cette répétition éternelle des mêmes lazzis. Drumont, pris de frayeur au lendemain de l’élection de Casimir-Perier, craignant on ne sait quelle expiation, s’était enfui en Belgique. À l’abri, avec l’assurance des malfaiteurs qui ont franchi la frontière, il débouchait, tous les jours, de nouveaux cloaques.

Loin que ce voisinage ouvrît les yeux aux socialistes, il les excitait, comme dans une course où la vitesse de chaque champion s’accélère de celle de ses concurrents. Affolés ou de sang-froid, selon leur tempérament, ils rivalisaient avec ces pamphlétaires de grande route à qui éclabousserait de plus de boue le chef de l’État. Qui le blessera des traits les plus empoisonnés ? Qui le meurtrira le plus cruellement dans son culte filial ? Son père, son grand-père étaient « des usuriers, des voleurs » ; lui-même, « un bateleur en habit, un exploiteur d’ouvriers, l’empereur Écu ». « Au pilori, les Perier ![5] »

Millerand, de sens rassis, qui pesait ses mots, calculait son tir, intitulera un article sur Casimir-Perier : « l’Ennemi[6] ».

Jaurès lui-même descendit à cette besogne, indigne de son caractère et de son talent. Il y portera toute sa fougue accoutumée, sa puissance extraordinaire d’évocation, sa sincérité toujours égale à elle-même, soit qu’il plonge dans l’erreur, soit qu’il s’élance vers la vérité, la magnificence de sa rhétorique, et toutes ses images si belles qu’il les prend pour des raisons.

Casimir-Perier, jusqu’alors, avait été gâté par la fortune. Bien qu’il eût occupé depuis longtemps les plus hautes fonctions, il avait été indemne des attaques ordinaires de la presse. Il n’y était pas cuirassé. Il en souffrit, comme un enfant de la première injustice de la vie. Il sentait le discrédit monter autour de lui, avec la haine, chez le peuple : en quoi les avait-il mérités ? Ainsi, sa présence à l’Élysée, — c’était toute sa magistrature ! — desservait la République. Un pharmacien socialiste l’avait remplacé dans la circonscription qu’il avait représentée pendant vingt ans. Il avait vu dans cette élection, due à des causes locales, un échec personnel. L’hostilité de quelques-uns de ses ministres était réelle ; il se l’exagérait. Il se plaignait de n’être pas défendu. Quand Dupuy poursuivait le Chambard et la Petite République, il se plaignait de l’être mal[7]. Que serait-ce, quand le jeu des institutions parlementaires amènerait les radicaux au pouvoir ? L’ami qui était le plus près de son cœur, celui dont il eût voulu faire son premier ministre, Burdeau, se mourait. Il se sentait seul, sans force pour le bien, impuissant contre le mal. Dès son retour de Pont-sur-Seine à Paris, il était résolu à donner sa démission. Il me le dit le 12 octobre, et je cherchai en vain à l’en dissuader.

Ainsi Casimir-Perier s’abandonnait, Dupuy laissait faire Mercier, et Mercier avait confiance en Du Paty. Il donna l’ordre à tous ceux qui étaient informés de garder un absolu silence, et attendit.

II

Du Paty n’avait point avoué l’échec de sa première rencontre avec Dreyfus, mais il en avait conscience. Il sentait aussi que les certitudes faiblissaient autour de lui. La grande lame furieuse qui a passé, le premier jour, sur l’État-Major, semble hésiter. Se serait-on trompé ? Le doute naît chez plus d’un, un doute vague, obscur, qui n’ose pas s’exprimer, parce que l’accusé est juif, mais qui n’échappe ni à Du Paty ni à Henry.

Une similitude contestée d’écriture, c’est peu pour condamner un officier, fût-il mécréant.

Les liasses de livres et de papiers, saisies chez Dreyfus et mises sous scellés, avaient été dépouillées, au ministère, pendant deux longues séances. C’étaient des livres techniques, des cartes et plans, des cours de l’École de guerre, quelques manuscrits, des factures, des lettres d’affaires et de famille, des carnets de comptes. Pas un chiffon, dans ces vingt-deux scellés, qui pût autoriser le moindre soupçon[8].

L’espèce particulière de papier sur lequel est écrit le bordereau a appelé l’attention de l’État-Major. Papier très léger, à calque, du genre pelure, quadrillé et filigrané, sans marque de provenance. Du Paty avait compté en découvrir de semblable chez Dreyfus, ce qui eût constitué une preuve décisive. Or, ni chez lui, ni chez son beau-père, Du Paty ni Cochefert n’ont rien trouvé. Cochefert a procédé à des recherches dans les maisons de librairie et de papeterie ; les investigations sont demeurées négatives. Le papier existait seulement chez les marchands en gros, « mais sans être filigrané, ce qui ne se faisait que sur commande[9] ». Bertillon, de son côté, a procédé en vain à des recherches : il lui a été répondu « que le modèle n’était plus courant dans le commerce[10] ». L’échec, ici encore, était complet.

Les fronts s’assombrissaient ; « la situation devint aussi pénible, ou presque aussi pénible, qu’avant que Dreyfus eût été désigné aux soupçons[11] ».

Il y a un siècle, lorsque Dreyfus s’appelait Calas, le marquis Du Paty de Clam avait nom le capitoul David de Beaudrigue. Le même drame se joue pour la seconde fois. Mêmes acteurs et mêmes mobiles, même folie et mêmes forfaits. Jusqu’aux mêmes mots sortent, par une loi psychologique, des mêmes circonstances. Du Paty comme Beaudrigue : « Je prends tout sur moi. » Du Paty comme Beaudrigue : « C’est ici la cause de la religion » ou « de l’armée ». Dès que Du Paty, comme Beaudrigue, a eu imaginé la culpabilité de l’innocent, du premier coup, à première vue, frappé d’un trait subit de lumière, le roman qu’il a inventé est devenu réalité à ses yeux. Maintenant, après la première défaite, ce sera la même lutte désespérée contre la vérité, les mêmes procédés d’instruction, la même chasse à l’aveu. La même obstination de l’innocent à crier son innocence dépite l’inquisiteur, comme un crime nouveau.

Ses intérêts personnels, gravement engagés dans l’affaire, préoccupaient Du Paty. S’étant donné comme graphologue, il a affirmé que le bordereau est de l’écriture de Dreyfus, et, ainsi, a décidé Boisdeffre et Mercier. Qu’adviendra-t-il si l’enquête dont il est chargé, l’instruction ultérieure échouent, comme a déjà échoué l’épreuve de la dictée ? Quelle humiliation ! Il connaît trop bien les mœurs militaires pour ne pas prévoir que le bouc émissaire, ce sera lui. Il n’a pas été le seul à se méprendre, mais il portera tout le poids de la faute commune. Il était jalousé, craint, point aimé, médiocrement estimé, tant pour son caractère hautain et orgueilleux que pour de louches histoires privées, une vilaine aventure, qui faisait l’objet d’un fâcheux dossier à la préfecture de police[12]. Au lieu de la gloire rêvée, quelle disgrâce !

Dirai-je qu’après avoir cru, avec tous les autres, légèrement, mais sincèrement, à la trahison de Dreyfus, il a cessé d’y croire ? Très exactement, à ce moment précis, sa conviction primitive, faite de ses haines d’antisémite et de sa confiance en sa propre infaillibilité graphologique, n’est qu’ébranlée. Or, au lieu de s’en réjouir, il s’en inquiète. L’affreux malheur de l’homme, s’il est innocent, ne le trouble pas, ni la catastrophe de toute une famille, ni l’horreur d’un crime judiciaire commis par des soldats. Ce qui le tourmente, c’est la difficulté de soutenir l’accusation.

L’accusé n’offrait aucune prise ! Plus avancera l’enquête, plus apparaîtra la fragilité de l’accusation. Du Paty ne se ment pas à lui-même. Comme il n’est pas de ces passionnés dont la fureur trouble les sens, il voit clair. Nerveux, de physionomie mobile, il ne parvient pas à dissimuler l’inquiétude qui le tient.

Il était attaché au 3e bureau ; il y cessa son service, tout entier à son enquête et à ses combinaisons. Mais il venait chaque soir raconter à Picquart et au colonel Boucher ce qui se passait. Picquart le voyait « de plus en plus découragé, de plus en plus anxieux sur l’affaire[13] ».

Il cherche, non la vérité, mais la revanche de ses premiers échecs. La revanche fuyait, la vérité s’imposait.

Déjà, toutes les forces publiques sont coalisées contre Dreyfus, le pouvoir civil qui laisse faire, l’autorité militaire qui le veut coupable. Cependant, le juste, sur sa propre ruine, élève l’inaccessible protestation de la conscience.

Le crime des crimes, — perdre sciemment un innocent, — s’il lui avait été présenté dans sa nudité, Du Paty l’eût repoussé. Mais déjà cette œuvre de justice dont il est chargé n’est plus qu’un duel entre l’accusé et lui, et il se laisse glisser vers le crime.

III

À côté de lui, un homme connaissait le véritable auteur du bordereau ; mais, puisque la fatalité n’a pas voulu qu’il pût détruire cette feuille maudite ni qu’elle fût classée au rebut par les chefs, il n’y a plus pour Henry qu’une chance de salut : c’est la condamnation de Dreyfus. Que risque Du Paty à l’innocence de l’accusé ? Des épigrammes, une passagère défaveur. Mais lui ! Dreyfus, innocenté, libre, consacrera sa vie à chercher l’infâme dont le crime lui a pu être attribué. Et les lettres d’Esterhazy traînent partout !

Ainsi nul, sauf Esterhazy, ne joue plus gros jeu, mais nul ne joue plus serré. Du Paty s’est vivement porté, du premier jour, à l’avant de la scène, recherchant l’évidence, le bruit, la lumière crue de la rampe. Henry reste à l’écart, au second plan, où circulent les Narcisse et les Iago. Il craint la publicité et la fuit. Il se fait modeste, tout petit, un simple auxiliaire. Mais cet auxiliaire rassemble peu à peu entre ses mains tous les fils. Du Paty est un détraqué ; Henry un esprit sain, robuste, plein de force. Ce paysan madré, passé maître dans les roueries des marchands de foire, sait l’art de couvrir sa fourberie d’une rudesse qui ressemble à de la loyauté. Sous Sandherr, affaibli, guetté par la paralysie générale, il est le vrai chef du bureau des renseignements ; il a toujours cherché à garder pour lui les affaires d’espionnage[14]. Une importance nouvelle lui est venue de ce qu’il a eu, le premier, le bordereau. Il profite d’une absence de Cordier[15] pour s’emparer de la place. Du Paty, qui n’appartient pas à la section de statistique, s’adresse de préférence à lui. De même, les grands chefs, Gonse, qu’il domine par sa brusquerie, Boisdeffre, qui semble le craindre, Mercier lui-même.

Le voici au centre de l’opération, comme l’araignée au centre de sa toile. Il tisse lentement, prudemment. Au bureau, il flatte la manie antisémite de Sandherr qui cependant ne l’aime pas, se défie de lui, l’interroge parfois d’un œil scrutateur[16]. Dans les couloirs, il répand habilement les informations, affirme l’existence de preuves mystérieuses. Il laisse les grands gestes, les discours à Du Paty. Qui se défierait de ce gros homme trivial, de ce rustaud à large poitrine ? Seul, Forzinetti a lu en lui.

Tout prudent qu’il est, c’est un homme d’action qui sait la force de l’audace sur les hésitants. Plébéien sans culture, il connaît le vide de ces cervelles d’aristocrates lettrés, de faux savants. Il sait leur haine du juif, leur désir ardent qu’il soit coupable, et, dès lors, qu’ils accepteront sans hésiter les inventions les plus grossières si elles doivent servir leur cause. Ou ils n’apercevront pas la fourberie, ou, s’ils l’aperçoivent, ils feront semblant de n’avoir rien vu.

Du Paty cherche, avec une conscience féroce d’inquisiteur, des preuves. Henry, tranquillement, en forge.

IV

Il avait été chargé de conduire Dreyfus au Cherche-Midi. En descendant les escaliers de l’État-Major, Dreyfus l’implorait : « Mon commandant, c’est effrayant, je suis accusé d’une chose épouvantable ! » À peine installé dans la voiture : « De quelle chose épouvantable parliez-vous tout à l’heure, lui demanda Henry, bénévole, d’un ton compatissant, de quoi s’agit-il ? Racontez-moi votre affaire. — Mon commandant, je suis accusé du crime de haute trahison ! — Diable ! Mais pourquoi[17] ? »

Il savait tout ; il a eu, le premier, le bordereau entre les mains ; il a assisté, derrière une tenture, à la scène de la dictée, aux incidents qui ont suivi, aux interrogatoires de Du Paty et de Cochefert.

« Je n’en sais rien, je suis comme fou, je préférerais une balle dans la tête, je ne suis pas coupable, cette accusation est la mort de ma vie. » — Textuel, observe Henry. — Henry, bon enfant, le rassure : « Si vous n’êtes pas coupable, il ne faut pas perdre la tête. Un innocent est toujours fort. » Et encore : « Certes, on vous fera rendre justice. » Puis, comme poussé par un vif intérêt, il s’informe de l’objet précis de l’accusation. « Le commandant Du Paty m’a dit que j’étais accusé d’avoir livré des documents à une puissance étrangère. — De quels documents s’agit-il, le savez-vous ? — Non, le commandant Du Paty m’a parlé de documents secrets et confidentiels sans m’indiquer lesquels. »

Henry feint l’étonnement : « Le commandant Du Paty ne vous a pas énuméré les documents que l’on vous accuse d’avoir livrés ? Il ne vous a pas indiqué la puissance étrangère à qui vous les auriez livrés ? » — Non, Du Paty ne lui en a rien dit. Évidemment, pour que le ministre l’ait fait arrêter, « il croit avoir des preuves ; mais elles sont fausses ». — « Vous avez donc des ennemis capables de les avoir fabriquées ? — Des ennemis ! je ne crois pas avoir d’ennemis capables de me poursuivre d’une haine semblable. »

Henry, ayant noté ce dialogue, comme un procès-verbal, ajoute ce commentaire :

Je crois devoir faire ressortir que l’affirmation de M. le capitaine Dreyfus, en ce qui concerne la non-énumération des documents livrés, est absolument inexacte ; attendu qu’avant de quitter le ministère, et alors que je me trouvais dans une pièce contiguë à celle où cet officier était interrogé, j’ai parfaitement et très distinctement entendu M. le commandant Du Paty dire au capitaine Dreyfus : « Vous êtes accusé d’avoir livré à une puissance étrangère une note sur les troupes de couverture, une note sur Madagascar, un projet de manuel sur le tir de l’artillerie. » Donc, lorsque le capitaine Dreyfus affirme que le commandant Du Paty ne lui a énuméré aucun des documents en question et qu’il s’est borné à lui parler de documents secrets ou confidentiels, le capitaine Dreyfus viole sciemment la vérité[18].

Pourquoi ce mensonge, coup de massue qui écrase un peu plus l’accusé, infirme à l’avance, pour qui n’aura pas contrôlé les textes, la sincérité de ses protestations ?

Du Paty — qui le saurait mieux que lui ? — sait que ce rapport d’Henry est un mensonge. La question qu’Henry aurait « parfaitement et très distinctement entendue », Du Paty ne l’a pas posée. Cependant il accepte son rapport sans observation, le joint au dossier. Et Sandherr, Gonse, Boisdeffre, Mercier, savent, eux aussi, la vérité, et se taisent.

Henry, ayant ainsi tâté le terrain, conclut qu’il peut marcher sans crainte. Contre Dreyfus, les chefs seront ses complices.

V

Ce faux d’Henry et une dénonciation de Bertin-Mourot, c’est tout le renfort qu’a reçu l’accusation. Bertin avait appris avec joie l’arrestation de Dreyfus ; il s’empressa de porter à Du Paty une note d’une grossière perfidie :

Le journal de mobilisation de la Commission de l’Est a particulièrement attiré le capitaine Dreyfus. L’intérêt qu’il semblait y prendre a contrasté singulièrement avec la nonchalance extrême de sa collaboration aux autres travaux de la Commission… Laissé systématiquement à l’écart, il s’institua tout à coup l’éducateur d’un nouveau venu, le capitaine Boullenger, et, prenant comme thème le journal de mobilisation, démontra qu’il connaissait parfaitement les points de débarquement et les lignes de transport de chaque corps d’armée… Le capitaine Boullenger fut très frappé de la connaissance approfondie qu’il étalait par vantardise ou comme exercice de mémoire… La mauvaise impression qu’il laissa au 4e bureau lui en ferma ensuite les portes[19].

En d’autres termes, Dreyfus a dû vendre à l’Allemagne le plan de mobilisation pour la région de l’Est.

À l’exemple de Bertin, d’autres officiers de l’État-Major portèrent à Du Paty de bas racontars. Dreyfus avait demandé au capitaine Besse communication de la liste des quais militaires ; il se disait envoyé par un officier supérieur du 3e bureau dont Besse ne pouvait préciser le nom[20]. Il avait causé avec le commandant Jeannel du manuel d’artillerie. Il avait surpris une conversation du commandant d’Astorg et du capitaine Roy, au sujet de ce même manuel.

Il fallait autre chose pour corser le dossier ; Henry encore y pourvut.

Un problème, depuis le début, se posait à tous : Dreyfus est le traître, mais pourquoi a-t-il trahi ?

Sandherr résolvait la question très simplement : « Parce qu’il est juif ». Ce chef du bureau des renseignements était un fanatique exaspéré, peut-être sincère. Son père, protestant qui s’était fait catholique, avait été, à Mulhouse, en 1870, le chef des bandes qui parcouraient les rues en criant : « À bas les Prussiens de l’intérieur ! » — les protestants et les juifs. Le fils avait hérité de ces haines. L’été précédent, dans les Vosges, il avait assisté à la remise d’un drapeau à un bataillon de chasseurs. La cérémonie avait ému aux larmes un juif alsacien. Sandherr se retourna vers ses voisins : « Je me méfie de ces larmes ? — Pourquoi ? — Je me méfie de tous les juifs[21]. »

Bien que partagée par beaucoup, cette méfiance n’était pas encore avouable devant la justice. Il eût pu se trouver, parmi les juges, un officier qui ne se fût pas contenté de cette raison.

Une autre explication du crime eût été plus plausible : l’une des deux grandes passions de l’humanité, le jeu ou les femmes. C’était la pensée de Du Paty. Il avait cherché fiévreusement une preuve de son hypothèse dans les papiers de Dreyfus ; ses fouilles avaient été infructueuses. On pouvait supposer toutefois que Dreyfus, libertin ou joueur, ne tenait pas la comptabilité de ses vices. Dès lors, une enquête s’imposait.

Il eût été simple de s’adresser à la préfecture de police, déjà instruite de l’affaire. Sandherr préféra employer « les moyens propres à la section de statistique »[22]. Henry les fournit dans la personne de Guénée, son âme damnée.

C’était le type du bas policier, colporteur de commérages, y ajoutant quand il le fallait, au besoin faussaire, habile à imiter les écritures et se faisant gloire d’avoir instruit son fils dans cet art. Il avait eu, au début, pour mission spéciale de se renseigner, chez les filles, sur les officiers, étrangers ou français, qu’elles recevaient. Il hantait « les grands bars, les grands hôtels, les villes d’eaux », et croyait fréquenter ainsi « la haute société »[23]. Les propos ramassés dans ces lieux de plaisir et dans les tripots, non pas même ceux des femmes galantes et des joueurs, mais ceux de leur domesticité et des concierges, constituaient le gros de ses renseignements. Il avait cependant une relation d’un ordre social plus élevé ; c’était cet ancien attaché militaire d’Espagne, le marquis de Val-Carlos, qui l’avait fait monter un jour dans son coupé, et lui avait révélé la présence d’un espion à l’État-Major. Cet espion « communiquait, soit directement, soit indirectement, avec Schwarzkoppen ». Val-Carlos avait, le mois suivant, renouvelé l’avis.

Henry fit donc charger Guénée de recueillir des informations sur Dreyfus et lui donna lui-même, directement, la consigne[24]. Guénée ne devait faire des recherches que dans le monde de la galanterie et dans les cercles.

La découverte du bordereau confirmait les avis de l’Espagnol. S’adresser à lui était indiqué. On n’en fit rien, sous prétexte que Val-Carlos était absent de Paris[25]. À supposer le fait exact, il eût été facile de rechercher le diplomate, — il avait des parents français, à Paris même, — de l’amener à compléter ses informations. Henry ne commet point de ces sottises. L’Espagnol aurait su tout de suite, de Schwarzkoppen, que Dreyfus lui était inconnu. Même, à faire causer les attachés militaires, il eût pu apprendre un autre nom. Il était notoire, en effet, parmi eux, « que, pour un ou deux billets de mille francs, le commandant Esterhazy procurait les renseignements qu’on ne pouvait avoir directement du ministère de la Guerre[26] ».

Sandherr fit également demander des renseignements à Mulhouse et ceux qu’il y recueillit, après enquête, furent excellents[27]. Quatre frères, Jacques, Léon, Mathieu et Alfred, et trois sœurs, composaient la famille Dreyfus, étroitement unie. En 1872, l’aîné seul n’avait pas opté pour la France afin de pouvoir, sans crainte d’expulsion, continuer à diriger les filatures de Mulhouse ; il avait, d’ailleurs, passé l’âge du service militaire et avait servi, pendant la guerre, dans la légion d’Alsace-Lorraine. Mais ses trois frères avaient opté et lui-même avait fait de ses fils des Français ; les deux plus âgés se préparaient à Paris pour l’École polytechnique et l’École de Saint-Cyr[28]. Ils étaient estimés de tous ceux qui les connaissaient et tenus pour de très honnêtes gens et d’irréprochables patriotes.

VI

Il y avait longtemps, quand l’affaire Dreyfus éclata, que les juristes et les simples penseurs avaient dénoncé le vice profond de notre code d’instruction criminelle : le droit pour le juge de poursuivre l’aveu de l’accusé par des interrogatoires prolongés et par ce dernier vestige de l’ancienne question, la mise au secret[29].

La législation des peuples libres, de l’Angleterre notamment et des États-Unis, a fait du silence le premier des droits de l’accusé devant la justice. La culpabilité n’y peut être établie que par des indices et des témoignages, sinon toujours d’une certitude absolue, mais suffisants pour rassurer la conscience. Si l’accusé parle, la loi exige que le juge l’avertisse du péril qu’il veut gratuitement courir. Ce juge ne s’en rapporte qu’au témoignage des hommes, à celui plus concluant encore des choses. Il n’a que faire, pour accabler l’infortuné, de sa propre parole. Un aveu arraché par la lassitude ou par la peur lui ferait horreur.

Au contraire, dans notre France de l’Encyclopédie et de la Révolution, le besoin d’obtenir l’aveu domine toute la procédure. C’est d’abord l’interrogatoire de l’inculpé contre lui-même. En attendant le juge, déjà le gendarme et le geôlier, dont la visite anime seule sa prison, le pressent de questions. « Où était-il tel jour, à telle heure ? Qu’a-t-il dit ? Ne se contredit-il pas sur ce point ? N’a-t-il point menti sur cet autre ? Pourquoi ne pas s’avouer coupable ?[30] » Puis pour hâter l’aveu, le secret. Il a fallu sacrifier à la philosophie les chevalets, la corne d’eau, les baguettes, la suspension au plafond suivie d’une chute soudaine et violente. La torture morale tiendra lieu de la torture physique. Ce n’est plus le corps, c’est le cerveau qu’on disloque par l’estrapade ; c’est le cœur qu’on déchire ; ce n’est plus le ventre qu’on remplit d’eau, c’est l’âme qu’on inonde de terreur et d’angoisse. Alors, quand ce traitement a opéré, le juge interroge l’homme, — ce qui fut l’homme, un spectre, un cadavre vivant qui se soutient à peine, qui a perdu jusqu’à la notion des choses, dont la mémoire vacille et tremble. La lutte entre le juge et cette loque, c’est l’instruction criminelle, c’est la justice.

La justice civile ; et que sera la justice militaire ? Que sera-t-elle, surtout, quand l’inquisiteur ne conçoit pas de plus humiliante défaite que l’innocence de l’accusé ?

Quels moyens ne seront pas bons pour lui arracher l’aveu, un quart d’aveu, un semblant d’aveu !

Au secret absolu. Du Paty et Mercier ajoutent cette torture : l’ignorance de la charge précise qui pèse sur le prisonnier[31]. L’homme sera bien fort s’il résiste à ces deux supplices combinés. S’il n’avoue pas, il deviendra fou ; s’il ne devient pas fou, il se tuera.

C’est un miracle que ce calcul ait échoué.

Dreyfus, au moment où Henry le remit à Forzinetti, avait su dompter sa douleur. L’agent principal, ayant inscrit son nom sur le registre d’écrou, sans aucune autre indication, le conduisit à sa cellule. Il était midi. La porte de fer à peine refermée sur lui, le malheureux vit, pour la première fois, tout son malheur. La lutte contre Du Paty l’avait soutenu jusque-là, la lutte qui s’empare de tout l’être, absorbe toutes les forces, toute la pensée. Maintenant, c’était toute la matérialité de la honte, de l’horreur. Alors il fut comme dément, se précipita à travers la cellule, bouleversant tout, se frappant la tête contre les murs, les yeux injectés de sang, le cerveau en feu.

Vers une heure, Forzinetti monta à la cellule. Il avait l’habitude des prisonniers, des coupables. Le spectacle qui s’offrit à lui était nouveau. Dreyfus semblait un véritable aliéné. Aux premières paroles du directeur de la prison, il répond par des sons rauques. Forzinetti, non sans peine, réussit à le calmer, lui fait raconter son arrestation. Dreyfus le supplie de lui donner les moyens d’écrire au ministre pour qu’il l’entende ou le fasse entendre par un de ses officiers généraux. Mais la consigne est formelle : le directeur a défense de lui donner ni plume ni papier.

Quand Forzinetti se retira, il avait l’intuition que son prisonnier était innocent[32]. L’agent principal, Fixary, qui seul possédait la clef de la cellule et avait l’ordre d’assister en tiers à toutes les visites de son chef, eut la même impression.

Alors Dreyfus, du calme passager où l’avait ramené l’humanité d’un vrai soldat, retomba dans l’agonie. À la pensée de sa femme, de ses enfants, de sa vie brisée, de ses ambitions fracassées, de son nom déshonoré, de tout cet effondrement, il hurlait de douleur et, du corridor, les gardiens entendaient ses cris, ses pleurs, ses sanglots. Il parlait tout haut, protestant de son innocence dans de longs gémissements. Il cherchait en vain une explication plausible à son désastre. Tous les romans qu’il construisait s’effondraient, plus absurdes les uns que les autres, d’autant plus absurdes que sa foi restait entière envers les chefs. Faillibles assurément, leur loyauté pouvait être surprise, mais incapables de haine systématique ou de cette infamie : abîmer un homme, un soldat tel que lui, sans des présomptions sérieuses. Il reprit sa course dans sa cage comme une bête fauve, buttant contre les meubles, inconscient des meurtrissures qu’il se faisait, et protestant, sanglotant toujours.

Aux heures des repas, il ne pouvait toucher à aucun aliment solide, buvait à peine quelques gorgées de bouillon ou de vin sucré.

Puis, terrassé par les souffrances, il tombait tout habillé sur le lit de camp, hurlant encore. Et quand le sommeil le prenait, le sommeil était aussi cruel que les hommes. C’était un hideux cauchemar, dans la nuit froide. Il avait de tels soubresauts qu’il tombait de son lit.

Ces journées atroces, ces nuits plus atroces encore interminables, qui les dira ? qui pourra seulement en imaginer la sombre épouvante ? Les mots manquent. Les innombrables stations de ce Calvaire ne seront jamais retracées.

Cela dura tout l’après-midi et toute la nuit du 15, puis toute la journée et toute la nuit du 16, puis tout le jour encore et toute la nuit du 17, et toute la journée encore du 18. Et c’était toujours les mêmes cris, les mêmes sanglots, la même tension du cerveau, broyant à vide, pour essayer de comprendre. Aucune nouvelle du dehors. Ni de sa femme, qui ne savait même pas où l’infortuné avait été emporté, ni des chefs qui, froidement, escomptaient le processus du supplice, les chances de la torture, l’action crucifiante du désespoir.

VII

Le 18, Mercier pensa que l’homme devait être à point. Du Paty reçut l’ordre de reprendre l’interrogatoire du prisonnier[33].

Ce même matin, l’état de Dreyfus, en proie à une fièvre croissante, à des hallucinations qui semblaient le prélude de la folie, avait effrayé Forzinetti ; passant outre à la défense de D’Aboville, il rendit compte au gouverneur de Paris qu’il avait un « prisonnier d’État » au Cherche-Midi.

Saussier connaissait Forzinetti de longue date, il l’avait eu sous ses ordres au Mexique. « Si vous n’étiez pas mon ami, lui dit-il, je vous infligerais deux mois de prison pour avoir reçu un prisonnier sans mon ordre[34]. » Forzinetti répondit qu’il était couvert par l’ordre d’écrou du ministre. Saussier s’éleva alors contre les procédés de l’État-Major : il n’y a contre Dreyfus que de simples présomptions ; un officier ne devrait jamais être arrêté sans preuves probantes ; il eût fallu le faire surveiller et, si la trahison avait été reconnue, l’envoyer au Soudan, l’y faire exécuter dans la brousse, afin de ne pas ameuter l’opinion. « Car je connais mon pays », ajouta Saussier.

En effet, ce qu’il sait ou devine de la vérité, il n’osera s’en exprimer qu’à des intimes, à portes closes. Sa conscience épaisse, sa forte santé, s’accommodent de ce silence.

Plein de projets, Du Paty arriva, vers le soir, à la prison. D’abord, il eût voulu pénétrer subitement, sans bruit, dans la cellule de Dreyfus, porteur d’une lampe à projection pour le surprendre d’un violent flot de lumière et le « démonter »[35].

Forzinetti répondit que les locaux ne se prêtaient pas à cette expérience, qu’il n’avait point de lampe à projection et qu’au surplus, il se refuserait en tous cas à de semblables procédés.

Du coup, Forzinetti devint suspect[36].

Du Paty trouva Dreyfus épuisé, affolé, mais invaincu.

Il l’avait abordé durement, avec une solennité méprisante, en justicier de mélodrame, pensant lui imposer et se complaisant dans ce rôle. Gribelin l’accompagnait. « Voulez-vous écrire sous ma dictée quelques pages ? — Tout ce que vous voudrez, je ne demande qu’à faire la lumière. » Du Paty avait combiné tout un plan nouveau d’épreuves graphiques. Il avait, au ministère de la guerre, des centaines de pages écrites par Dreyfus, de longs mémoires, des rapports, des lettres. C’étaient des documents de comparaison plus qu’il n’en fallait. Mais, passée la première hallucination où était apparue l’analogie entre l’écriture de Dreyfus et celle du bordereau, les divergences surtout éclataient. Dès lors. Du Paty se flattait qu’une dictée nouvelle lui donnerait ce que l’expertise loyale lui refusait. Les combinaisons du hasard sont infinies. L’une ou l’autre de ces dictées, faites dans des conditions spéciales, fournira bien un mot, une lettre dont l’identique se retrouvera dans le bordereau. Alors, la cause sera entendue. Comme au bon vieux temps, mieux encore, il suffira d’un mot, d’un jambage de lettre, pour perdre l’homme.

Il fit donc à Dreyfus dix dictées consécutives. C’étaient de prétendues notes de service, des lettres adressées par un officier à quelque mystérieux correspondant, où se retrouvaient les principaux mots du bordereau. Il dictait très vite. Et il faisait écrire le prisonnier dans les positions les plus variées : assis et debout, la main nue ; puis assis et debout, la main gantée ; assis et debout, la main nue, avec une plume de ronde ; assis et debout, la main gantée, avec une plume de ronde[37]. Il dictait aussi des phrases allemandes, des conjugaisons de verbes. Dreyfus se demandait s’il n’avait pas affaire à un fou ; mais son écriture restait pareille à elle-même et, même dans les pages écrites d’une main gantée, toujours aussi différente de celle du bordereau.

Cette expérience terminée. Du Paty déclare à Dreyfus que la certitude du ministère est absolue : « Nous savons que des documents sont parvenus à un agent d’une puissance étrangère ; ils ne peuvent émaner que d’un officier d’État-Major qui est allé aux manœuvres au moment où la lettre, annonçant les documents, a été écrite. » Puis ces quelques questions : « A-t-il fait faire des copies de certains cours de l’École de guerre ? — Non. — A-t-il eu des relations avec les attachés militaires, à Paris, des puissances étrangères ? — Jamais. Je suis allé à l’ambassade d’Allemagne, dans les premiers jours de décembre 1893, pour solliciter un permis de séjour à Mulhouse, à l’occasion de la mort de mon père. »

Si Dreyfus avait été un espion aux gages de l’Allemagne, toutes facilités lui eussent été données pour aller en Alsace. Or, ce permis de cinq jours est le seul qui lui ait été accordé[38]. Pendant sept ans, toutes ses demandes de passeport ont été refusées. S’il est allé à Mulhouse, trois fois, c’est en cachette, passant par Bâle ; à Mulhouse, il ne se risquait pas à sortir de la maison paternelle.

Du Paty a préparé avec le plus grand soin une autre épreuve et un autre piège. Il montre à Dreyfus, à la lumière d’une bougie et très vite, un bout de papier, où figure la reproduction photographique d’une ligne du bordereau : « Je vais partir en manœuvres. » Il lui fait écrire, à plusieurs reprises, les mots : « manœuvres », « je vais » ; puis, les phrases : « Je vais en manœuvres », « Je vais partir en manœuvres ». Puis, lui remontrant le fragment photographique : « Reconnaissez-vous votre écriture ? Non, ce n’est pas mon écriture. — Connaissez-vous une écriture qui lui ressemble ? » Et Gribelin appuie : « Regardez bien ; il y va de votre peau. » Dreyfus : « Conduisez-moi au ministère ; je chercherai dans les bureaux ; peut-être trouverai-je ? » Du Paty, Gribelin ricanent. Alors, Dreyfus, après quelque hésitation : « Il me semble vaguement que cette écriture ressemble à celle du capitaine Brault. »

On verra quel parti l’État-Major et la Congrégation surent tirer de cette réponse.

Dreyfus, au surplus, ne l’a pas plus tôt formulée qu’il la retire. Il n’est pas assez sûr de ses souvenirs. Il ne veut incriminer personne. Il s’en tient à ses affirmations répétées que cette phrase n’est pas de son écriture.

Du Paty insiste : « Comment expliquez-vous que les experts constatent l’identité de votre écriture avec celle du document dont je viens de vous montrer une ligne ? — Cette ligne n’est pas de moi. Quant au reste du document, que je ne connais pas, ou les experts se trompent, ou bien on a pris, dans un panier, de vieux papiers, des morceaux détachés de manuscrits de moi, pour en faire un ensemble. » Sur interrogation nouvelle, Dreyfus précise qu’il n’a aucun motif particulier de faire cette hypothèse, « mais il est possible que quelqu’un ait essayé d’imiter son écriture, pour détourner les soupçons ».

Et Du Paty continue à refuser de lui dire de quoi il est accusé. C’est l’inspiration diabolique par excellence, ou, plus simplement, monacale. Toute cette procédure est un chapitre à ajouter à l’histoire de l’Inquisition.

En vain, le malheureux, tendant les bras, désespéré, supplie son bourreau de le tirer de cette ignorance qui le tue. Le bourreau se tait. Le fin du système était de le laisser, dans cette nuit, à tourner cette roue. Le treadmill anglais s’applique seulement au corps ; Du Paty l’applique à l’âme.

Du Paty, constatant que la vraie torture est celle-là, l’exaspère par quelques phrases vagues, obscures, ambiguës, sur les complices qui vont être arrêtés, sur les charges nouvelles, accablantes, qu’on découvre chaque jour, sur les officiers allemands qui savent son emprisonnement, bien qu’il ait été tenu secret. Et, suivi de Gribelin grimaçant, il se retire avec un geste théâtral.

VIII

Quand une première séance de torture ordinaire et extraordinaire n’avait pas donné le résultat cherché ; quand le patient, sous le fer ou sous le feu, avait persisté à crier son innocence, on laissait reposer quelques jours son corps déchiré, ses membres rompus, puis on recommençait. La chair avait repris assez d’élasticité et de force pour que le supplice pût être repris utilement, sans crainte d’amener la mort.

Ainsi, par ordre de Mercier, procéda Du Paty, avec cette différence que les chairs des suppliciés d’autrefois s’étaient cicatrisées pendant ces entr’actes, tandis que la blessure s’était avivée dans l’âme de son prisonnier, en proie au mystère qui continuait son œuvre, à l’énigme indéchiffrable.

Pendant les jours sans fin et les nuits éternelles, il retournait les lambeaux de phrases qu’il avait arrachés à son bourreau : « Haute trahison, plusieurs documents de son écriture, ambassade d’Allemagne, attaché militaire prussien. » Il comprenait de moins en moins, s’égarait sans cesse dans de nouvelles imaginations, conservant assez de raison pour les abandonner, l’une après l’autre, comme déraisonnables, mais plus désespéré et plus brisé après chaque nouvelle tentative.

Le tourmenteur, du premier coup, avait réalisé, d’une science raffinée, toute la puissance du supplice ; l’encre, le papier, une plume, ces pauvres instruments matériels de la pensée, eussent permis au misérable de fixer ses idées. Une instruction formelle avait interdit de lui en laisser. Et pas un livre !

Oui, le livre lui-même, le livre, dont le secours et le baume consolateur ne manquent pas à l’assassin, au condamné à mort ; le livre qui, récit de voyage ou roman, emporte, pour une heure, le prisonnier, loin de sa misère ou de son crime, vers le ciel bleu des pays lointains ou du rêve, fait tomber les murs du cachot et donne l’illusion de la liberté ; le livre qui soulage ou distrait toute douleur ; le livre, cette chose sacrée, est refusé à cette autre chose sacrée, ce malheureux. Pendant les sept semaines de cette première étape de sa captivité, Dreyfus restera en tête-à-tête avec lui-même, seul, « muré vivant[39] » dans l’in pace.

Toute la férocité séculaire des moines apparaît ici encore. Ce supplice de l’in pace, de l’écrasant isolement, où ce soldat est condamné avant toute condamnation, c’est celui qu’ils appliquaient à leurs prisonniers de choix, au Moyen Âge et jusqu’à la veille de la Révolution. C’est contre cette inhumanité que le bon Mabillon a écrit son traité de l’Emprisonnement monastique[40] ; les rois, les parlements, l’ont vingt fois interdite : « Sa Majesté et son Conseil estimant que c’est une chose barbare que de priver de toutes consolations de pauvres misérables accablés de chagrins et de douleurs[41]… » — « Quelques efforts, raconte Mabillon, que fissent les religieux mendiants pour faire révoquer l’ordonnance, on les contraignit à l’observer[42]. »

Dreyfus cherchait dans ces ténèbres.

Il avait fini, cependant, par s’arrêter à une explication. Un soir qu’il suppliait Du Paty de mettre fin à cette torture, Gribelin lui avait dit : « Supposez qu’on trouve votre montre dans une poche où elle ne devrait pas être[43]. » Du Paty avait acquiescé d’un geste ; il lui avait, d’ailleurs, parlé plus d’une fois de documents dérobés. Donc, il s’agissait de pièces ou de lettres, trouvées où elles n’auraient pas dû être, et dont la communication criminelle lui était imputée.

Certaine armoire du deuxième bureau n’était point pourvue d’un cadenas à secret : on y aurait pu voler des travaux confidentiels. Son propre tiroir, à l’État-Major, ne fermait qu’à clef ; on l’aurait pu fracturer. Plus simplement encore, on eût pu ramasser dans son panier des notes déchirées, peut-être les brouillons de son étude sur l’artillerie allemande ou celui de telle lettre relative à des questions militaires. Il avait entretenu une longue correspondance avec un camarade, son cousin[44], qui se préparait à l’École de guerre. Il corrigeait ses travaux sur le jeu de guerre, lui donnait des conseils. Précisément, il se souvenait qu’il s’était repris, à deux fois, pour lui écrire, il y a quelques mois, avant d’aller en voyage d’État-Major. Il avait jeté au panier le brouillon de cette lettre. Il n’eût pas été impossible de composer, avec ces fragments, ou en décalquant l’écriture qu’ils fournissaient, les documents dont il était accusé d’être l’auteur.

Il roulait dans sa tête ces hypothèses. Mais qui avait pu voler ces papiers, lui voler son écriture, en faire cet usage ?

Il cherchait en vain. Une femme ? quelque bas employé civil ? un garçon de bureau ? Ce ne pouvait être un officier. Son culte de l’armée, ses superstitions militaires, encore intactes, en dépit des atrocités qu’il subit, se révoltent contre l’idée que l’infâme puisse porter l’uniforme, qu’un officier puisse être à la fois traître et faussaire[45].

Il s’exténuait dans ces luttes avec l’inconnu. C’est miracle que, dans ce pauvre corps ainsi affaibli, la petite lumière de l’esprit ne se soit pas éteinte.

Les nouvelles séances eurent lieu le 20, le 22 et le 24, toujours le soir. Du Paty inventait, chaque fois, d’autres épreuves. Il avait divisé une photographie du bordereau en dix fragments ; de ces fragments, il avait découpé des mots ou fragments de mots : « quelques modifica… », « troupes de couverture », « Madagascar », et il les montrait à Dreyfus, lui demandant s’il reconnaissait son écriture. Dreyfus répondit qu’il ne pouvait ni infirmer ni affirmer ; « le peu qu’on lui montre est insuffisant ». Il convient que les mots « troupes de couverture » ressemblent à son écriture. Mais le mot de « Madagascar » l’étonne, car il ne s’est jamais occupé de cette question[46].

Le jour suivant, Du Paty perfectionna l’épreuve. Il avait fait photographier diverses lettres de Dreyfus, et les avait découpées en menus morceaux. Il mêlait, dans son képi, ces fragments et ceux du bordereau, les présentait au prisonnier, le mettait en demeure de dire, tout de suite, si tel ou tel mot ou fragment de mot était ou non de son écriture. Dreyfus ne se trompa jamais. S’il se fût trompé une seule fois, la cause eût été entendue.

Du Paty s’acharnait à répéter que l’État-Major avait en sa possession plusieurs pièces suspectes ; il lui demandait en même temps : « Pensez-vous être l’objet d’une machination ? » Dreyfus fait consigner au procès-verbal cette réponse : « Je jure sur la tête de mes enfants que je suis innocent. Si on me présentait les pièces incriminées, je comprendrais peut-être. Voilà onze jours que je suis au secret, et je ne sais pas encore de quoi on m’accuse[47]. »

Du Paty continue à s’en taire ; Dreyfus insiste : « Je me crois le jouet d’un cauchemar ; j’ai sacrifié ma situation en Alsace pour servir mon pays ; rien dans ma vie, rien dans mon passé ne permet de porter contre moi une accusation pareille. — Mais vous savez donc de quoi vous êtes accusé, alors que vous disiez tout à l’heure ne pas le savoir ? »

Quel jésuite refusera son admiration à cette réplique de Du Paty ? Avec quelle promptitude d’esprit Du Paty a trouvé ce syllogisme d’Escobar ! Dreyfus demande à savoir l’objet précis de son inculpation ; l’instant d’après, il proteste contre l’accusation (générale) dont il est l’objet : quel aveu ![48]

Le malheureux proteste : « On me dit toujours que j’ai volé des documents, mais sans me montrer la base de l’accusation ! Je demande qu’on me montre les pièces accablantes ; je comprendrai peut-être, alors, la trame infernale qui se noue autour de moi. »

D’autres fois, en fin de séance, le procès-verbal signé, Du Paty goguenarde d’un ton dévot : « Vous êtes perdu, il n’y a que la Providence pour vous tirer de là. — Mais je suis innocent ! — L’abbé Bruneau disait aussi qu’il était innocent, et cependant il est mort sur l’échafaud. »

L’abbé Bruneau était un prêtre assassin qui avait été condamné à mort récemment et exécuté. La presse cléricale, le parti prêtre, en avaient gardé une violente amertume.

Dreyfus entrevit ce jour-là que la haine de sa race pouvait être le grand moteur de l’affreuse machine ; il laissa échapper ce cri qu’il répétera plus d’une fois par la suite : « Mon malheur est d’être juif ! »

Toute la séance du 20 et, encore, le 22, Du Paty le pressera sur les conversations indiscrètes qu’il aurait eues avec des officiers, sur ses prétendues stations, hors des heures réglementaires, dans les bureaux. Dreyfus répond à tout, simplement. Il s’était, en effet, attardé un jour à faire imprimer des documents au service géographique ; il devait les remettre au capitaine Corvisart ; en l’absence de celui-ci, il les avait remis au commandant Picquart, en présence de l’archiviste Tourot. Il avait demandé au capitaine Bretaud et au capitaine Besse des renseignements sur les quais de débarquement du réseau de l’Est ; c’était par ordre de son chef, le commandant Mercier-Milon[49]. Il n’avait jamais gardé indûment aucun document. Il savait le mot du cadenas de la section des manœuvres. Il avait causé avec le commandant Jeannel d’un manuel d’artillerie[50] ; il n’avait pas causé du frein du 120 avec le capitaine Moch ; il n’avait pas assisté à une conversation entre le commandant d’Astorg et le capitaine Roy au sujet du manuel ; il avait été chargé par Bertin de mettre le capitaine Boullenger au courant du service et, nécessairement, l’avait entretenu des lignes de transport.

La niaiserie de ces griefs est telle que l’enquêteur, par moment, semble en avoir honte. Pourtant, il pèse chaque mot, cherche à en tirer des conséquences : « Vous avez dit que vous connaissiez les numéros sous lesquels on désignait alors les lignes de transport ; savez-vous si on les désigne autrement à présent ? » Dreyfus ne le sait pas ; mais s’il l’avait su ?

Du Paty l’interrogeait avidement sur sa vie privée. Avait-il joué ? Jamais. Avait-il eu des maîtresses ? Dreyfus avoua quelques liaisons passagères, comme il s’en rencontre dans la vie de tout jeune officier. Mais aucune ne l’avait entraîné à de grosses dépenses. « Une femme n’aurait-elle pas cherché à vous jouer un tour ? » Dreyfus, se raccrochant à toutes les hypothèses, indique deux femmes. Il ne sait plus que l’adresse de l’une, qu’il a vue trois fois, une Autrichienne qui lui a dit connaître le commandant Gendron. Serait-ce une espionne ? Il ajoute, à la réflexion, qu’il n’a aucune raison de la suspecter. Il avait proposé à l’autre de lui louer une villa d’été à condition quelle serait sa maîtresse ; puis il s’était retiré, s’apercevant « qu’elle en voulait plus à sa bourse qu’à son cœur » ; mais cette femme, dont il n’a pas été l’amant, lui avait écrit une dernière lettre se terminant par ces mots : « À la vie et à la mort[51] ! » Du Paty ayant surpris la confidence de ces misères en feignant de lui venir en aide, Guénée, convoqué par Henry, se mit aussitôt en campagne.

Puis, de nouveau, Du Paty le laisse à la solitude, en proie au sphinx. Sa raison, cette fois, faillit chavirer, et si elle n’a pas sombré, si cette épave humaine n’a pas succombé, c’est que l’infortuné, se roidissant contre tant d’abominations et de douleur, se cramponnait, comme le naufragé à la planche, à cette idée : « Si tu meurs, si tu deviens fou, on te croira coupable ; quoi qu’il arrive, il faut que tu vives pour crier ton innocence à la face du monde. » Ce fut ce culte, cette passion de l’honneur qui le sauva du suicide comme de la folie. Tout l’idéalisme de sa race et du vrai soldat français qu’il était, est dans cette passion. Il voulut vivre pour l’honneur, il vécut.

Mais de quelle vie ! Devant Du Paty, par un héroïque effort, il redevenait maître de lui, discutait, raisonnait, répondait sans se contredire, avec une mémoire étonnante du détail. Mais dans les longues heures de l’absolu secret, il passait par de terribles alternatives de fièvre et de prostration. Tantôt il s’élançait contre la porte de son cachot, demandant sa femme et ses enfants, et, tout à coup, épouvanté de lui-même, il criait que la folie le terrasserait sans lui laisser le temps de se justifier. Tantôt il tombait, bête accablée et n’en pouvant plus. La nuit, il avait d’effroyables visions. Et, parfois, à bout de nerfs, vaincu, il éclatait de rire.

Forzinetti, convaincu définitivement de son innocence, cherchait à le consoler, à lui rendre l’espoir. Toute la bonté du genre humain s’était réfugiée dans ce geôlier.

IX

Du Paty ne torturait pas que l’homme.

Tous les deux ou trois jours, il allait chez Mme Dreyfus.

Elle l’attendait dans l’angoisse, et, dupe de ses belles façons, ne désespérait pas de le toucher, d’être autorisée à voir son mari, fût-ce devant témoins, de lui écrire, d’obtenir au moins quelque éclaircissement sur l’horrible mystère. Il se refusait à tout, invoquant la consigne, les ordres du ministre, mais affirmait, d’autant plus haut, la culpabilité du prisonnier, « fondée sur sa conviction profonde ». Il le qualifiait violemment : c’était un misérable, un lâche, et, surtout, le plus dissimulé des hommes, qui menait une vie double dont sa femme, ses proches, n’avaient connu que la partie honorable ; l’autre était affreuse. Si les perquisitions n’avaient rien produit de suspect[52], pas un chiffon de papier qui indiquât des relations compromettantes, c’était une preuve de plus et de son crime et de son astuce. Sa prudence veillait, avait tout détruit ou tout caché. Point de malfaiteur plus redoutable. Son gardien a répondu de lui sur sa tête. « Si j’étais son gardien, j’aurais tellement peur qu’il ne m’échappe que je me coucherais au travers de sa porte ; j’épierais son sommeil. » Tantôt, Du Paty prenait un air de compassion : « J’aurais donné tout au monde pour n’avoir pas à mettre la main sur un de mes camarades ! » Tantôt, d’un geste et sur un ton de mélodrame : « Madame, souvenez-vous du Masque de fer ! »

La malheureuse (d’une santé délicate, à peine vingt-cinq ans) était rompue de douleur et d’épouvante. Elle avait partagé les enthousiasmes militaires de son mari, sa foi dans l’armée, son respect des chefs ; cette juive avait cette religion : le patriotisme, l’amour de la France, amour si profond que jamais, par la suite, au cours des épreuves surhumaines, des iniquités sauvages qui couvrirent de boue son nom, celui de ses enfants, pendant que son mari, maudit par tout un peuple, agonisait sur un rocher perdu à l’autre extrémité du monde, aucun mot ne tomba de ses lèvres, de colère ou d’amertume, contre l’injuste patrie. Ces deux petits êtres, laissés dans une sainte ignorance du drame, elle les élèvera pieusement dans le culte de la France.

Avant de connaître, dans le bonheur, les qualités de son mari et, dans l’infortune, sa vertu, elle l’avait aimé, fille de marchand, pour son uniforme et son épée. Maintenant, quel conflit dans cette pauvre âme ! Ceux en qui son mari croyait aveuglément l’accusent d’un crime si affreux qu’ils ne le peuvent même pas nommer ! Que croire ? que penser ? Elle n’eut pas un doute. Pas un soupçon ne l’effleura d’une aile salissante. Sa foi dans le père de ses enfants reste invincible. Contre l’accusation secrète, voilée de ténèbres, mais quelle qu’elle soit, elle proteste d’une inlassable énergie. Elle dit à Du Paty la droiture, la loyauté de son époux, son patriotisme exalté, sa haute notion du devoir, l’impossibilité matérielle qu’un acte vil, criminel, ait pu être commis par lui. Elle discute, s’efforce à raisonner de l’inconnu. « Il ne sort qu’avec moi ; je connais l’emploi de tous ses instants. — Il faut si peu de temps, répond Du Paty, pour faire cela ! »

Le jour de la perquisition, Du Paty et Cochefert avaient distrait de la saisie les lettres de fiançailles de Dreyfus ; ils les avaient laissées à sa femme. Du Paty les redemanda pour y chercher une certaine forme de lettre qu’il n’avait point trouvée ailleurs. Il y fit un choix qu’il eut le courage d’emporter.

Un jour, devant Gribelin, il l’interroge sur cette déception que Dreyfus avait éprouvée, au sortir de l’École de guerre, quand la passion antisémite d’un examinateur l’avait fait descendre du rang qui lui était dû. Elle connaissait l’incident, s’en expliqua sans difficulté. Dans son rapport, il lui fera dire « que Dreyfus avait été malade de cette déception, qu’il en avait eu des cauchemars, qu’il en souffrait toujours, qu’il répétait : C’est bien la peine de travailler dans cette armée, où, quoi qu’on fasse, on n’arrive pas selon son mérite ! »

Voilà donc le mobile du crime, et c’est la femme qui le livre !

Une autre fois, environ une semaine après l’arrestation, il arriva, « d’un air particulièrement triomphant ». Et tout de suite : « J’ai dans ma poche la preuve absolue de sa culpabilité. »

Quelle preuve, qui a disparu depuis ? Elle le supplie de s’expliquer. D’un bel élan, elle affirme plus haut encore l’innocence de son mari.

D’autres fois, comme les pieux mensonges étaient les seuls qu’il s’interdît, il lui disait que son mari était très malade. Une seule fois, en vingt jours, il lui remit un billet qu’il avait autorisé Dreyfus à écrire : « Je t’assure de mon honneur et de mon affection. » Elle le relut cent fois, le baignant de larmes.

Surtout, il lui commandait toujours le silence, seule chance de salut, et sous la menace des pires catastrophes : « Un seul mot, et c’est la guerre ! » Elle obéissait, n’avait parlé qu’à sa mère[53], sans apercevoir la contradiction entre cette certitude de Du Paty que son mari est coupable d’un crime hideux, et ce silence qui le peut sauver quand même.

Il repartait, le monocle à l’œil, d’un pas sautillant. Elle éclatait en sanglots. Mais la servante survenait, ou la nourrice avec la petite fille sur les bras, ou le petit Pierre qui s’étonnait de l’absence de son père. Elle séchait ses yeux, dévorait ses larmes, et souriait.

X

Quand Du Paty avait dit à Dreyfus, dans son premier interrogatoire, que « les experts » constataient l’identité de son écriture avec celle du document accusateur, ce n’était pas la vérité. À cette date[54], le ministre de la Guerre n’était encore saisi que des deux notes de Bertillon et de Gobert, l’une négative, l’autre qui admettait, à la décharge de Dreyfus, « l’hypothèse d’un document forgé avec le plus grand soin ».

C’avait été assez pour couvrir d’une apparence juridique l’arrestation déjà décidée ; ce serait insuffisant pour faire signer au gouverneur de Paris l’ordre de mise en jugement.

On songea tout de suite à obtenir de Bertillon un rapport qui justifiât davantage les poursuites. Lors de sa première expertise, il avait paru empressé, désireux de jouer un rôle, jaloux de Gobert.

Quand il avait fourni sa note, il ne savait pas quel était l’officier soupçonné[55]. Dès le 15, Henry et Du Paty lui nommèrent Dreyfus, affirmèrent qu’il était coupable.

Bertillon était antisémite, et des plus enflammés. Et comment douter de la parole de ces soldats ?

Pourtant, s’il ne peut s’affranchir de cette influence écrasante, peut-il, en conscience, procéder à une nouvelle expertise ? Mission délicate et grave, en tous les cas, puisqu’il en peut résulter des charges nouvelles contre l’accusé ; plus grave et plus délicate encore pour Bertillon qui n’est point expert ; ne procédant qu’à titre administratif, il ne prête pas serment. Tout ce qu’il n’a point observé par lui-même, il le doit ignorer, chasser de son esprit.

Mais il n’est qu’un homme entre les hommes, vaniteux, ambitieux et sans scrupules.

Non seulement il s’offre pour une nouvelle étude du bordereau, mais pour des services de tous genres. C’est bientôt, entre Du Paty et lui, une collaboration régulière, de tous les instants[56]. Du Paty lui rend compte des interrogatoires de Dreyfus ; Bertillon l’aide de ses conseils. C’est lui qui l’engage à faire écrire Dreyfus couché, debout, la main nue ou gantée[57]. Il recherche, concurremment avec Cochefert, le papier pelure. Besognes de procureur ou de policier qui sont, tout au moins, incompatibles avec l’indépendance d’un expert.

Puisque Dreyfus est bien le traître, Gobert, professionnel, s’est trompé dans son expertise. Lui, point. Quel sujet d’orgueil ! L’axiome que le bordereau ne peut être que de l’officier accusé tue ce qui peut lui rester d’esprit critique. L’idée, entrée dans son cerveau, y opère comme le brochet dans un vivier, dévore tout.

Si l’État-Major demande à Bertillon une nouvelle étude, ce n’est donc pas pour qu’il se démente. C’est avec la certitude qu’il fera disparaître de son second rapport sa réserve primitive, cette hypothèse d’un faux qui ouvre une brèche dans l’accusation et dont le traître ne manquera pas de s’emparer pour sa défense.

Bertillon a prétendu qu’il s’était remis à l’œuvre dans la pensée même qui lui avait dicté sa première réserve : le bordereau n’aurait-il pas été créé de pièces et de morceaux par un criminel inconnu, dans le dessein de perdre un ennemi personnel[58] ?

Cette idée était pour surprendre de la part d’un expert, même amateur, car le bordereau, pour tout œil exercé et non prévenu, avait été tracé d’une plume courante, rapide, et sans reprises, sans hésitations, d’une écriture habituelle et libre. Cependant, Bertillon, la semaine précédente, avait pu commettre cette erreur sans honte, obsédé qu’il était par le souvenir du testament de la Boussinière. S’il la reprend, aujourd’hui qu’il connaît le nom de Dreyfus, est-ce encore dans l’espoir de sauver un innocent, de l’arracher à une accusation injuste ?

Une autre pensée est plus probable chez ce fou d’orgueil. Il veut avoir eu raison, dès le premier coup, jusque dans sa réserve qui contredit sa conclusion. Il ne peut pas, il ne doit pas s’être trompé[59]. C’est sa conception du savant qui suffirait, à elle seule, à prouver sa sottise. Quoi ! s’il tournait cette réserve à l’appui même de l’affirmation qu’elle atténuait ? La forgerie, cette porte de sortie par où le traître pourrait échapper, s’il la fermait sur lui ?

Dreyfus, dans l’ignorance où il est du bordereau, s’est accroché à cette explication : il ne peut être que la victime de quelque faussaire qui lui a volé son écriture. Du Paty s’est effrayé de cette explication, de cette vive formule[60]. Il croit que Dreyfus y persistera jusqu’au bout. Qu’adviendra-t-il si les juges l’acceptent, forcés de se rendre à l’évidence que les écritures ne sont pas identiques ? Il faut parer à ce danger, empêcher, à tout événement, Dreyfus de se prévaloir d’une machination, du crime d’un faussaire.

Du Paty dit à Bertillon sa crainte patriotique.

Ce papier léger, ce papier-pelure, si rare, presque introuvable, où est écrit le bordereau, suscite l’idée d’un décalque. Mais non. Si Dreyfus a voulu déguiser son écriture pour le cas où la pièce serait saisie, il n’aurait point calqué une écriture de même famille que la sienne. De plus, le bordereau étant écrit à la fois au recto et au verso, le décalque est matériellement impossible, a priori pour l’un des côtés, et, en fait, pour les deux, puisque l’écriture est la même de part et d’autre. Il est notoire enfin qu’on ne peut pas imiter une écriture à main courante. Ce système, qui sera repris plus tard, semble alors absurde, insoutenable. Il faut trouver autre chose.

Comment concilier tant d’inconciliables : cette écriture rapide, donc l’impossibilité de l’une de ces contrefaçons vulgaires où abondent les reprises ; — cette écriture semblable à celle de l’accusé, donc l’invraisemblance d’un décalque ; — et ces divergences indéniables, donc en contradiction avec le fait affirmé par l’infaillible État-Major, que Dreyfus est le traître ?

L’État-Major incrimine Dreyfus, parce qu’il lui attribue le bordereau. Bertillon va lui attribuer le bordereau, parce qu’il est convaincu de son crime.

XI

Il s’était mis à la besogne le 15 au soir. Cinq jours après, le 20, il avait inventé sa théorie de l’autoforgerie[61].

C’était Dreyfus lui-même qui avait, dans la lettre saisie, contrefait sa propre écriture, selon un procédé particulier, afin de se ménager la double possibilité, soit d’alléguer d’une pièce forgée, soit de dénier le graphisme accusateur.

Ainsi se vérifient et la conclusion et la réserve de la première expertise de Bertillon qui, tout de suite, avec l’œil du génie, a entrevu toute la vérité ! Ainsi, à quelque système de défense que s’arrêtera Dreyfus, l’État-Major sera armé pour lui répondre.

Bertillon, dans son rapport, ne donne que le principe de sa découverte. Il passera, par la suite, de longues veilles à le développer, s’hypnotisant devant sa folie.

Il l’expose, sur un ton doctoral, dans un jargon barbare.

Dès le début de ses recherches, il a reconnu l’identité des écritures qui lui avaient été communiquées, identité si parfaite qu’il en a été troublé :

Par quel plan machiavélique ce criminel comptait-il se défendre en cas de découverte, car il était inadmissible qu’il ne se fût pas ménagé une retraite, pratique ou non ? Pourquoi, par exemple, n’avait-il pas employé l’écriture renversée, ou l’écriture de la main gauche, ou l’écriture avec un gant ? Et pourquoi l’emploi du papier pelure qui n’est utilisé d’habitude que pour faire des économies de timbres-poste ? Pour une lettre dont le prix se chiffrait peut-être par millions, c’était d’une mesquinerie décevante !

Des millions pour cette misérable lettre, pour ces renseignements si piteusement offerts par un agent si apprécié de son employeur qu’il est « sans nouvelles de lui » depuis longtemps, et qu’il est réduit à se rappeler, si bassement, à son souvenir ! Mais Bertillon se targue de raisonner par l’absurde. « Dreyfus, dit-il, savait qu’il est pratiquement impossible de déguiser complètement son écriture pendant des travaux aussi volumineux que ceux énumérés dans la lettre. » Donc, il a eu recours à un autre procédé. Il a conservé l’identité de son écriture, « pour s’en servir comme sauvegarde, Justement à cause de son absurdité même ». Il s’est servi du papier pelure, « afin de se ménager la possibilité d’arguer d’une pièce forgée, d’une pièce calquée ».

Cependant, tout en imitant sa propre écriture, Dreyfus y a volontairement inséré des dissimulations mesquines, des dissemblances très ténues, qui, sans en altérer le caractère graphique général, n’en sont pas moins apparentes. Pourquoi ?

Bertillon, — quand il sera devenu bien maître de son invention, — s’en expliquera comme suit[62] :

« L’espionnage est une profession où il y a accumulation d’expériences et de précautions… Tout traître est exposé à deux dangers. Au retour, sans certificat d’origine, des documents une fois livrés ; » dans ce cas, le traître objecte les divergences graphiques qu’il a introduites dans sa propre écriture pour la dénier et échapper au châtiment… « À la saisie sur lui-même des documents prêts à être livrés ; » alors, comme il ne suffit plus au traître de nier, comme il lui faut établir qu’il est victime d’une fraude, ces mêmes divergences graphiques deviennent la preuve que les documents n’émanent pas de lui, mais d’un faussaire qui s’est trahi par ces dissemblances. C’est « l’alibi de persécution ».

Donc, le procédé le plus sûr pour un traître, nécessairement inquiet, qui ne sait jamais si ses criminelles missives seront prises, un jour ou l’autre, chez son correspondant ou chez lui-même, ce n’est pas de faire usage d’une machine à écrire ou d’imiter une écriture différente de la sienne : « c’est de combiner le déguisement limité de son écriture avec la simulation d’un document forgé », c’est l’auto-forgerie.

Se trouvera-t-il jamais un traître assez imbécile pour avoir recours à ce procédé ? Bertillon affirme que Dreyfus, en tout cas, n’en a pas employé d’autre. L’anthropométreur en est certain ; il n’a pas encore dégagé tout le fin de sa théorie ; il n’en écrit pas moins dans son rapport au préfet : « Je suis arrivé à un ensemble d’observations et de remarques qui embrassent tous les faits avec un ensemble si parfait, que les conclusions s’en imposent d’une façon indiscutable. »

Voici l’une de ces remarques :

Ayant constaté que le papier pelure du bordereau n’est pas d’une transparence parfaite, Bertillon décide que si le traître n’a pas choisi un papier de meilleure qualité, c’est exprès. « En effet, il se réservait la possibilité d’arguer de l’insuffisance de la transparence du papier qui aurait masqué, à l’en croire, aux yeux de son ennemi, les déliés initiaux de ses lettres. » C’est pour pouvoir dire que son décalqueur l’a mal calqué, qu’il a transporté lui-même les déliés du début à la fin des mots, interverti la position de l’s long dans les doubles s[63] et accentué quelques tremblements. « Ainsi, en tremblant volontairement les deux dernières syllabes du mot responsables, il pensait à sa propre responsabilité et voulait pouvoir dire : « Regardez comme c’est tremblé, donc c’est calqué ! » Mais il était si pressé qu’il ne nous en a donné que quelques exemples. »

Donc, Bertillon n’a pas seulement découvert le système inventé par Dreyfus ; il l’a vu écrire ; il sait que le misérable était pressé le jour où il écrivit le bordereau, et aussi quels mensonges il va alléguer pour se disculper, « tout son futur plan de défense ».

Et si Dreyfus ne les allègue pas ?

C’est que Bertillon l’en aura empêché en les révélant d’avance[64].

Il a commencé, comme les experts professionnels, par comparer l’écriture anonyme à celle de l’accusé[65]. Mais il a vite renoncé à cette étude, qui tournait à l’avantage de Dreyfus, pour comparer à elle-même l’écriture du bordereau. C’est alors qu’il a fait sa découverte. Il a constaté des dissemblances de majuscules, des déliés tantôt initiaux, tantôt finaux, un petit pâté bouchant l’ovale de la lettre ɑ ; cet « étouffement » systématique est intentionnel, la lettre ɑ étant caractéristique entre toutes[66]. Donc, l’écriture sera conventionnelle, forgée.

Bertillon, par la suite, trouvera mieux. Mais il faut suivre pas à pas le progrès de cette folie scélérate. À cette date, c’est tout son argument.

Et, triomphant, il conclut ainsi son rapport « administratif », qu’il adresse au préfet de police, mais pour être communiqué au ministre de la Guerre[67] : « La preuve est faite, péremptoire. Vous savez quelle était mon opinion du premier jour. Elle est maintenant absolue, complète, sans réserve aucune[68]. »

En effet, la réserve du 13 octobre est devenue, le 20, l’argument décisif de Bertillon.

Un jour viendra où, dans la lutte exaspérée, ce monument d’extravagance et de folie sera célébré par l’État-Major comme un chef-d’œuvre de la science. Alors Mercier proclamera Bertillon grand homme et défiera Esterhazy de récrire le bordereau[69] ; alors quiconque ne comprendra pas et n’admirera pas, se taxera lui-même d’ignorance et de sottise, ennemi de l’armée et de la France. Mais, à cette date du 20 octobre 1894, les esprits avaient gardé encore quelque pudeur. Mercier jugeant « que la vérification n’était ni complète ni décisive[70] », demanda à son collègue Guérin de lui désigner trois experts judiciaires[71].

Toutefois, Bertillon reçut des remerciements. Sa démence même en faisait un auxiliaire précieux. Il fut prié de continuer son concours, de poursuivre ses recherches, surtout de se tenir à la disposition des experts judiciaires. « Pour faciliter, dit Mercier[72], leurs recherches par des épures et des agrandissements photographiques. » En fait, pour chercher à peser sur eux[73].

XII

Le préfet de police, invité par le garde des Sceaux à désigner les trois experts, suivit l’ordre du tableau. Gobert était forclos, ayant fourni un premier rapport. Le préfet désigna Charavay, Eugène Pelletier et Teyssonnières qu’il convoqua pour le lendemain dans son cabinet. Tous trois acceptèrent la mission et prêtèrent serment[74].

Teyssonnières, ancien conducteur des Ponts et Chaussées, se trouvait sous le coup d’une plainte disciplinaire devant le Tribunal de la Seine. Il était accusé de s’être fait remettre une provision, dans une expertise qui n’était pas encore commencée. Le tribunal, quelques jours après, jugea la plainte fondée, et prononça, en conséquence, la peine de la radiation[75].

Charavay était archiviste paléographe, l’un des grands marchands d’autographes de Paris ; Pelletier rédacteur au ministère des Beaux-Arts.

Le préfet montra le bordereau aux trois experts, mais ne leur en remit que des photographies. L’original resta dans son coffre, à leur disposition. Il leur recommanda le secret le plus sévère, sans leur nommer d’ailleurs l’officier accusé. Chacun devait remettre un rapport spécial.

Chaque expert reçut d’abord, avec la photographie du bordereau, des spécimens de comparaison émanant de plusieurs personnes, dont Dreyfus. Sauf celui de Dreyfus, ces spécimens, habilement choisis, ne présentaient aucune analogie, même lointaine, avec l’écriture du bordereau[76]. Les trois experts les écartèrent pour ne retenir que l’écriture soupçonnée.

Ils reçurent alors quelques corps d’écriture émanant de Dreyfus ; c’étaient des rapports ou minutes de lettres, sur papier à en-tête du ministère de la Guerre, et les diverses pièces écrites par l’accusé sous la dictée de Du Paty. Ils les emportèrent, chacun chez soi, pour les étudier à loisir.

Pelletier, tout de suite, fut suspect. « Il refusa de se servir de l’aide que lui offrait Bertillon ; les deux autres acceptèrent[77]. »

Pelletier jugeait « qu’expert consciencieux, il ne devait pas aller chez Bertillon, dont l’opinion était faite. Puisque deux personnes avaient été consultées, pourquoi cette invitation à se rendre chez l’une plutôt que chez l’autre[78] », chez Bertillon plutôt que chez Gobert ?

Pelletier déposa, le premier, son rapport[79]. Il était formellement négatif.

« L’écriture en cause n’était nullement déguisée. Le document incriminé a toutes les apparences d’une pièce écrite franchement et d’une écriture normale. Il représente le graphisme usuel de son auteur… Évidemment, l’on peut retrouver entre les pièces de comparaison et la lettre missive quelques analogies de détail, mais banales et telles qu’elles se pourraient rencontrer sous la main de beaucoup d’autres écrivains expérimentés[80]. »

En conséquence, il refusait d’attribuer le bordereau « à l’une ou à l’autre des personnes soupçonnées ».

Ce rapport consterna Du Paty et ses collaborateurs. Que Charavay se prononce dans le même sens, et toute l’accusation s’effondre !

On était sûr de Teyssonnières. Il suffit de lire son rapport pour y reconnaître l’influence dominante de Bertillon. « L’écriture du bordereau, affirme Teyssonnières, présente tous les caractères d’un déguisement, mais où le naturel reprend quand même le dessus. » Tel mot « est parfaitement mal écrit, mais c’est voulu ». Comme le graphisme du bordereau et celui des pièces de comparaison « donnent l’impression d’une même écriture », il en conclut, « sur son honneur et conscience », à la culpabilité de l’accusé.

Et Charavay, lui aussi, avait causé avec Bertillon[81]. Il avait « pensé, tout d’abord, étant donné le caractère même du document, qu’il ne pouvait être que d’une écriture déguisée[82] ». Il attribua donc à la dissimulation les différences, qu’il relèvera d’ailleurs et consignera loyalement dans son rapport. Or, cette idée, « genèse de son opinion[83] », était absurde. Pourquoi la lettre d’un espion à son employeur serait-elle empreinte nécessairement « d’une certaine dissimulation dans le graphisme[84] » ? Qu’elle soit d’une écriture entièrement contrefaite, conventionnelle, on le peut concevoir. Qu’elle ne comporte que de menues dissemblances, « si menues et si mesquines, selon Bertillon, qu’elles n’altèrent pas le graphisme général », rien sinon l’imbécile système de l’auto-forgerie n’expliquerait une pareille aberration.

Charavay, laissé à sa seule conscience, y aurait réfléchi ; à regarder le bordereau d’un œil non prévenu, il eût vu qu’il n’y avait pas d’écriture plus franche ni plus libre. Par malheur, il n’avait pas eu la sage prudence de Pelletier ; comme Pelletier, en expert consciencieux, il n’eût pas dû aller chez Bertillon ; il s’y était rendu : l’insensé, dont il ne se méfiait pas, l’avait poussé dans l’erreur[85].

Grave imprudence que cette visite chez Bertillon, et dont les conséquences assombrirent plus tard d’un lourd remords la conscience de ce brave homme. Il partait ainsi d’un faux point de départ. Or, toute idée préconçue, fausse ou juste, vicie ou éclaire tout le travail ultérieur de la pensée. Les ressemblances d’aspect général, preuve que le bordereau est de l’officier soupçonné ; les dissemblances, autre preuve ; elles montrent « l’évidente préoccupation de déguiser l’écriture ».

Cependant, on le savait si honnête, d’une nature si loyale et si droite, que de l’avoir dirigé, presque à son insu, sur une fausse piste, ne suffisait pas à rassurer. S’il s’apercevait de sa méprise, il la corrigerait aussitôt. Or, à tout prix, il fallait que son rapport fût défavorable à Dreyfus, — ou tout croulait.

À tout prix ? Mais que faire ? L’âme de ce petit homme intraitable sur l’honneur et colérique, était peinte sur son visage. À la tentative la plus légère de pression ou de corruption, il se dressera, furieux, indigné, les crins aux vents. Sa conclusion sera immédiate et nette : l’opinion qu’on lui veut dicter par de tels moyens est mensongère.

Alors, un soir, un individu se présente chez Charavay. Il est des amis de l’officier soupçonné, affirme que l’homme est innocent, que la pièce incriminée n’est pas de son écriture ; l’expert peut s’assurer la reconnaissance de toute la famille… Charavay n’en veut pas entendre davantage, lui montre la porte.

Quoi ! on a essayé de le séduire, de peser sur lui ! La famille de l’accusé a donc bien peur !

Charavay ignorait que la famille de l’accusé, sa femme exceptée, n’était pas informée encore de son arrestation, que cette femme avait juré le silence ; ne l’eût-elle pas juré, qu’elle ne connaissait pas les noms des experts et qu’elle était incapable d’une action louche.

Saura-t-on jamais qui était ce visiteur ?

Charavay ne comprit l’impudente manœuvre que longtemps après.

Il tomba dans le piège, y perdit la chance qui lui restait de reconnaître à temps son erreur.

Pourtant, son rapport fut hésitant. Il conclut « que la pièce incriminée est de la même main que les pièces de comparaison ». Il réserve, toutefois, la possibilité « d’un sosie en écriture », comme il en existe pour les visages. Seulement, ces sosies, « on n’a de chance d’en rencontrer que dans un ensemble considérable de documents émanés de nombreuses personnes et non dans un cercle restreint ».

XIII

Ce rapport de Charavay et celui de Teyssonnières ne furent déposés que le 29 ; le rapport de Pelletier est du 25. Du Paty, dans l’intervalle, crut l’affaire perdue. Même quand il connaîtra l’expertise de Charavay, il restera perplexe, se dérobera devant une conclusion formelle.

Henry était un autre homme. Habile à suivre les voies obliques et à s’y dissimuler, il savait regarder le danger en face.

Depuis dix jours et plus que Dreyfus était arrêté et livré à Du Paty, l’accusation non seulement n’avait pas avancé, mais reculait. Rien, toujours, que le bordereau ; mais que pèserait, devant un juge qui serait un juge, Bertillon contre Pelletier et Gobert ? On avait bien déjà les premiers rapports de Guénée, mais si bas, si évidemment mensongers, en telle contradiction avec la vie si certainement ordonnée et régulière de Dreyfus, qu’on n’osait pas s’en servir. Dans sa cellule, l’homme s’obstinait à protester de son innocence, à garder sa raison, à vivre.

Cet insuccès manifeste de l’enquête avait, à la fois, refroidi l’ardeur des ennemis de Dreyfus et excité la verve des amis de Du Paty. Il y a toujours, dans les déboires d’un camarade, quelque chose qui fait plaisir. Sandherr lui-même n’avait point encore fait sienne cette affaire où son service avait été trouvé en défaut.

Et les grands chefs surtout sont inquiétants : Saussier, qui a tout blâmé de l’affaire ; Boisdeffre, qui semble s’en désintéresser, avec sa nonchalance accoutumée, point fâché d’en laisser tout le poids à Mercier qui en a voulu toute la gloire.

Et Mercier, encore inaccoutumé au crime, n’y ayant pas encore d’avantages, commence à douter de l’entreprise.

Les Chambres étaient rentrées en session[86] ; l’heure approche où Mercier aura à rendre ses comptes. Depuis un mois qu’il avait été effectué, le renvoi anticipé d’une portion du contingent avait laissé des régiments entiers à l’état de squelettes ; les exercices étaient dérisoires ou impossibles, ici avec un officier par dix hommes, là avec un cavalier par dix chevaux. La désorganisation était générale. Toute la presse la dénonçait ; la commission de l’armée fourbissait son interpellation. C’était le bruit public que des généraux étaient allés demander à Casimir-Perier le renvoi de Mercier, que plusieurs ministres songeaient à le débarquer. À la Chambre, quand il avait paru, rien que pour faire acte de présence, sentir l’air, l’accueil avait été froid, presque hostile. Quelque grisé qu’il fût du pouvoir, Mercier se rendait compte. Il entendait des craquements.

Jusqu’alors, l’affaire Dreyfus ne l’a pas autrement préoccupé. Quand le bordereau lui a été présenté, il a ordonné qu’on trouve le traître. Quand Dreyfus lui a été nommé, il a décrété que le traître, c’est ce juif. Les avis d’Hanotaux, les objections de Saussier n’avaient fait que l’ancrer dans son idée. Il était le maître ; il le ferait voir. Et l’événement, les perquisitions, l’enquête, confirmeraient son ukase. Il avait pris l’habitude de dire qu’il ne revenait jamais sur un ordre. Parmi les officiers généraux, qui connaissent la précarité des vies ministérielles, c’était un thème commun de plaisanteries.

Maintenant, il se trouve dans une impasse. Cette arrestation qu’il a voulue, qu’il a faite malgré Hanotaux et malgré Saussier, ne conduisait à rien. Ni aveux, ni preuve d’aucune sorte. Il se demandait si le plus simple, tout compte fait, ne serait pas de relâcher Dreyfus. L’homme, heureux d’en être quitte à bon compte, se tiendrait tranquille. Comme le ministre avait eu la sage précaution d’ordonner le silence sur l’incident, les choses, facilement, en resteraient là.

La même pensée était venue à Du Paty. Depuis quelque temps déjà, il ne cachait plus son découragement. Le soir, en rentrant du Cherche-Midi, visiblement « abattu », il disait à son chef, le colonel Boucher, et à Picquart, combien « la lutte avec Dreyfus était pénible[87] ». Le bourreau se lamentait. Boucher et Picquart avaient la même impression que « l’affaire ne marchait pas ». Se serait-on trompé ? Du Paty jugea qu’il était temps encore, pour lui, de se dégager sans trop de pertes. Il remit au ministre une note qui exposait nettement la situation, posant le dilemme : relâcher Dreyfus faute de preuves ; ou, malgré l’absence de preuves, continuer. Au ministre de décider.

Cette note a probablement disparu, mais elle a existé[88].

Ainsi, tout dépend de Mercier. Que décidera-t-il ? Évidemment, il ne se résignera à abandonner l’affaire qu’à la dernière extrémité. Il y est terriblement enfoncé. Dans le doute, il se contente encore d’ajourner, d’attendre. L’enquête, prolongée, finira peut-être par donner quelque chose. Cependant, une heure viendra où il faudra prendre un parti. Que sera-ce s’il se résout pour le non-lieu ?

Dreyfus libre, il n’y aura plus une heure de sécurité pour Henry.

Sans doute, et dès le début, il avait averti Esterhazy qui, prudent, ayant réalisé quelque argent, se tenait prêt à gagner la frontière. Mais la fuite ne sera le salut que pour Esterhazy. Il se trouvera bien quelqu’un pour établir un lien entre cette désertion éclatante et la mise en liberté de Dreyfus. L’ordonnance arabe de Sandherr, le turco Baschir, a vu Esterhazy, plus d’une fois, venir chez Henry, au bureau[89].

Même si Esterhazy tient le coup, le danger n’est qu’ajourné. Que fera Dreyfus, une fois rendu à la liberté ? Henry, au contraire de Mercier, ne se flatte point qu’il s’en contentera. Ce soldat irréprochable, mais souillé par le soupçon, se mettra à l’œuvre, à travers tous les obstacles, pour chercher le traître, l’infâme, dont le crime a été la cause, pour lui, de cette catastrophe.

Le samedi 27, — c’était le surlendemain du jour où Pelletier avait déposé son rapport, Charavay n’avait pas encore rédigé le sien, — un nouvel incident se produisit, qui montra à Henry toute l’imminence du danger.

Forzinetti, dans la visite matinale qu’il avait faite à Dreyfus, l’avait trouvé dans un état alarmant. Mercier l’avait rendu personnellement responsable de Dreyfus ; il décida de dégager sa responsabilité. Il rendit compte au ministre par une lettre qu’il fit passer par le canal du gouverneur de Paris :

Cet officier est dans un état mental indescriptible. Depuis son dernier interrogatoire, subi jeudi, il a des évanouissements et des hallucinations fréquentes, il pleure et rit alternativement, ne cesse de dire qu’il sent son cerveau s’en aller. Il proteste toujours de son innocence, crie qu’il deviendra fou avant qu’elle soit reconnue. Il demande constamment sa femme et ses enfants. Il est à craindre qu’il ne se livre à un acte de désespoir, malgré toutes les précautions prises, ou que la folie ne survienne.

La lettre de Forzinetti était datée de 11 heures du matin. Il reçut immédiatement l’ordre de se rendre chez Boisdeffre, à 3 heures. Boisdeffre le mena au cabinet de Mercier. Le ministre était occupé ; ils s’assirent sur un canapé, dans l’antichambre. Boisdeffre lui demanda : « Forzinetti, vous qui connaissez les hommes, depuis si longtemps que vous êtes à la tête d’un établissement pénitentiaire, que pensez-vous de Dreyfus ? » Forzinetti répondit : « Mon général, si vous n’aviez pas demandé mon avis, je me serais bien gardé de le formuler. Je crois que vous faites fausse route. Dreyfus est aussi innocent que moi[90]. »

À cet instant, Mercier ouvrit la porte, appela Boisdeffre qui entra seul. Au bout d’un quart d’heure, Boisdeffre sortit, « paraissant de fort mauvaise humeur ». Il dit à Forzinetti que Mercier partait le soir, « pour aller assister au mariage de sa nièce, qu’il ne reviendrait que le surlendemain lundi ». — En effet, Mercier quittera Paris ce même soir[91] avec Barthou, ministre des Travaux Publics, pour présider, le lendemain, à Pau, à l’inauguration de la statue du maréchal Bosquet. Il ne rentrera que trois jours après. — « Tâchez, poursuivit Boisdeffre, de me conduire Dreyfus jusque-là ; le ministre se débrouillera alors avec son affaire Dreyfus. »

Forzinetti eut l’impression que Boisdeffre avait désapprouvé l’arrestation de Dreyfus[92]. Ou bien Boisdeffre voulut-il produire cette impression sur Forzinetti ?

Boisdeffre prescrivit également de faire visiter Dreyfus, secrètement, par le médecin du Cherche-Midi, en lui demandant sa parole d’honneur de garder le silence le plus absolu.

Le lendemain[93], à la première heure, le docteur Defos du Rau visita Dreyfus, ordonna des potions calmantes et une surveillance des plus rigoureuses.

Pendant que le docteur rédigeait sa prescription, Du Paty arriva, envoyé par Boisdeffre, pour connaître le résultat de la visite. On causa. De nouveau, il recommanda expressément le silence. Le secret avait été gardé jusque là scrupuleusement, bien que de nombreux officiers et agents fussent déjà au courant. Le secret s’imposait plus que jamais.

Le même soir, Papillaud, rédacteur à la Libre Parole, reçut, au bureau du journal, la lettre suivante :

Mon cher ami,

Je vous l’avais bien dit. C’est le capitaine Dreyfus, celui qui habite 6, avenue du Trocadéro, qui a été arrêté le 15 (octobre) pour espionnage, et qui est en prison au Cherche-Midi.

On dit qu’il est en voyage, mais c’est un mensonge parce qu’on veut étouffer l’affaire. Tout Israël est en mouvement.

À vous,
Henry.

Faites compléter ma petite enquête au plus vite.

« Israël », ignorant de tout, n’avait pas bougé. Mais il était vrai que Mercier songeait à ne pas commettre un crime.

  1. Aucune question ne leur a été posée à cet égard, ni à Rennes, ni à la Cour de cassation.
  2. Cass., I, 213 ; Rennes, II, 305, Gobert.
  3. Guérin dépose qu’il ne se souvient plus de l’incident. (Cass., I, 291 ; Rennes, II, 233.) Mais j’ai déjà donné des preuves de sa faiblesse de mémoire.
  4. À la suite des diverses réunions de groupes où la candidature de Casimir-Perier avait été posée, quelques députés s’étaient rendus au Palais-Bourbon pour vaincre ses résistances. C’étaient, notamment, Lannes de Montebello, Cochery, Delombre. Nous l’objurgâmes pendant une heure. Je le vois encore, devant son bureau, pâle, défait, les yeux tantôt brillants de fièvre, tantôt mouillés. Il respirait des sels pour ne pas défaillir. C’est un de mes regrets politiques de n’avoir pas compris qu’il avait raison contre notre affection et notre confiance. Obstiné comme le sont les Perier, il voulut, par la suite, avoir raison contre son parti qui l’avait violenté.
  5. Petite République des 22 août, 1er septembre, 8 novembre 1894, etc.
  6. Petite République du 8 novembre 1894.
  7. Poursuites contre Albert Goullé (22 août 1894) pour un article de la Petite République intitulé Chaise percée. La cour d’assises de la Seine condamna Goullé à deux mois de prison (22 septembre). — Poursuites contre le Chambard (20 septembre) pour un article de Gérault-Richard intitulé À bas Casimir ! Jaurès défendit Gérault-Richard devant le jury qui rapporta un verdict de culpabilité sans circonstances atténuantes. (5 novembre.) Gérault-Richard fut condamné à un an de prison.
  8. Mme Dreyfus, accompagnée de sa mère, avait assisté au dépouillement des scellés, ainsi que Cochefert. Elle signa les procès-verbaux avec Du Paty et Gribelin. (16 et 17 octobre.)
  9. Rapport de l’inspecteur Brissaud, 19 octobre : Cass., I, 681 ; III, 189.
  10. Cass., I, 678, Marion, marchand de papier en gros. (28 octobre 1894.)
  11. Rennes, I, 378, Picquart.
  12. Cass., I, 342 et 344, Cuignet ; I, 336, Barthou, — S’étant, dit l’enquêteur, fait adresser des lettres par une jeune fille riche qu’il courtisait, « Du Paty de Clam mit à prix la restitution d’une de ces lettres » ; au surplus, « il imitait les écritures à la perfection ». (Cass., III, 272, Manau.)
  13. Rennes, I, 378, Picquart.
  14. Cass., I, 299, Cordier.
  15. Cordier fut absent, en mission, pendant presque toute la seconde quinzaine d’octobre.
  16. Rennes, II, 520, Cordier.
  17. Je cite textuellement ces propos d’après le propre récit d’Henry, son rapport du 16 octobre. (Cass., III, 5.)
  18. Rapport du 16 octobre. — À l’instruction D’Ormescheville, Henry a ratifié son récit sous la foi du serment (Cass., II, 47). La pièce est au dossier, avec cette mention.
  19. Note du 17 octobre 1894. (Cass., II, 288.)
  20. C’était le commandant Mercier-Milon, qui reconnut l’exactitude du fait. (Cass., II, 50.)
  21. Procès Zola, II, 178, Auguste Lalance, ancien député protestataire de Mulhouse, d’après le récit d’un témoin auriculaire, M. Schwartz.
  22. Rennes, II, 512, Cordier.
  23. Cass., I, 720, Guénée.
  24. Guénée place le début de son enquête au mois de novembre, « après qu’il eut appris un matin, chez lui, en lisant le journal, l’arrestation de Dreyfus », c’est-à-dire le 1er novembre (Cass., I, 722). Mais Cordier (Cass., I, 299 dit formellement que les renseignements sur l’existence de Dreyfus « furent recueillis pendant la première période de l’enquête de l’officier de police judiciaire », c’est-à-dire de Du Paty, « qu’ils semblaient très défavorables. Il était question de femmes, de tripots, etc. Le maximum de charges de ce genre a coïncidé avec la remise du rapport de l’officier de police judiciaire au ministre de la Guerre » Même déposition à Rennes (II, 512 et 513). — Si Guénée n’avait commencé son enquête que le 2 novembre, après la divulgation de l’affaire, il en résulterait que son premier rapport, du 4, aurait été établi avec quelque précipitation.
  25. Cass., I, 728, Guénée.
  26. Cass., I, 217, Galliffet : « Le général Talbot, revenant d’Égypte et traversant Paris, est venu me voir et m’a dit… » La déposition du général de Galliffet ayant été publiée, le général Talbot la confirma aussitôt dans une lettre qu’il adressa au marquis de Salisbury et que celui-ci communiqua au gouvernement français (Cass., III, 138). Le général Talbot ne rectifia la déposition du général de Galliffet que sur un seul point : il n’avait point connu personnellement Esterhazy, n’avait eu, avec lui, ni communications ni relations. « Pendant toute la durée de mes fonctions (d’attaché militaire à Paris), je n’ai jamais obtenu ou cherché à obtenir aucune information d’un officier français, ou de toute autre source, contre paiement d’une somme d’argent petite ou grande… Mes observations tenaient seulement à établir ce fait que le caractère du commandant Esterhazy était connu des attachés militaires. »
  27. Cass., I. 300, Cordier.
  28. Procès Zola, II, 179, lettre d’Auguste Lalance au journal le Siècle.
  29. Bérenger, la Justice criminelle en France ; Prévost-Paradol, Politique et littérature, III, l’Affaire Doize, etc.
  30. Prévost-Paradol, III, 159.
  31. C’est la procédure même de l’Inquisition. (Lea, Histoire de l’Inquisition au moyen âge, I, 500.) Saint Louis, en 1254, pour réagir contre cette procédure, ordonna que, dans tous les cas criminels, toutes les charges réunies contre l’accusé lui fussent soumises.
  32. Cass., I, 318, Forzinetti.
  33. Du Paty dit expressément : « La première fois que je fus autorisé à me rendre au Cherche-Midi pour continuer l’interrogatoire de Dreyfus… » (Rennes, III, 508.)
  34. Cass., I, 318, Forzinetti.
  35. Ibid., 319.
  36. Du Paty a traité cette histoire de légende. (Rennes, III, 508.) « Je n’abuserai pas des instants du conseil en répondant aux légendes de la lanterne sourde… » Forzinetti répondit par un vif démenti : il avait raconté l’incident, dès le 21 novembre 1897, dans un article du Figaro, et Du Paty, malgré le retentissement énorme de l’article, n’avait pas osé le contester à l’époque ; il s’y prenait bien tard. (Rennes, III, 509.)
  37. Interrogatoire du 18 octobre. — Je raconte ces interrogatoires d’après les copies des pièces originales du dossier de 1894 ; ces documents m’ont été communiqués par le capitaine Dreyfus.
  38. Note officielle publiée par la Strassburger Post (Agence Havas du 10 janvier 1898).
  39. Forzinetti, dans le Figaro du 21 novembre 1897.
  40. Œuvres posthumes (1724), II.
  41. Registres du Parlement de Languedoc, année 1350. Voir aussi l’arrêt de 1629, (Michelet, le Prêtre, la Femme et la Famille, préface, p. xv.)
  42. Mabillon, II, 323.
  43. Dreyfus relate cet incident au cours de l’instruction D’Ormescheville ; interrogatoire du 16 novembre 1894.
  44. Le capitaine Hadamard.
  45. « Vous avez dit à plusieurs reprises que l’auteur des faits qui vous sont reprochés ne pouvait être un officier ; sur quoi basez-vous cette appréciation ? — Sur mon cœur et mon patriotisme ; je ne puis admettre qu’un officier ait pu commettre un crime pareil. » (Interrogatoire du 29 octobre.)
  46. Interrogatoire du 22 octobre, signé Du Paty.
  47. Procès-verbal du 24.
  48. Bexon d’Ormescheville pourra, en conséquence, écrire dans son rapport, inspiré, presque dicté par Du Paty : « Le capitaine Dreyfus a subi un long interrogatoire devant M. l’officier de police judiciaire ; ses réponses comportent bon nombre de contradictions, pour ne pas dire plus. » Voilà l’une de ces contradictions.
  49. Cass., II, 50, Mercier-Milon.
  50. Du manuel français, selon Jeannel ; du manuel allemand, selon Dreyfus. (Rennes, II, 77, Jeannel ; II, 82, Dreyfus.)
  51. Enquête judiciaire, interrogatoires du 24 et du 29 octobre — D’Ormescheville, à son instruction, reviendra (22 novembre) sur ces histoires.
  52. On a vu (p.137) que Mme Dreyfus s’était rendue au ministère de la Guerre pour vérifier les scellés et assister au dépouillement des papiers.
  53. Du Paty avait donné le même ordre à Mme Hadamard, le 16 octobre, quand elle accompagna sa fille au ministère de la Guerre.
  54. 18 octobre.
  55. Cass., I, 483, Bertillon : « Je ne l’ai su que le surlendemain, le jour de l’arrestation de Dreyfus. »
  56. Bertillon dit expressément à Rennes (II, 342) qu’il était en rapport avec Du Paty et Henry, qu’il discutait avec eux sur l’affaire.
  57. Gobert, également, avait conseillé au général Gonse de faire écrire Dreyfus la main gantée, assis, puis debout. (Cass., I, 271.)
  58. Rennes, II, 324, Bertillon.
  59. Cela résulte expressément de la dernière phrase de son second rapport : « Je rappelle pour mémoire que j’avais été déjà consulté une première fois, à la hâte, dès le 13 octobre, et que j’ai répondu par une affirmation catégorique d’identité en écartant (tout en la mentionnant) l’hypothèse d’un document fait avec le plus grand soin. » À Rennes, Bertillon insista pour prouver sa bonne foi : « Cet avis que j’émettais excluait-il l’hypothèse de la contrefaçon de l’écriture ? Évidemment non. » (II, 323.) Quand Bertillon dit-il la vérité ?
  60. Il la changera d’ailleurs de date, dans son rapport à Mercier, la plaçant, comme on verra, après la communication qu’il finira par faire du bordereau à Dreyfus.
  61. Rapport de Bertillon au préfet de police. (Dossier de 1894.)
  62. Cass., I, 486 ; Rennes, II, 319.
  63. « De là aussi la transposition de ces doubles ss dans les mots fassiez et adresse. L’accusé veut pouvoir dire qu’à cause du peu de transparence du papier, le décalqueur, dans la rapidité de son travail, a transposé la position de l’s allongé. C’est une transgression voulue à une habitude absolument constante chez lui. »
  64. Rennes, II, 343, Bertillon.
  65. Il ne peut rien faire simplement. Il explique dans son rapport qu’il découpait mot pour mot la reproduction photographique du bordereau et celle d’un document authentique de Dreyfus. Il « collait les fragments de la première sur des fiches de carton rouge et ceux de la seconde sur des fiches de carton blanc. » Puis il classait tous ces mots « comme dans un dictionnaire » ; il avait réuni « l’ensemble des faits similaires ».
  66. « Les lettres initiales de la lettre anonyme ne se ressemblent pas entre elles aussi absolument qu’elles paraissent à première vue ; » — il n’y a pas une écriture au monde qui ne présente cette prétendue exception. — « les déliés initiaux manquent presque toujours, mais pour être transportés souvent à la fin des mots, adjonction qui est manifestement voulue et faite après coup ; » — il n’y a pas une écriture où les déliés ne soient pas tantôt initiaux, tantôt finaux. — « l’ɑ est étouffé, un tout petit pâté en remplissant l’intérieur et empêchant de déceler le tracé ; » or l’ɑ du bordereau n’est pas étouffé dans les mots suivants : « ɑprès les manœuvres », « à moins que », « ne vous en ɑdresse ».
  67. Tous les rapports des experts de 1894 sont adressés au préfet de police qui les communique au ministre de la Guerre.
  68. Il faut citer le post-scriptum de Bertillon : « Cette hypothèse de décalqueur cadre avec la fonction d’officier d’État-Major qui a fait un grand nombre de décalques de plans. »
  69. Rennes, I, 141, Mercier : « Si Esterhazy était venu déclarer qu’il est l’auteur du bordereau, j’aurais demandé qu’on le lui fît faire devant vous, pour bien vous montrer qu’il ne le pouvait pas. »
  70. Rennes, I, 90 ; Cass., I, 6, Mercier.
  71. Guérin, par erreur, dit quatre (Cass., I, 289).
  72. Rennes, I, 90, Mercier.
  73. Mercier : « Bertillon aussi restait expert. » Il ne l’avait jamais été.
  74. 21 octobre.
  75. 17 novembre.
  76. Rennes, II, 472, Pelletier ; II, 461, Charavay.
  77. Rennes, I, 90, Mercier.
  78. Rennes, II, 470, Pelletier.
  79. 25 octobre.
  80. Cass., III, 10.
  81. « Je n’ai reçu la visite que de MM. Charavay et Teyssonnières. » (Déposition de Bertillon devant le 1er conseil de guerre ; instruction D’Ormescheville, 10 novembre 1894. (Cass., II, 55.)
  82. Rennes, II, 461, Charavay.
  83. Ibid., 501.
  84. Ibid.
  85. Relisez ici le passage, cité plus haut, de la déposition de Pelletier. (Rennes, II, 470.)
  86. 23 octobre.
  87. Cass., I, 378 ; Rennes, I, 127, Picquart,
  88. Elle a été vue par Picquart,
  89. L’agent Lajoux raconte que Baschir, huissier du service des renseignements, l’avait introduit chez Henry un jour qu’Esterhazy était avec lui. (L’Espionnage franco-allemand, VIII.) Au mois de janvier 1897, peu après le départ de Picquart pour l’Afrique, Baschir fut trouvé mort dans son lit.
  90. Cass., I. 320 ; Rennes, III, 105, Forzinetti. — Selon Boisdeffre (Rennes, III, 105), Forzinetti lui aurait dit seulement : « Je ne peux pas dire qu’il soit coupable.
  91. Le voyage de Mercier est annoncé dans le Temps du 26 octobre 1894.
  92. Rennes, III, 110, Forzinetti. — Boisdeffre proteste que cette impression n’était pas fondée ; Forzinetti maintient sa déclaration.
  93. Dimanche 28.