Histoire de l’Affaire Dreyfus/T1/3

La bibliothèque libre.
La Revue Blanche, 1901 (Vol.1 : Le procès de 1894, pp. 105–132).

CHAPITRE III

L’ARRESTATION

I. Ce que Mercier attend de la scène de la dictée, 105. — II. Dreyfus au ministère de la Guerre, 107. — La dictée, 109. — La température du bureau, 111. — Arrestation de Dreyfus, 114. — III. Trois personnages du drame, 115. — IV. Protestations de Dreyfus, 116. — Les examens de l’École de guerre, 120. — V. Du Paty et Cochefert procèdent à l’interrogatoire de Dreyfus, 122. — Henry le conduit au Cherche-Midi, 126. — VI. D’Aboville communique à Forzinetti les ordres de Mercier, 127. — VII. Du Paty chez Mme Dreyfus, 128. — Il lui ordonne le silence, 129. — Perquisitions sans résultat, 130. — Cochefert rend compte à Mercier, 131.

I

Mercier et ses principaux collaborateurs attendaient d’importants résultats de la scène de la dictée. Fausse épreuve, puisque l’ordre d’arrestation avait été donné ferme ; capitale toutefois, puisqu’elle avait pour objet de provoquer chez l’homme un trouble qui les justifierait.

En effet, s’ils s’étaient hallucinés à croire à la culpabilité de Dreyfus, ils n’en sentaient pas moins, sourdement, la fragilité de leurs présomptions. Ils répétaient que le rapport de Bertillon était décisif et qu’ils avaient d’autres preuves. Mais ils savaient que l’expertise de Gobert était négative et que celle de Bertillon laissait une porte ouverte au doute.

Ils ne s’en accrochaient que plus à leur idée, les uns par haine du juif, les autres, ceux qui, les premiers, avaient découvert le nom de Dreyfus, par amour-propre d’auteur. Toutefois, il ne serait pas vrai de dire qu’ils eussent décidé sciemment la perte d’un innocent. Leur état d’âme était plus complexe, le drame moins simple. Les menteries de Mercier à ses collègues du Gouvernement, les manœuvres louches de Gonse et de Du Paty pendant l’expertise, les précautions prises contre Saussier, montrent qu’ils n’avaient point la certitude que Dreyfus fût le traître. Ils en avaient surtout l’espoir.

De là, cette expectative nerveuse de l’État-Major. Mais Du Paty avait confiance ; il disait à Picquart : « Si je lui dicte la lettre, il se troublera et sera bien forcé d’avouer[1]. » Au besoin, il poussera à la roue, corrigera la fortune.

Il avait soigné les détails de la scène, dont il était l’inventeur, selon les règles de l’art, comme pour l’Ambigu. Le général de Boisdeffre avait prêté son propre cabinet pour l’y jouer. Une glace permettait de suivre les variations de la physionomie de l’inculpé. Derrière une tenture, dans une pièce voisine, Henry aux écoutes, prêt à opérer. Enfin, sur la table, l’accessoire classique, le revolver chargé[2]. Quel triomphe si, écrasé par la découverte de son crime, le misérable faisait seulement le geste de saisir l’arme libératrice ! C’eût été la preuve des preuves, l’aveu !

Du Paty rêvait de ce dénouement.

Expérience hasardeuse que de surprendre sur un visage humain la pensée profonde pour en faire ensuite la plus terrible des charges. Un savant, qui serait un juste, ne s’y risquerait pas. Il se défierait de ses propres sens, de quelque prévention involontaire, des circonstances étrangères à la cause qui produiraient le trouble. Or, ce sont des hommes hostiles, suggestionnés, intéressés furieusement au résultat, qui vont conduire l’expérience.

Il y aurait une manière scientifique d’y procéder : dicter brutalement à Dreyfus le texte du bordereau. Alors, s’il est le traître, quand il se trouvera soudain en face de son crime, il doit s’effondrer ; pour maître qu’il soit de ses nerfs, la plume échappe de sa main, et la foudre est sur lui[3]. Mais cette procédure eût été trop simple. Ce n’est donc pas le bordereau que Du Paty va dicter à Dreyfus, mais une prétendue lettre de service où s’en trouveront les mots principaux. Les mentions techniques de cette pièce appartiennent au langage habituel des officiers : suffiront-elles à provoquer chez le coupable une angoisse assez marquée pour être probante ? C’est décupler à plaisir la difficulté de reconnaître, dans la physionomie de l’homme, le signe d’une émotion secrète. Le mérite en sera plus grand d’y découvrir quelque nuance incertaine ou, dans l’écriture, à la loupe, une trace douteuse d’irrégularité !

Pourtant, même cette épreuve énervée pourrait être loyale : il suffirait de la faire sans chercher à troubler, par un ton et par un appareil insolites, celui qui va la subir ; — non pas même, selon la volonté de la loi, sans idée préconçue, sans croire coupable l’accusé, mais seulement sans vouloir qu’il le soit.

II

Le lundi 15 octobre, à 9 heures du matin, Dreyfus se présenta au ministère de la Guerre. Il avait été un peu surpris de cette convocation inusitée. Ce planton, l’avant-veille, a singulièrement insisté pour lui en faire signer le reçu ; pourquoi cette heure matinale quand Boisdeffre n’est jamais à son bureau avant une heure plus tardive ? Les inspections, d’ordinaire, ont lieu l’après-midi. Et pourquoi cette recommandation expresse de revêtir la tenue bourgeoise ? S’il avait été coupable, il aurait compris. On lui avait laissé tout le temps pour fuir. Mais il arriva fort tranquillement au ministère, et quelques minutes à l’avance. Picquart, qui l’attendait, le fit entrer dans son bureau. Il était informé de ce qui allait se passer. Très pâle lui-même, il put constater son calme. Puis, le colonel Boucher annonça l’inspection. Picquart conduisit Dreyfus jusqu’à la porte du cabinet de Boisdeffre, qui était presque vis-à-vis de celle de son bureau[4].

Dans le cabinet du chef de l’État-Major, Dreyfus ne trouva point celui qu’il s’attendait à y voir, mais Du Paty et, dans le fond de la pièce, trois hommes, en tenue bourgeoise, qu’il ne connaît pas. C’était Gribelin, qui avait revêtu le costume civil, pour ne pas éveiller de soupçons ; Cochefert, « qui consultait une carte sur une table, comme un officier qui serait venu pour prendre des renseignements[5] », et le secrétaire du chef de la Sûreté.

Étrange inspection où il est seul convoqué[6] !

Du Paty vient à lui. En attendant le général de Boisdeffre qui n’est pas encore arrivé, il l’invite à remplir la partie signalétique de sa feuille d’inspection. Cette fiche « se trouvait sur une petite table disposée entre la table centrale et une des fenêtres, de façon à permettre aux assistants de l’observer ». Dreyfus s’assied, écrit. « Écriture normale[7]. » Cependant Du Paty s’entretient avec Gribelin et Cochefert.


Quand Dreyfus eut terminé, Du Paty, qui a le pouce entouré d’un gant de soie noire et prétexte l’impossibilité de tenir une plume, le prie « d’écrire une lettre à présenter à la signature du général de Boisdeffre[8] ». Il le lui demande, selon sa propre version, comme « une obligeance ». Selon Dreyfus, il fit cette demande « d’une voix étranglée ». Dreyfus accepte. Du Paty s’assied à côté de lui, tout près, et commence à dicter « à mi-voix ».

Préface de plus en plus bizarre à l’inspection générale ! Dreyfus, depuis plusieurs semaines, ne fait plus partie des bureaux de l’État-Major ; il n’est point des amis de cet aristocrate méprisant ni sous ses ordres ; et Du Paty s’adresse à lui, non à l’un ou à l’autre de ces officiers en civil, pour lui dicter, non pas une lettre de service, urgente ou banale, mais la lettre la plus extraordinaire du monde, relative à des affaires très délicates, de celles qu’on ne confie qu’à un secrétaire de confiance. Il eût pu manifester quelque surprise ; il en éprouva[9]. Cependant, il ne témoigne d’aucun embarras et, docilement, écrit.

Du Paty, penché sur Dreyfus, dicte :


Paris, 15 octobre 1894.

Ayant le plus grave intérêt, Monsieur,
à rentrer momentanément en possession
des documents que je vous ai fait passer
avant mon départ aux manœuvres, je
vous prie de me les faire adresser
d’urgence par le porteur de la présente
qui est une personne sûre…

Dans son rapport à Mercier, Du Paty précise « qu’après avoir écrit les quatre premières lignes d’une façon normale, Dreyfus commença à écrire irrégulièrement et qu’il lui en fit l’observation à mi-voix ». On a aujourd’hui le fac-similé de la lettre. On y chercherait vainement un prétexte à cette remarque. Cochefert ni Gribelin ne l’ont entendue[10].

Du Paty continue à dicter :


Je vous rappelle qu’il s’agit de :
1° une note sur le frein hydraulique
du canon de 120 et sur la manière dont


Et, pendant que Dreyfus écrit cette ligne[11], Du Paty l’interrompt, d’une voix qui siffle : « Qu’avez-vous donc, capitaine ? vous tremblez ! — Mais pas du tout, répond Dreyfus, j’ai froid aux doigts. »

Dreyfus avait continué à écrire régulièrement. « Irrégulièrement », affirme Du Paty. « En plaçant, dit-il, une règle au-dessous de chaque ligne, il est facile de constater que l’ondulation de la ligne au-dessus de la règle est plus marquée dans le corps de la ligne qu’au commencement[12] ». Or, cela n’est mathématiquement exact que de cette dernière ligne, légèrement courbe, en effet, écrite sous la brutale interjection. « Faites une interpellation pareille à quelqu’un qui est en train d’écrire, et vous verrez[13]. » Cette ondulation est si faible, tout le reste de la dictée est d’une écriture si régulière que l’État-Major, par la suite, n’osera pas en publier le fac-similé.

Il en eût été autrement si l’écriture avait été tremblée, saccadée, — révélatrice, par quelque signe certain, de la peur du criminel qui se sent pris[14].

Il écrivait lentement, les doigts un peu roidis, venant du dehors où il faisait froid.

Du Paty observe qu’il ne pouvait avoir froid aux doigts, vu « qu’il était entré au ministère depuis près d’un quart d’heure et que la température des bureaux était normale[15] ». Gribelin insiste : « Dreyfus était arrivé ganté, et il y avait dans le bureau un très grand feu[16]. »

S’il y avait un très grand feu dans le bureau, c’est qu’il faisait froid au dehors. Dans son bulletin quotidien, le Bureau météorologique constate que, le 15 octobre, « la température continue à s’abaisser, qu’elle est inférieure à la normale de 2°,9, que le thermomètre avait marqué, le matin, 5 degrés à Paris », et qu’il ventait du nord.

Du Paty n’a consigné nulle part son interpellation ; il se borne à dire « qu’il interrogea Dreyfus sur les motifs de son trouble, à haute voix et sur un ton un peu vif[17] ». Cependant, Gribelin l’a entendue[18], et Cochefert[19]. Même dépourvue du ton, qui en faisait le cinglement d’une cravache, elle dénonce l’intention perfide. Imaginez Dreyfus moins brisé au respect hiérarchique et demandant à Du Paty la raison de cette scène étrange, de son attitude hostile et de cette imputation imméritée ?

Tremblait-il quand Du Paty, roulant des yeux terribles, lui cria qu’il tremblait ? Gribelin a entendu le dialogue, mais « ne sait pas si Dreyfus tremblait ; il était trop loin pour voir[20] ». De même Cochefert[21]. Et Du Paty lui-même n’ose pas le dire, ni même qu’il l’en ait accusé.

Il donne jusqu’à trois versions du prétendu trouble de Dreyfus.

Dans son rapport du 31 octobre 1894, il écrit que Dreyfus lui répondit « avec une sorte de rictus nerveux ». Cette indication a disparu des versions ultérieures. Et qu’eût-ce été sinon la contraction physique, involontaire, où s’exprime la révolte intérieure du soldat, gratuitement offensé par un chef devant des témoins inconnus ? Ce discipliné ne peut pas répondre à l’insulte ; ses muscles répondent pour lui. En tout cas, le rictus nerveux aurait suivi, non pas précédé l’interpellation.

Au procès de 1894, la défense fait observer qu’il n’y a pas de trace sensible de trouble dans la dictée de Dreyfus ; ainsi l’interrogation : « Qu’avez-vous ? vous tremblez ! » est toute gratuite. Du Paty déclare alors que l’accusé, en effet, n’a pas « bronché ». Mais il savait « avoir affaire à un simulateur ; il était certain que Dreyfus s’attendait à quelque chose ; il en a fait l’expérience ; si Dreyfus n’avait pas été averti, il se serait troublé ; donc, il simulait[22] ». C’est « pour ébranler son assurance » qu’il lui a lancé sa véhémente interpellation.

Enfin, au procès de 1899, Du Paty dépose à nouveau que Dreyfus se troubla ; mais ce trouble ne se traduit plus « que par une série de mouvements nerveux de la mâchoire[23] ».

Ainsi, Dreyfus est coupable, s’il se trouble ; plus coupable encore, s’il ne « bronche » pas. Et il est avéré, d’après Du Paty lui-même, que Dreyfus ne tremblait pas quand il l’en accusa.

L’évidence, c’est que l’insulte avait cinglé Dreyfus et marqué son passage. Cochefert s’aperçut de cette rapide émotion, mais, seulement, « après cette interpellation de Du Paty[24] ». Et comme il était convaincu que l’État-Major avait la preuve du crime, il eut « l’impression que Dreyfus pourrait être coupable[25] ». Or, le but même de la question de Du Paty avait été de provoquer cette fausse déduction. Seul, un visage de cire serait, sous l’outrage, resté impassible. Une rougeur, ou quelque pâleur, devait monter à cette face humaine, au front de cet officier offensé. Pourquoi ce marquis cherche-t-il à l’humilier devant ces curieux ? Qu’est-ce que cette lettre ? et ce ton de menace ? et ces yeux furibonds ? et tout ce mystère ?

Le coup avait manqué. Toute l’émotion de Dreyfus avait consisté à arrondir le tracé d’une seule ligne[26]. N’ayant aucun soupçon, et n’en pouvant avoir, il n’avait pu s’expliquer l’âpre interrogation que par cette hypothèse : Du Paty trouvait qu’il écrivait mal. Il avait froid aux doigts ; il le dit simplement.

Dreyfus attend la suite de la dictée. « Faites attention, lui dit violemment Du Paty, c’est grave ! » Grave ? pourquoi ? La grossièreté du procédé surprend Dreyfus, mais il se tait. Du Paty dicte :


… il s’est comporté aux manœuvres :
2° Une note sur les troupes de couverture ;
3° Une note sur Madagascar.


Dreyfus écrit, et très droit, de son écriture la plus ferme. Du Paty, lui-même, convient de ce calme de Dreyfus : « Il avait repris tout son sang-froid ; il était inutile de poursuivre l’expérience[27]. »

Alors, l’épreuve ayant tourné contre son inventeur. Du Paty se lève tout à coup, pose sa main sur l’épaule de Dreyfus, et, d’une voix tonnante : « Capitaine Dreyfus ! au nom de la loi, je vous arrête ; vous êtes accusé du crime de haute trahison ! »

III

Cette scène n’avait pas duré dix minutes. Celle qui suivit dura près de deux heures.

Ce fut un combat, le premier de l’une des plus grandes guerres civiles de l’histoire, guerre plus que civile, où ne s’entrechoquèrent pas seulement des poitrines humaines, mais deux mondes avec toutes leurs passions, celui d’un passé qu’on croyait mort et qui ressuscite, celui de la Liberté et du Droit, qui risqua d’y périr.

Tout de suite, dès cette première rencontre, les personnages incarnent trois d’entre les classes principales des combattants.

Du Paty, c’est cette nouvelle caste militaire qui s’est emparée du haut commandement et qui veut faire de l’armée sa chose, étant devenue elle-même celle des Jésuites. Depuis près de vingt ans, la noblesse et toute cette portion de la bourgeoisie qui gravite autour d’elle ont été ou se sont exclues des fonctions civiles. L’armée, du moins, sera à elles, l’armée où se sont conservés tant de vestiges de l’ancien régime qu’on croit y vivre encore. Les grades y sont une propriété. On se targue d’y servir, non pas un odieux régime, mais la Patrie. Or, ici même, la carrière a été ouverte au talent. Des roturiers qui n’ont pas honte de leur roture, des républicains qui avouent la République, jusqu’à des juifs, ont réussi, en dépit des examens frelatés, à entrer dans la place et jusque dans le saint des saints, au cœur du domaine privilégié. Dès lors, la lutte s’engage, non pas brutale, mais sournoise et à lointaine échéance. Même sous celle débonnaire République, il serait téméraire de s’en prendre d’abord aux officiers qui ne la renient pas. Pour les dégoûter du métier ou les amener à baisser pavillon, il suffira aux coteries distinguées de les tenir à l’écart, à l’oligarchie des conseils auliques de leur préférer les aristocrates et les protégés des Pères. Mais faut-il se gêner avec le juif ? Que vient-il faire dans l’armée ? Quelle pensée l’y amène : de lucre ou de trahison ? Rien que son contact est salissant. Et, par la porte où il aura été chassé, les autres partiront à leur tour : protestants, libres-penseurs, simples républicains. Aucun juif, en tout cas, si Dreyfus est condamné, ne sera plus admis au sanctuaire de l’État-Major où, l’un des premiers de sa race, il a pénétré, y amenant la trahison avec lui. Et voici que l’ennemi, comme on croyait le tenir, échapperait ! Quoi ! lui faire des excuses, à l’animal impur, perdre une telle partie ! Plutôt embraser tout, au risque de périr soi-même dans l’incendie. Si elle n’est plus infaillible, que devient la milice sacrée ? Tout s’écroule. Contre de pareils intérêts, que pèse un homme ?

Gribelin, c’est cette plèbe militaire chez qui le collier de la discipline a étouffé toute faculté de raisonner. Il ne voit que ce qu’il lui a été commandé de voir. Il n’y a pour lui qu’une vertu : être derrière les chefs. C’est un ministre de la Guerre qui définit ainsi la première qualité de l’officier : l’impersonnalité[28]. Il est impersonnel. Son cerveau ne lui appartient plus, mais au chef hiérarchique, comme celui de la femme endormie à l’hypnotiseur. Ce n’est plus un homme, c’est une machine.

Et cet autre, ce représentant de l’une des plus hautes autorités civiles, homme d’expérience pourtant et qui connaît les hommes, c’est tout ce peuple qui repousse comme une injure la seule idée que des officiers accuseraient l’un des leurs sans en avoir mille preuves. Ce peuple a toujours aimé son armée d’un violent amour. Depuis la défaite, l’amour est devenu religion. Quand il s’agit d’elle, rien ne lui coûte. C’est l’Arche sainte. Presque toutes ses croyances d’autrefois sont mortes ; cette foi lui reste. Il doute souvent de lui-même, jamais d’elle. Ah ! trois fois criminels ceux qui jouent de cette foi ! Par un phénomène qui semble contradictoire, Cochefert n’hésite pas à croire, sur une seule parole, qu’un officier d’une arme d’élite, jeune, ambitieux, riche, plein d’avenir, ait pu trahir pour de l’argent ; nul soupçon ne lui vient que ces autres officiers, faillibles comme tous les hommes, aient pu commettre une erreur ! Si ces accusateurs portaient la redingote au lieu du dolman, ce civil discuterait leurs présomptions ; tout au moins, suivant les péripéties du drame, il serait un témoin non prévenu. Mais ces accusateurs sont des officiers. Dès lors, avant même de voir l’accusé en chair et en os, il l’a vu coupable. Cette conviction préétablie s’incruste en lui, altère sa vision, obscurcit son jugement, se confond avec son patriotisme même.

IV

Dreyfus, sous l’atroce parole, s’est dressé. Un tourbillon passe dans sa tête. Rêve-t-il ? Ou de quelle folie subite Du Paty est-il la proie ? Il regarde, effaré, et ce qu’il voit ne lui laisse point de doute. Ces témoins inconnus, qui se sont rapprochés, disent par leur attitude qu’ils attendaient l’explosion. Du Paty, dur, ricanant, farouche, n’est point un personnage de rêve, ni un fou.

Comme frappé de foudre, atteint au cœur et au cerveau d’un même coup qui bouleverse tout son être, Dreyfus profère des paroles sans suite, protestations déchirantes contre l’infâme accusation ; il crie son innocence et sa colère.

Du Paty, prévoyant l’échec possible de sa première épreuve, en avait combiné plusieurs autres. C’était son droit d’officier de police judiciaire.

Son code était ouvert à l’article 76 ; il lit : « Quiconque aura pratiqué des machinations ou entretenu des intelligences avec les puissances étrangères ou leurs agents, pour les engager à commettre des hostilités ou à entreprendre la guerre contre la France, ou pour leur en procurer les moyens, sera puni de mort. » Pendant qu’il lit, d’un mouvement brusque, il découvre le revolver, dissimulé sous un dossier, sur la table.

Le malheureux sent sa raison près de lui échapper. Quoi ! lui, espion, traître ! il a pratiqué des machinations avec l’ennemi ! Et il voit le geste, l’arme. Alors, du fond de son gosier, sort ce cri : « Je suis innocent, tuez-moi, si vous voulez ! »

Du Paty : « Ce n’est pas à nous à faire cette œuvre de justicier, c’est à vous !

— Je ne le ferai pas, je suis innocent, je veux vivre pour établir mon innocence[29]. »

Du Paty a si bien compris l’éloquence tragique de ce refus qu’il supprime tout l’incident de son rapport[30].

Cochefert et son secrétaire se sont élancés sur Dreyfus pour le fouiller. Il se laisse faire sans résistance : « Prenez mes clefs, ouvrez tout chez moi, je suis innocent ! »

Cela encore est éloquent ; et ceci ne l’est pas moins : Du Paty, « à deux reprises, simule une sortie, sous prétexte de faire porter à l’agent étranger, à qui avait été adressé le document incriminé, la lettre que Dreyfus venait d’écrire[31] ». Chaque fois, au moment où Du Paty ouvrait la porte, Dreyfus l’arrête. Et rien de plus naturel que ces hésitations du malheureux qui croit pouvoir encore arrêter l’irrévocable. Pourtant, elles se pourraient interpréter contre lui : que craint-il donc, s’il est innocent ? Du Paty simule une troisième sortie. « Eh bien, essayez ! » lui crie Dreyfus. Du Paty revient sur ses pas.

Dreyfus éclate de nouveau en protestations, clamant qu’il n’a jamais eu aucun rapport avec aucun agent étranger, qu’il est riche, qu’il a une femme et des enfants, qu’il est insensé de lui imputer, à lui, officier irréprochable, amoureux de son métier, à lui. Alsacien, le plus affreux des crimes ; une fraude scélérate, une épouvantable erreur se cache sous ce mystère. Mais comme il n’y a rien en lui d’un artiste, comme il devait chercher déjà, soldat dans les moelles, à garder l’attitude militaire en roulant dans l’abîme, il criait mal, sans doute, d’une voix étranglée, avec des gestes gauches. « Attitude un peu théâtrale, expose Du Paty ; je laissai passer ce flot qui pouvait être chose préparée pour le cas d’une arrestation. » Et Gribelin, Cochefert, hypnotisés par l’idée préconçue, ne voient et n’entendent qu’à travers elle. Il semble à l’un « qu’il produisait des effets scéniques », à l’autre « qu’il jouait une comédie et, tout en parlant, qu’il se regardait complaisamment dans une glace[32] ».

Il ne pouvait être plus innocent qu’il ne l’était ; mais il eût été, en outre, Talma lui-même que pleurs, cris et sanglots eussent été également inutiles. Tout se brisait, chez ces témoins, contre l’absolue certitude qu’il était le traître, que l’État-Major en avait des preuves irrécusables, que tout à l’heure encore, quand Du Paty l’en accusait, il avait vraiment tremblé. Cette foi dans ces cerveaux suggestionnés transformait tout. Sa douleur, quand elle éclate, c’est la fureur de la bête prise au piège. Quand il l’étouffe, c’est que le bandit reprend espoir. Ses serments, ses larmes : simulation ; la maîtrise qu’il reprend de lui-même : cynisme !

Se roidissant, fort de son innocence, confiant encore dans la justice des hommes, il regarde Du Paty bien en face et dit que « compensation lui sera faite pour cet affront ». Il est « victime d’une machination » qu’il saura dévoiler. « Déjà, à sa sortie de l’École de guerre, on a commis une infamie à son égard[33]. »

Dreyfus, en effet, avait appris, au cours de ces examens, qu’un incident, où il eût pu lire l’avenir, s’était produit à l’une des séances de la commission. Deux officiers juifs étaient sur les rangs ; le général Bonnefond leur avait donné, à tous deux, une note très basse, alléguant, devant la surprise de ses collègues, « qu’on ne voulait pas de juifs à l’État-Major ». Le général de Verdière, président de la commission, protesta contre ces paroles. Cependant Dreyfus en perdit plusieurs rangs, ainsi que son camarade. Il avait fait une démarche auprès du directeur de l’École. Le général Lebelin de Dionne reconnut le fait, en exprima un loyal regret. Dreyfus n’insista pas. Entré à l’École avec le numéro 67, il en sortait le neuvième avec la note très bien : la blessure d’amour-propre était légère.

Le journal de Drumont a confirmé l’incident[34]. « Comment ! se serait écrié le général Bonnefond, vous savez où s’achètent tous nos renseignements sur les armées étrangères, et que juifs italiens, juifs allemands, juifs roumains, nous vendent sur chacune de leurs patries tous les renseignements que nous pouvons désirer. Et vous voulez placer des juifs à notre État-Major ? Pourquoi le juif français ferait-il autre chose ? Voilà pourquoi je donne zéro à ces messieurs. Je ne veux pas exposer l’avenir de la France à être vendu par un officier juif. »

Le journal ajoutait : « Belles et nobles paroles, dignes d’un soldat et d’un bon français ! Si on l’avait écouté ! »

Du Paty proteste que, si Dreyfus était sorti victorieux de l’épreuve, il se serait rendu sur-le-champ chez Mercier : « Monsieur le ministre, nous nous sommes trompés ![35] » Or, Dreyfus avait écrit, sous sa dictée, sans trembler ; il avait repoussé le revolver, donné ses clefs sans résistance, défié son accusateur de faire porter la lettre à l’agent étranger, invité le chef de la sûreté à tout fouiller chez lui, et, depuis une heure, se débattant dans la nuit, il hurlait son innocence. Que fallait-il à ce psychologue pour le convaincre de son erreur ?

S’il n’avait commencé dès lors à enfoncer sciemment dans l’une de ces saletés morales, qui, lentement, prennent tout l’homme, il n’aurait pas menti à Dreyfus, dans cette scène tragique. Or, soldat et juge à la fois, il lui affirma que toute sa trahison était connue, qu’il était surveillé depuis longtemps, que les preuves de son crime, nombreuses, accablantes, étaient entre les mains du ministre, que le Président de la République savait tout, que ses complices étrangers étaient dans l’angoisse. Et, surtout, il n’aurait pas refusé de lui dire quelle était l’inculpation précise qui pesait sur lui, à quelle puissance étrangère il aurait vendu les secrets de la défense nationale. En vain, l’infortuné le supplie, demande en grâce qu’on lui montre au moins le document qui lui est imputé, qu’on lui dise sur quelles prétendues preuves il est arrêté, brisé en pleine vie, en plein bonheur, jeté au gouffre. Du Paty s’enferme dans un diabolique silence.

Est-ce sa confession qu’il espère lui arracher par cette torture, comme la faim fait sortir le loup du bois ? Ou n’entrevoit-il pas cet autre dénouement : la folie s’emparant du misérable cerveau désespéré, la douleur et la rage crevant ce cœur, et ce soir, demain, dans la solitude de son cachot, dans cette ignorance de tout, rompu par cette chute soudaine de tant de rêves dans tant d’ignominie, en proie aux spectres, le suicide qui sera proclamé comme un aveu ?

V

Du Paty, assisté de Gribelin, puis Cochefert procèdent aux interrogatoires définitifs qu’ils consignent par écrit.

« Vous êtes inculpé de haute trahison ; qu’avez-vous à dire, demande Du Paty, pour votre justification ? »

Se justifier ? De quoi ? Dès lors, comment ?

À l’ironie d’une telle question, Dreyfus ne peut répondre que par une nouvelle attestation de son innocence. « Sur ce qu’il a de plus sacré au monde, » il jure qu’il n’a jamais eu aucune relation avec des agents étrangers ; il ne leur a jamais écrit ; jamais il n’a enlevé un document des bureaux de l’État-Major.

Encore une fois, il prie qu’on lui dise de quoi on l’accuse.

Du Paty se tait toujours. Il ne pouvait pas, allègue-t-il, montrer à Dreyfus l’original du bordereau, « qui était entre les mains de Gonse », ni une photographie, parce qu’on n’avait pas eu le temps d’en tirer, « en faisant disparaître sur l’épreuve toutes traces de déchirures et de recollage »[36].

Cette décision aurait été prise « sur l’avis du colonel Sandherr qui voulait éviter de donner au capitaine Dreyfus aucun indice sur la façon dont le bordereau était parvenu au ministère ».

Le bordereau était chez Gonse ? Il était simple de le lui emprunter pour une heure. Depuis dix jours, les photographies de la pièce, faites par ordre de Sandherr, distribuées par Renouard aux chefs de service, circulaient dans les bureaux.

Ces épreuves portaient des traces de déchirures et de recollage ; ces traces auraient pu renseigner Dreyfus sur la façon dont l’État-Major était entré en possession du bordereau ?

Comment l’auraient-elles pu renseigner ?

Si, par miracle, rien qu’à voir ce morceau de papier, Dreyfus avait deviné la version officielle d’Henry, — que la pièce avait été ramassée, en morceaux, dans le panier d’un agent étranger, et que cet agent était le colonel de Schwarzkoppen, — quel inconvénient y avait-il à ce qu’il en fût informé ?

S’il est innocent, il saura ce que savent vingt autres officiers. S’il est coupable, il est arrêté, il va être mis au secret, supprimé du monde.

Ou craignait-on qu’il reconnût, à regarder de près ces déchirures, qu’elles avaient été faites intentionnellement, après coup ? que la pièce avait été apportée intacte à Henry ? qu’il y avait, à cette coupure factice, quelque terrible secret ?

Admettez, pour un instant, ces raisons de ne montrer à Dreyfus ni l’original ni une photographie fidèle du bordereau : pourquoi ne lui en avoir pas fait voir une copie ou lu le texte ?

Un homme est inculpé de meurtre : quel juge songerait à lui taire le nom de l’assassiné ? Il l’amène d’abord devant le cadavre : « Regarde, voici celui que tu as tué ! »

Cette confrontation de Dreyfus avec le bordereau. Du Paty refuse d’y procéder. S’il connaissait le crime qui lui est imputé, ses dénégations, de vagues et générales, se préciseraient, plus fortes : « Je n’ai pas écrit cela ! Je ne suis pas allé aux manœuvres ! » Il discuterait, pourrait montrer l’absurdité des charges, quand il en est temps encore, avant que les amours-propres et les haines se soient engagés sans retour.

L’interrogatoire tient en vingt lignes. Une seule pièce a été saisie, le bordereau ; non seulement Du Paty ne la nomme pas à Dreyfus, mais, volontairement, cherche à l’induire en erreur, lui déclarant que son arrestation a été motivée par la saisie de plusieurs documents. Feignant de lui venir en aide : « Avez-vous quelques ennemis susceptibles d’avoir par machination établi les documents saisis et qui ont motivé votre arrestation ? — Je ne me connais pas d’ennemis. »

Il ne se rappelait que l’ordinaire courtoisie de ses camarades, oubliait ce détail que tous, en arrivant au bureau, déployaient, sous ses yeux, la Libre Parole et s’en repaissaient.

« Avez-vous été en voyage d’État-Major et à quelle époque ? — Dans la deuxième quinzaine de juin. »

Du coup, le bordereau, arrivé en septembre, est inapplicable. Dreyfus, s’il le voyait, expliquerait tout de suite, devant Cochefert, la cruelle méprise. Quelle connaissance a-t-il eue de documents sur les troupes de couverture et sur Madagascar, du manuel de tir, — c’est le bordereau, — du plan de concentration et de celui de débarquement ? Dreyfus répond qu’il a eu entre les mains des documents secrets sur la couverture, qu’il ignore tout du reste. « Avez-vous eu des relations avec la section technique de l’artillerie ? — Oui, deux fois. »

C’est tout. Du Paty passe Dreyfus à Cochefert.

Le ministre, Boisdeffre et Gonse, deux ou trois officiers supérieurs avec qui Cochefert a conféré, lui ont affirmé que Dreyfus a été l’objet d’une longue enquête, que des présomptions graves ont été réunies d’ancienne date contre lui, que le bordereau a été reçu par Schwarzkoppen avant d’être jeté au rebut, que plusieurs pièces, de sa main, prouvaient son crime. C’est le contraire de la vérité. Mais Cochefert a cru ces soldats ; il répète leurs propos[37], adjure l’accusé d’avouer, suggérant que peut-être il a confié à une femme des documents militaires. À nouveau, Dreyfus jure qu’il est absolument innocent, qu’il n’a jamais commis ni la moindre faute ni un acte de légèreté. « Si les faits qu’on me reproche étaient établis, je serais un misérable et un lâche[38]… Je veux vivre pour établir mon innocence. »

Alors, Du Paty entr’ouvre la porte et appelant Henry : « Commandant, vous n’avez plus qu’à conduire le capitaine Dreyfus au Cherche-Midi. »

Et Henry entraîne sa proie.

VI

Les instructions de Mercier ne comportaient pas de réserve ; sa fatuité à ne jamais revenir sur un ordre était si connue que Du Paty ne songea même pas à lui rendre compte, avant d’expédier le capitaine au Cherche-Midi. Il était porteur de l’ordre de perquisition, Henry de l’ordre d’écrou. Ils se rendirent tous deux, sans perdre une minute, à leur besogne[39].

L’incarcération de Dreyfus avait été si formellement résolue dans le conciliabule de la veille que, le matin même, à la première heure, D’Aboville était allé au Cherche-Midi pour y choisir la cellule du prisonnier. Avant de remettre le pli ministériel à Forzinetti, D’Aboville lui fait donner sa parole d’honneur d’exécuter les prescriptions qu’il y trouvera et celles qui lui seront données de vive voix. Précaution bizarre et peu militaire ! L’ordre portait que Dreyfus, accusé de haute trahison, serait mis au secret le plus absolu. Il ne devait avoir, par devers lui, ni papier, ni encre, ni plume, ni livres, ni instruments piquants ou tranchants. Il ne devait pas se raser ni être rasé. Défense de parler à qui que ce soit de ce prisonnier d’État. Défense d’informer le gouverneur de Paris.

Il ne manquait qu’une prescription : celle de mettre à Dreyfus un masque de fer.

D’Aboville, ayant désigné la cellule qui lui parut la plus sûre, enjoignit encore à Forzinetti de se tenir en défiance contre les démarches de la « haute juiverie »[40].

Pour D’Aboville, les juifs sont une vaste confrérie. Mais comment Israël connaîtra-t-il l’arrestation de Dreyfus, puisque Saussier lui-même la doit ignorer ?

Le noble officier confia encore à Forzinetti l’épreuve de la dictée que Dreyfus allait subir et par quelle ruse le misérable avait été attiré au ministère de la Guerre. Ce procédé parut honteux au vieux soldat. Il se souvint que Chanzy, jadis, en Algérie, ayant reçu l’ordre d’arrêter l’assassin Doineau sous un faux prétexte, s’y était refusé comme à un acte « indigne d’un officier »[41].

Un peu plus tard, comme Dreyfus n’arrivait pas, D’Aboville s’inquiéta. Le traître aurait-il été prévenu ? aurait-il pris la fuite ? « C’est ce qu’il y aurait de mieux ! » Puis, nerveux, ne comprenant rien à ce retard, D’Aboville se rendit au ministère pour voir ce qui s’y passait.

Il était à peine parti qu’Henry arriva avec Dreyfus dans le fiacre qui les avait amenés du ministère de la Guerre. Un agent de la Sûreté les accompagnait. Henry remit à Forzinetti l’ordre d’écrou, daté du 14, signé de la main même de Mercier. Dreyfus fut fouillé de nouveau, puis conduit par l’agent principal dans la pièce qui lui avait été affectée.

Forzinetti avait regardé attentivement Dreyfus et Henry, celui-là pâle et roidi, celui-ci congestionné, tout son sang au visage. Il eut l’impression qu’Henry, si on lui avait coupé les moustaches, aurait eu la tête d’un forçat.

Peu après, D’Aboville revint. Il réitéra l’ordre formel de ne point aviser le général Saussier.

VII

À la même heure (midi), Du Paty se présentait avec Cochefert et Gribelin au domicile de Dreyfus. Informée de leur venue, Mme Dreyfus les fait prier d’attendre le retour de son mari. Ils insistent auprès de la domestique pour être reçus sans délai. Mme Dreyfus les reçoit. Du Paty prend aussitôt la parole : « J’ai, madame, une bien triste mission à remplir. » Elle n’eut qu’un cri : « Mon mari est mort ! — Non, pis que cela ! » reprit Du Paty. Elle ne comprend pas, interroge : « Une chute de cheval ? — Non, madame, il est incarcéré. »

C’est ce que Du Paty appelle « apprendre son malheur à une femme avec tous les ménagements possibles[42] ».

Ici encore, par la brutalité soudaine de la révélation, espérait-il surprendre, au lieu de l’effroyable douleur, le trouble révélateur d’une complicité ?

Et à cette infortunée, comme à son mari, il refuse de dire quelle est l’accusation qui, tout à coup, en plein bonheur, brise ces deux vies. Ici encore, contre cette femme, il appelle à l’aide les armes qu’il vient d’employer en vain contre le mari : la terreur et le mystère, qui feront jaillir l’aveu ou éclater la folie.

« Où est-il ? Dans quelle prison est-il enfermé ? » Refus de répondre. Le secret de l’arrestation est tel que Du Paty ne saurait même transmettre à Dreyfus des nouvelles de sa femme et de ses enfants, dont l’un est malade. En dehors du ministre et des instructeurs de l’affaire, nul ne doit savoir ce qu’est devenu cet homme. Mme Dreyfus insiste pour faire prévenir les frères de son mari. Du Paty s’y refuse. Elle observe que son devoir est de les avertir. Du Paty : « Un mot, un seul, prononcé par vous, serait sa perte définitive. Le seul moyen de le sauver, c’est le silence[43]. »

La malheureuse crut le fourbe ; elle se taira. Du Paty était renseigné ; il savait par Sandherr qu’il n’y avait point à Mulhouse de famille plus française que celle de Dreyfus ; l’un des frères du capitaine, Mathieu, nature énergique et résolue, ébranlerait terre et ciel pour démontrer l’innocence de son cadet, orgueil et joie des siens. Or, le crime n’était point encore assez fortifié pour l’exposer à un pareil assaut. Donc, la condition essentielle du succès, c’est de gagner du temps. De là, ce piège tendu à l’amour conjugal d’une femme de vingt-cinq ans.

Cette ruse ne fut pas improvisée par Du Paty ; elle avait été décidée, la veille, dans le conseil tenu chez Mercier, auquel assistait Boisdeffre.

Lucie Dreyfus était redevenue maîtresse d’elle-même. Femme d’un soldat, elle sera digne de lui. Elle dit hautement sa foi, son mari victime d’une détestable erreur, innocent de toute faute. Du Paty procéda à la perquisition ; elle l’accompagna, sans une hésitation, d’une hautaine confiance[44].

Du Paty ouvrit les meubles, tous les tiroirs, s’empara des moindres papiers que Cochefert plaçait aussitôt sous scellés. « Les perquisitions ne donnèrent aucun résultat. » Il le dit lui-même à Mme Dreyfus : « Nous n’avons rien trouvé. » Il s’était fait remettre les comptes du capitaine, ses livres. Tout y était d’une régularité parfaite. Pas un trou. Des dépenses normales, modérées, sa fortune placée presque tout entière dans la fabrique de Mulhouse ; quatre cent mille francs comptant, à sa disposition[45].

La déconvenue était complète.

Quel récit Du Paty a-t-il fait à Mercier de ces diverses opérations ? Sil dénatura la scène de la dictée, il ne put cacher ni les protestations véhémentes de l’inculpé, ni l’absence de tout document suspect à son domicile.

Mercier questionna alors Cochefert, en homme « qui veut rassurer sa conscience[46] ».

« Vous qui avez une grande habitude de ces arrestations, demanda-t-il, et de voir les coupables, quelle est votre impression personnelle ? le considérez-vous comme coupable ? » Cochefert répondit « que son impression personnelle, autant qu’il pouvait se prononcer, était pour la culpabilité[47] ».

Simple impression ; rien de « la conviction que le chef de la Sûreté était accoutumé d’éprouver, après avoir interrogé ses inculpés habituels, longuement, pendant des heures, pendant des journées ; c’était une impression ». Et cette impression elle-même n’était pas spontanée, mais une conséquence des affirmations qui l’avaient trompé[48].

Cependant, il insista sur l’épisode du revolver que Dreyfus avait repoussé[49]. Il avait été frappé de l’incident ; il le dit à Mercier, puis à Boisdeffre. Il était étonné aussi de l’échec de la perquisition qui avait suivi immédiatement l’arrestation inopinée de Dreyfus.

Le soir, au ministère, tous ceux qui étaient au courant entourèrent Du Paty. Il raconta, comme il lui plut, la fausse épreuve, affirmant qu’elle était probante, que tout, dans l’attitude de Dreyfus, décelait un coupable, mais se garda bien de montrer la lettre écrite par l’inculpé. Il put dire ainsi qu’aux premiers mots le juif avait pâli, que sa main tremblait, que sa plume décrivait des sinuosités, qu’il l’avait jetée tout à coup ou laissé tomber. Mais ses réponses à d’autres questions, quelles que fussent son arrogance et sa force de mensonge, ne décelaient pas moins la défaite : « A-t-il avoué ? — Ses protestations sonnaient faux. — Et chez lui ? — Il avait tout déménagé, il n’y avait plus rien[50] ! »

Dreyfus se tordait dans sa cellule ; mais l’accusation n’avait pas avancé d’un pas.

  1. Cass., I, 127, Picquart.
  2. Rennes, I, 584 ; III, 520, Cochefert.
  3. Jaurès, Les Preuves, p. 272.
  4. Cass., I, 127, Picquart.
  5. Rennes, I, 583, Cochefert.
  6. Les officiers sont toujours convoqués par groupes aux inspections générales.
  7. Rennes, III, 507, Du Paty.
  8. Rennes, III, 506, Du Paty.
  9. « J’y étais de moins en moins. » (Notes manuscrites de Dreyfus, écrites au Cherche-Midi ; dossier de 1844).
  10. Du Paty ne la mentionne plus dans sa déposition de 1899. Dreyfus en a perdu le souvenir.
  11. Dreyfus, à Rennes, ne se souvient point à quel endroit précis de la dictée, Du Paty lui lança cette interpellation mais Du Paty dit lui-même (Rennes, III, 508) « que ce fut à la dixième ligne ». Demange, dans son plaidoyer de Rennes, indique cette même ligne (III, 652). Cochefert dépose qu’à la suite de l’interpellation de Du Paty, « la dictée continua encore pendant quelques mots ». (Rennes, I, 583.)
  12. Rennes, III, 507, Du Paty.
  13. Rennes, I, 607, Dreyfus.
  14. Au procès de Rennes, le colonel Jouaust observe seulement que « l’écriture s’élargit, est moins bien formée à partir de la phrase sur le frein hydraulique ». Dreyfus convient que l’écriture est plus large, mais à partir des mots : « Je vous rappelle », qui n’ont rien de commun avec le bordereau (I, 39). Picquart dépose : « En mon âme et conscience, je ne vois pas le moindre signe de trouble dans cette écriture. » (I, 377.) De même, le conseiller Bard dans son rapport (Revision, p. 29.)
  15. Rapport de Du Paty, 31 octobre 1894.
  16. Rennes, I, 596, Gribelin.
  17. Encore Du Paty ne mentionne-t-il « ce ton un peu vif » que dans sa troisième déposition du 31 août 1900, au procès de Rennes. « Je crois utile de revenir sur l’incident de la dictée pour citer un fait que j’ai oublié hier. Quand j’ai dicté au capitaine Dreyfus la dixième ligne, je lui dis à haute voix, et sur un ton un peu vif, de faire attention et de mieux écrire, puisque la lettre était destinée à être soumise à la signature de M. le général de Boisdeffre. Cette observation était motivée par l’écriture irrégulière des dernières lignes qu’il venait d’écrire. » — Du Paty a compris le parti que la défense peut tirer de sa brutale interpellation : « Qu’avez-vous ?… » il la remplace par une remarque détaillée, et d’ailleurs absurde, qu’aucun des témoins n’a entendue. Au surplus, l’observation n’est plus motivée « que par l’écriture irrégulière ».
  18. Rennes, I, 596, Gribelin.
  19. Rennes, III, 520, Cochefert.
  20. Rennes, I, 596, Gribelin.
  21. Rennes, III, 529, Cochefert.
  22. Cass., I, 129, Picquart.
  23. Rennes, III, 507, Du Paty.
  24. Rennes, III, 520, Cochefert.
  25. « Cochefert, avec sa grande expérience, y a vu un indice que le capitaine Dreyfus pouvait être coupable. » (Rennes, III, 507, Du Paty).
  26. Rennes, I, 377 Picquart : « Ce qui m’étonne, c’est qu’il ait repris aussi vite son sang-froid. »
  27. Rapport de Du Paty.
  28. Rennes, I, 168, général Billot.
  29. Rennes, III, 521, Cochefert.
  30. Cochefert a relevé, à Rennes, ce silence de Du Paty « à qui il eût appartenu de parler lui-même de l’incident » (III, 520). Cochefert, au moins, en informa ce même jour Mercier et Boisdeffre (III, 521). Tous deux, dans leur déposition, n’en disent rien.
  31. Rapport de 1894.
  32. Rennes, I, 584, Cochefert ; I, 587, Gribelin. — « Les gestes, contrôlés du coin de l’œil dans une glace ne produisirent pas une impression favorable sur les témoins de cette scène. » (Rapport de Du Paty.)
  33. Rapport de Du Paty.
  34. Libre Parole du 9 novembre 1894. Le général Lebelin de Dionne raconta lui-même l’incident à Mathieu Dreyfus. Voir Rennes et Revision du procès de Rennes, rapport Baudouin, 184 et 188.
  35. Cass., III, 605, Du Paty.
  36. Rennes, III, 508, Du Paty.
  37. « Une longue enquête a été faite contre vous par les soins de l’autorité militaire, à la suite des présomptions graves qui avaient été relevées d’abord contre vous, et cette longue enquête a enfin abouti à des preuves indiscutables dont il vous sera donné connaissance au cours de l’instruction… Des pièces écrites de votre main, ainsi qu’il a été constaté par des expertises, sont au pouvoir de l’autorité militaire ; ces pièces, ou tout au moins l’une de ces pièces, est parvenue à une personne étrangère à laquelle elle était destinée, et elle donne les indications sur la défense militaire de notre territoire. » (Cass., I, 8.) Procès-verbal signé : Cochefert, Boussard, Du Paty et Gribelin.
  38. Il dit encore : « Je vois qu’un plan épouvantable a été préparé contre moi dans un but qui ne m’apparaît pas. »
  39. Mercier prétend que « Dreyfus fut tenu en état d’arrestation dans l’un des bureaux du ministère » et qu’il n’ordonna de l’incarcérer qu’après avoir reçu le rapport de Cochefert. (Cass., I, 5 ; Rennes, I, 90.) Mais ce récit est démenti par Cochefert, Du Paty et Gribelin. — Voir Appendice IV.
  40. Rennes, III, 103, Forzinetti.
  41. Le général de Beaufort avait demandé seulement au commandant Chanzy d’amener Doineau au procureur impérial, « sans lui parler d’arrestation, pour éviter le scandale ». Chanzy dépose qu’il répondit : « Il m’est impossible d’accepter cette mission avec la restriction que vous y mettez : elle ne serait pas digne d’un officier. » Et le général ne maintint pas la condition. (Procès Doineau, Paris, 1852, à la Librairie Internationale, p. 258.)
  42. Rapport de Du Paty.
  43. Récit de Mme Dreyfus.
  44. « Je procédai à la perquisition ; Mme Dreyfus m’accompagna en faisant preuve d’un caractère et d’un sang-froid incroyables. » (Du Paty, Rapport.)
  45. Cochefert semble indiquer (Rennes, I, 585) qu’il fit, ce même jour, une perquisition, avec Du Paty, chez M. Hadamard, père de Mme Dreyfus. C’est seulement le lendemain que Cochefert, Du Paty et Gribelin se rendirent chez Hadamard, avec Mme Hadamard et Mme Dreyfus qui avaient assisté, au ministère de la Guerre, à la levée des scellés et au dépouillement des papiers saisis chez le capitaine. Ils étaient à la recherche du papier pelure du bordereau ; ils demandèrent à voir le papier dont se servait le marchand de diamants. Ici encore, l’échec fut complet.
  46. Rennes, I, 585, Cochefert.
  47. Rennes, I, 90, Mercier.
  48. Cochefert dit textuellement : « Cette impression ne s’inspirait que de l’authenticité de l’origine du bordereau qui était attribué à Dreyfus. » Et encore : « Cette impression s’inspirait de la conviction que j’avais que le capitaine Dreyfus était bien l’auteur du bordereau, en présence d’une affirmation aussi nette et aussi formelle que celle de M. Bertillon, et aussi de la conviction que j’avais qu’une longue enquête avait été faite par le bureau des renseignements. Je croyais qu’il existait aussi d’autres documents à la charge du capitaine Dreyfus que le bordereau lui-même, car, dans un court entretien que j’avais eu avec le colonel Sandherr, il m’avait parlé d’un autre papier où le nom de Dreyfus était prononcé par un agent étranger. » (Rennes, I, 585.) Or, l’expertise de Bertillon réservait l’hypothèse d’un faux, il n’y avait pas eu de longue enquête et il n’existait aucun papier où le nom de Dreyfus était prononcé par un agent étranger. — Cochefert ajoute que, s’il avait connu l’écriture d’Esterhazy, il n’aurait pas manqué d’appeler l’attention du ministre sur la similitude entre cette écriture et celle du bordereau. « Je l’aurais peut-être retenu dans son premier élan. » Il insiste que, par la suite, son sentiment sur la scène de la dictée « s’est sensiblement modifié ».
  49. Rennes, III, 521, Cochefert.
  50. Cass., I, 127 ; Rennes, I, 377, Picquart.