Histoire de l’Affaire Dreyfus/T2/6-1

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La Revue Blanche, 1901 (Vol.2 : Esterhazy, pp. 500–559).

Ch. VI. Scheurer-Kestner

(suite)

VIII

Malgré l’apparent échec, Mathieu Dreyfus se sentait fort encouragé : des sympathies nouvelles lui étaient venues ; surtout, il avait enfin le fac-similé du bordereau. Un heureux hasard lui apportera peut-être l’écriture du vrai coupable. En attendant, il demandera aux graphologues les plus qualifiés, en France et à l’étranger, d’expertiser l’écriture du bordereau et celle de son frère. Il publiera alors leurs rapports. Ce travail dura six mois.

L’historien Monod fit la première expertise[1] ; elle fut formellement négative : le bordereau, malgré une certaine similitude, qui disparaît à un examen attentif, n’est pas de Dreyfus. Les autres graphologues conclurent de même. La plupart émirent l’avis que l’écriture du bordereau est spontanée, naturelle[2] ; trois seulement qu’elle est l’œuvre d’un faussaire qui a cherché à imiter celle de Dreyfus[3].

Crépieux-Jamin[4] appliqua son ingénieuse méthode à déduire des deux écritures le caractère du condamné et celui du traître inconnu. Dreyfus est d’intelligence vive, « à la fois très sensible et très renfermé, presque insaisissable » ; « quelque chose de dur et de hautain éloigne la sympathie affectueuse » ; « il est doué d’énergie et de persévérance » ; et « médiocrement sociable ». Au contraire, l’autre écriture indique « un esprit faux et illogique », une « émotivité extrême », une énergie « faible et inconstante », « des passions à la merci des caprices de l’imagination », un « jugement médiocre », « un homme tout en dehors, extrêmement fourbe et dangereux[5] ».

Le suisse Rougemont (d’ailleurs antisémite) a la même vision des deux hommes. Le Juif, « qui est le plus jeune », est un être « plein de vie et d’action », un caractère « tout d’une pièce, tout d’un jet » ; on devine chez lui « une simplicité d’allures, une précision et une concision toutes militaires » ; sa volonté est « vive, aiguë, facilement irritée » ; il cherche à se dominer ; point sentimental ni aimable. « sec et cassant », mais « fortement aimant et capable de grands dévouements » ; d’ailleurs positif et pratique, très intelligent et très cultivé ; fier, conscient de sa valeur, ayant une haute idée de lui-même, sincère et droit, incapable de flatterie, et tenace, d’une énergie indomptable.

L’autre « n’est point un être vulgaire, loin de là » ; d’ailleurs « éminemment doué » ; il paraît d’une intelligence très réfléchie ; dans sa vilenie, « il a conservé des dehors corrects et donne ainsi le change » ; c’est « un fourbe qui se cache », « à la physionomie sournoise, lourde, sensuelle », avec des passions violentes et promptes, mais calme et prudent dans l’action, maître de lui, « d’une souplesse et d’une habileté de dissimulation rares», « un dévoyé » ; des vestiges de loyauté surnagent dans le naufrage de son être moral ; sa vie est pleine « de tristesses secrètes » et de l’amer sentiment de sa déchéance[6].

En même temps qu’il sollicitait ces expertises, Mathieu poursuivait ses recherches policières. L’un de ses agents sut de la concierge de l’ambassade d’Allemagne que la pièce qui avait été révélée par l’Éclair n’était pas une lettre de Panizzardi à Schwarzkoppen, mais de l’attaché allemand à l’attaché italien ; le nom de Dreyfus n’y figurait pas. Elle raconta aussi que l’un des employés de l’ambassade décachetait le courrier du comte de Munster et celui de Schwarzkoppen, copiait des lettres, transmettait ces copies à un autre espion français, le concierge de la maison d’en face, la maison truquée[7].

Mathieu, à plusieurs reprises, crut être sur la piste du coupable, fit suivre des officiers qui lui étaient signalés. Mais, à l’examen, ces dénonciations furent reconnues mensongères.

Henry lui fit tendre des pièges, lui adressa des agents provocateurs, des émissaires qui lui proposèrent, en vain, de faux documents.

Bernard Lazare continuait sa propagande. Il publia une seconde édition de son mémoire augmenté de quelques renseignements nouveaux et d’un fac-similé du bordereau, d’après celui du Matin. Il trouva, cette fois, un éditeur parisien, Stock, qui devint un militant. Sa brochure et ses fac-similés en mains, il essaya de convaincre des personnalités politiques et littéraires. Coppée l’écouta avec émotion ; l’idée d’une erreur judiciaire avait troublé son sommeil. Zola loua le courage du jeune écrivain, mais absorbé par le roman qu’il écrivait alors[8], ne lut pas son mémoire. Claretie fut sceptique, Sarcey indifférent. Mirbeau, Brulat, Quillard, Héricourt eurent l’instinct du drame et en furent troublés. Judet, Edmond Lepelletier hésitaient. Le sénateur Isaac, un mulâtre de grand cœur, mais sans influence, promit son concours. Bérenger, légiste, l’auteur de la loi de sursis, eut une entrevue avec Demange, mais ne fut pas convaincu. Berthelot écrivit à Bernard Lazare qu’il n’était qu’un chimiste et lui conseilla de s’adresser à un jurisconsulte. Goblet[9], Albert de Mun[10], déclinèrent toute entrevue. Ranc fut très cordial et chaleureux.

J’avais reçu la visite de Mme Dreyfus et de son père. L’attitude de cette jeune femme, simple, mais très digne, la tête haute dans le deuil immérité de l’honneur, m’avait profondément ému. Elle me donna à lire quelques lettres de son mari ; c’étaient les lettres d’un innocent.

IX

Scheurer-Kestner restait perplexe. D’un instinct sûr, Ranc et moi, nous nous obstinions à voir en lui l’auteur de l’inéluctable revision. Nous savions la vaillance de ce grand cœur ; par l’universel respect qui l’entourait et par son autorité morale, le premier vice-président du Sénat était l’homme de cette belle entreprise. Il ne nous échappait pas qu’elle serait rude, hérissée d’obstacles de toutes sortes, que l’opinion, d’abord, serait hostile, que les antisémites et les patriotes de profession auraient recours à leurs violences et à leurs mensonges ordinaires, que les chefs de l’armée et les pouvoirs publics résisteraient. Mais, quand Scheurer aura parlé, qui, parmi ceux qui le connaissent, mettra sa parole en doute ? Il ne compte dans tous les camps que des amis. Alsacien, patriote, il a l’oreille de Billot, des généraux les plus influents. Aucune calomnie, depuis près de trente ans qu’il siège dans les assemblées, ne l’a atteint. Il est intact. Il n’a rien demandé à la brigue ; une fortune constante l’a porté aux plus hautes situations. Que le président du Sénat, Loubet, soit rappelé aux affaires, il héritera de lui. Que la présidence de la République devienne vacante, l’ancien député du Haut-Rhin y peut aspirer.

Ainsi, tout ce que nous pouvions avoir de puissance persuasive, Ranc et moi, nous l’employions à le convaincre. Mais il résistait ; s’il était plus troublé qu’il ne nous en faisait l’aveu, il refusait de se contenter de preuves morales pour se faire une opinion ; habitué aux procédés scientifiques, il exigeait d’autres démonstrations, plus positives, qu’il nous était impossible de lui fournir.

Ailleurs encore, chez des amis alsaciens, Blech (de Sainte-Marie-aux-Mines), Lalance, on l’entretint de Dreyfus, des doutes qui étaient venus aux meilleurs, aux plus avisés. Une fatalité semblait le ramener au tragique problème, lui imposer l’âpre mission de le résoudre.

Quoi ! dans l’automne de sa vie, laborieuse, mais paisible, au seuil de la vieillesse, il entreprendrait une telle tâche ! Il s’en défendit longtemps, lutta ; puis, tout à la fois angoissé et piqué au jeu, il voulut savoir, sortir du doute[11].

Vers le printemps, l’idée s’était emparée tout à fait de lui, l’obsédait, le faisait souffrir ; il n’eut plus un moment de repos[12]. Il chercha, de tous côtés, à se renseigner. Son enquête, il la poursuivra avec une persévérance inlassable, selon la méthode et avec la rigueur d’un savant obstiné qui vérifie tout par lui-même[13]. Pas de sentiment, pas de commisération préalable. Il étudiera ce cas singulier en chimiste, comme, dans son laboratoire, entre ses cornues et ses alambics, il analyse un cristal et décompose un gaz. Si le jugement a été bien rendu, il le saura. Si les juges se sont trompés, il le saura aussi. Et, si une injustice a été commise, il ne se dérobera pas à ses devoirs d’homme, de citoyen : il consacrera ce qui lui reste de vie à faire réparer une pareille erreur.

Au cours de cette enquête, au hasard des confidences qu’il recueillit, tantôt il crut Dreyfus innocent ; et il se le représentait sur son rocher, séparé du monde entier, « se demandant comment, à la fin d’un siècle issu de la Révolution, il était possible de payer d’un tel martyre son origine et sa religion » ; tantôt il l’imagina coupable ; et il n’y a pas de châtiment trop terrible pour un soldat qui a trahi l’armée, pour un Alsacien qui a vendu la France.

Au fond de lui-même, il l’eût voulu coupable. C’eût été plus simple. Quand il recevait des avis défavorables au condamné, il en éprouvait un soulagement. Il va donc, enfin, être débarrassé de ce cauchemar et, apaisé, pouvoir recommencer à vivre ! Puis, il se remettait à l’œuvre.

Sa première expérience lui fut une leçon salutaire. Un soir, chez son ami Blech, il dit ses inquiétudes. Plusieurs convives, alsaciens, parlèrent dans le même sens. Un officier, le commandant Boyer, intervint. Il raconta qu’il avait été mêlé lui-même à l’instruction de l’affaire ; la comptabilité de Dreyfus avait été examinée, trouvée en règle ; mais cette régularité même éveilla les soupçons, et l’on découvrit que le traître possédait à Paris une maison, d’une valeur de 200.000 francs, dont il n’existait aucune trace sur ses livres. Devant ce récit, toutes les objections tombèrent. Scheurer s’en retourna avec un poids de moins sur le cœur.

Le vendredi suivant, il me raconta l’incident, non sans ironie. Voltaire, de même, après avoir reçu une lettre du maréchal de Richelieu, dit un jour au conseiller Tronchin : « Il ne faut plus se mêler de rien ; Calas était coupable[14]. » Comme Tronchin, j’exprimai un doute catégorique, tout en ajoutant que j’irais aux renseignements. Demange me dit qu’il n’avait jamais été question, au conseil de guerre, d’un pareil argument, qu’on n’aurait pas négligé d’opposer aux dénégations de son client ; Mathieu Dreyfus déclara à Bernard Lazare que son frère n’avait jamais possédé de maison, ni à Paris ni ailleurs, qu’il était facile de s’en assurer aux bureaux des hypothèques et de l’enregistrement, et que tous les livres de sa belle-sœur, tutrice légale du condamné, étaient à la disposition de Scheurer et à la mienne.

Scheurer vérifia aussitôt ces assertions, qui se trouvèrent exactes ; il courut chez le commandant Boyer qui, confus, allégua qu’il avait parlé par ouï-dire et s’était laissé entraîner[15].

Une pareille légèreté chez un officier étonna Scheurer. Il avait vu à l’œuvre les prétoriens du Deux-Décembre, les traîneurs de sabre et les colonels d’antichambre de l’Empire, frivoles ou brutaux, et ignorants, les prôneurs de coups d’État, les camarillas réactionnaires et cléricales. Mais, tout cela, c’était le passé. L’armée nouvelle, la jeune armée de la République, n’est-elle pas une autre armée, d’esprit plus solide et plus droit, scrupuleuse et loyale, régénérée par la terrible leçon de 1870, par un labeur opiniâtre, et, selon l’amoureuse parole de Gambetta, pure comme les drapeaux sans tache qu’elle a reçus ?

Scheurer avait été le beau-frère de Charras, l’ami de Faidherbe, de Chanzy, de Denfert. Il croyait le nouveau corps d’officiers, qu’ils fussent ou non républicains, animé de l’âme de ces grands modèles, tous hommes de devoir et d’honneur. Il avait le culte, la superstition de l’uniforme. Dirai-je que cet homme excellent, dans l’ardeur naïve de son patriotisme, avait été, pendant une heure, la dupe de Boulanger[16] ? Surtout, il ignorait le long travail patient de l’École de la rue des Postes, pépinière des grandes écoles militaires, la lente infiltration de l’esprit jésuitique dans les États-Majors et les commandements.

Scheurer passa les vacances de Pâques en Alsace. Il y apprit la mort de Sandherr, qui avait succombé enfin, le 24 mai, après une horrible agonie ; des amis mulhousiens lui avaient rendu visite ; quand on lui parlait de Dreyfus, son visage se crispait.

À Belfort, Scheurer eut un long entretien avec le commandant Bertin-Mourot[17], qui y tenait garnison et qu’il avait connu autrefois[18]. Bertin fit l’important ; ils n’étaient que cinq à savoir l’exacte vérité[19] ; pourtant, les récits des principaux journaux n’étaient pas mensongers.

Bien qu’il eût mal noté Dreyfus quand il l’avait eu sous ses ordres, il avait, disait-il, repoussé d’abord l’accusation et passé par le doute, l’inquiétude, l’insomnie. — En fait, dès le lendemain de l’arrestation de Dreyfus[20], Bertin l’avait chargé violemment dans une note qu’il remit à Du Paty. — Et il était décidé à prendre sa défense quand, « une nuit », il avait découvert la dernière preuve qui manquait. « Demandez aux frères de Dreyfus ; ils vous diront qu’il n’avait pas l’intention de rester dans l’armée. Une fois décoré, il eût pris sa retraite, se serait installé à l’usine de Belfort et, de là, eût continué à renseigner les Allemands[21]. »

Bertin conseilla enfin à Scheurer de faire part de ses angoisses au ministre de la Guerre ; lui-même, il le connaissait beaucoup ; il s’offrit à lui répéter leur conversation, Scheurer y consentit et, quelques jours après, Bertin avertit Billot[22].

Dans une deuxième entrevue, un peu plus tard, Bertin ne réussit pas davantage à lever les doutes de Scheurer. Celui-ci l’avait trouvé passionné, haineux, incertain de la culpabilité qu’il affirmait, mais qu’il ne démontrait pas.

D’autres informations, mais favorables à Dreyfus, se trouvèrent, après examen, exagérées ou inexactes.

Lalance avait raconté à Scheurer que des Mulhousiens, préoccupés de la même pensée que lui, étaient allés à Berlin et que le chancelier, ayant à leur demande interrogé l’Empereur, avait rapporté cette réponse : « Je donne ma parole d’honneur, non d’Empereur, mais de gentilhomme, que Dreyfus est innocent. »

Scheurer, voulant vérifier l’anecdote, s’adressa à l’un des Alsaciens qui auraient fait la démarche ; Théodore Schlumberger lui dit aussitôt qu’il n’était pas allé à Berlin, mais que Mieg-Kœchlin et lui avaient écrit au prince de Hohenlohe pour rassurer leur conscience. Le chancelier leur avait fait cette réponse : « Dès le début de l’affaire, le gouvernement allemand a déclaré, officiellement et spontanément, au gouvernement français qu’il n’a jamais eu de relations avec Dreyfus[23]. »

À son retour à Paris, Scheurer reçut la visite de Bernard Lazare, qui lui était adressé par Ranc et qui lui remit, avec des fac-similés du bordereau, quelques lettres autographes de Dreyfus. Un journaliste[24] avait récemment confié à Bernard Lazare (ou celui-ci avait cru comprendre) que Dreyfus n’avait pas été condamné à l’unanimité ; le soir du verdict, il avait voyagé avec l’un des juges du capitaine ; il l’avait entendu dire à un camarade qu’il n’avait pu se décider à condamner.

« Il me faut, dit Scheurer, le journaliste et l’officier[25]. » Le journaliste se rendit à son appel ; il avait seulement entendu le commandant Gallet dire qu’il avait été navré d’avoir eu à condamner un officier pour un crime aussi affreux[26]. Et ce propos même, Gallet a affirmé plus tard qu’il ne l’a point tenu[27].

Scheurer conclut de cette première enquête que les accusateurs de Dreyfus propageaient de véritables mensonges, mais que certains de ses défenseurs avaient l’assertion légère.

Il se livra alors à l’examen des écritures ; il lui parut que le bordereau n’était pas de Dreyfus[28] ; mais, comme il n’avait aucune compétence particulière, la méthode lui commandait de se renseigner auprès des professionnels.

Il avait déjà entretenu de ses recherches deux de ses collègues du Sénat, Bérenger, qui resta sur la réserve, bien que la procédure suivie en 1894 lui parût suspecte, et Trarieux, qui témoigna, au contraire, d’un vif empressement, car, à lui aussi, pesait la crainte d’une erreur[29]. L’ancien ministre s’était ouvert récemment de ses inquiétudes à l’un des experts de 1894, Teyssonnières, qu’il avait obligé et qui en était encore reconnaissant[30]. Teyssonnières lui communiqua son dossier, essaya de lui démontrer, pièces en mains, que le bordereau était de l’écriture déguisée de Dreyfus. Mais Trarieux contesta, avec beaucoup de force, cette hypothèse : l’écriture est ou n’est pas celle de Dreyfus, mais ce n’est pas une écriture déguisée ; le traître, s’il eût songé à un déguisement, ne se fût pas borné à mettre un voile transparent ; il se serait masqué[31].

Comme Scheurer jugerait plus scientifique de ne pas s’adresser aux experts qui s’étaient prononcés en faveur de Dreyfus, il pria Trarieux de lui envoyer Teyssonnières[32].

L’expert accourut chez le vice-président du Sénat[33] et vida aussitôt son dossier, qui comprenait la photographie du bordereau[34], diverses lettres de Dreyfus et des décalques, toutes pièces provenant du ministère de la Guerre. Comme Scheurer manifestait quelque surprise, l’expert lui conta quelques-uns de ses mensonges habituels : ce dossier a été déposé chez lui, le 16 novembre 1896, par un visiteur inconnu ; mais c’est Bertillon, de son propre aveu, qui a communiqué le fac-similé au Matin ; Teyssonnières en a informé le procureur de la République ; en 1894, son rapport accusateur avait été mal vu à la préfecture de police, hautement approuvé au ministère de la Guerre : « Enfin, lui avait-on dit, voilà un honnête homme ! » Aussi, les Juifs le poursuivaient de leur haine.

Enfin, il lui fit une démonstration graphique qui, sur le moment, parut probante. De nouveau, Scheurer se sentit soulagé, remercia l’expert[35] ; Dreyfus était coupable. Mais, le lendemain, il procéda à une nouvelle étude des textes, et toute la démonstration de Teyssonnières s’écroula[36]. Il le pria alors de revenir[37], discuta avec lui. L’expert parut très troublé[38].

Scheurer vit aussi Demange[39], qui lui parla longuement, avec émotion, mais qui ne le convainquit pas encore. Depuis qu’il avait reçu les confidences de Salles, il méditait de saisir le garde des Sceaux d’une demande en annulation de l’illégal jugement. Mais la preuve juridique lui faisait défaut que la loi avait été violée. Il en serait, dès lors, réduit à demander au ministre d’ordonner une enquête ; et pour cela, il lui fallait l’assistance de ses confrères et d’hommes politiques. Or, ses amis l’invitaient à temporiser : « C’est trop tôt, lui disaient-ils, attendez[40]. » Il engagea Scheurer à se faire montrer la pièce secrète par Billot.

Scheurer, quelques jours après, ayant rencontré Billot au Sénat, lui demanda une preuve inédite, décisive, du crime de Dreyfus.

Billot, mis sur ses gardes par Bertin, prend son air malin ; il dit à Scheurer qu’à la vérité il ne peut pas lui ouvrir le dossier de l’affaire ; mais il lui confie, comme au meilleur de ses amis, que, l’an passé, à l’époque de l’interpellation de Castelin, ses agents ont trouvé une pièce qui supprime toute incertitude. Dans le même panier où ils avaient déjà ramassé le bordereau, ils ont pris une lettre déchirée, mais qui a été reconstituée, de Panizzardi à Schwarzkoppen. Il lui en donna un texte approximatif[41] ; le nom du Juif, de Dreyfus, s’y trouve ; ce sont ses complices eux-mêmes qui le dénoncent ; c’est « le coup de massue[42] ». Scheurer s’étonne : « Et tu crois à l’authenticité d’une pareille pièce ? — Oui, dit Billot, il n’y a pas à s’y tromper ; elle est de l’écriture de Panizzardi[43]. »

Scheurer resta sceptique. Ainsi, outre la pièce secrète qui avait été montrée aux juges, il y en avait une autre encore, et combien extraordinaire !

Toutefois, il se sentait découragé. « Je chercherai, nous dit-il le 9 juillet, jusqu’aux vacances ; si je n’ai rien trouvé d’ici là, j’y renonce. » Ranc protesta. Je dis à Scheurer qu’il se calomniait : « Tant que vous aurez un doute, un seul, vous chercherez. »

Ainsi, tant d’efforts restaient vains : ceux de Mathieu Dreyfus et ceux de Scheurer. Et leurs efforts à venir n’auraient pas été moins inutiles si Henry, quelque temps auparavant, n’avait pas commis, non pas dans l’insolence de son triomphe, mais par excès de précaution, une imprudence.

X

Comme Billot avait trouvé plus politique de ne pas relever Picquart de ses fonctions au bureau des Renseignements, et de ne pas lui donner officiellement de successeur, — petite habileté d’où vont découler de grandes catastrophes, — les agents extérieurs du service ignoraient, selon le jargon du lieu[44], « la mort » de leur ancien chef, et ils continuaient à s’adresser à lui.

Quand Henry ne reconnaissait pas l’écriture de ces correspondants de Picquart, il ouvrait leurs lettres ; il lui expédiait les autres, témoignant ainsi de son respect pour le secret des correspondances[45].

Plusieurs agents, s’étant rendus au bureau, s’informèrent de Picquart ; il leur fut répondu que le chef du service était en voyage, et qu’on ignorait la date de son retour ; ils lui écrivirent leur déconvenue[46].

Picquart avait souffert de sa fausse mission, du rôle « antimilitaire » qu’il avait dû jouer. Ces lettres achevèrent de l’excéder[47]. Le 18 mai, il en reçut une, d’un commissaire spécial. Il la renvoya, avec cette note « personnelle », à Henry :

Que l’on dise donc une bonne fois aux gens que j’ai été relevé de mes fonctions ou que je n’occupe plus mes fonctions. Je n’ai aucune raison d’en rougir ; ce qui me fait rougir, ce sont les mensonges et les mystères auxquels ma mission donne lieu depuis six mois.

Cette note parvint à Henry quatre ou cinq jours après. Il la montra à Gonse, annonçant son intention « d’écrire immédiatement au colonel Picquart, avec de la bonne encre, car il en faisait une affaire personnelle[48] ».

Gonse, avec son ordinaire hypocrisie, lui dit seulement « de ne pas s’emporter, de réfléchir[49] ».

Le ton de Picquart était vif ; mais Picquart n’a pas cessé de témoigner à Henry une cordiale confiance ; les mensonges qu’il dénonce, c’est l’évidence qu’il ne l’en rend pas responsable ; Henry est son inférieur hiérarchique ; c’eût été au supérieur, à Gonse, qu’il eût appartenu de répondre.

Sur ces entrefaites, Bertin rapporta à Billot et à Boisdeffre, qui en instruisit Gonse, la conversation qu’il venait d’avoir à Belfort avec Scheurer[50]. Qui renseignait le sénateur alsacien ? Évidemment, d’autres Alsaciens, les Dreyfus, Picquart ? On ne pouvait rien contre les frères du condamné. Il ne serait pas superflu de donner un avertissement au justicier, qu’on avait cru calmé, parce que dépaysé, mais qui continuait ses intrigues.

Henry a achevé son dossier de faux ; le moment semble venu de le brandir.

Il soumit sa réponse à Gonse[51] qui la communiqua à Boisdeffre[52].

Henry, dans cette lettre prévenait Picquart « qu’il résultait de l’enquête[53] » poursuivie au ministère, à la suite de la note du colonel, que le mot « mystère », qui y était contenu, s’appliquait à trois ordres de faits qui s’étaient produits, en 1896, à la section de statistique :

1° Ouverture d’une correspondance étrangère au service et dans un but que personne ici n’a compris ; — 2° Propositions faites à deux membres du personnel de la section de statistique et qui consistaient à témoigner, le cas échéant, qu’un papier classé au service avait été saisi à la poste et émanait d’une personne connue ; — 3° Ouverture d’un dossier secret et examen des pièces y contenues au sujet desquelles des indiscrétions se produisirent dans un but étranger au service.

On a « les preuves matérielles de ces faits ». « Quant au mot mensonges également contenu dans la note précitée, l’enquête n’a pu déterminer encore où, comment et à qui ce mot doit s’appliquer. »

Les dernières illusions de Picquart tombèrent : quoi, Henry, lui aussi[54] !

Ces menaces, dans leur obscur jargon, sont claires pour lui. Il est accusé d’avoir indûment saisi la correspondance d’Esterhazy, d’avoir cherché à suborner des officiers, d’avoir divulgué le dossier secret, et d’avoir menti à ses chefs[55].

La lettre est datée du 31 mai, timbrée, à la poste, du 3 juin ; donc elle n’a pas été écrite par Henry dans une minute de colère, mais mûrement délibérée avec Gonse et Boisdeffre[56]. Jamais subordonné n’aurait osé écrire pareille lettre à un supérieur en grade, à son ancien chef, sans se savoir soutenu. Par l’exemple de Dreyfus, Picquart sait comment, d’un innocent, on fait un coupable. C’est lui-même (croit-il) qui a porté aux juges du Juif le dossier secret ; un dossier secret (Henry est bien bon encore de l’en avertir) est déjà préparé contre lui-même ; et, depuis qu’il a vu celui de Dreyfus, il sait ce que valent « les preuves matérielles » de la section de statistique[57].

Il réfléchit trois jours, bouleversé.

La lettre lui était parvenue, à Gabès, le 7 juin ; il répondit seulement le 10, et brièvement, sans formule d’aucune sorte :

Reçu lettre du 31 mai. Je proteste de la manière la plus formelle contre les insinuations qu’elle contient et la manière dont les faits y sont exposés.

Il se fût mis dans la posture d’un coupable, s’il eût gardé le silence.

S’inquiète-t-il a tort ? On va voir se réaliser l’une après l’autre les menaces d’Henry. Ce plan de campagne sera méthodiquement suivi. Ce papier, c’est l’exact résumé des futurs réquisitoires. Tous les mensonges, tous les faux témoignages sont prêts.

Il a obéi à tous les ordres, s’est résigné, cherche à se faire oublier sur la terre d’Afrique. L’inquiète conscience des chefs l’y poursuit quand même. Il a commis le plus grand des crimes : il sait leur crime. Cela est inexpiable.

S’il n’essaie pas de réveiller la justice endormie, il n’est pas en son pouvoir qu’un autre ne l’éveille. Fatalement, elle s’éveillera. Si son témoignage est invoqué, il dira la vérité. Aussitôt s’exécuteront les représailles annoncées par Henry. Il sera discrédité comme témoin, comme soldat[58].

Pour assurer sa sécurité, il ne peut rien que se taire, — en attendant l’heure où se taire serait un mensonge. Mais son honneur, il le mettra à l’abri.

XI

Picquart, depuis huit mois, n’avait eu qu’un congé de quelques jours, en mars, pour régler des affaires de famille (2). Il demanda au général Leclerc un second congé pour aller à Paris. Il y arriva le 20 juin et, dès le lendemain, se rendit chez Leblois[59], son plus vieil ami et le seul avocat qu’il connût[60].

Il ne lui dit d’abord que sa détresse ; il peut d’un moment à l’autre être l’objet de mesures graves ; pourtant, avant de le mettre au courant des incidents qui bouleversent sa vie, il veut consulter deux de ses anciens chefs qui lui ont témoigné de l’amitié et qui le pourront guider et lui venir en aide[61].

C’était fort sage. Mais il trouva porte close chez le général Jamont[62] ; le général Nismes l’écouta, prit part à sa peine, mais ne lui donna que des conseils militaires : « Ne rien dire au civil » et « faire le mort[63] ».

Picquart revint alors chez Leblois et, se confiant à l’avocat, il lui raconta comment il avait découvert la trahison d’Esterhazy — toutefois sans préciser par quels moyens et sans parler du petit bleu[64], — et l’innocence de Dreyfus.

Comme preuves matérielles de son dire, il montra à Leblois quatorze lettres de Gonse[65] ; il en résulte que son enquête contre Esterhazy a été autorisée et qu’on l’a éloigné pour le punir de sa clairvoyance. Et la vengeance se poursuit : Henry, porte-parole des chefs irrités, le menace et l’insulte.

Par la suite, quand Picquart, devant vingt juges, militaires et civils, protestera comme accusé, et, sous serment, affirmera comme témoin[66] qu’il n’a pas fait ses confidences à Leblois dans le dessein (noble ou scélérat) de combiner quelque plan pour rendre au martyr de l’île du Diable l’honneur et la liberté, mais qu’il a été préoccupé seulement de sa défense personnelle, « qu’il ne pensait plus à autre chose qu’à sa défense[67] », il dit vrai, il ne se parjure pas, il ne se réfugie pas dans l’équivoque.

L’accusation, qui va être portée contre lui, si elle était exacte, le grandirait-elle ? Le problème ne lui échappe pas. Mais il est incapable de mentir, même pour embellir son personnage dans la légende. Son cas est simple, humain. Il ne chevauche le cheval ni d’un héros de la Table-Ronde ni du héros de la Manche. Il a sous les yeux l’exemple terrifiant de Dreyfus ; il cherche à éviter pour lui-même un pareil destin.

Leblois fut très intéressé : à la fois inquiet pour son ami et profondément ému par l’inattendue et dramatique révélation[68].

Il avait été magistrat et s’entendait à débrouiller les affaires confuses ; et il était le fils de ce pasteur alsacien qui prononça, au Temple-Neuf, le fameux sermon contre l’Intolérance[69]. « La lumière de Dieu, dit l’Évangile, éclaire tout homme qui vient au monde[70]. » Dreyfus est victime des haines religieuses !

D’un regard qui allait très avant dans l’avenir, Leblois vit que le sort de Picquart, celui de Dreyfus, sont désormais liés, indissolublement, l’un à l’autre. Pour avoir voulu sauver Dreyfus, Picquart s’est perdu ; dès lors, Picquart ne peut plus être sauvé que par Dreyfus ; donc, il faut, d’abord, faire éclater l’innocence du Juif, car cette innocence est la justification de Picquart. L’humanité le commande, et le souci de la justice, non moins, plus haut, que l’intérêt bien entendu.

Picquart hésita longtemps devant l’audace très sensée de cette conception. À chacune de ses tentatives en faveur de Dreyfus, il a été frappé sans nul profit pour le malheureux[71]. S’il s’obstine, n’en sera-t-il pas de même ?… Oui, certes, il en sera ainsi jusqu’au triomphe final. Un autre sentiment, moins égoïste, le retenait : le respect de la discipline militaire. En confiant cette histoire, même à un avocat, sous le sceau du secret, dans le seul intérêt de sa propre défense, n’a-t-il pas, déjà, manqué à la règle étroite ? Très scrupuleux, un peu casuiste, il a fait deux parts entre les incidents qui lui sont advenus, les faits qui sont venus à sa connaissance à l’État-Major : ceux qu’il croit pouvoir révéler sans inconvénient, pense-t-il, pour la chose publique ; ceux qu’il juge « particulièrement secrets » et dont il se tait[72].

Cette lutte se poursuivit entre Picquart et Leblois pendant plusieurs séances. Picquart ne fit son récit que par lambeaux[73]. Tous les soirs, pendant son séjour à Paris (21-29 juin), le colonel et l’avocat discutèrent, Leblois, d’heure en heure plus pressant, plus curieux de détails, plus passionné pour cette grande cause qu’il avait l’ambition de faire sienne ; Picquart perplexe, tourmenté de doute, sans boussole.

Ces visites de Picquart à Leblois furent connues d’Henry, qui s’en inquiéta et en informa Esterhazy[74].

Enfin, comme son congé expirait, Picquart donna à l’avocat un mandat général de défense, s’en remettant à lui, à son amitié, à son expérience[75]. Il l’autorisait, le cas échéant, à avertir le Gouvernement[76] (celui-ci ou un autre, car il escomptait toujours la chute de Méline et de Billot), et « à faire tout ce qu’il jugerait nécessaire pour le soustraire aux machinations dont il se sentait entouré[77] ». Défense formelle, d’autre part, d’aviser le frère ou l’avocat de Dreyfus ; toute démarche qui n’aurait pas pour objet direct d’informer le Gouvernement, toute indiscrétion serait « un abus de confiance à son égard[78] ». Il lui laissa en dépôt les lettres de Gonse[79], la plus précieuse et la plus solide de ses sauvegardes, et repartit pour Sousse, où il attendra la volonté d’Allah.

XII

La situation de Leblois, laissé à lui-même, n’était pas aisée. Picquart ne lui en a pas dit assez pour le faire « maître de l’affaire ». Cependant, il tient un secret d’État. Et une double responsabilité pèse sur lui : envers Picquart, envers Dreyfus. La pensée de l’innocent l’obsédait. « Et Dreyfus ? » avait-il vivement répondu aux arguments dilatoires de Picquart. Il se fortifiait dans son système : sauver l’un par l’autre. Mais comment passer de la théorie à la pratique ?

La consigne de Picquart lui interdisait de se concerter avec son confrère Demange[80]. Il songea à demander audience au Président de la République, au président du Conseil, au garde des Sceaux.

Sur ces entrefaites, il dîna, à Ville-d’Avray, avec les membres du Comité Alsacien-Lorrain qui avait élevé, aux Jardies, le monument de Gambetta[81]. Il y fut présenté à Scheurer-Kestner, qui avait été autrefois, à Strasbourg, l’élève de son père. Scheurer, toujours hanté par la pensée de Dreyfus, parla de ses doutes. Leblois l’écouta, ne dit pas un mot. Quelques jours après, il aborda la question avec Risler, le maire du VIIe arrondissement, dont il était l’adjoint. Risler, neveu de Scheurer, lui confirma les préoccupations de son oncle. Leblois se décida : « Menez-moi chez lui. » Le premier vice-président du Sénat n’est-il pas l’intermédiaire désigné pour porter au Gouvernement de la République un avis utile[82] ?

L’entrevue eut lieu le 13 juillet. Leblois demanda d’abord à Scheurer de recevoir son récit en toute confidence et de n’en faire usage qu’avec son assentiment. Scheurer donna sa parole[83]. Alors, Leblois lui dit tout ce qu’il savait[84] et, notamment, le mot de Picquart à Gonse : « Je n’emporterai pas ce secret dans la tombe. »

Scheurer fut très ému. Pourtant, il fallait à son esprit scientifique une preuve matérielle : les lettres de Gonse. Leblois l’emmena chez lui, montra les lettres[85].

Il raconte qu’il en fut « terrassé ». Quoi ! un général français fait bon marché du sort déplorable d’un innocent ; avec la complicité du chef de l’État-Major et du chef suprême de l’armée, il éloigne sous des prétextes mensongers l’officier qui lui a révélé la vérité ! Et l’armée s’appelle l’école de l’honneur ! Honneur qui est à l’inverse de celui des simples honnêtes gens, étrange honneur qui consiste à n’avoir jamais tort… Peut-être faut-il qu’il en soit ainsi dans l’armée ? Mais, non, il y eut d’autres soldats, d’âme plus haute, et leur race n’est pas morte, puisque voici Picquart. Sous l’uniforme, comme sous le vêtement civil, les uns sont probes, loyaux, les autres ne le sont pas ; quelques chefs indignes ne sont pas, à eux seuls, l’Armée[86].

Cependant Scheurer, en même temps qu’il recevait toute la vérité, perdait toute liberté. En effet, il a promis à Leblois de n’agir que d’accord avec lui, et Leblois précise que le nom de Picquart ne devra être prononcé à personne. Que Scheurer nomme Picquart à Billot, c’en est fait de Picquart.

Ce fut au tour de Scheurer de dire à Leblois ce que Leblois avait dit à Picquart : « Et Dreyfus ? » À quoi sert-il à Scheurer de savoir que Dreyfus est innocent s’il n’en peut donner aucune preuve ? Comment, ainsi ligoté lui-même, pourra-t-il délivrer le malheureux ? De quel poids va peser sur lui, sur les événements, une prohibition aussi formelle ?

Leblois ne disconvient pas que tout cela est gênant, mais il va chercher un moyen de sortir d’affaire. En attendant, il autorise Scheurer à prévenir ses amis qu’il a maintenant la certitude de l’innocence de Dreyfus ; mais comment cette certitude lui est venue, défense de le confier à qui que ce soit[87].

Grande autorité que la parole d’un homme comme Scheurer. Tous ses amis le croiront. Mais les autres ?

Le lendemain du jour où Scheurer reçut les confidences de Leblois était la Fête nationale. Ce jour-là, les bureaux des deux Chambres se rendent, officiellement, à la revue de Longchamp, Scheurer arriva au palais du Luxembourg avec quelque retard. Ses collègues s’impatientaient. Il leur dit (au président Loubet, aux autres vice-présidents, aux secrétaires et aux questeurs) qu’il venait de se convaincre que Dreyfus avait été injustement condamné. Quelle preuve ? « Je n’en puis dire davantage ; mais vous pouvez répéter partout que telle est ma conviction[88]. »

Les jours suivants, ce fut, dans les couloirs, l’objet de plusieurs conversations[89] ; le bruit en arriva à Billot, à Méline. Billot comprit que cela devenait sérieux ; Méline haussa les épaules. En vain, Waldeck-Rousseau, dont les doutes étaient anciens, le pria de faire attention à cette affaire, grave entre toutes. Méline, politique réfléchi, mais à courtes vues, obstiné comme le sont les montagnards, les solides Vosgiens, et dominé par Billot, ne voulut rien entendre.

Scheurer invita quelques-uns de ses amis, dont Ranc et moi, à répandre que sa conviction était faite et que Dreyfus était innocent. Ainsi se créera une atmosphère favorable à ses projets. Mais il refusa d’entrer dans aucun détail ; il avait donné sa parole de garder le silence ; on ne lui tirera pas un mot.

Il m’autorisa toutefois à faire part de sa conviction à Mme Dreyfus et de son ferme dessein de poursuivre la réhabilitation du condamné ; elle pouvait, mais avec des précautions, sans nommer Scheurer, avertir son mari, lui rendre ainsi force et courage[90]. J’écrivis, le même soir, la lettre convenue. La malheureuse femme éclata en sanglots ; c’était le premier rayon de soleil qui réchauffait, depuis trois ans, ce pauvre cœur.

Le lendemain, Scheurer eut une nouvelle conférence avec Leblois. Celui-ci se flattait d’avoir trouvé un moyen de tout concilier : saisir le garde des Sceaux d’une demande en annulation, en raison de l’illégale communication faite aux juges[91]. Scheurer objecta que cette requête ne serait étayée d’aucune preuve : Picquart a tenu en mains les pièces secrètes ; mais Leblois refuse de « livrer » Picquart.

Scheurer imagina une autre procédure. Il est difficile d’arriver jusqu’à la vérité, quand on la soupçonne seulement, à tâtons, dans les ténèbres. Il est plus aisé de parvenir à elle quand elle resplendit au grand soleil. Par quel chemin ? Par le même qu’a suivi Picquart. Dreyfus a été condamné sur une expertise d’écritures ; que Scheurer réussisse à se procurer de l’écriture d’Esterhazy et le voilà muni, lui aussi, de la preuve matérielle que le bordereau n’est pas de Dreyfus[92]. Cette preuve, il l’aura obtenue, en dehors de Leblois, sans compromettre Picquart. Il est trop tard, semble-t-il, pour agir à la veille des vacances parlementaires ; il convient de prévoir la résistance des pouvoirs publics ; Scheurer est insuffisamment armé pour la lutte ; il se munira, préparera son plan d’action en Alsace, pendant l’été ; à l’automne, il entrera en scène.

Leblois approuva. Il fut décidé qu’un policier retraité, l’agent Jaume, serait mis en chasse pour chercher des spécimens de l’écriture d’Esterhazy[93].

Si Leblois avait autorisé Scheurer à me nommer Esterhazy, le soir même, je lui aurais porté dix lettres du misérable. Le souvenir me serait revenu aussitôt que Crémieu-Foa m’avait prié d’être, avec Esterhazy, l’un de ses seconds, quand il se rencontra avec Drumont. Je courais chez le frère de Crémieu ou chez son beau-frère Grenier.

De même, Demange. Il avait été l’avocat de Morès dans l’affaire du capitaine Mayer. L’écriture d’Esterhazy était au dossier, au greffe du Palais de Justice.

Cette décision prise, Scheurer alla dîner à l’Élysée. Dans la soirée, il prit à part la fille du Président de la République, qu’il savait intelligente et bonne : « Depuis trois jours, lui dit-il, j’ai le cœur gros, la conscience bourrelée. — Pourquoi ? — C’est une histoire atroce ; le capitaine Dreyfus est innocent. N’en parlez pas à votre père, car je ne saurais encore lui dire grand’chose, je ne suis pas libre ; mais réservez-moi votre sympathie. »

Lucie Faure fut émue, mais elle raconta la conversation à son père, pour qui elle avait un culte touchant et point de secrets. Deux jours plus tard, elle écrivit à Scheurer qu’elle l’engageait à parler lui-même au Président[94].

Occasion inespérée ; la victoire, avec un peu d’audace, Scheurer eût pu la remporter du premier coup. Félix Faure était à la veille de son voyage de Russie, et cet homme faible et vaniteux s’en promettait un éclatant triomphe : « Vous ne partirez pas avant d’avoir fait justice. » Il se serait effrayé de partir au milieu d’un immense scandale. Peut-être eût-il consenti à s’illustrer à jamais par la plus noble des réparations.

De même, les ministres et, surtout, les généraux, qui ne semblent encore suspects que d’une douloureuse erreur.

Mais Scheurer est le prisonnier de Leblois, comme Leblois l’est de Picquart, et il n’osa pas ; et, encore, il se persuadait qu’il emporterait les résistances, au jour voulu, par le seul ascendant de son autorité morale, sans violence ni menaces, confiant en lui-même, confiant dans les républicains. Jeter au chef de l’État cette sommation, l’idée même ne lui en vint pas.

Au contraire, à peine eut-il reçu la lettre de Lucie Faure qu’il quitta Paris le soir même, avançant son départ pour se dérober à un entretien qu’il jugeait prématuré ; et, d’Alsace, il écrivit à la fille du Président que son invitation lui était parvenue trop tard[95].

XIII

Tous les prisonniers gardent un souvenir très vif des premiers temps de leur captivité. Puis, les mois, les années qui suivent, se fondent dans une unique impression, toujours la même, monotone, étouffante[96]. Ces temps étaient venus pour Dreyfus. Il ne mourait pas, ni sa foi obstinée dans la justice ; c’était toute sa vie. Ainsi, il était bien de la race qui, depuis des siècles, vers Pâques, du fond des ghettos de Galicie ou de Pologne, inlassable, insensible aux abjections et aux misères, psalmodie le chant d’espoir : « L’année prochaine à Jérusalem ! »

Toutefois, il s’affaiblissait beaucoup. Le long supplice du silence avait atrophié sa langue. « Il ne répondait au médecin qu’en faisant des efforts pour articuler. Les phrases ne venaient plus directement ; il était obligé de reprendre les mots pour exprimer sa pensée[97]. »

« Il avait été averti, dès son arrivée dans l’île, qu’à la moindre démonstration de sa part, ou de l’extérieur, pour une tentative d’évasion, il courait le risque de la vie[98]. » La consigne fut renouvelée, par ordre de Lebon, de « prévenir, même par les moyens les plus décisifs, l’enlèvement ou l’évasion du déporté[99] ».

Le 16 juin de cette année, un peu avant 9 heures du soir, le surveillant aperçut « une goëlette, ayant le cap au sud-ouest, qui venait d’entrer dans le chenal entre l’île Saint-Joseph et l’île du Diable ». Il lança une fusée. Deniel, installé à l’île Royale, fit sonner aussitôt l’appel aux armes et ordonna, par signal, de tirer sur la goëlette, d’abord à blanc, puis, si elle continuait à avancer, à balle. Il se précipita ensuite dans un canot, avec huit de ses hommes, et, moins d’une demi-heure après, débarqua à l’île du Diable, où il trouva « le canon en batterie, les surveillants, en armes, à leur poste de combat ». La goëlette avait viré de bord et s’était éloignée immédiatement vers Cayenne[100].

On sut, le lendemain, que c’était un bateau anglais[101] qui s’était trompé de route.

Le surveillant rendit compte à Deniel que « le déporté s’était réveillé en sursaut et s’était dressé sur son lit aux coups de feu[102] » ; il avait interrogé le surveillant, qui resta muet[103]. « Puis, il s’est étendu sur le dos, ne bougeant plus ; mais l’homme croit avoir vu ses prunelles dardées sur lui[104]. »

Surpris par le bruit, si Dreyfus s’était jeté à bas du lit, il eût reçu une balle dans la tête.

Sa case, depuis la construction des palissades, était devenue inhabitable[105]. Plus d’air, plus de lumière. Le médecin déclara que la mort était certaine s’il restait dans ce tombeau ; il exigea la construction d’une autre case[106].

En août, pendant que les forçats — dont un autre innocent, l’un des frères Rorique[107] — achevaient de la bâtir, Dreyfus fut de nouveau enfermé[108].

Le 25 août, il fut transféré dans la nouvelle case, au sommet du mamelon, entre le quai et l’ancien campement des lépreux. Il l’examina : « Ah ! on va m’enterrer ici[109] ! »

La construction, en bois, un peu plus haute et plus spacieuse que la première, était divisée en deux parties par une solide grille de fer. D’un côté, l’homme ; de l’autre, le surveillant « qui ne peut le perdre de vue un seul instant ». « Des fenêtres grillées, que le déporté ne peut atteindre, laissent passer le jour[110]. » Plus tard, aux barreaux de fer fut ajouté un second grillage, en mailles de fer très serrées, qui interceptaient l’air du dehors. Devant chaque fenêtre de cette fournaise (pour que le redoutable captif n’en puisse approcher, y respirer par les journées et les nuits torrides), deux panneaux, l’un de fer, l’autre de tôle[111]. « Une palissade en bois, à bouts pointus, entoure la case et masque complètement la vue[112]. »

C’est dans cet enclos qu’il se promènera en plein soleil ; et les gardiens y tournent sans cesse autour de lui. Leur nombre fut successivement élevé à quatorze, et leur armement complété par un fusil et une ceinture garnie de cartouches[113].

La description de cette prison fut communiquée aux journaux pour les rassurer : « C’est en somme, une sorte de grande cage, à ciel ouvert, où le condamné est désormais et à tout jamais enfermé[114]. » Rochefort, gaîment, commenta l’information[115].

La case-caserne des gardiens était adossée à la prison ; elle était ornée d’une tour d’observation, de dix mètres de haut, avec une plate-forme couverte, d’où, jour et nuit, une vigie observait la mer. Un canon Hotchkiss, toujours chargé, y avait été hissé.

La construction de cette « résidence » et de ses annexes coûta 60.000 francs. L’humidité y était extrême[116]. Au moment des grandes pluies, le sol était une mare. Les bêtes y pullulaient[117].

Et, de jour en jour, le régime, sous Deniel, fut plus rigoureux[118]. L’exercice prolongé de la tyrannie devient une maladie, un besoin. Deniel lui faisait poser par les surveillants des questions insidieuses ; ils eurent l’ordre de relater ses gestes, les jeux de sa physionomie. Il vivait dans la terreur d’une évasion ; une fumée à l’horizon était l’indice certain d’une attaque possible, la préface de précautions et de sévérités nouvelles[119].

Dreyfus s’enferma dans un impassible dédain ; il voudrait hurler ses douleurs, mais se tait, « et jamais une plainte ne s’exhale de ses lèvres muettes[120] ». Il continue à travailler, à écrire, « fier quand il a gagné une longue journée de vingt-quatre heures ». Et ses lettres vibrent toujours de la même « implacable volonté ». Parfois, une allusion à « cette torture incessante » qu’il subit, « à ce supplice qui déroute toutes les croyances en ce qui fait la vie noble et belle ». Mais, aussitôt, il s’excuse d’étaler ces blessures ; c’est « qu’elles sont trop cuisantes, trop brûlantes, et cela fait trop mal[121] ». Et l’éternelle protestation éclate à nouveau :

Sois forte et vaillante, héroïquement mère et française. Quand la douleur devient trop grande, si les épreuves que l’avenir te réserve sont trop fortes, regarde nos enfants, et dis-toi qu’il faut que tu vives, qu’il faut que tu sois là, leur soutien, jusqu’au jour où la patrie reconnaîtra ce que j’ai été, ce que je suis[122].

XIV

Scheurer passa trois mois en Alsace[123].

L’agent Jaume lui procura assez vite de l’écriture d’Esterhazy ; d’abord une lettre récente, où le traître, comme il faisait depuis un an, avait déguisé son écriture, sauf sur l’enveloppe ; puis, deux lettres plus anciennes, et une autre encore, contemporaine, d’une écriture courante[124]. Il compara avec un fac-similé du bordereau ; c’était l’identité.

Il se réjouit d’abord d’avoir entre les mains ces preuves positives[125] ; à la réflexion, il trouva que c’était peu pour engager une pareille bataille. L’écriture du bordereau a suffi (officiellement) à condamner Dreyfus ; pour le sauver, celle d’Esterhazy ne suffit pas. Les esprits libres, non prévenus, les yeux sincères sont, partout, en minorité. Les experts accusateurs étaient infaillibles ; les experts libérateurs seront disqualifiés ; pour la masse du public, simpliste, rebelle à l’idée d’une erreur judiciaire commise par des soldats, toutes les expertises se vaudront. L’État-Major inventera d’autres preuves ; une contre-expertise pèsera peu.

C’était raisonner sagement ; cependant, il n’eut jamais autre chose dans son dossier.

Il écrivit donc à Leblois[126] combien il était « tourmenté » :

Il me semble, dit-il, qu’il y a quelqu’un (Picquart) qui devrait sentir très vivement l’immense responsabilité morale qu’il encourt. Son devoir est de dire ce qu’il sait. Le fera-t-il ? A-t-il le cœur assez haut placé pour affronter les inconvénients qui pourraient résulter pour lui de la divulgation des faits ?…

Il est impossible d’admettre qu’un honnête homme garde par devers lui un si terrible secret et laisse un infortuné livré à la torture imméritée de l’île du Diable, même pendant un temps limité encore.

Votre ami est certainement un honnête homme ; il en a donné la preuve, mais il ne faut pas que son honnêteté s’arrête en route.

Scheurer a commencé, avec l’approbation de Leblois, « à jeter dans le milieu politique l’idée qu’il est certain de l’innocence de Dreyfus » ; il est décidé à affirmer prochainement (2) sa persuasion dans une lettre publique : comment la peut-il justifier s’il n’est pas autorisé (par Leblois, par Picquart) à se servir de ce qu’il sait ? À quels justes reproches il s’expose, « s’il tarde trop à agir après avoir tant parlé » !

Leblois était embarrassé. Il avait écrit à Picquart, en Tunisie, pour lui demander quelques renseignements complémentaires[127] ; de son entreprise avec Scheurer, il n’avait osé rien dire. Il répondit[128] que « les déclarations de Picquart ne seraient qu’un appoint » ; pourtant, il essayera « d’obtenir de ce côté tout ce qu’il pourra » ; mais « il doit éviter de presser trop vivement un homme qui a beaucoup souffert et que l’on pourrait perdre ». Puis : « Il ne faut frapper qu’à coup sûr, après avoir réuni toutes les armes, s’être assuré toutes les alliances… Ces gens-là se défendront ; ils sont sans scrupules. C’est tout un monde qui s’écroulera le jour où notre affaire aura reçu sa solution. »

Ici Leblois ne cherche plus des prétextes dilatoires, à son habitude, et il ne court pas les surfaces : il pénètre au fond des choses.

Je venais de mettre Scheurer au courant des deux procédures : annulation, revision, qui, l’une et l’autre, ne peuvent se passer de preuves. Dès le lendemain, il répliqua vivement à l’avocat[129] : « Si le bon Dieu lui-même se bornait à demander la revision basée sur le désir de justice, mais sans vouloir confier au garde des Sceaux qu’il a les moyens de le forcer à agir, le ministre et le Parlement feraient le nécessaire pour enterrer l’affaire et, cette fois, d’une manière définitive. » Il demande donc, de nouveau, à être « délié ».

La réponse de Leblois[130] fut longue et confuse. Si le jugement est annulé (mais il n’indique aucun moyen de démontrer l’illégalité commise), « l’absence de preuves entraînera l’acquittement définitif ». Il hésite à interroger son ami, car il prévoit que « sur certains points », Picquart répondra par un refus. Aussi bien, il est difficile de traiter une question aussi complexe par écrit ; il propose un rendez-vous pour le mois prochain[131].

Scheurer, dans ses lettres, ne me dissimulait point les difficultés qu’il rencontrait[132] ; mais aucun obstacle ne l’arrêtera. S’il a été lent à se décider, il n’en sera que plus énergique dans l’action ; « la résolution une fois prise dans sa tête carrée d’Alsacien », il donnera à cette cause sa vie. (Il la lui donna.) Et l’allégresse héroïque est en lui : « Vous dire la joie avec laquelle je pense aux bonheurs à reconstituer m’est impossible ; mon cœur bondit[133]. » Je lui écris : « Mon cher Arouet… » Toujours simple, il me répond « qu’il n’est qu’un bourgeois passionné contre l’injustice[134] ».

XV

De nouveau, Billot était très perplexe.

Alors même que Picquart, puis Scheurer, n’auraient pas été suivis chez Leblois par quelque agent, ces trois noms, forcément, s’associent dans sa pensée. Ainsi le spectre refuse de mourir. Ne serait-il pas plus simple de faire justice ?

Du Paty lui-même avait exprimé l’avis que ce serait folie, s’il y avait eu erreur, d’y persévérer[135].

Mais, d’abord, à tout événement, et à quelque parti que le ministre doive s’arrêter (soit qu’il obéisse à ce qui lui reste de conscience, soit qu’il estime plus utile à ses intérêts de se solidariser avec Boisdeffre et Mercier), une précaution s’impose : mettre, enfin, Esterhazy dans l’impossibilité de continuer sa trahison.

Billot peut avoir cru sincèrement à la culpabilité simultanée d’Esterhazy et de Dreyfus ; Picquart, lui-même, l’a supposé, espéré, pendant une heure, avant d’ouvrir le dossier secret. Il ne gardera pas plus longtemps un traître sous les drapeaux, non par pudeur, mais devant le prochain péril.

Boisdeffre et Gonse ne firent nulle objection ou se résignèrent, pour les mêmes raisons qui inspiraient au ministre son tardif, mais prudent scrupule. Esterhazy fut invité, discrètement, à demander lui-même sa mise en non-activité pour infirmités temporaires. Et il s’y prêta, soit que l’atmosphère du régiment lui fût devenue intolérable[136], soit qu’Henry l’ait prévenu des nouveaux dangers[137]. La bourrasque passée, Esterhazy sera récompensé de sa silencieuse déférence.

Le décret de mise en non-activité est daté du 17 août ; par une anomalie exceptionnelle, il ne fut pas mentionné au Journal officiel, où Picquart, Leblois et Scheurer auraient pu le lire.

XVI

Le lendemain du jour où il signa ce décret, Félix Faure quitta triomphalement Paris pour son voyage en Russie. Une brillante escadre le conduisit de Dunkerque à Cronstadt. Hanotaux l’accompagna. Une mission spéciale, avec Boisdeffre, prit la voie de terre. Les fêtes de Pétersbourg furent splendides. Au moment de se séparer, dans le déjeuner d’adieu donné à bord du Pothuau, le Président de la République et le jeune Empereur proclamèrent, pour la première fois, l’alliance des deux peuples. Il avait été seulement question, dans les rencontres précédentes, de leur amitié.

Félix Faure rentra à Paris le 31 août ; la Fête de l’Alliance fut célébrée avec de grandes démonstrations.

La pompe d’un tel voyage, l’écho des acclamations du peuple russe, le grand mot enfin prononcé par le Tsar, la paix du monde consolidée, et, en apparence, l’équilibre européen rétabli, tant de sujets sérieux de contentement et tant de motifs à illusions accrurent le prestige personnel de Félix Faure et l’autorité du ministère Méline. Depuis plus de dix ans, nul gouvernement en France n’avait été plus fort ; il était vraiment le maître de la situation.

Il ne l’était pas seulement par cet éclat qui lui venait du dehors. Méline avait rassuré les intérêts conservateurs, sans céder encore sur les principes républicains. Il avait, de longue date, lié partie avec les grands propriétaires fonciers et la grande industrie pour l’établissement du régime protectionniste ; il s’était concilié encore leurs représentants par sa bonne grâce, parce qu’il ne les traitait pas en ennemis, leur accordait de menues faveurs ; et par sa politique, parce qu’il repoussait, avec une égale énergie, les entreprises fiscales du radicalisme et les utopies révolutionnaires des socialistes. Le gros du parti républicain ne lui savait pas un moindre gré d’avoir fait échouer les projets d’impôt progressif sur le revenu et d’avoir défendu, comme une liberté, le principe de la propriété individuelle. Il voulait la paix religieuse, et, bien qu’on l’accusât déjà de glisser sur la pente qui mène au cléricalisme, on ne pouvait lui reprocher encore que trop d’indulgence pour l’Église et les moines. On ne l’avait cru longtemps qu’un habile avocat, le défenseur patenté de l’agriculture ; il avait les apparences et il donnait l’impression d’un homme d’État.

La situation paraissait si favorable que certains amis du ministère l’engagèrent à anticiper la consultation nationale de quelques mois. On éviterait ainsi les agitations stériles d’une fin de législature, dominée par les préoccupations électorales, dangereuses entre toutes. Et, surtout, ébloui encore par l’éclat des fêtes russes, le suffrage universel acclamerait le programme du ministère et renverrait sur les bancs de la nouvelle Chambre une forte majorité gouvernementale. Méline n’osa pas.

D’ailleurs, il n’apercevait aucun nuage à l’horizon.

Quelques jours après que Félix Faure eut quitté Pétersbourg, le ministre des Finances russes causait avec un haut fonctionnaire français. « Je ne vois, lui dit-il, qu’une affaire qui puisse causer de grands troubles dans votre pays ; c’est celle de ce capitaine qui a été condamné, il y a trois ans, et qui est innocent[138]. »

XVII

Billot, le 2 septembre, envoya le lieutenant-colonel Bertin en éclaireur[139].

Scheurer, quand il vit arriver l’officier chez lui, se garda de lui parler, le premier, de Dreyfus ; il le reçut comme un visiteur ordinaire, en ami. Au bout d’une heure, Bertin n’y tint plus : « Vous occupez-vous encore de Dreyfus ? — Oui, reprit Scheurer, et je suis fixé maintenant : il est innocent. »

Mais, malgré des interrogations répétées, il refusa de dire ce qu’il savait. Seulement, « d’une voix grave et les yeux dans les yeux[140] », il déclara qu’il était résolu à faire tout son devoir : « Rien ne m’arrêtera, une fois que je serai lancé. Je ne tolérerai pas qu’une pareille iniquité se perpétue. Le général Billot a manqué de confiance envers moi ; il a eu tort. Je n’ai pas été dupe des fables qu’il m’a contées. Je ne ménagerai pas toujours l’ami qu’il est pour moi. » Et comme l’officier objecte qu’il se fera beaucoup de tort : « Je mépriserai tout ce qui ne concerne que ma personne. »

Vers la fin de l’entretien, Bertin, à qui Billot avait raconté l’enquête de Picquart sur Esterhazy, formula un blâme contre les militaires qui bavardent. Scheurer saisit l’allusion, précisa qu’aucun officier ne lui avait fait de confidence, mais il ajouta que le général de Torcy, chef du cabinet du ministre de la Guerre, aurait lui-même (on le lui a dit) exprimé des doutes sur la culpabilité de Dreyfus[141] : « Vous savez maintenant ce que vous avez à faire ; si vous faites votre devoir, je ne paraîtrai même pas ! » Le confident de Billot, comme se parlant à lui-même, murmura : « C’est Morès[142] ! »

Morès avait été des amis d’Esterhazy ; le bruit avait couru qu’il connaissait le secret du drame.

Quelques jours après[143], aux manœuvres, Bertin rendit compte à Billot du résultat de sa démarche. Le ministre parut très ennuyé[144]. Grand temporisateur, il chargea Bertin de transmettre cette demande à Scheurer : « Je m’adresse au vieil ami ; qu’il ne fasse rien sans m’avoir vu[145]. »

Scheurer y consentit ; ce retard et cette procédure rentraient, d’ailleurs, dans son nouveau plan[146]. Il venait, en effet, de conférer avec Leblois, à Fribourg, et l’avocat, changeant de système, l’avait amené à abandonner l’idée d’adresser au garde des Sceaux une requête soit en revision, soit en annulation. Un simple citoyen est réduit à suivre ces voies longues et pénibles ; le premier vice-président du Sénat peut saisir directement le gouvernement de la République. Parmi tant de grands personnages, le Président de la République, le président du Conseil, le ministre de la Guerre, le ministre de la Justice, il s’en trouvera bien un qui donnera à la confidence loyale de Scheurer les suites qu’elle comporte.

Scheurer était dans une de ses heures d’optimisme. Il jugeait les autres d’après lui-même. Malgré l’expérience qu’il eût pu acquérir depuis quelques années, il croyait que les hommes au pouvoir étaient de la race des vieux républicains, ses maîtres et ses compagnons d’armes d’autrefois. La seule idée d’une aussi terrible erreur les remplira d’angoisses ; ils voudront savoir la vérité. S’ils hésitent, sa parole les y décidera.

Leblois promit à Scheurer qu’en attendant ces entrevues décisives, il s’efforcerait « d’agir doucement » sur Picquart ; si on l’effarouche, le lieutenant-colonel est homme à redemander à son ami les pièces qu’il lui a confiées ; peut-être pourra-t-il venir à Paris en octobre ; il accompagnera alors Scheurer et Leblois chez Félix Faure.

Leblois dit que Picquart songeait à donner sa démission pour se rendre libre. Scheurer se récria : ce principal témoin perdrait toute autorité, il passerait pour un mécontent qui cherche seulement à se venger[147].

XVIII

Je me trouvais, vers la même époque, à Vichy, avec le ministre de la Justice, Darlan, girondin de bonne souche, d’apparence fruste et de cœur chaud, qui avait fait preuve, fréquemment, de courage, avisé et solide, mais, bien qu’il eût le sentiment de ses devoirs, inférieur à une charge où, pour conjurer la crise menaçante, il n’eût pas fallu un moindre homme que d’Aguesseau ou Molé. Sur l’invitation pressante de Scheurer[148], je l’informai de ses desseins et de ce que je savais de l’affaire, de mon ancienne conviction et de la crise redoutable que je prévoyais, si le gouvernement n’entreprenait pas lui-même la réparation de l’erreur judiciaire. Je venais de recevoir de Mme Dreyfus la copie d’une des dernières lettres de son mari, l’une des plus belles et des plus déchirantes qu’il ait écrites[149] :

Et ce but, disait-il (la revision de son procès), tu dois, vous devez l’attendre en bons et vaillants Français qui souffrent le martyr, mais qui, ni les uns ni les autres, quels qu’aient été les outrages, les amertumes, n’ont jamais oublié un seul instant leur devoir envers la patrie. Et le jour où la lumière sera faite, où la vérité sera découverte, et il faut qu’elle le soit, ni le temps, ni la patience, ni la volonté ne devant compter devant un but pareil, eh bien ! si je ne suis plus là, il t’appartiendra de laver ma mémoire d’une flétrissure que rien n’a justifiée. Si atroces qu’aient été les tortures qui m’ont été infligées, et que les passions qui égarent parfois les hommes peuvent seules excuser, je n’ai jamais oublié qu’au-dessus des hommes, qu’au-dessus de leurs passions et de leurs égarements, il y a la patrie ; et c’est à elle alors qu’il appartiendra d’être mon juge suprême.

Dans un adieu qui semblait devoir être le dernier, il remerciait sa femme de son dévouement et tous les siens, les amis qui n’avaient pas douté de lui.

Nous suivions, Darlan et moi, les bords de l’Allier, pendant que je lui faisais ces révélations inattendues, car les propos de Scheurer n’étaient pas encore venus à lui, et ni Méline ni Billot ne l’avaient informé de rien. Il ne me répondit pas seulement par des phrases sur le respect de la chose jugée, mais allégua une prétendue preuve postérieure à la condamnation, cette copie (il disait : ce brouillon) du bordereau qui avait été prise, à l’île de Ré, dans un vêtement de Dreyfus. Je n’eus pas de peine à lui démontrer combien était absurde l’hypothèse que le traître, quel qu’il fût, eût fait et conservé un brouillon de l’infâme missive. Et, si Dreyfus avait tenu à en emporter une copie dans son bagage, c’était une preuve de plus qu’il était innocent, car, coupable, il n’aurait pas eu besoin de s’en remémorer le texte[150].

Je montrai également au ministre la dernière lettre de Scheurer :

Je continue ma campagne de propagande ; la ville de Mulhouse en est fort agitée. Le général Billot m’a fait sonder avec l’habileté d’un militaire… Il faut continuer à faire avertir Dreyfus que quelqu’un s’occupe de lui. Si, contre toute vraisemblance, on retenait les lettres dans lesquelles on lui annonce mon intervention, je lui écrirais moi-même. Il faut que justice soit faite. Et justice sera faite ou j’y périrai[151].

Ces dernières lignes, cette promesse solennelle, et qui fut tenue, frappèrent vivement le ministre. Il me dit que, dès son retour à Paris, il s’enquerrait de l’affaire et qu’il m’autorisait à lui faire adresser par Demange une note détaillée sur le procès de 1894.

Mais la bonne volonté de Darlan fut aussitôt paralysée. Au premier mot qu’il dit à Félix Faure de mes confidences, celui-ci l’invita brusquement à ne pas aborder ce sujet. Méline ne lui fit pas meilleur accueil : il sait ce qui se passe et ne s’en inquiète pas.

XIX

Rentré à Paris, je fis une autre démarche.

En communiquant à Scheurer la lettre de Dreyfus que j’avais montrée à Darlan, je lui en avais fait observer la profonde tristesse, comme d’une voix qui serait déjà d’outre-tombe. Scheurer me pria d’aller, de sa part, chez le ministre des Colonies ; à sa demande, il en était certain, Lebon m’autoriserait à faire parvenir à l’infortuné une lettre ouverte où je l’aviserais du prochain salut[152].

Le 15 septembre, Lebon, après avoir écouté mon récit avec son flegme habituel, refusa immédiatement de transmettre et, même, de recevoir la lettre que j’avais préparée pour Dreyfus[153]. La correspondance du déporté était lue dans les bureaux de la Guerre, où les indiscrétions sont fréquentes, et par le personnel pénitentiaire de la Guyane, qui lui est suspect ; ma lettre serait connue ; cela me créerait, à moi Juif, des ennuis.

Je remerciai Lebon de sa sollicitude : ayant l’habitude des responsabilités, je prenais celle d’écrire à un martyr que le premier vice-président du Sénat le croit innocent et s’occupe de lui.

Nouveau refus, sur le même ton calme, mais très formel. Lebon convint d’avoir lu une lettre[154] où Mme Dreyfus informait son mari « qu’une haute personnalité du Sénat avait pris sa cause en mains ». Il avait supprimé la lettre. Il ignorait qu’il s’agissait de Scheurer, mais il l’eût également arrêtée, s’il l’avait su[155].

Le dialogue, qui dura près d’une heure, ne tarda pas à devenir très vif : « Il est donc impossible de faire savoir à ce malheureux, qui désespère, qui se meurt, que le salut est proche ? — Je puis vous rassurer et vous pouvez rassurer Scheurer. Sa santé est fort bonne. D’ailleurs, sa femme lui écrit régulièrement qu’on s’occupe de lui. — Quoi ! vous ne voyez pas la différence entre ces formules vagues, banales, ressassées depuis trois ans, et une lettre nette, précise, qui nomme Scheurer ! — Je ne transmettrai pas votre lettre. Si Scheurer, qui est vice-président du Sénat, écrit lui-même, je saisirai le Conseil des ministres, qui décidera[156], » J’essaye de lui faire comprendre l’étendue de sa responsabilité si Dreyfus meurt avant que Scheurer ait pu agir, avant de recevoir cette assurance, au moins, que sa mémoire sera réhabilitée. Et tout ce qu’on peut dire à un homme, je le lui dis. Mais Lebon s’obstine. Au surplus, il ne croit pas à l’innocence de Dreyfus ; il a lu, sans émotion, ses lettres, toujours les mêmes ; à sa place, il serait mort depuis longtemps. Sans doute, son métier de geôlier le dégoûte ; mais sa charge lui en fait un devoir. Et, tout à coup, comme pour m’apitoyer sur son propre sort : « Songez que, l’année dernière, quand on a fait courir le bruit de son évasion, j’ai dû le faire mettre aux fers pendant un mois, et, cependant, la nouvelle était fausse ! »

Ainsi me fut révélée par Lebon lui-même l’horrible torture dont Dreyfus s’était tu dans ses lettres.

Je m’indignai : « Quoi ! parce que la Libre Parole a annoncé une fausse nouvelle, vous avez infligé à ce malheureux un pareil supplice, sans autre raison que celle-là ! »

Mais toutes mes paroles furent vaines et Lebon, quand je me retirai, se plaignait encore : « Ah ! quel métier ! »

Je rendis compte, le jour même[157], à Scheurer, de cette entrevue et je racontai à de nombreux amis l’acte de froide cruauté dont Lebon s’était lui-même accusé.

Lebon rendit compte à Méline de notre conversation ; il écrivit ensuite à Scheurer que sa lettre, celle que je lui avais montrée, l’avait « stupéfié » ; il le supplie, « dans un intérêt supérieur, de ne pas faire un pas de plus dans la voie où on l’engage, avant d’en avoir causé avec les ministres compétents[158] ».

« Je suis étonné, me répondit Scheurer[159], et, cependant, je connais la lâcheté humaine. » Toutefois, il faut s’arrêter là, attendre, jusqu’en octobre. « Refoulons l’indignation et la honte avec la douleur. »

Il avait préparé une lettre à Lebon. Il protestait d’abord que, lui seul, il s’était fait sa conviction, en dehors de toute influence des Dreyfus ; c’est lui-même qui m’a prié de faire une démarche auprès du ministre des Colonies. Mais il n’insiste pas sur l’incident ni sur son désir de prévenir Dreyfus que « l’iniquité va cesser ». Il veut s’expliquer sur une plus haute question :

Vous savez si je suis homme à rechercher le bruit, la popularité malsaine, et à faire parler de moi. La mission réparatrice que je me suis imposée ou plutôt que ma conscience m’impose, que l’honneur de la République commande, je la remplirai jusqu’au bout. Vous me connaissez sans doute assez pour vous dispenser d’illusions sur ce qu’on pourra obtenir de moi !

Qu’il s’agisse de politique ou d’autre chose, je ne me souviens pas d’avoir jamais reculé, lorsque je jugeais l’honneur en jeu. Et, dans la circonstance, c’est l’honneur des hommes qui gouvernent, comme celui de la République, c’est le mien qui sont enjeu !

Je vous dis que Dreyfus est innocent ; je vous dis qu’il est la victime d’une erreur judiciaire ; je vous dis qu’on le sait ; je vous dis qu’on préfère charger sa conscience d’un crime — car c’en est un aujourd’hui — que de reconnaître publiquement qu’on s’est trompé. Je vous dis que de pareilles choses sont inacceptables au xixe siècle ; je vous dis qu’elles déshonorent la République ; je vous dis qu’elles feront dans l’histoire une triste place au gouvernement d’aujourd’hui ; je vous dis que, dussé-je y perdre ma situation dans le monde, je remplirai mon devoir !

Leblois[160] déconseilla l’envoi « de cette admirable lettre ». Pourquoi discuter avec les « petits » ministres ? Il ne faut parler qu’à Félix Faure. Attendez d’avoir vu Picquart ; « or, il suffit d’un mot pour empêcher son voyage. »

XX

Scheurer se rendit à ces arguments, mais, tout en cédant une fois de plus à Leblois, il maugréait. Je lui fis part d’une observation qui m’inquiétait. On savait, dans les bureaux de rédaction, son intention de prendre en mains la cause de Dreyfus ; pourtant, Drumont se taisait : pourquoi ? Il me répondit : « Laissons ces gens-là, et, sans nous occuper d’eux, allons droit notre chemin[161]. »

Si le silence de Drumont ne lui paraissait pas significatif, la lecture de certains journaux l’indignait. La Patrie[162] racontait que Dreyfus s’affaiblissait, « dans une rapide décrépitude, les joues hâlées par l’affreuse solitude, l’œil terne, les épaules remontées ». À propos d’une tournée d’inspection aux îles du Salut : « M. Artaud (l’inspecteur) pourra, sans manquer au devoir, lui dire que sa sépulture a déjà eu les honneurs de la sollicitude gouvernementale. Pour qu’il n’y ait pas de tricherie, Dreyfus, mort, sera photographié, embaumé et expédié sous bonne garde à Paris. » Déjà, Lebon a envoyé tout un matériel d’embaumement.

Le vieux républicain méditait tristement sur la férocité d’un jeune ministre qui prescrit de telles mesures, sur l’avilissement d’une presse qui publie, avec joie, de telles turpitudes, sur la veulerie d’une opinion qui ne proteste pas[163].

Pour se consoler, il relisait les lettres de Dreyfus.

Il eut d’autres sujets de tristesse. Il aimait le chimiste Berthelot autant qu’il l’admirait. Il comptait sur son concours. Berthelot étant venu le voir à Thann, il voulut lui exposer la redoutable affaire. L’illustre savant, l’un des plus grands du siècle, ne lui répondit pas par la phrase atroce : « De quoi te mêles-tu[164] ? » Il ne voulut rien entendre. Non qu’il manquât de courage civique, mais par égoïsme scientifique. La pensée constante d’une telle iniquité pèserait sur son cerveau, le distrairait de ses recherches. Il est vieux. Il ne doit ses dernières années, ses derniers efforts intellectuels qu’à la chimie.

Des impatiences se manifestaient. Hanotaux, il y a quelques mois, avait raconté à Monod[165] ses propres angoisses au sujet de la déplorable affaire : En 1894, il a vainement supplié Mercier de ne pas s’y engager ; son collègue a employé des moyens abominables pour faire condamner le Juif ; « la culpabilité de Dreyfus n’est peut-être qu’un roman » ; cette histoire « restera le malheur de sa vie »[166]. Maintenant, Monod poussait Ranc à commencer une campagne de presse, et Bernard Lazare eût voulu publier sa collection d’expertises. Il y avait joint un nouveau mémoire où, ramassant les faits connus, il dénonçait la comédie des antisémites qui, de Dreyfus innocent, ont fait le Traître par excellence ; dix autres espions, officiers et soldats, « n’ont pas offensé la conscience nationale », parce qu’ils n’étaient pas Juifs.

Scheurer me pria d’empêcher cette publication : d’une part, certaines expertises, qui concluent à une forgerie, lui semblent fâcheuses ; d’autre part, il ne veut pas avoir l’air d’être à la remorque des Dreyfus. En effet, « l’affaire ne doit pas devenir juive »[167] ; ce serait une lourde faute ; sauf avec moi, il ne veut avoir de rapports avec aucun Juif. Et, certes, il n’est pas suspect d’indulgence pour l’antisémitisme ; « c’est la honte du xixe siècle ». Mais il faut être sage et prudent.

Je comprends, m’écrit-il, l’impatience de Monod ; car il est, comme moi, comme vous, un homme dont la conscience parle impérieusement ; mais il faut qu’il attende comme vous, comme moi aussi. Croit-on que je ne souffre pas moi-même de tant de retards ?… Ah ! si seulement le pauvre martyr a la force d’attendre ! Il m’est impossible de vous dire combien je m’en sens tourmenté… Mais il ne s’agit pas de crier haut, de lever de grands bras, d’enfler la voix, de s’indigner même ! Tout cela est inutile, donc nuisible. Ce qu’il faut, c’est sauver l’individu, rendre l’honneur à sa famille, — et sauver l’honneur du gouvernement républicain. De tels intérêts sont sacrés. Plus tard, vous saurez tout et, alors, vous me rendrez la justice que j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour aboutir au plus vite… J’ai dit que j’agirai. Mon caractère ne se démentira pas, je le jure ; je le jure, silencieusement, à ces pauvres martyrs auxquels je donne, chaque jour, une pensée douloureuse[168].

La publication des expertises fut ajournée.

D’ineptes, mais dangereuses légendes, commencèrent à circuler. Un jeune diplomate, attaché au cabinet d’Hanotaux[169], « savait » qu’un sous-officier véreux, moyennant finances, se dénoncerait comme l’auteur du bordereau. Il me le dit à moi-même, et j’en avisai Scheurer[170]. Ainsi ressuscitait l’homme de paille, né jadis du cerveau fumeux de Bertillon. Picquart lui-même y avait cru, sur la foi de Du Paty ; bien d’autres vont y croire.

La Croix[171] raconta cette histoire en même temps que Rochefort annonçait la prochaine évasion de Dreyfus[172]. Scheurer en conclut que le ministre des Affaires étrangères avait des accointances, directes ou indirectes, avec le journal des Assomptionnistes.

Hanotaux laissait seulement colporter ce mensonge. S’il avait cru que Scheurer était victime d’une pareille supercherie, son devoir eût été de l’en avertir. Il s’en garda.

Entre temps, on colportait que Scheurer, dès la rentrée, interpellerait le gouvernement sur Dreyfus. Un journaliste lui demanda confirmation de la nouvelle. Scheurer répondit qu’il n’avait fait part à personne d’un tel projet[173].

C’était rigoureusement exact. Mais on interpréta le démenti comme un désaveu du bruit qui s’était répandu que Scheurer poursuivait la revision du jugement de 1894. Il reçut des lettres inquiètes dont il s’amusa, se félicitant du succès de son équivoque. « Il n’y a donc que les interpellations qui comptent[174] ? »

Lui supposant un dossier, je l’engageai à consulter deux des maîtres de la barre, Waldeck-Rousseau et Barboux, avant toute autre démarche. Il me répondit qu’il était doublé d’un avocat moins illustre, mais très fin et très délié ; c’était Leblois.

Billot, lui aussi, croyait au dossier de Scheurer et en eût voulu connaître le contenu. Un jour que je lui rendis visite pour l’entretenir d’une question relative à la défense des Alpes, il me demanda mes pronostics sur la prochaine session parlementaire. Devinant le piège, je répondis par des banalités. Le 28 septembre, le contrôleur général en retraite Martinie se rendit chez le beau-père de Dreyfus. Il lui dit, ainsi qu’à Mathieu, que Billot, homme « bon, juste et loyal », étranger entièrement au procès de 1894, dès lors libre de ses mouvements, n’a qu’un désir, de savoir la vérité ; de quels éléments dispose Scheurer ? Martinie, au nom du ministre, mais à titre officieux (non officiel), vient s’en enquérir. Si Dreyfus est innocent, la responsabilité de deux généraux, Mercier et un autre, est terriblement engagée.

Mathieu répondit qu’il ignorait sur quelles preuves reposait la conviction de Scheurer. La démarche de ce visiteur était si surprenante qu’il supposa quelque fourberie : un intrigant quelconque, un agent, a, pour venir à lui, pris le nom de cet officier général. Il dit, en conséquence, qu’il avait lui-même quelques indications importantes, mais il ne les communiquerait à son interlocuteur que si celui-ci lui donnait rendez-vous à son propre domicile.

Martinie y consentit et, le lendemain, Mathieu se rendit à l’adresse indiquée, demanda à voir l’ancien contrôleur et fut reçu par son visiteur de la veille. Mathieu répéta qu’il ne connaissait pas le contenu du dossier de Scheurer ; Martinie lui recommanda le secret le plus absolu[175].

Billot ne comptait plus que sur Bertin. L’officier informa Scheurer « qu’il avait mission de le voir[176] ». Scheurer retarda la conversation jusqu’au 16 octobre. Bertin lui répéta alors que Billot le suppliait de ne pas agir sans avoir causé avec lui. Scheurer promit de nouveau, mais ajouta : « Je n’ai d’ailleurs rien à lui dire, si ce n’est que je sais tout. »

Bertin, s’en retournant à Belfort avec le neveu de Scheurer, soupira : « Votre pauvre oncle ! On a acheté la presse pour le terrasser[177] ! »

Et il télégraphia au colonel Thévenet, officier d’ordonnance du ministre : « Il sera fait comme vous l’avez demandé[178]. » Billot comprit que la bataille était désormais inévitable. Il le dit à Boisdeffre, qui informa Gonse ; celui-ci avertit Henry ; — et Henry, d’urgence, manda Esterhazy à Paris.

  1. Cass., I, 458, Monod. — Cette expertise n’a pas été publiée. Monod la fit à la demande de Bernard Lazare, son ancien élève à l’École des hautes-études. Il ne connaissait encore aucun des Dreyfus.
  2. Gustave Bridier (d’Issoudun), A. de Rougemont (de Neufchâtel), E. de Marneffe (de Bruxelles), Walter de Gray-Birch (employé au département des manuscrits du British Museum), Thomas Henry Gurrin (expert du ministère des Finances, de la Préfecture de Police, de la Banque), J. Holte Schooling (membre de l’Institut des Actuaires). — Preyer, de Berlin, l’auteur de la Psychologie de l’Écriture, conclut dans le même sens, mais mourut avant de pouvoir rédiger son mémoire.
  3. Crépieux-Jamin (de Rouen), Paul Moriaud (professeur à l’Université de Genève), Carvalho (expert judiciaire à New-York).
  4. Son livre sur l’Écriture et le Caractère a été ainsi apprécié par le philosophe Tarde : « Ouvrage tout pénétré du suc d’observations accumulées et coordonnées dans le plus judicieux esprit. » (Revue philosophique du 1er  octobre 1897.) De même, Drumont : « Esprit sagace, à la fois imaginatif et attentif ; son volume est tout à fait exquis, plein d’observations charmantes, de fines déductions, d’aperçus parfois un peu subtils, mais toujours curieux. » (Libre Parole du 17 novembre 1895.)
  5. L’Affaire Dreyfus, deuxième mémoire, par Bernard Lazare, avec des expertises, 100.
  6. Deuxième mémoire, 154, 155, 156, 160. — Voici le chiffre des honoraires qui furent, sur leur demande, accordés à ces experts pour leurs travaux : 26 livres sterling à Schooling, 300 francs à Marneffe, 1.000 francs à Paul Moriaud, 1.500 francs à Bridier, 3.000 francs à Crépieux-Jamin. Le concours de Rougemont, de Gray-Birch et de Carvalho fut gratuit, comme l’avait été celui de Monod,
  7. Souvenirs de Mathieu Dreyfus.
  8. Paris.
  9. 6 mai 1897 : « J’ai en horreur le crime imputé au capitaine Dreyfus, et rien ne m’autorise à croire que les officiers français qui l’ont condamné à la suite d’une instruction régulière, et malgré les efforts de son éminent défenseur, aient pu s’égarer au point de commettre l’irréparable erreur que vous supposez. Si des doutes sérieux subsistaient sur la culpabilité du capitaine Dreyfus, ce serait à son avocat de les faire valoir. Pour moi, je n’ai aucune qualité ni aucune raison pour intervenir dans cette affaire. René Goblet. » — Cette lettre fut publiée par Goblet lui-même dans la Dépêche du 30 novembre 1898.
  10. 10 mai 1897 : « Puisque vous voulez bien me faire connaître d’avance l’objet dont vous désirez m’entretenir, je dois vous dire que je ne crois pouvoir accepter aucune conversation sur ce sujet. A. de Mun. »
  11. Instr. Fabre, 112, Scheurer-Kestner.
  12. Mémoires de Scheurer-Kestner.
  13. Procès Esterhazy, 147, Scheurer-Kestner.
  14. Gaullieur, Étrennes Nationales, III, 204, Anecdotes inédites sur Voltaire ; Raoul Allier, Voltaire et Calas, 11.
  15. 17 mai 1897. — Procès Esterhazy, 148, Scheurer-Kestner.
  16. Je n’eus jamais qu’une discussion avec lui, dans une assemblée des actionnaires de la République française, au printemps de 1887, où il me reprocha mes attaques contre Boulanger.
  17. Mémoires de Scheurer-Kestner ; Rennes, I, 165, Billot ; II, 52, Bertin. L’entrevue fut provoquée par Scheurer, qui savait que Bertin avait été mêlé à l’affaire. Il lui demanda un rendez-vous par une lettre datée du 24 mai, que Bertin versa aux débats de Rennes (II, 41).
  18. Rennes, II, 44, Bertin.
  19. À Rennes (II, 56, 57), Bertin convient du propos : « Je me considérais comme un des cinq (pourquoi cinq ? je ne m’en souviens plus) mêlés à la découverte de la culpabilité. » — Il est possible que ce chiffre ne soit qu’une hâblerie de Bertin,
  20. Voir t. 1er , 145.
  21. Bertin raconta encore à Scheurer que Demange, au procès de 1894, avait plaidé « l’amorçage », que Dreyfus avait un jour ouvert une armoire secrète pour y copier des documents et avait été pris sur le fait. Demange, questionné par moi, démentit le récit qui le concernait ; Bertin lui-même, à Rennes, n’osa pas répéter qu’il avait surpris Dreyfus en flagrant délit d’indiscrétion.
  22. Rennes, I, 168, Billot : « Au mariage de Mlle de Miribel, auquel assistait le colonel Bertin, il demanda à me voir et, dans la soirée, me mit au courant de la pensée de Scheurer-Kestner. » De même Bertin (II, 45).
  23. Scheurer donne, dans ses Mémoires, le texte même de cette lettre, qui lui fut remise par Théodore Schlumberger : « Je comprends le but que vous poursuivez ; votre démarche est des plus honorables. Mais, dès les premiers moments de cette affaire, le gouvernement allemand a déclaré, officiellement et spontanément, au gouvernement français qu’il n’avait jamais été en relations avec Dreyfus. Depuis lors, il y a eu chose jugée, et il serait inconvenant, de la part de l’Empereur, de revenir sur une chose jugée d’après les lois du pays. »
  24. Destez, rédacteur à la France, journal boulangiste et antisémite.
  25. Mémoires de Scheurer.
  26. Figaro et France du 30 octobre 1898.
  27. Je tiens ce démenti de Gallet lui-même. Il était alors en garnison à Saint-Germain, Il y rentra, avec un autre officier, le soir même de la condamnation de Dreyfus ; le journaliste se trouvait dans le même compartiment ; Gallet déclina toute conversation avec lui et, même à son camarade, ne dit pas un mot du procès.
  28. Procès Esterhazy, 148, 153, Scheurer.
  29. Procès Zola, I, 176 ; Rennes, III, 412, Trarieux.
  30. Procès Zola, I, 444, Teyssonnières ; I, 463, Trarieux.
  31. Procès Zola, I, 177, 465 ; II, 35 ; Rennes, III, 414, 415, Trarieux. — Le 2 janvier 1897, Teyssonnières écrivit à Trarieux : « Il m’a semblé que vous n’étiez pas entièrement convaincu de la culpabilité du traître qui m’a occasionné tant d’amertumes. »
  32. Trarieux manda Teyssonnières par une lettre qui fut produite au procès Zola (II, 27).
  33. Le 20 juin 1897. (Procès Zola, I, 447, Teyssonnières ; II, 22, Scheurer.)
  34. Procès Esterhazy, 153, Scheurer.
  35. Procès Esterhazy, 148 ; Procès Zola, II, 23, Scheurer. — Cass., I, 504, Teyssonnières.
  36. Mémoires de Scheurer.
  37. 11 juillet. — Procès Zola, I, 448, Teyssonnières ; II, 23, Scheurer : « Je m’absentai pour quelque temps (il retourna en Alsace où il eut sa seconde entrevue avec Bertin) et, lorsque je revins à Paris, le trouble était si grand chez moi que je priai Teyssonnières de revenir. »
  38. Mémoires de Scheurer.
  39. Teyssonnières prétendit, au procès Zola (I, 447), que Demange était venu chez Scheurer et qu’il tenait le fait de ce dernier. Scheurer (II, 23) déclara que ce fut lui-même qui alla chez Demange ; Bernard Lazare l’accompagna et assista à la conversation.
  40. Procès Zola, I, 379, Demange.
  41. Scheurer, de mémoire, le nota comme suit, le jour même : « Tu vas partir pour Berlin comme je vais partir pour Rome. Le ministre de la Guerre est très ennuyé de cette interpellation. Il doit être bien entendu que, si nous sommes questionnés chez nous, nous affirmerons n’avoir jamais eu de rapports avec ce juif de Dreyfus. »
  42. Teyssonnières déposa, au procès Zola (I, 448), que Scheurer lui avait raconté, lors de leur entrevue du 29 juin 1897, sa conversation avec Billot. Comme Scheurer avisait le ministre que les défenseurs de Dreyfus s’agitaient : « Qu’ils y viennent, aurait répliqué le ministre, je les assomme d’un coup de massue ! » Et Teyssonnières ajouta : « C’est ce « coup de massue » que j’avais raconté à un journaliste et qui a fait le tour de la presse. « — Scheurer (II, 22, 23) releva diverses erreurs dans la déposition de Teyssonnières, mais il ne contesta pas qu’il lui eût fait un récit de son entretien avec Billot. Dans ses Mémoires, il ne mentionne pas la phrase sur « le coup de massue » ; mais il l’a citée fréquemment à ses amis, sans préciser dans laquelle de ses entrevues avec Billot elle fut prononcée. — Billot, dans ses diverses dépositions, se tait (pour cause) de cet entretien où il fit usage du faux d’Henry.
  43. Mémoires de Scheurer.
  44. Cass., I, 303, Cordier.
  45. Instr. Fabre, 140, Henry.
  46. Ibid., 79, Picquart.
  47. Procès Zola, I, 289 ; Cass., I, 195, Picquart.
  48. Instr. Fabre, 140, Henry.
  49. Cass., I, 257, Gonse ; Instr. Fabre, 140, Henry. Gonse aurait averti Henry qu’il s’exposait soit à une punition de Picquart, soit à une plainte qui le pourrait mettre dans une situation difficile.
  50. Le 29 mai.
  51. Instr. Fabre, 141, Henry : « Le général me dit : « Envoyez cela, si vous le voulez. » Il dit plus loin : « Mes chefs n’ont en rien épousé notre querelle purement personnelle. » — Cass., I, 257, Gonse.
  52. Instr. Fabre, 61, Boisdeffre : « Je n’ai connu les lettres échangées qu’une fois la chose faite. » 105, Picquart : « Je voudrais savoir si c’est après que la lettre d’Henry a été écrite ou après qu’elle a été envoyée, car quatre jours se sont écoulés entre les deux opérations. » — Cass., I, 214, Boisdeffre : « Je n’ai connu l’échange de lettres qu’après réponse faite. »
  53. Instr. Fabre, 61, Boisdeffre : « La lettre d’Henry ne pouvait être le point de départ d’une enquête quelconque. » 105, Picquart : « Je le crois bien puisque, d’après l’affirmation d’Henry, l’enquête avait eu lieu avant. » 141, Henry : « Si j’emploie cette expression, c’est que j’ai tenu, avant de lui écrire, à m’assurer près de mes collaborateurs que ce que je voulais lui reprocher personnellement était exact. » — Cass., I, 258, Gonse : « Le mot enquête était exagéré. »
  54. Instr. Fabre, 193, Picquart.
  55. Procès Zola, I, 289, Instr. Fabre, 180, Picquart.
  56. Procès Zola, I, 349 ; Instr. Fabre, 80, 147 ; Cass., I, 195 ; Rennes, I, 459, Picquart.
  57. Procès Zola, I, 290 ; Instr. Fabre, 81, 147 ; Cass., I, 196 ; Rennes, I, 459, Picquart.
  58. Cass., I, 197 ; Rennes, I, 460, Picquart.
  59. Instr. Fabre, 235, lettre de Gonse du 10 mars 1897. — Cass., II, 225, Esterhazy : « La dame voilée m’a appris que Picquart était venu à Paris, dans le plus grand mystère, au printemps de 1897, et ouvertement en juin. »
  60. Instr. Fabre, 81 ; Cass., I, 196, Picquart.
  61. Enq. Pellieux, 30 nov. 1897, Picquart.
  62. Cass., I, 196, Picquart.
  63. Procès Zola, I, 290 ; Instr. Fabre, 81, Picquart.
  64. Procès Zola, I, 97, Leblois ; Instr. Fabre, 71, 132, Picquart ; 114, Scheurer ; 120, 135, 197, Leblois ; Cass., I, 197, Picquart ; etc.
  65. Instr. Fabre, 73 ; Cass., I, 197 ; Rennes, I, 460, Picquart.
  66. Enq. Pellieux, 30 nov. 1897 ; Instr. Ravary, 9 déc. ; Conseil d’enquête du 1er  fév. 1898 (Cass., II, 166) ; Procès Zola, I, 290 ; Instr. Fabre, 81, etc.; Cass., I, 196 ; Instr. Tavernier, 22 oct. 1898 ; Rennes, I, 460.
  67. Instr. Fabre, 193, Picquart.
  68. Procès Zola, I, 92 ; Instr. Fabre, 196, Leblois : « J’avais cru Dreyfus coupable. »
  69. Discours prononcé le 5 août 1860.
  70. Jean, I, 9.
  71. Instr. Fabre, 147, Picquart.
  72. Ibid., 82 ; Cass., I, 197, Picquart.
  73. Enq. Pellieux, 30 nov. 1897, Picquart.
  74. Cass., II, 225, Esterhazy (Enq. Bertulus).
  75. Ibid., II, 166 ; Procès Zola, I, 290 ; Instr. Fabre, 175, 176, 192 ; Cass., I, 197, Picquart. — Cass., II, 159 ; Instr. Fabre, 183, 195, 200, Leblois : « J’ai bien été l’avocat du colonel Picquart ; c’est en cette qualité que j’ai agi et le fait ne saurait être contesté, car il est établi par une décision du conseil de l’Ordre, passée en force de chose jugée, et qui a été prise à la suite d’une longue enquête, dont une partie a été faite au ministère de la Guerre. » — C’est comme avocat de Picquart, ayant manqué au secret professionnel, que Leblois fut suspendu pour six mois par le conseil de l’Ordre. (Délibération du 22 mars 1898.)
  76. Cass., I, 197 ; Rennes, I, 460, Picquart.
  77. Instr. Fabre, 82, 193, Picquart : « Si je n’avais pas pris ces précautions, ces machinations n’auraient pas avorté en partie, comme c’est le cas. »
  78. Rennes, I, 460, Picquart.
  79. Procès Zola, I, 290 ; Instr. Fabre, 82, 83, 192 ; Rennes, I, 460, Picquart. — Il précise qu’il ne remit pas à Leblois les lettres qui s’appliquaient à la première partie de sa mission et qui furent, en effet, saisies chez lui. — De même Leblois (198).
  80. Procès Zola, I, 384, Demange : « J’ai reproché à Leblois de n’être pas entré en relations avec moi ; je lui ai dit que nous aurions pu alors nous adresser au ministre de la Justice. »
  81. Procès Zola, I, 92, Leblois ; Instr. Fabre, 112, Scheurer.
  82. Instr. Fabre, 138, 181, 195, 200, Leblois ; 176, Picquart : « Je ne connaissais pas M. Scheurer-Kestner et j’avais laissé à Me  Leblois toute liberté d’action… J’approuve ce qu’il a fait. » De même, Procès Zola, I, 290 : « Il a agi comme bon lui semblait, et je l’approuve. »
  83. Procès Esterhazy, 149, Scheurer.
  84. Procès Zola, I, 92, Leblois ; I, 104, Scheurer.
  85. Procès Esterhazy, 150, Scheurer. — Procès Zola, I, 92, Leblois ; 105, Scheurer.
  86. Mémoires de Scheurer.
  87. Mémoires de Scheurer.
  88. Ibid. — Scheurer m’écrivit, de Thann, le 7 août : « C’est le 13 juillet que ma conviction s’est formée. C’est le 14 qu’avant de quitter le Luxembourg, j’ai déclaré à tous les membres présents, y compris le président, que j’étais persuadé et que, non seulement je les autorisais, mais que je les priais de le dire urbi et orbi. C’est le vendredi 16 juillet que j’ai fait part de ma persuasion à notre déjeuner. »
  89. Dans cette même lettre, Scheurer me raconte que Ranc, le 19 juillet, entretint Sorel, l’historien, secrétaire général du Sénat, de la conviction de son ami au sujet de Dreyfus : « Pour qu’un homme comme Scheurer, reprit Sorel, emploie une formule pareille, il faut que ce soit grave. » Quelques jours plus tard, Sorel en parla à Monod.
  90. Mémoires de Scheurer.
  91. Procès Zola, I, 93, Leblois.
  92. Procès Esterhazy, 153, Scheurer ; Procès Zola, 1, 93, Leblois.
  93. Mémoires de Scheurer.
  94. Mémoires de Scheurer. — 19 juillet 1897.
  95. Mémoires de Scheurer.
  96. Dostoïevsky ; Souvenir de la maison des morts, 25.
  97. Rennes, I, 257, Rapport du 27 avril 1897,
  98. Ibid., 250, Rapport du 7 mars 1895.
  99. Consigne du 1er  janvier 1897.
  100. Rennes, I, 250, 251, Rapport de Deniel du 27 juin 1897.
  101. Le Nepouset, du port de la Barbade, capitaine Nash. — La même aventure arriva au capitaine Azernal, du vapeur Horten, au commandant Roth, de la Ville-de-Tanger (Jean Hess, loc. cit., 58).
  102. Rapport.
  103. Cinq Années, 265.
  104. Rapport.
  105. Cinq Années, 269.
  106. Rapport du 26 mai 1897.
  107. Eugène Degrave, Affaire Rorique, le Bagne, 209 : « Plus tard, je fus attaché à une corvée volante qui passait à l’île du Diable tous les matins et revenait le soir ; nous allions là pour bâtir une nouvelle prison pour le capitaine Dreyfus, une nouvelle caserne pour les quatorze argousins qui le gardaient et une espèce de tour que nous avions baptisée la Tour Eiffel. »
  108. Cinq Années, 268.
  109. Rennes, I, 252, Rapport de Deniel du 25 août 1897.
  110. Rapport du 26 août.
  111. Cinq Années, 274.
  112. Rapport du 26 août.
  113. Cinq Années, 92.
  114. Dépêche coloniale du 26 septembre 1897.
  115. Intransigeant du 28.
  116. Rapport de Deniel du 10 décembre 1897.
  117. Cinq Années, 274.
  118. La consigne générale de la déportation fut affichée dans la case ; en voici quelques extraits : « Art. 24 : Le déporté doit remettre au surveillant-chef toutes les lettres et écrits rédigés par lui. — Art. 27 : Au jour, les portes du déporté sont ouvertes et, jusqu’à la nuit, il a la faculté de circuler dans l’enceinte palissadée. Toute communication avec l’extérieur lui est interdite. Dans le cas où, contrairement aux dispositions de l’article 4, les éventualités du service nécessiteraient, dans l’île, la présence de surveillants ou de transportés autres que ceux du service ordinaire, le déporté serait enfermé dans sa case jusqu’au départ des corvées temporaires. »
  119. Cinq Années, 277, 279.
  120. Lettre du 24 avril 1897.
  121. Lettres des 22 novembre, 24 décembre 1896, 4, 20 janvier, 5 février, 5 mars, 24 avril, 4 mai 1897.
  122. 28 mars 1897.
  123. Du 19 juillet au 22 octobre 1897.
  124. 26 juillet, 3 août et 11 septembre. (Voir p. 559)
  125. Il m’écrivit, de Thann, le 27 juillet, mais sans me nommer Esterhazy : « J’ai une comparaison bien extraordinaire à faire. Je crois que… Mais non ! je ne dis rien de plus. » Puis, d’Allevard, le 3 août : « J’ai, entre les mains, quelque chose de considérable ; je viens de faire un immense progrès, car je viens d’aiguiller sur autre chose que sur une négation ; mais chut ! »
  126. De Thann, le 11 août 1897. — Scheurer a reproduit, dans ses Mémoires toute sa correspondance de cette époque avec Leblois. Ces lettres, avec quelques autres, ont été publiées par Leblois en plaquette et dans le Siècle des 7, 8, 9 et 10 mai 1901.
  127. Enq. Pellieux, 30 nov. 1897, Picquart.
  128. De Meiringen (Suisse), le 15 août 1897.
  129. De Thann, 16 août 1897.
  130. Du 19 août.
  131. « Dans la première quinzaine de septembre. »
  132. « Il me faudra beaucoup de temps pour aboutir. » (Lettre du 26 juillet 1897.) « Je ne suis pas au bout de mes peines. » (7 août.) « Hélas ! je rencontre des difficultés énormes. » (20 août.) Mais, fidèle à sa promesse, s’il me consultait sur les questions juridiques, il restait muet sur les révélations de Leblois et ne me nommait ni Picquart ni Esterhazy : « S’il faut qu’on me dise tout, il n’en résulte pas la réciproque. » (26 août.)
  133. Lettre du 7 août.
  134. Lettre du 26 juillet : « De ces bourgeois, il y en a, je crois, un certain nombre encore… Ce sont les autres qui n’ont pas de cœur. Or, ce n’est pas du tout la même chose d’avoir un cœur, quand les autres n’en ont pas, que d’avoir un cœur supérieur à celui des hommes qui en ont. Je ne suis que dans le cas des premiers. »
  135. Cass., II, 33. (Voir p. 409.)
  136. Il était en congé depuis le mois de juin. (Cass., II, 228, Esterhazy.)
  137. Cass., I, 792, femme Gérard : « Le commandant nous a affirmé qu’il avait été prévenu au mois d’août qu’il allait être dénoncé comme ayant écrit le bordereau. » Le 1er  octobre, il écrivit à Christian qu’il était menacé de gros ennuis.
  138. Ce récit m’a été fait, quelques semaines plus tard, par l’interlocuteur même de M. de Witte (Dubois de l’Estang), en présence de Maurice Paléologue, du professeur Pozzi et de Becque, l’auteur dramatique.
  139. Bertin se rendit en voiture chez Scheurer avec le neveu du sénateur. En passant devant l’usine de Dreyfus, à Belfort, il dit à Fernand Scheurer : « Voilà le champ de Tropmann, le champ du crime. » (Rennes, II, 57.)
  140. Mémoires de ScheurerRennes, I, 168, Billot : « Bertin vint me rapporter que Scheurer-Kestner, le regardant avec des yeux d’acier, lui avait dit… »
  141. Scheurer tenait ce récit de l’un de ses amis alsaciens.
  142. Mémoires de Scheurer. — Bertin résume ainsi cette conversation : « Je trouvai Scheurer-Kestner résolu, décidé et traitant avec grand dédain, ce qu’il n’avait pas encore fait, un argument que je lui présentais. Je fus très frappé de la décision, de la conviction que je voyais dans ses yeux. » (Rennes, II, 46.) — De même, Billot (I, 168).
  143. Le 9 septembre. (Rennes, II, 46, Bertin.)
  144. Rennes, II, 534, Bertin : « Tous les officiers qui ont été présents au déjeuner de Champlitte se souviendront que le déjeuner fut retardé, que le général de Négrier dut attendre, que les officiers d’État-major et d’autres vinrent dire au ministre, à plusieurs reprises : « L’omelette est prête, etc. »
  145. Rennes, I, 168, Billot ; II, 54, Bertin. — Bertin télégraphia, puis écrivit à Scheurer.
  146. Rennes, I, 168, Billot ; II, 50, Scheurer.
  147. Mémoires de Scheurer. — L’entrevue eut lieu le 10 septembre 1897.
  148. Je l’avais consulté sur l’opportunité qui s’offrait à moi d’entretenir Darlan. Il me répondit le 7 septembre : « Vous m’auriez aidé en criant urbi et orbi : Scheurer-Kestner est persuadé ! Pourquoi ne l’avez-vous pas dit à Darlan ? Par discrétion, m’écrivez-vous ! Mais je ne vous l’ai pas demandée. » — J’avais précédemment informé des desseins de Scheurer-Kestner plusieurs de mes amis : en juillet, à Bayreuth, Hugues Le Roux, Adrien de Montebello ; en août, à Riez, le docteur Prosper Allemand, ancien représentant des Basses-Alpes, et son fils ; à Vichy, Anatole Leroy-Beaulieu, membre de l’Institut, Henri Monod, Edmond Goudchaux (de Metz). Je fis, un peu plus tard, la même communication à Édouard Aynard, député de Lyon, à Albert Sorel, qui avait été avisé déjà par Ranc, etc.
  149. Du 10 août 1897.
  150. 8 septembre 1897.
  151. De Thann, 7 septembre.
  152. De Thann, 11 septembre 1897 : « Je vous engage à employer tous les moyens en votre pouvoir pour faire savoir au pauvre maudit que je suis convaincu de son innocence et que je m’occupe de sa réhabilitation ; il importe qu’il conserve son espérance afin de se conserver lui-même. »
  153. Voir, Appendice IV, le texte de cette lettre.
  154. Du 20 juillet 1897.
  155. Il avait laissé passer toutefois une autre lettre du 25 juillet où se trouvait cette phrase qui resta énigmatique pour Dreyfus : « Nous avons fait un pas immense vers la vérité ; malheureusement, je ne puis pas t’en dire davantage. »
  156. Lebon a, lui-même, confirmé son refus de transmettre ma lettre, et sa déclaration au sujet d’une lettre éventuelle de Scheurer à Dreyfus. (Lettre au Temps, 24 mai 1901.)
  157. Lettre du 15 septembre 1897. (Cette lettre a été souvent publiée ; elle a été reproduite dans la plaquette : Lettres de Scheurer-Kestner et de Leblois, 11 à 13.)
  158. 17 septembre 1897.
  159. De Thann, 17 septembre.
  160. De Gernsbach, 19 septembre 1897.
  161. De Thann, 22 septembre.
  162. Du 14 septembre 1897. (D’après le Combat de Cayenne.)
  163. Mémoires de Scheurer.
  164. Balzac, Un Ménage de garçon, 67 : « Tous ceux que l’honnête chef (Bridau) sollicitait lui répètent cette phrase atroce : « De quoi te mêles-tu ? »
  165. Dans un déjeuner, au domicile particulier d’Hanotaux. (Cass., I, 458, Monod.)
  166. À Rennes, Hanotaux affirme qu’il ne fit allusion, devant Monod, « qu’aux préoccupations patriotiques qu’il avait eues en 1894 » (I, 225).
  167. Mémoires de Scheurer.
  168. De Thann, 4 octobre 1897.
  169. Maurice Borel.
  170. Par lettre du 1er  octobre.
  171. 3 octobre.
  172. 5 octobre.
  173. Matin du 8 octobre 1897. — Il m’avait écrit, dès le 22 septembre : « Je ne compte pas commencer par le Sénat. Si, à la suite d’une interpellation qui aurait l’avantage de me mettre en vue, de faire parler de moi, comme d’un simple député en quête de popularité ou d’impopularité, le Sénat votait l’ordre du jour pur et simple, le malheureux serait un peu plus enfoncé qu’avant. Or, c’est ce qu’il faut éviter. Ce n’est donc pas ce que je ferai. »
  174. De Thann, 13 octobre : « J’ai parfaitement atteint mon but. Si je l’ai dépassé, cela n’offre aucun inconvénient. Quand on tient un renard par le cou, dans un bon nœud, et par la queue, on se moque pas mal de ses résistances et de ses remarques. » Il observe que la presse allemande n’a pas été dupe de sa réponse ambiguë : « Il est remarquable, a écrit la Gazette de Francfort, que le sénateur démente l’interpellation, mais ne dise pas un mot de la question de l’innocence de Dreyfus. »
  175. Souvenirs de Mathieu Dreyfus. — Cet incident fut raconté, pour la première fois, dans le Siècle du 5 janvier 1898. Martinie écrivit le même jour au directeur du journal : « Si, au mois de septembre, j’ai eu un entretien avec M. Hadamard, rue de Châteaudun, et avec M. Mathieu Dreyfus, chez moi, c’est tout à fait à titre privé, et le nom du ministre n’a pas été prononcé, non plus que le nom d’aucun général. » — Ainsi, cet ancien officier général, ami personnel de Billot, serait allé trouver la famille Dreyfus de sa propre initiative, à une date où l’opinion n’était pas encore saisie des projets de Scheurer, mais où le ministre de la Guerre s’efforçait, par tous les moyens, de connaître le menaçant dossier ! — Martinie écrivit encore à Rochefort : « Mathieu Dreyfus, que j’avais vu dans un intérêt national et désintéressé, s’était engagé formellement à considérer notre entretien comme confidentiel. Il m’a trahi comme son frère a trahi la France. Mol, j’aime mon pays avant tout. » Cette lettre fut portée à la tribune de la Chambre par Ernest Roche, le 24 février 1898, au cours de son interpellation « sur les relations de M. le ministre de la Guerre avec la famille Dreyfus ». Dès le 12 février, quand l’interpellation fut déposée, Billot démentit en ces termes le récit du Siècle : « Jamais personne, de la part du général Billot, ministre de la Guerre, n’a été chargé de faire à la famille Dreyfus aucune communication d’aucune nature. » Il renouvela sa déclaration le 24, jouant audacieusement sur les mots. — L’un des amis de Mathieu, Jeanmaire (de Mulhouse), avisa aussitôt Scheurer de l’incident. (4 octobre.)
  176. Cass., III, 459, lettre (du 23 mars 1899) à Ranc ; Rennes, II, 50, Scheurer-Kestner ; 53, Bertin.
  177. Mémoires de Scheurer.
  178. Rennes, II, 55, Bertin.