Histoire de l’Affaire Dreyfus/T4/4

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Eugène Fasquelle, 1904
(Vol. 4 : Cavaignac et Félix Faure, pp. 350–412).

CHAPITRE IV

CHAMBRE CRIMINELLE

I. Félix Faure rappelle Dupuy aux affaires, 351. — Attaques des nationalistes contre Ribot, 352. — Dupuy propose le ministère de la Guerre à Freycinet, qui se fait prier et accepte, 353. — Il élimine Ribot de sa combinaison et appelle Lebret aux Sceaux, 355. — II. déclaration ministérielle ; le « fusil » de Dupuy, 357. — Motions de Gerville Réache et de Goujon sur le dessaisissement de la chambre criminelle ; Dupuy déclare qu’il les combattra « au fond », 358. — Abandon de Fachoda, 360. — III. Premiers travaux de la chambre criminelle ; lettres d’Esterhazy sur papier pelure, 361. — Les experts en papier, 362. — IV. — Audition des cinq anciens ministres de la Guerre, 363. — Mercier, 364. — Billot, 366. — Cavaignac, 367. — Zurlinden et Chanoine, 369. — V. Nouvel appel de Dreyfus à Boisdeffre, 370. — Lucie Dreyfus demande à l’informer par dépêche de l’arrêt de la Chambre criminelle ; ma démarche au ministère de l’Intérieur ; refus de Dupuy, 372. — La Cour de cassation ordonne d’informer Dreyfus, 373. — Rapport de Deniel sur l’attitude de son prisonnier à la réception de la dépêche officielle, 375. — VI. Instruction Tavernier ; expertise du petit bleu, 376. — Dépositions passionnées de Lauth et de Roget, 377. — Picquart toujours au secret ; perplexités de Freycinet, 380. — La Chambre vote l’urgence sur une proposition tendant à appliquer à la juslice militaire la loi sur l’instruction criminelle, 382. — Tavernier clôt ses procédures ; son rapport, 383. — VII. Freycinet négocie avec Zurlinden, qui ordonne la mise en jugement de Picquart pour le 12 décembre, 386. — Articles où je soutiens que Picquart n’est pas justiciable des conseils de guerre, 388. — Théorie de Dupin, 389. — VIII. Campagne ardente des revisionnistes pour ajourner le procès de Picquart et le soustraire aux juges militaires, 390. — Listes de protestation : polémiques et réunions publiques, 391. — Quelques enseignements de l’Affaire, 393. — Sérénité de Picquart dans sa prison, 394. — IX. Déposition de Roget à la Chambre criminelle, 395. — Picquart à la Cour de cassation ; le capitaine Herqué et le greffier Ménard, 397. — Incident dans le cabinet du président Quesnay de Beaurepaire, 398. — Rapports d’Herqué à Zurlinden, 399. — X. L’agitation contre le procès de Picquart gagne les Chambres ; démarche des présidents des groupes républicains du Sénat, 400. — Interpellation à la Chambre ; discours de Millerand, 401. — Discours de Poincaré, 402. — Réplique de Cavaignac, 405. — Discours de Dupuy et vote de l’ordre du jour de confiance, 407. — Intervention de Waldeck-Rousseau au Sénat, 408. — L’urgence sur la motion de Waldeck-Rousseau est repoussée ; rectifications au scrutin ; en fait, l’urgence avait été prononcée, 409. — Requête de Picquart en règlement de juges, 410. — La Chambre criminelle rend une ordonnance de soit communiqué qui implique l’ajournement du procès ; Picquart sauvé des juges militaires, 412.




I

À chaque tournant, la Justice s’est heurtée à une embûche. Trois ministres de la Guerre ont jeté leur porte-feuille dans la balance. Le principal témoin de Dreyfus est en prison. La canaille a été mobilisée par un prince. Rien n’y a fait. Ni les combattants de la première heure, ni Brisson, ni les juges ne se sont laissé intimider. — Ni le Gésu ni la haute armée ne désarmèrent.

Faure continua son double jeu. Il avait trouvé, à l’usage des quelques revisionnistes qui s’aventuraient encore à l’Élysée une maxime commode : « Le Président écoute et ne répond pas. » Ou il commentait la consigne qu’il avait dictée à sa maison militaire : « La loi est tout. L’armée n’existe que par la loi. C’est la loi qui ordonne l’obéissance aux chefs ; la loi seule fait la force de l’armée… L’armée n’est ni Dreyfus, ni Esterhazy, ni Henry, ni Du Paty. C’est la servir que de condamner ceux qui la déshonorent[1]. » Déroulède, qui s’était offert, sans même en obtenir de réponse, à Casimir-Perier[2], avait voulu se servir également de Faure : « Il faut tirer ce pays de l’oligarchie parlementaire, faire un coup d’État pacifique. » Faure l’éconduisit, sans le décourager : « Je connais comme vous le mal dont souffre le pays, mais je suis le serviteur de la Constitution ; elle m’a nommé, je ne puis pas y porter atteinte[3]. » Brisson tombé, Faure consulta, selon le protocole, les présidents et vice-présidents des deux Chambres, quelques personnages consulaires, puis appela Dupuy.

Il lui était reconnaissant de l’avoir fait autrefois, et pour la première fois, ministre, le recevait dans le particulier, le savait homme de résolution et fertile en ressources, bref le tenait tout prêt.

Cela sembla une gageure. Tombé du pouvoir et des honneurs aussi lourdement qu’il y était soudainement monté (en deux ans, deux fois président du Conseil, président de la Chambre, presque président de la République), Dupuy avait paru condamné à n’y plus revenir. On exagérait maintenant sa médiocrité. Il dégageait l’insécurité. Surtout, il était l’auteur, avec Mercier, du procès de Dreyfus.

Son erreur, s’il en fût convenu, eût anobli son retour dans ce moment. Mais les grosses forces étaient encore de l’autre côté. Il avait la notion de l’État, sans laquelle il n’y a point de politique, mais admettait la raison d’État qui la déshonore.

Les votes de la Chambre indiquaient Ribot, par leurs contradictions et par les siennes. S’il avait contribué à la chute de Brisson, il avait signé le premier l’ordre du jour sur la suprématie du pouvoir civil ; s’il avait voté naguère avec Méline et avec Cavaignac, il s’était enfin déclaré pour la Revision.

Il était tellement désigné, que Dupuy, pour se faire accepter lui-même, pour ne pas outrer trop vite les revisionnistes, commença par lui offrir le portefeuille de la Justice. Ribot, bien qu’il n’eût nulle inclination à rentrer aux affaires dans ces circonstances, et avec l’épais et madré politicien, promit son concours. Malgré la faiblesse qui lui venait dès qu’il était ministre, Ribot, cette fois, se serait retrouvé l’élève de Dufaure. Sa femme l’eût encouragé. On citait d’elle ce mot qui fit scandale à l’Élysée : « Si j’avais une fille, je la donnerais au colonel Picquart[4]. » Aussitôt, la presse nationaliste le dénonça comme aux gages à la fois de l’Angleterre et des juifs[5].

Les groupes républicains, dans les deux Chambres, adoptèrent des motions très nettes : ils soutiendront un cabinet qui maintiendra « la suprématie du pouvoir civil, la séparation des pouvoirs, le libre fonctionnement des institutions judiciaires[6] ».

Il fallait se résigner à promettre la justice ou ne pas essayer de vivre.

Le choix de Ribot eût paru une promesse. Dupuy rassura encore plus, endormit les méfiances, atténua le fâcheux effet de sa résurrection, en proposant le ministère de la Guerre à Freycinet.

Il n’y avait alors qu’un cri parmi les républicains pour mettre un civil à la Guerre et que ce fût Freycinet. Depuis six ans qu’il vivait dans la retraite, dont il avait déjà, à plusieurs reprises, fait un art, cachant sous une jolie dignité ses rancunes contre le destin qui avait rompu brutalement « l’ordonnance savante et souple de sa vie »[7], et amusant son esprit à de belles études de philosophie scientifique, on se souvenait seulement de ses talents, de son adresse à débrouiller, sans qu’on s’en aperçût, les nœuds compliqués, à décortiquer les problèmes, à prendre doucement les hommes et à obtenir d’eux, à leur insu, le contraire de ce qu’ils eussent voulu. On le savait, par quelques propos discrets, favorable à Dreyfus. Comme il ne s’était jamais mêlé d’aucune affaire sans qu’il y fût obligé par sa fonction ou son métier, les revisionnistes ne lui reprochaient pas, comme à d’autres, « le crime de la lampe qui n’a pas été allumée et du rein qui n’a pas été ceint[8] ». Il était protestant, mais sans inquiéter les catholiques. Les chefs militaires, qui ne furent jamais plus souverains que sous lui, ne le discuteront pas. Même ses défauts, son manque de décision, son goût pour l’interlocutoire, qui fait partie de la sagesse, mais qui ne l’est pas tout entière, semblaient, dans ces circonstances, redevenir des qualités.

Écarté par Cavaignac dans la crise qui suivit la chute de Méline[9], la vieille coquette, se sachant cette fois indispensable, se fit désirer pendant deux jours. Dupuy se retourna vers Saussier, qui, comme d’ordinaire, refusa, et désigna Freycinet. Il fallut que Faure lui-même intervînt officiellement ; il manda Freycinet à l’Élysée, le caressa, se fit promettre une réponse ferme pour le lendemain, publia aussitôt sa démarche, qui le faisait l’obligé de l’homme nécessaire, grandissait encore le revenant[10].

Avec Freycinet à la Guerre et Ribot à la Justice[11], le souple vieillard et l’élégant doctrinaire se soutenant l’un l’autre[12], pendant que la rude poigne de Dupuy, à l’Intérieur, eût mâté les braillards, l’œuvre commencée par Brisson se fût achevée sans trop de heurt. Ce n’était pas ce que Drumont attendait de Félix Faure. Au contraire, Freycinet, sans Ribot, c’était le recommencement des défaillances.

Dupuy multiplia les visites, consulta les oracles, Méline, Bourgeois, Deschanel, Poincaré, qui tout de suite fit savoir qu’il n’entrerait dans aucune combinaison, Constans, qui ne s’y fût pas refusé. Il se donnait ainsi l’apparence d’un homme de conciliation qui a réfléchi dans la disgrâce, renoncé à ses brusqueries d’autrefois. Les radicaux opposèrent leur veto à Barthou, pour les avoir combattus aux élections et pour avoir renversé Brisson. Dupuy en fut enchanté, n’ayant pas oublié le coup du jeune Béarnais, en 1895, qui provoqua sa chute et la démission de Casimir-Perier. Bien-qu’il eût voté lui-même contre Brisson, il tint beaucoup à garder plusieurs de ses ministres, Delcassé et Lockroy, — à cause de l’affaire de Fachoda, — Peytral qui se fit prier, Viger, sans qui l’on n’eût pu semer les blés d’hiver[13]. Pour faire équilibre à ces quatre radicaux, il s’adjoignit quatre modérés, Krantz et Guillain, fort hostiles à la Revision, Leygues et Delombre, favorables. Cavaignac se remua beaucoup, mais sans trouver d’autre appui que Rochefort : « Le peuple l’imposera[14]. » Mais personne n’en voulait plus entendre parler. Enfin, quand cette cuisine fut achevée et l’acceptation de Freycinet définitive, il rendit sa parole à Ribot, sous prétexte que le nouveau ministre de la Guerre se trouverait mal à l’aise avec l’ancien président du Conseil qui l’avait autrefois « débarqué », aux heures sombres où il était attaqué dans son honneur. Il n’osa pas le lui dire en face, le lui écrivit, comme il sortait ; d’une nouvelle conversation où ils s’étaient trouvés d’accord. Il tenait en réserve pour ce grand ministère de la Justice un député obscur, Lebret, professeur de droit à Caen, qui s’était prononcé violemment contre la Revision ; Drumont l’honorait « comme un honnête homme et un bon citoyen »[15]. Il avait été, en 1885, candidat avec moi, sur la même liste, en Seine-et-Oise ; et, comme on le lui reprocha dans le Calvados, où il avait émigré, il s’écria : « Je ne suis ni juif ni franc-maçon ; je blâme hautement les agissements des Reinach et des Trarieux, et, comme tous les bons Français, je suis indigné par la campagne menée par un Syndicat de sans-patrie en faveur d’un traître et dans le but de déconsidérer l’armée[16]. » Les autres ministres, réinstallés ou promus, n’objectèrent pas à ce choix.

Quand Dupuy revint à l’Élysée, le cabinet était constitué ; Faure lui prit la main et, la plaçant sur son cœur, lui fit constater qu’il battait à se rompre, dans l’anxieuse attente.

Une note officieuse, presque ironique, précisa que Dupuy, dans une visite « amicale » à Ribot, l’avait remercié de la façon gracieuse et désintéressée dont il avait bien voulu se mettre éventuellement à sa disposition »[17].

Dupuy lui-même avait fait partie du ministère, présidé par Ribot, qui se sépara de Freycinet, de Burdeau et de Loubet. Il fut associé à l’opération. Freycinet fût rentré avec Ribot, mais préféra Lebret, il ne tenait pas à provoquer les colères de Drumont ; elles lui avaient coûté assez cher, à l’époque où cet accident était survenu. Il ne pensait pas volontiers à ces choses, à cet Esterhazy, alors inconnu, qui lui avait porté les avertissements de Drumont, dont il avait satisfait aussitôt les exigences, mais qui n’avait pas obtenu des gens de la Libre Parole qu’ils fissent grâce[18].

II

Bien accueilli par le centre, avec méfiance par les radicaux, et par les socialistes avec des injures, Dupuy se présenta fort tranquillement devant les Chambres[19]. C’était sa force de ne s’étonner de rien. (De quoi se fût-il étonné, puisqu’il se trouvait pour la troisième fois premier ministre ?) Il avait du courage, qui allait à la brutalité, un gros bon sens qui passait jusqu’au cynisme, et de la ruse, qui n’était pas toujours adroite.

La substance de sa déclaration fut que l’armée, « qu’il défendra contre les attaques et d’injustes solidarités », « ne peut travailler utilement que dans le recueillement et le silence », et « que l’œuvre de la justice ne demande pas moins de calme et moins de respect ». Aussi bien, « cette affaire ne saurait absorber plus longtemps les préoccupations du pays ». Il exposa un programme de réformes qui eût suffi à honorer une législature, mais qui parut précaire. Les pensées étaient ailleurs. Le matérialisme politique le plus robuste ne résistait pas à cette inflammation générale.

Mirman interpella, parla longuement de tout pour ne rien dire, sans qu’on sût s’il était pour ou contre le ministère, méchant à son ordinaire, soutenu à gauche quand il parla des influences cléricales dans l’armée, à droite quand il conseilla de perquisitionner chez « certains capitalistes puissants », chez Rothschild et chez moi.

Dupuy répondit par un solide discours de bonne humeur. Il ne réclame pas de nouvelles lois répressives pour protéger l’armée, « bien qu’on lui attribue le tour de main nécessaire », et il fera observer les décisions des magistrats. Enfin, il « s’appuiera seulement sur une majorité républicaine ». Cassagnac : « Vous aviez le fusil sur l’épaule droite ; vous l’avez sur l’épaule gauche. » Dupuy : « Dans une armée en marche, quand on est fatigué d’avoir le fusil sur une épaule, on le met sur l’autre. » On rit, les socialistes prirent acte de ses promesses, et 413 voix[20] l’approuvèrent de ne vouloir gouverner qu’avec les républicains.

La Chambre criminelle avait décidé la veille qu’elle procéderait elle-même à l’enquête complémentaire sur Dreyfus, comme le voulait la loi. On a vu que Cavaignac, du premier jour, parla de la dessaisir. Barthou, dans son discours aux progressistes, avait protesté contre une telle hérésie. On crut alors qu’il n’en serait plus question. Cependant Faure avait recueilli l’idée au passage, et tout de suite, deux de ses amis personnels, Goujon, député de Rouen, et Gerville-Réache, député de la Guadeloupe, déposèrent des propositions dans ce sens. Le Normand demandait l’institution d’un tribunal suprême, composé du premier président de la Cour de Paris et de vingt conseillers généraux, tirés au hasard sur une liste annuelle, faisant fonction de jurés. Le mulâtre attribuait le droit de revision aux chambres réunies de la Cour de cassation ; « la loi sera applicable même aux procédures commencées ou en cours au moment de sa promulgation[21] ».

Dupuy et Lebret annoncèrent « qu’ils combattraient ces motions au fond ». Lebret ne dit qu’un mot ; Dupuy insista : « Nous avons déclaré que nous sommes respectueux de la justice ; nous ne donnerons pas l’exemple du contraire… »

À l’État-Major, Freycinet remplaça Renouard par le général Brault, son ami personnel et celui de Galliffet, le créateur de la fameuse « division de fer » à Nancy.

Tout cela était de nature à fort rassurer les revisionnistes.

Les amis de la paix extérieure le furent également. C’était l’immense majorité de la nation, aigrie contre l’Angleterre, mais sourde, de propos très délibéré, aux excitations belliqueuses des nationalistes et de quelques officiers dont le duc de Broglie disait qu’ils pousseraient moins vivement à une guerre qui ne serait pas maritime. On savait l’énormité des forces anglaises, notre infériorité certaine, malgré les tardifs efforts du ministère de la Marine. (Les dépenses qui furent engagées alors et jusqu’à la fin de l’année pour parer au plus pressé, une soixantaine de millions, le furent sans un vote des Chambres, d’accord avec leurs présidents et avec les rapporteurs généraux des commissions financières.) Delcassé avait demandé à Sir Edmond Monson, que l’un des officiers de Marchand fût autorisé à venir au Caire, où il recevrait des instructions[22]. Cela fut accordé. C’était un grand mois de gagné, c’est-à-dire le temps pour les esprits de réfléchir et de se résigner. Le capitaine Baratier fut ensuite mandé à Paris[23] ; il fit route avec le Sirdar lui-même, que son gouvernement avait également convoqué. Celui-ci ne se taisait ni de son admiration pour la mission française, ni de son étonnement qu’une pareille entreprise eût été tentée et exécutée avec d’aussi faibles moyens, 120 hommes, dont une douzaine d’Européens, campés maintenant sur une étroite bande de terre entourée de marais et complètement coupée de l’intérieur. Kitchener se louait de la courtoisie des officiers français à son égard ; ils l’avaient galamment accueilli et félicité de sa victoire d’Omdurman, mais « leurs prétentions d’avoir occupé les provinces du Bahr-el-Ghazal seraient ridicules, si leurs souffrances pendant leur périlleux voyage ne rendaient pathétique la futilité même de leur effort ». Si la destruction du Mahdi avait été retardée de quelques jours, « Marchand et ses compagnons auraient été massacrés par les derviches »[24]. Tout cela n’était que trop vrai. Et non seulement Baratier le confirma, mais Marchand lui-même, comme s’il s’était méfié de quelque gasconnade, quitta son camp et courut au Caire[25]. En Angleterre, le Gouvernement, l’opposition, l’opinion se montrèrent inflexibles. Point de tractation tant que le drapeau français flottera sur Fachoda. Dupuy et les nouveaux ministres proposèrent que la question fut tranchée tout de suite. Freycinet trouva une heureuse formule qui fut insérée dans la déclaration : « Notre politique extérieure, préoccupée de proportionner ses efforts à la valeur du but, s’inspirera des intérêts bien compris du pays. » À la même heure, à Londres, Courcel se rendit chez Salisbury : « Son gouvernement était arrivé à conclure que l’occupation de Fachoda n’avait pas de valeur pour la République[26]. » Le soir, au banquet de Guildhall, le premier ministre donna la nouvelle. Il rendit hommage à la sagesse de la France.

C’est ce que les nationalistes appelèrent « l’humiliation, la honte de Fachoda ». On annonça d’abord des interpellations, mais Delcassé obtint qu’elles fussent retirées[27].

Marchand, que Baratier rejoignit au Caire, reçut l’ordre de regagner son camp et de continuer, par l’Abyssinie, jusqu’à la mer Rouge.

Quelques mois plus tard[28], Cambon, qui avait remplacé Courcel à Londres, signa un arrangement équitable et pratique. La France, renonçant à faire valoir ses droits sur le Bahr-el-Ghazal, obtenait la reconnaissance de sa souveraineté dans un vaste domaine ininterrompu, en plein continent noir, de la Méditerranée au Congo. L’Angleterre adjugeait à l’Égypte, à elle-même, toute la vallée du Nil.

III

Dupuy, pendant quelque temps, parut résigné à la justice.

Le président Lœw avait reçu, dans les premiers jours d’octobre, un billet anonyme. On lui signalait qu’un huissier, Callé, avait en sa possession une lettre d’Esterhazy, « sur un papier pelure (quadrillé identique à celui du bordereau[29] ».

Le conseiller Atthalin, délégué à cet effet, convoqua l’huissier, qui lui apporta aussitôt la lettre, datée de Rouen, le 17 août 1894, et commençant ainsi : « J’ai reçu, en revenant du camp de Châlons, où j’ai été passer quinze jours… « Une autre lettre, du 11, portait l’entête : « École à feu de la 3e brigade d’artillerie, camp de Châlons. » Esterhazy écrivait : « Je quitte le camp dans cinq jours…[30] ». Callé, l’hiver passé, avait parlé à des amis, qui en déposèrent[31], de ces preuves décisives : le papier pelure, l’écriture, la date approximative du bordereau.

Un agent d’affaires versa au dossier, à la requête de Mornard, une autre lettre d’Esterhazy, de 1892, à un tailleur, sur le même papier pelure[32].

Les experts en papier procédèrent « à l’examen technique » de ces lettres et d’un fragment du bordereau, celui que Cochefert avait détaché, en 1894, pour en rechercher l’origine[33]. Ils conclurent à l’identité[34].

En d’autres temps, calmes, la cause eût été entendue, La justice, pour être édifiée, n’avait pas besoin d’en voir davantage. Les juges eussent à le proclamer, simplement, par un appel impératif au bons sens. Un fait n’est pas renversable. Celui-là suffisait. Dans sept mois, après avoir erré, failli sombrer, à travers la mer des opinions contradictoires, le brouillard des hypothèses et des mensonges, il y faudra revenir. Mais la Chambre criminelle se crut engagée d’honneur à élucider toute l’Affaire.

IV

Elle entendit d’abord les cinq anciens ministres de la Guerre[35]. Ils affirmèrent la culpabilité de Dreyfus. Mercier, très rogue, Cavaignac, dans un interminable discours qui sentait l’huile, Zurlinden, peu informé, prétendirent en faire la démonstration ; Chanoine et Billot s’abritèrent derrière la chose jugée et le secret d’État.

Visiblement, ils s’étaient concertés entre eux, et avec Boisdeffre, surtout avec Roget[36], qui lui-même, comme on l’a vu, tenait sa science d’Henry. Et, visiblement aussi, ils s’efforcèrent de dégager le seul d’entre eux que la loi pénale eût pu atteindre : Mercier. La forfaiture entraîne cinq ans de prison et la dégradation civique. Tous le couvrirent, se solidarisèrent avec lui, alors qu’ils n’avaient eux-mêmes à sauver que leur amour-propre, « le mobile de tout », il est vrai, celui qui oblitère le plus la conscience et la raison.

Devant la Cour, les haines qu’il avait soulevées protégeaient Mercier ; il était presque un accusé. Mais tels étaient son orgueil, son audace et sa profonde politique, qu’il ne voulut point le paraître. Il parla en accusateur, fier de son œuvre, sans qu’un muscle tressaillît de son masque glabre, aux traits aigus et nets, qui semblait d’un vieux César. Son récit fut sommaire, d’une concision voulue et dédaigneuse, mêlé de savantes inexactitudes. Ainsi il chercha à discréditer l’expert Gobert. À plusieurs reprises, il mentit : « Dreyfus, devant Du Paty, reconnut la similitude de son écriture avec celle du bordereau. À partir de ce moment, je n’ai plus eu à m’occuper de l’Affaire. »

Mercier convint d’avoir envoyé Du Paty, après le jugement, chez le condamné pour lui offrir une peine « mitigée », « s’il consentait à révéler ce qu’il avait fait ». Puis, ces aveux, qu’il n’avait point voulu vendre à l’envoyé du ministre, le juif, quelques jours après, les aurait faits, pour rien, à un gendarme inconnu. « Je donnai l’ordre à Lebrun-Renaud de rapporter le propos qu’il avait entendu au Président de la République et au président du Conseil. »

Bien que Dupuy ni Casimir-Perier n’eussent encore rompu leur silence, des conseillers s’étonnèrent : « Pourquoi n’avez-vous pas dressé procès-verbal de cette déclaration ? — C’était une affaire terminée ; on ne pouvait pas prévoir que toute une race se solidariserait plus tard avec Dreyfus. »

Il savait qu’il froissait ces juges ; mais il ne parlait pas pour eux.

On écouta d’abord sans l’interrompre ; bientôt les questions se pressèrent, sur l’agent qui avait apporté le bordereau, sur le personnage étranger qui avait révélé que le traître faisait partie du deuxième bureau. Il refusa de nommer ces auxiliaires précieux (Brücker ou la Bastian, et Val Carlos) ; il « craindrait de désorganiser un service important qui intéresse la sûreté de l’État ».

Tel était l’art particulier de tous ces hommes, mais nul ne le poussa plus loin que lui ; ils couvraient leurs supercheries et leurs faux d’un étalage de patriotisme.

Il acheva sa déposition sans dire un mot de la communication des pièces secrètes. Ce silence déconcerta. Lœw osa l’interroger. Mais il ne broncha pas, comme cuirassé d’arrogance, ayant prévu la question et préparé, avec quelque avocat, Tézenas ou Ployer[37], son refus d’y répondre : « La demande en revision est limitée aux moyens tirés du faux commis par Henry et de la contradiction des expertises ; c’est sciemment que le garde des Sceaux n’a point relevé la communication qui aurait été faite de pièces secrètes, malgré la demande que lui en avait adressée Mme Dreyfus. » Et comme Lœw insista, ne s’arrêtant ni à l’autorité évoquée de Sarrien, ni à cette hypocrisie juridique, Mercier, de ses yeux étroits, lui jeta un regard de défi : « Je persiste dans ma déclaration ; je ne crois pas que la Cour ait à s’occuper de cette question. » À la demande si les pièces portées par Cavaignac à la tribune avaient figuré dans la procédure judiciaire, il dit que non ; si elles furent soumises au conseil de guerre, il ne voulut rien dire.

En terminant, il formula cet avis, qui parut seulement une sottise : « Il est impossible qu’Esterhazy soit l’auteur du bordereau ; même s’il l’avait écrit, il ne pourrait connaître les documents qui ont été livrés[38]. »

Aucun des juges ne chercha à s’éclairer. Au dehors, quand cette phrase fut connue, les initiés comprirent très bien.

Mercier, à l’en croire[39], n’aurait rien su, en 1894, du Bordereau annoté ; Boisdeffre, dès lors, ne lui aurait montré le faux qu’en 1896, après l’aventure de Picquart, en même temps qu’à Félix Faure. Mais un crime de plus n’était pas pour lui faire peur. Il portait toujours sur lui la photographie du faux[40], ne la faisait voir qu’à bon escient, aux forcenés, à des imbéciles et à des femmes.

Billot, à son ordinaire, s’évada dans des phrases : « En mon âme et conscience, Dreyfus est coupable… L’affaire a été menée avec un soin scrupuleux… J’ai, au-dessus de mes devoirs de soldat, des secrets d’État… La découverte du faux m’a surpris, ému, affligé, mais sans me faire croire à l’innocence de Dreyfus… La femme voilée existe…[41]. »

Au contraire de Mercier, Cavaignac croyait ce qu’il avait inventé. La complicité de Dreyfus et d’Esterhazy, comme on l’a vu, c’était sa manière de s’expliquer à lui-même que le bordereau fût de l’écriture d’Esterhazy. Cependant il gardait cette version pour lui et quelques amis, comme Mercier celle du bordereau annoté. Bien que Cavaignac lui fût très attaché, Boisdeffre ne s’était pas ouvert de la lettre impériale à l’imprudent qui avait porté l’autre faux d’Henry à la tribune. Cavaignac avait sa glose personnelle qui suffisait à le convaincre (ou à lui faire dire) « qu’alors même que le bordereau serait l’œuvre matérielle d’Esterhazy, il n’y aurait pas de conclusions à en tirer en faveur de l’innocence de Dreyfus[42] ».

C’est ce qu’il avait raconté déjà à la Chambre, mais sans donner la clef de l’énigme, et il ne la donna pas davantage aux juges, qui durent se contenter de ceci : « Il faudrait imaginer une hypothèse pour concilier les deux faits, soit celle d’une imitation d’écritures (le système des experts de 1897), soit celle d’une copie[43]. » Il entendait par là que Dreyfus lui-même avait fait copier le bordereau par Esterhazy.

De toutes les qualités que Cavaignac croyait posséder, aucune ne lui était plus chère que sa connaissance des questions militaires. Il l’étala, parlant à ces robins du haut de sa science, pensant les éblouir par une argumentation technique, et fort inconscient du ridicule de ce ton d’augure, après son énorme bévue.

Il développa, pendant deux longues audiences, qu’il était « matériellement impossible » qu’Esterhazy « eût commis l’acte de trahison[44] ». « Dans les usages courants du ministère de la Guerre, le mot note s’applique à des documents extrêmement importants. » Ceux que vise le bordereau « traduisent la vie même de l’État-Major pendant les mois de juillet et d’août 1894 ». « C’était l’ennemi installé là, au cœur même des secrets de la défense nationale, et y puisant à pleines mains. » Vingt fois, il revint sur ces prétendus secrets : le frein hydraulique du 120, les troupes de couverture, le manuel d’artillerie.

Bard et Manau avaient paru mettre en doute l’authenticité du bordereau. Il releva cette erreur, s’appuyant sur « l’honorabilité » de l’agent qu’on appelait « la voie ordinaire », et sur la déclaration d’Henry, « qui aurait été incapable de fabriquer un tel document ». Le bordereau est arrivé « en fragments », avec d’autres pièces. Comme Mercier, qui en avait rejeté le tort sur d’Ormescheville, Cavaignac convenait que le bordereau n’était plus du printemps de 1894. « Avec une certitude presque mathématique », les documents eux-mêmes nomment Dreyfus : « d’abord parce que, sur cinq des sujets traités, trois sont relatifs à l’artillerie… » ; ensuite, parce que ces sujets, si variés, ont été précisément étudiés par les stagiaires dans les bureaux de l’État-Major. » — Comme il écarte la question d’écriture, il n’y a pas plus de raison, dans ce système, d’attribuer le bordereau à Dreyfus qu’à ses camarades d’alors, Lemonnier, de Fonds-Lamothe, Maumet, Souriau et Putz, dans les mêmes conditions techniques et professionnelles que lui, stagiaires comme lui à l’État-Major, artilleurs comme lui[45]. — « Après l’arrestation de Dreyfus », une seule fuite a été constatée, mais qui « devait se reporter à une époque antérieure ». Cavaignac applique les pièces secrètes au juif, mais lui aussi, cet homme si consciencieux et si intègre, il n’a pas plus cherché que Billot à savoir si elles ont été communiquées aux juges[46].

Zurlinden, au moins, s’était informé si la forfaiture avait été commise ; mais « il n’avait pu recueillir aucune espèce de renseignements à cet égard ». « C’est peut-être une simple légende. » Selon lui, le bordereau est de l’écriture normale de Dreyfus, un peu incertaine au recto, « parce qu’il était obligé de se servir de sa main gauche pour transcrire exactement les notes ». « Les experts de 1894 ont opéré dans le calme ; ceux de 1897, au bruit des passions. » Sur les notes du bordereau, il adopte les déductions de Cavaignac, « la théorie des trois enceintes » (artillerie, État-Major, stage), « Le bordereau ne peut pas être l’œuvre d’un officier de troupes, ni d’Esterhazy ni d’Henry[47]. »

Toutefois, il convint qu’Henry avait agi dans l’intérêt d’Esterhazy, et déplora « des dissentiments qui finiraient par tourner aux haines de religion ».

Pour Chanoine, sa conviction était fondée sur des renseignements oraux et des documents « qui ne pouvaient être divulgués sans de graves inconvénients ». La sécurité de l’État s’en trouverait compromise, et « les relations extérieures de la République[48] ».

Chanoine connaissait peut-être, Zurlinden ignora certainement le bordereau annoté. Des détournements d’Henry, dont Cavaignac avait eu la preuve par Gonse, de la caisse noire qui expliquait tant de dévouements patriotiques, pas un mot.

Ces dépositions consternèrent la majorité des conseillers ; ils avaient espéré (contre eux-mêmes, contre leur conviction déjà profonde) que ces anciens chefs de l’armée leur apporteraient au moins une explication de leur erreur.

V

Un incident se produisit, qui marquait chez Dupuy beaucoup plus de mauvaises intentions que de bonnes.

La crise de désespoir, où Dreyfus était tombé en septembre, avait été passagère. Dès le 1er  octobre, s’étant ressaisi, il adressa un nouvel appel « à la loyauté « de Boisdeffre, le conjurant « de lui donner une réponse ferme et franche, par conséquent définitive », et lui « offrant sa vie ». En remettant la lettre à Deniel, il dit sa conviction que « Boisdeffre le ferait, cette fois, réhabiliter », que son ancien chef « y mettrait toute sa bonne volonté et tout son cœur », et que, « si cela avait duré si longtemps, c’est que les passions étaient en jeu »[49].

Il traversait maintenant, par contre-coup, une crise d’espoir.

Le gouverneur le fit aviser qu’il recevrait bientôt une réponse. Il écrivit aussitôt à sa femme une lettre joyeuse : « Dans le moment solennel où tu apprendras que le calme, le repos, la vie que tu méritais te sont enfin rendus, dis-toi qu’il y a au loin un cœur de Français, de soldat, dont les fibres vibrent avec celles de ton cœur[50]. » Il consulta ensuite son bourreau, qui, informé, sentant que sa victime allait lui échapper, redoubla de dureté : « Je ne puis m’engager dans des conversations défendues par le règlement, surtout quand vous avez pour habitude de tout dénaturer, ainsi que je tiens à le faire constater devant témoins[51]. » Il lui reprocha de douter de Boisdeffre.

Dreyfus en fut bouleversé, s’en défendit dans une longue lettre, Il n’a pas cessé de mettre sa confiance en Boisdeffre ; toute sa correspondance en témoigne ; il a dit à sa famille : « Les esprits se sont certainement aigris de part et d’autre… », et à Deniel lui-même : « S’il y a quelqu’un qui aurait le droit d’avoir l’esprit aigri, c’est moi, et je ne l’ai pas. » Il termine par ces mots : « J’ai le cœur assez brisé ; si vous voulez le briser encore davantage, faites-moi donner un flacon de cyanure de potassium. Je vous jure que je vous en remercierai, car j’aurai enfin cessé de souffrir. »

C’était le 30 octobre, le lendemain de l’arrêt de la Cour qui déclarait recevable la demande de revision.

Quatre jours après, il reçut le courrier de septembre. Le ministre des Colonies avait laissé passer, cette fois, une lettre plus explicite de Lucie ; elle annonçait que des événements graves s’étaient produits, qu’il les saurait plus tard, que le Gouvernement avait accepté sa requête en revision. Deniel lui remit ce courrier, ouvert, qu’il avait lu, « conserva le mutisme le plus complet »[52]. Dreyfus, tremblant de joie, remercia sa femme « de la grandeur d’âme, de la noblesse de caractère qu’elle avait montrées dans ces tragiques circonstances… Il n’y a point ici-bas d’idéal auquel une âme de femme ne puisse s’élever, qu’elle ne puisse dépasser… Quand tu recevras cette lettre, je pense que tout sera fini[53]. »

Le 10 novembre, Lucie Dreyfus fut mandée au ministère des Colonies. Elle s’y rendit en compagnie de sa belle-sœur Suzanne, la femme de Mathieu. Un fonctionnaire leur donna lecture d’un résumé, d’ailleurs inexact, de la lettre de Dreyfus du 24 septembre au gouverneur, celle où il déclarait qu’il n’écrirait plus, même à sa femme[54]. Le brave homme, en lisant, essuyait une larme.

Brisson avait promis d’aviser Dreyfus dès que la Cour de cassation aurait rendu son arrêt ; démissionnaire, il avait négligé de le faire. Lucie demanda si le nouveau Gouvernement avait tenu cette promesse. On lui répondit que non, que son mari ne savait rien, et qu’elle ne pouvait être autorisée à télégraphier elle-même. Elle le vit mourant, la raison perdue (pour avoir pu dire qu’il ne lui écrirait plus), alors que la connaissance de l’arrêt l’aurait sauvé.

Le lendemain[55], je me rendis de sa part chez Dupuy, certain qu’il enverrait aussitôt la dépêche. Il était à l’Élysée, au conseil ; son frère, Adrien Dupuy, lui transmit, à son retour, ma demande. Il refusa. Il n’était pas méchant, plutôt bonhomme. Mais les journaux à grand tirage étaient rédigés comme par des Canaques[56]. « La Cour de cassation, me fit dire Dupuy, a sursis à statuer sur la mise en liberté du déporté ; le président du Conseil n’a pas le droit de modifier en quoi que ce soit la situation de Dreyfus. »

Je publiai le « simple récit » des faits, qui fit passer un grand frisson[57].

Dupuy, devant le haro des braves gens, la stupeur de quelques-uns de ses collègues, s’irrita, mais ne broncha pas. La Cour de cassation intervint alors (le surlendemain), ordonna que Dreyfus fut informé, « par voie rapide », de l’arrêt qu’elle avait rendu et qui lui serait transmis, avec une expédition de la requête en revision. De plus, « il sera invité à préparer ses moyens de défense »[58].

Cavaignac, en sortant de ses deux audiences, avait dit que « c’était fini », l’affaire entendue[59]. Cette injonction d’entrouvrir le sépulcre parut, ce qu’elle était en effet, à la fois une réponse à cet halluciné et une leçon à Dupuy, sourd à la pitié[60].

Déroulède, avec Cavaignac et Lasies, voulut interpeller, sommer le Gouvernement de ne pas exécuter la décision de la Cour. Dupuy, de sens plus rassis, eut beaucoup de peine à les calmer[61].

Comme l’incident avait été soulevé par moi, il fut manifeste que la Cour suprême était aux ordres du Syndicat. Mercier précisa qu’elle avait été achetée « depuis trois ans ». Drumont et Rochefort n’appelaient plus le président Lœw que « le juif Lévy (5) ». Un juif authentique, Arthur Meyer, publia ce commentaire : « Les juges de la Cour de cassation ont entrepris, par haine du sabre, comme ils disent, de déconsidérer l’armée, d’affaiblir la discipline, d’enlever aux hommes la confiance dans leurs chefs, de décourager les dévouements les plus tenaces[62]. »

Manau, dans son réquisitoire d’octobre, avait proposé que « la peine de Dreyfus fût suspendue ». cette décision, irréprochable en droit, eût centuplé la portée de l’arrêt. Pour beaucoup, Dreyfus, au bagne, restait coupable. Libre, rentré en France, il devenait, du coup, innocent. Il n’était que juste de l’appeler lui-même devant la Cour. Qui mieux que lui eût répondu à ses accusateurs ? Il était sans intérêt que sa présence à Paris fût pour le Gouvernement un embarras. Il n’aurait pas été plus écharpé, comme Déroulède et Rochefort l’en menaçaient, qu’il ne le fut plus tard. La police l’eût gardé, comme elle gardait Lœw, Manau, Bard, tous les conseillers dont Drumont avait publié les adresses pour les désigner à la canaille[63]. La Chambre criminelle n’eût pas été plus vilipendée pour avoir fait mettre Dreyfus en liberté, qu’elle ne le fût pour avoir ordonné de l’avertir.

Ce fut Deniel qui remit la dépêche officielle[64] à Dreyfus (16 novembre), « sans lui adresser la parole »[65]. Un sourire éclaira cette triste figure. Cela fit mal au bourreau, qui s’éloigna. Dreyfus pleura, se reprit, rappela Deniel. Il est, depuis quatre années, rayé du monde des vivants ; il ne sait toujours rien du drame dont il est le héros ; il prie cet homme qui, lui, est au courant, qui reçoit des journaux, de lui expliquer les derniers mots du télégramme, où il est invité à produire ses moyens de défense ! « Que s’est-il passé ? Que faut-il dire ? »

Alors Deniel goguenarde : « Si vous, l’intéressé, vous n’avez rien à répondre et ne trouvez pas matière pour rédiger un mémoire, comment voulez-vous que moi, ignorant du jugement qui vous a condamné, je puisse vous guider dans cette affaire ? » Il note, dans son rapport, que Dreyfus lui a paru très embarrassé, inquiet… Toutes ses lettres ont été copiées les unes sur les autres, de manière à ne pas être pris en défaut. Jamais il n’a fourni un argument quelconque pour sa défense. Il s’est toujours enfermé dans les phrases traditionnelles… »

Toutes autres lui étaient défendues, toute allusion au fait précis dont il était accusé. Deniel le savait. Et Dreyfus ne connaissait encore que le bordereau, — ni les pièces secrètes, ni les aveux, ni les faux d’Henry, ni le nom même d’Esterhazy. Même la copie qu’il avait prise du bordereau lui avait été enlevée, à l’île de Ré ; il en avait presque oublié le texte.

Il télégraphia à sa femme, à Demange. Quelques jours plus tard[66], il fut autorisé à circuler, non pas dans l’île, comme l’avait réclamé Trarieux, mais « dans l’enceinte du camp retranché », c’est-à-dire le couloir qui entourait la caserne des surveillants et sa case et que bordait un torchis de pierres sèches, à environ un mètre de hauteur. Depuis deux ans, il n’avait vu que les quatre murs de son bagne. Il revit la mer et « la maigre verdure des îles »[67].

VI

Pendant que la Chambre criminelle commençait son enquête, Tavernier s’apprêtait à clôturer la sienne.

Henry, comme je l’ai raconté[68], quand il eût gratté l’adresse du petit bleu, oublia de détruire les photographies que Picquart en avait fait prendre par Lauth et qui ne portaient trace d’aucun grattage. Aussi bien ne le pouvait-il déjà plus, après avoir appelé l’attention des chefs sur ces épreuves que Picquart, selon Lauth et lui, avait voulu falsifier. À la réflexion, Henry comprit que son « grattage » était une sottise, et dangereuse. Au contraire, Roget, méridional sans réflexion, sortit à la fois les photographies et la carte-télégramme (sans se douter que les deux accusations se détruisaient l’une l’autre) ; bien plus, bavard et emporté, il grossissait tout et poussait les autres témoins à amplifier. Ainsi Junck soupçonnait maintenant Picquart d’avoir voulu supprimer l’original du petit bleu et présenter seulement aux chefs la photographie retouchée. Billot s’en serait contenté, — comme Mercier de celle du bordereau sur papier fort.

Des experts furent enfin désignés, Tavernier leur remit le petit bleu, la note au crayon, des spécimens de l’écriture de Picquart et de Schwarzkoppen, et les photographies de Lauth[69], qui ruinaient tout ; mais Tavernier n’avait point aperçu la contradiction, étant aussi dépourvu de jugement que de scrupule. Peut-être comptait-il sur les experts. Mais les beaux jours de Ravary étaient passés. Les experts (Lhôte, Charavay, Couderc, Varinard lui-même) n’étaient plus hommes à se faire dicter leurs conclusions. Elles furent catégoriques.

En effet, si le chimiste constata que la partie intacte du petit bleu n’était pas écrite avec la même encre que celle des surcharges, « il lui fut impossible de faire revenir sur le papier aucune parcelle des caractères supposés grattés ». Et, pareillement, les experts en écriture « cherchèrent vainement, à l’aide du microscope et de la loupe, à reconstituer (sous lesdites surcharges) une lettre quelconque ». Ils furent donc unanimes à repousser l’hypothèse qui, la première, leur était venue à l’esprit, d’un nom substitué à un autre sur l’adresse. Le nom d’Esterhazy a été simplement récrit sur le nom d’Esterhazy. Bien plus, comme les surcharges sont, de dates différentes, les unes anciennes, qui se trouvent déjà sur les photographies tirées par Lauth, les autres plus récentes, qui ne figurent pas sur les clichés, mais comme elles sont les unes et les autres écrites avec la même encre (à base de campêche), tandis que le reste de la carte-télégramme est écrit avec de l’encre à base de noix de galle, il en résulte que l’auteur des surcharges a trempé sa plume dans l’encre qui a servi aux retouches photographiques. Il a suivi ensuite, pour récrire le nom sur l’adresse, le tracé des lettres primitives ; seuls, les intervalles des lettres ont été grattés. Enfin, si les experts hésitent à attribuer l’écriture de la carte à Schwarzkoppen, ils se refusent formellement à l’imputer à Picquart[70].

On disait autrefois de la vérité « qu’elle jette, lorsqu’elle est à un certain carat, une manière d’éclat auquel l’on ne peut résister »[71]. Tavernier s’obstina à n’en point faire état, et il y fut aidé par Lauth et par Roget. Tous deux virent très bien que le faussaire, encore une fois, c’était Henry, et qu’il avait, à son ordinaire, mal combiné sa supercherie ; mais ils n’en dirent rien. Lauth avait précédemment affirmé : « Je n’ai retouché aucun mot du petit bleu pour les besoins de la photographie[72]. » Bien que ses propres clichés[73] lui donnassent le démenti, l’ami d’Henry persista à nier. Il nia de même qu’il eût trouvé, dans le même cornet que le petit bleu, la lettre au crayon noir signée de la même initiale et manifestement relative à la même affaire[74]. (Dans le même cornet, les deux pièces s’authentiquaient l’une l’autre.) Pour Roget, comme si les experts n’existaient pas, il renouvela toutes ses charges contre le petit bleu, document frauduleux, d’une écriture inconnue au service ; les erreurs de jugement ou de mémoire qu’a commises Picquart sont des mensonges[75]. Il se croyait d’autant plus militaire qu’il employait de plus gros mots[76].

Picquart ne fut interrogé à nouveau, après trois semaines d’un secret absolu, que sur une réclamation formelle qu’il adressa à Freycinet[77]. Il renouvela ses protestations ; accusé d’être vendu au Syndicat, il exposa que Dreyfus ne lui fut jamais sympathique, qu’il le nota médiocrement, n’eut aucune relation avec lui et, quand il le plaça au bureau de son ami Milon-Mercier, s’en excusa[78].

Cela était exact, comme tout le reste des déclarations de Picquart. Mais Tavernier n’en fut pas plus touché. Chanoine et Zurlinden ne l’avaient pas fait venir de Marseille pour conclure à un non-lieu.

Cependant il eût voulu traîner encore en longueur, et toujours sans laisser Picquart communiquer avec Labori. Le procureur général Bertrand en reconnaissait le droit à l’avocat, si les militaires y consentaient. Labori, laissé sans réponse par Chanoine, réitéra sa demande à Freycinet, qui finit par lui accorder audience. Il y avait, le 13 novembre, cent vingt-deux jours que Picquart était en prison et quarante-neuf qu’il était au secret. Seuls, ses parents les plus proches, son cousin Gast, d’un dévouement passionné, avaient été autorisés à le voir[79].

cette question, nullement secondaire, disparaissait d’ailleurs devant le scandale croissant du procès lui-même. Les officiers, furieux contre les experts, enragés contre Picquart, bavardèrent. On connut par eux l’absurde imputation des surcharges à Picquart, les clichés révélateurs de la fraude d’Henry, — après quoi, si tous ces gens d’armes n’avaient pas été fous, il n’y avait qu’à relâcher Picquart avec des excuses. La comédie était si certaine (et la fin tragique qu’on en attendait), cette machination pour déshonorer Picquart était si déshonorante, ce nouveau crime judiciaire si délibérément préparé qu’à ne pas se jeter au travers, fût-ce avec violence, on s’en fût senti complice. Les revisionnistes, dans la presse et les réunions publiques, se montèrent à des colères qu’on n’avait pas encore connues, portés, poussés par tout un peuple qui avait eu son heure de stupeur et de lâcheté, mais qui s’était réveillé. Les anciens amis de Freycinet l’objurguèrent. Ranc, son vieux compagnon, qui toujours eut pour lui tant d’indulgence, fut très dur : « Je préviens simplement Freycinet que, s’il livre le colonel Picquart aux protecteurs d’Esterhazy, aux complices d’Henry et de Du Paty, s’il les laisse lui passer au cou le lacet de Lemercier-Picard et l’assassiner moralement, il sera, lui, le glorieux collaborateur de Gambetta dans la Défense nationale, un homme à jamais déshonoré[80]. »

Le principe de la séparation des pouvoirs condamnait-il le Gouvernement à regarder, silencieux et passif, se perpétrer un tel crime ? Je montrai[81], par l’exposé des motifs du Code de justice militaire, que la décision définitive appartient, dans ces affaires, au ministre de la Guerre ; le texte est formel :

Si une plainte inspirée par la passion ou par la vengeance a été dirigée contre un brave officier, le devoir du général commandant la division sera d’apprécier les faits dans sa haute indépendance. Il doit, et avec lui le ministre de la Guerre, savoir accepter cette responsabilité, assez grande et assez élevée pour les mettre à l’abri de toute faiblesse et de toute influence illégitimes[82].

Freycinet fut fort embarrassé, trop intelligent pour n’avoir pas vu, du premier coup, que le faux de Picquart n’était pas de Picquart ; mais il restait apeuré devant ceux des officiers qui, parlant le plus haut, prétendaient incarner l’armée, et, plus encore, devant les plumes qui grinçaient, toujours prêtes à raconter la fâcheuse ambassade dont il avait chargé autrefois Esterhazy. Cette faiblesse d’une heure pesait maintenant sur lui. Il se fût délivré en se confessant. Les maîtres chanteurs eussent riposté par d’autres révélations. Même vraies, elles eussent passé alors dans le flot des calomnies quotidiennes. Il n’en eût pas été atteint ; au service de la Justice, il en eût été, bien au contraire, grandi et fortifié.

« Laissez-moi, disait-il, résoudre cette question à ma manière »[83]. Sa manière, c’était de temporiser ; sinon de tromper les uns avec les autres, du moins de les user les uns contre les autres ; de désarmer les plus violents par des concessions apparentes ou des faveurs ; de rassurer en secret les meilleurs ; de laisser s’évaporer les colères, de carguer les voiles, d’attendre la bonace. Volontiers, il eût prié Picquart de lui rendre le service de se laisser condamner (provisoirement).

Il eût pu s’appuyer sur ceux des officiers, plus nombreux qu’on ne l’a cru, qui souhaitaient la Revision. Galliffet le disait à Gaston Pâris, Niox à Giry[84]. Mais ceux-là ne criaient point. Il pouvait donner des ordres à Zurlinden, son subordonné comme gouverneur de Paris et comme procureur général de la justice militaire. Il négocia, lui demanda seulement, pour le tâter, la levée du secret. Le général refusa, Alsacien têtu, qui se savait appuyé par l’Élysée et qui, très fier sous les balles prussiennes, eut, lui aussi, peur de Drumont. Il allégua, Freycinet saisit avec empressement le prétexte que la procédure militaire n’était pas la même que la procédure civile.

On pouvait le contester en raison d’un article de la loi nouvelle sur l’instruction qui abroge toutes les dispositions antérieures. On répondait que le législateur aurait dû préciser ; l’instruction, devant les conseils de guerre, fut toujours secrète. Ainsi Demange ne fut admis à conférer avec Dreyfus qu’après l’ordre de mise en jugement[85]. La controverse était insoluble. Il n’y avait qu’à légiférer. Nouveau service rendu par l’Affaire que de débroussailler la justice militaire. Le même jour[86], Antide Boyer, à la Chambre, Constans, au Sénat, déposèrent une proposition qui rendait la loi sur l’instruction applicable devant les tribunaux militaires en temps de paix. Ils réclamèrent l’urgence, qui fut prononcée sans débat, d’accord avec le Gouvernement. Freycinet couvrit Zurlinden qui, « en maintenant l’interdiction de communiquer, s’est conformé à la loi ; mais, précisément parce que la loi y a obligé le gouverneur militaire, le ministre adhère à la proposition »[87].

Zurlinden releva le défi de ces civils. Tavernier, dès le lendemain[88], prononça la clôture de son instruction, ce qui rendait inefficace toute communication ultérieure de Picquart avec son conseil. Trois jours après, il remit au commissaire du Gouvernement (Foulon) son rapport, qui concluait au renvoi devant un conseil de guerre, et il autorisa alors Labori à conférer avec Picquart (19 novembre). Par une autre dérision, il avait attendu jusqu’alors pour donner connaissance à Picquart de la note accusatrice de Zurlinden, « lorsqu’il lui était interdit d’y répondre »[89].

Le rapport de Tavernier égalait, dépassait celui de d’Ormescheville.

Tavernier, ne pouvant faire autrement, convenait que ni les surcharges ni les grattages « n’avaient altéré la nature du document incriminé, qui présentait actuellement les mêmes caractères qu’au moment de son arrivée à la section de statistique ». Cependant, c’était un faux. Contre Picquart et contre Dreyfus, on avait toujours un système de rechange. Peu importait qu’ils fussent contradictoires, pourvu que chacun servît, pendant quelques jours, à perpétrer un abus de pouvoir ou à prolonger l’injustice. Le mensonge, avéré, d’hier ne nuisait nullement au mensonge, encore intact, du jour. Tout cela faisait bloc dans l’esprit des furieux ou des imbéciles. Quand la critique, toujours tardive, aura détruit le nouveau mensonge, qui aura déjà fait son œuvre, on en cherchera un autre. L’accusation de Zurlinden et de Roget contre Picquart faussaire procédait du « grattage » qu’ils lui imputaient. L’expertise, en démontrant que les surcharges n’étaient pas de son fait, prouvait, à la fois, son innocence et l’authenticité de la carte. Le faussaire inconnu (parce qu’on ne voulait pas le rechercher), Henry, n’aurait pas falsifié un document déjà faux. C’eût été inutile et vraiment trop bête. Ce fut cependant la thèse nouvelle de Tavernier.

Non seulement Picquart « a mensongèrement attribué l’écriture du petit bleu à une personne nominativement désignée, dans le but de nuire au commandant Walsin-Esterhazy », mais, certainement, il l’a fait fabriquer[90]. En effet, Henry, « qui procédait toujours à ses triages avec soin », n’avait pas remarqué dans le paquet « ce document d’un si grand intérêt et portant sur l’adresse un nom « qui ne lui était pas inconnu ». Sinon, « il en aurait avisé Lauth ». Picquart eût dû montrer aussitôt la carte-télégramme au sous-chef d’État-Major ; il n’en fit rien, « ayant sans doute ses raisons »[91], et, bien plus, osa dire à Gonse qu’il avait rompu avec l’agent qui fournissait les débris de manuscrits ». Il se livra ensuite aux manœuvres les plus répréhensibles pour tromper ses chefs (clichés retouchés, timbrages, « photographie qu’il avait eu l’intention de substituer à l’original »), et pour perdre Esterhazy, qu’il connaissait avant l’arrivée du petit bleu. Tavernier lui-même avait découvert que la notice nécrologique du marquis de Nettancourt était antidatée, et Gonse avait reconnu dans l’annotation l’écriture d’Henry[92]. Toute l’accusation contre Picquart d’avoir connu Esterhazy avant le petit bleu reposait sur cette fraude ; elle eût dû tomber avec elle[93]. Tavernier, une fois de plus, passa outre. Les erreurs de date qu’a commises Picquart sur l’arrivée de la carte-télégramme suffisent à prouver sa mauvaise foi. Alors qu’il a chargé Desvernine, le 8 avril 1896, de surveiller Esterhazy, il a écrit, le 1er  septembre de la même année, dans un rapport : « À la fin d’avril 1896, le service a été mis en possession d’une missive (la carte-télégramme)… » Les experts ont opiné que le petit bleu n’est pas de son écriture ; Picquart a pu fort bien le faire écrire par quelque complice[94]. Il a d’ailleurs le goût des supercheries, ayant proposé d’envoyer à Esterhazy une fausse dépêche signée de la même initiale que le petit bleu. « On était alors au dernier jour des manœuvres ; il était bien certain, étant donné le genre de vie d’Esterhazy, que, touché ou non par le télégramme, celui-ci rentrerait à Paris pour y retrouver sa maîtresse. » Et c’eût été une preuve contre le malheureux ! En outre, il résulte des dépositions « de Guénée[95], de Gribelin et de Capiaux » que Picquart a communiqué à Leblois, au cours de l’automne de cette même année, le dossier secret de Dreyfus et deux autres dossiers qui intéressaient la défense nationale[96].

Ainsi Henry continuait à se survivre. Dix fois, on avait confondu ses mensonges. Ils revenaient. Au Cherche-Midi, à la Cour de cassation, Tavernier, Zurlinden, Gonse, Roget, Cavaignac répétaient Henry.

VII

Freycinet connut le rapport de Tavernier[97], les conclusions conformes du rapporteur Foulon. L’esprit le plus clair du monde, capable sans efforts de tout comprendre, il eut horreur de cet amas de bas racontars et de ce qu’on y avait soudé de sottes déductions. La vengeance, la haine, une volonté plus profonde, tenace, de frapper Dreyfus à travers Picquart et de faire obstacle à la Cour de cassation, lui apparurent. Son droit, dont il n’avait pas usé une première fois, d’arrêter la poursuite[98], demeurait formel, même après « l’avis du rapporteur et les conclusions du commissaire ». Il était pareillement inscrit dans l’exposé de ce Code de justice militaire, qui avait attribué aux généraux de tels pouvoirs que le Corps Législatif de l’Empire les trouva lui-même exorbitants. Encore une fois, Freycinet pouvait exercer ce droit, dans les « circonstances exceptionnelles » que la loi avait prévues et qui se réalisaient. Encore une fois, il négocia[99], faible non par goût, mais par discernement. Dans d’autres conjonctures, il avait été énergique. Il l’eût été encore, mais avec d’autres que ces soldats. Quand il allait au Sénat, il se lamentait, pitoyable et sincère, d’être rentré aux affaires.

La raison, l’équité, l’intérêt bien entendu de l’armée et de la justice militaire avaient été sans prise sur Zurlinden[100]. Ce n’était pas pour détourner maintenant l’orage sur soi, par complaisance envers ce chef humble et suppliant qui lui aurait laissé toute la responsabilité de son acte. Il ordonna la mise en jugement, « informa » Freycinet qu’il convoquait le conseil de guerre pour le 12 décembre[101]. Les articles visés du Code pénal (faux en écriture privée) et du Code militaire (communication de pièces secrètes à une personne non qualifiée) portent la réclusion, la prison et la dégradation[102].

La colère, la douleur redoublèrent chez les revisionnistes. Bien que Zurlinden eût choisi les juges[103] selon l’ordre du tableau, la condamnation parut certaine[104].

J’avais soulevé une question préjudicielle[105] : savoir si Picquart, officier en réforme, rendu à la vie civile, était justiciable des conseils de guerre pour un fait, crime ou délit, accompli pendant qu’il était sous les drapeaux.

Les principes directeurs du droit public sont certains : d’abord, la Constitution de 1791 qui défend de soustraire un citoyen à ses juges naturels[106] ; puis, le texte même du Code de justice militaire. Les rédacteurs de la loi de 1857, même aux temps les plus épais du second Empire, avaient tenu compte, au moins sur un point, de la forte opinion de Napoléon, quand il proposa au conseil d’État « d’attribuer aux cours impériales la connaissance de tous les crimes et délits commis par des militaires à l’intérieur » : « La justice est une en France ; on est citoyen avant d’être soldat[107]. » En conséquence, ils avaient limité la compétence des conseils de guerre, juridiction d’exception, « aux individus qui appartiennent à l’armée, pendant qu’ils sont en activité de service ou portés présents sur les contrôles[108] ». L’activité de service est si bien la condition nécessaire que les officiers ou soldats, « lorsqu’ils sont en congé ou en permission », ne sont justiciables des conseils de guerre « que pour les crimes de trahison, d’espionnage, d’embauchage, les délits spéciaux contre le devoir militaire[109] ». Ainsi le lieutenant Anastay fut traduit, pour assassinat, devant la cour d’assises et non devant un conseil de guerre ; il fut guillotiné et non fusillé, parce qu’il était en congé au moment où il commit son crime. Enfin, la loi écrite n’a décidé nulle part que la juridiction se règle d’après la qualité des prévenus ou des accusés au moment où le crime ou le délit a été commis ; au contraire, le principe général veut qu’elle se règle par la qualité au moment des poursuites.

C’était la théorie de Dupin ; en 1834, la Cour de cassation s’était prononcée pour le droit commun : « La discipline n’est plus intéressée ; elle n’a plus prise sur le militaire et le marin qui ont cessé de l’être. S’il existe contre eux d’anciens reproches, des réminiscences, il faut rentrer dans les juridictions ordinaires ; ils sont citoyens et doivent en avoir la garantie[110]. » La jurisprudence contraire était fort récente.

Mais ni Labori ni aucun des écrivains revisionnistes ne me suivirent. Il parut plus simple, et plus conforme à la routine nationale, de s’adresser au Gouvernement qu’à la loi, de réclamer l’ajournement du procès après la décision de la Cour de cassation. Ainsi, Dreyfus, à son insu, sauvera Picquart qui a voulu le sauver.

VIII

Le sursis, en effet, était dans les attributions du pouvoir exécutif. Acte de pure administration de la justice, puisque le conseil de guerre n’a pas encore commencé l’examen de l’affaire[111]. Moyen assuré d’éviter un conflit violent entre la magistrature civile et la magistrature militaire, lancées l’une contre l’autre, comme deux trains engagés en sens inverse sur la même voie. Le tribunal correctionnel, quand Picquart et Leblois lui ont été déférés, s’est arrêté, ajourné jusqu’au verdict de la Cour suprême.

Il se produisit, pendant quelques jours, une immense poussée de l’opinion contre la porte du Cherche-Midi.

Comme à l’époque du procès de Zola, les journaux publièrent des listes de protestation ; et, cette fois, les adhésions arrivaient, non plus par centaines, mais par milliers, soit à l’ordre du jour du comité directeur de la Ligue des Droits, soit à une formule, moins véhémente, pour l’ajournement du conseil de guerre. On put mesurer le chemin parcouru par la « vérité en marche ». Les plus lents à s’émouvoir, les plus circonspects, qui avaient évité jusqu’alors de se compromettre, mais qui tenaient maintenant à pâtir pour la justice, les uns obscurs, les autres illustres, des indifférents et même des adversaires de la veille, s’inscrivirent à côté des combattants du premier jour. Ce fut le second dénombrement de l’armée de la justice[112].

Les journalistes n’eurent qu’à laisser courir leur plume. S’ils n’étaient trop près et trop pleins de leur sujet, quelques-uns de leurs articles resteraient aux anthologies de l’avenir. La rhétorique, moitié latine, moitié romantique, fut alors le vêtement naturel des idées. « Pour l’absolue perfection du crime de l’État-Major », Jaurès voudrait que Picquart aille au bagne[113]. Clemenceau n’y consentait pas : « On ne tolérera pas que l’iniquité contre Dreyfus soit redressée au prix d’une iniquité plus grande contre Picquart[114]. » — D’autres fois, il disait avec moi qu’il n’y avait rien à redouter pour Picquart : « On ne pouvait le convaincre d’un crime qu’il n’avait pas commis, mais il fallait, par pitié, épargner à la France cette nouvelle souffrance[115] », et l’on jurait de faire dire de soi, un jour, comme des compagnons de Roland : « Ils étaient morts, ils combattaient toujours. »

Chaque soir, des réunions publiques. On s’y entassait à étouffer, dans une atmosphère de feu, pour applaudir à la déclaration, sonore ou violente, de ce qu’on avait dans le cœur, ouvriers et bourgeois, des femmes du peuple, habituées de cette sorte de spectacle, et des femmes du monde, qui trouvaient un ragoût à ces nouveautés. Beaucoup ne pouvaient pénétrer, s’écrasaient dans les escaliers, dans la rue, sous le ciel bas et pluvieux de novembre, heureux d’apercevoir au passage, de saluer bruyamment les orateurs. Les « intellectuels », qui eussent cru déserter en restant chez eux, les pieds aux chenêts, furent alors les grands favoris[116]. Les socialistes et les libertaires les laissaient parler un temps sur le prisonnier de l’île du Diable et sur le prisonnier du Cherche-Midi, des bourgeois, puis, au bon moment, introduisaient dans le débat leurs prisonniers à eux, des anarchistes déportés à la Guyane par application des « lois scélérates ». Quelques-uns, en effet, n’étaient pas loin d’être innocents. La Ligue des Droits, sur mon rapport[117], intervint en faveur de cinq d’entre eux, qu’elle réussit à faire gracier. Ce qu’il y avait de touchant dans ce commerce de justice échappa à ceux des revisionnistes qui ne voyaient dans l’Affaire, singulièrement grandie, que Dreyfus. Il était devenu, par la faute des États-Majors militaires et politiques, un symbole. Le droit abstrait revivait. La lutte s’élargissait beaucoup, contre toute la tyrannie militaire, contre toute « l’iniquité sociale », où l’on vit autre chose qu’une formule oratoire. On marcha, quelque temps, sur une terre plus noble. En serrant ces mains calleuses qui s’étaient crispées tout à l’heure contre Mercier et Boisdeffre, les fils plus fortunés de la Révolution, qui en eurent le principal bénéfice, contractaient un engagement. Tout au moins celui de réfléchir. On réfléchit beaucoup aux causes profondes de ce grand trouble, à toutes sortes de choses qu’on avait fini par croire légitimes, parce qu’on y était accoutumé. Tavernier, Ravary et d’Ormescheville ont été les grands destructeurs de la vieille conception militaire. Elle se fût perpétuée longtemps, avec un peu de prudence et d’équité, à travers les âges nouveaux, comme un prolongement nécessaire des temps anciens. Les plus conservateurs, comme Trarieux, les plus passionnés des choses de l’armée, comme Scheurer ou moi, s’aperçurent, non sans douleur, que l’angle de leur vision avait insensiblement changé. Ils cherchèrent des bases à leurs croyances d’hier, ne les trouvèrent plus. Ce qu’il y a de pourri dans le corps d’officiers, dans les pouvoirs publics, dans le pays lui-même, n’est pas qu’une végétation parasitaire. Le germe en vient de quelque source empoisonnée. Quand Duclaux présidait ces réunions agitées, lui qui avait cherché, selon les méthodes de Pasteur, tant de bacilles, propagateurs des maladies du corps humain, ces pensées s’agitaient sous ce front grave et triste. On allait aux vaincus de la vie qui eurent toujours les nobles âmes pour amies.

Anatole France grossit sa voix, ironique jusqu’alors : « Ne faites entendre que le langage de la raison, mais avec un bruit de tonnerre[118]. » Les étudiants l’acclamaient : « Vive Monsieur Bergeret ! », ne faisant qu’un de lui et du personnage principal de ses contes philosophiques.

Au sortir de ces réunions, des bandes, où l’on vit des membres de l’Institut, des professeurs à la Sorbonne, se dirigeaient vers le Cherche-Midi, criaient dans la nuit : « Vive Picquart ! »

Il y avait loin du temps où, dans cette même prison, Dreyfus se sentait maudit par tout le peuple.

Cela fut d’un puissant réconfort à Picquart. Des amis, autorisés enfin à aller le voir (derrière une double grille), le trouvèrent calme, serein, sur de lui. Il leur eût rendu le courage, la volonté de vaincre, s’ils en eussent eu besoin. Comme il était interdit de lui parler des incidents du jour, il les entretenait, comme dans un salon, de ses voyages d’autrefois, « des grottes d’Élephanta et des temples de Bénarès qu’il visita au retour du Tonkin[119] », et des lectures très variées où il s’absorbait. Il ne cessa pas, en prison, d’alimenter un riche foyer de vie intellectuelle[120]. Tout continuait à l’intéresser, esprit curieux du détail et toujours en éveil. Il se modifiait beaucoup, sauf ses préjugés qu’il gardait. Ainsi, ayant lu un volume sur Rembrandt, il regretta que, selon un auteur, ce magicien de la couleur fût d’origine juive. Il ne se taisait pas du « violent combat qui s’était livré en lui », après qu’il eût découvert l’erreur judiciaire ; il eût à « choisir entre ses galons et sa conscience » ; il répétait maintenant, avec noblesse : « Je suis en paix avec moi-même, heureux dans le calme de ma conscience enfin satisfaite[121]. » Des femmes lui envoyaient des fleurs ; de toutes les parties du monde, il reçut des lettres admiratives. Il ne doutait pas qu’il serait condamné si on le jugeait, mais il n’en avait pas peur, se sentant vainqueur au delà des passagères défaites.

IX

Précisément à cette date, la Chambre criminelle ordonna qu’il lui fût amené. Elle venait d’entendre Roget qui l’avait violemment chargé.

Roget, qui n’avait pas été mêlé au procès de Dreyfus, — sauf que ses notes, peu favorables à l’officier juif, aidèrent fort à orienter Fabre et d’Aboville[122], — avait été désigné par Zurlinden comme l’homme qui connaissait le mieux l’Affaire, pour l’avoir étudiée, pendant plusieurs mois, dans les dossiers. Et, comme il en était lui-même convaincu, sans s’arrêter à ce détail qu’aucune pièce ne lui avait paru plus probante que le faux d’Henry, il avait déposé tout de suite après les cinq ministres[123], d’une faconde intarissable et avec une insolence extrême d’affirmation. Les rares questions qui coupèrent à de longs intervalles son « monologue[124] », quelques haussements d’épaule d’un des juges (Dumas) lui parurent des manques intolérables de respect[125].

Un témoin est un homme qui a vu ou qui a entendu par lui-même ; Roget plaida.

Tous les « actes de trahison » qui ont été commis depuis 1891, Dreyfus « a pu » les commettre[126]. Il n’y a qu’une pièce que Dreyfus ne pouvait pas avoir aisément : le manuel. Ses dénégations, ses protestations d’innocence, autant de preuves contre lui. « Il peut très bien se faire que le bordereau ait été remis à Bruxelles », où Dreyfus est allé. Il en avait un doubla sur lui qui a été saisi à l’île de Ré[127].

Au contraire, Esterhazy n’aurait pu trahir qu’avec la complicité d’Henry[128]. Or, en 1894, ils ne se connaissaient pas, et Henry, « bien que d’une nature grossière et passionnée », était « un très brave soldat » ; la lettre qu’il avait fabriquée « correspondait à l’état d’esprit des attachés militaires en 1896 ». On a offert un demi-million à Esterhazy pour se déclarer l’auteur du bordereau : « S’il me donnait lui-même cette affirmation qu’il a écrit le bordereau, je ne le croirais pas. » Du Paty est un menteur, et Picquart un faussaire ; « malgré la différence de grades et de situation », Roget brûle d’être confronté avec lui[129].

La déposition de Picquart, après ces divagations, parut de la lumière. Il raconta simplement les faits auxquels il avait été mêlé ; nulle hypothèse, sauf pour interpréter les pièces du procès, ce qu’il fit avec beaucoup de réserve et de sens, et pour expliquer la collusion, où il attribuait le principal rôle à Du Paty[130].

Picquart fut mené au Palais de Justice, en voiture, par un capitaine de gendarmerie du nom d’Herqué. La première fois qu’il vint, le greffier Ménard, grand lecteur de Drumont, le reçut grossièrement. Herqué « prit vivement parti » pour son prisonnier[131]. Comme Roget n’avait point terminé sa déposition, Lœw ordonna de les faire attendre dans le cabinet du président de la Chambre civile, Quesnay de Beaurepaire, avec l’assentiment de son collègue[132]. Herqué, tout le temps, fit l’empressé. Il dit à Picquart qu’il ne l’accompagnait pas pour le garder, « mais pour le garantir des fâcheux », — ce qui parut exagéré, mais de bon augure, — et conta ses campagnes d’Afrique, ses espérances et ses déboires d’avancement, et que, lui aussi, il était Lorrain[133]. Il l’appelait : « Mon colonel », selon les instructions de Zurlinden qu’il avait sollicitées[134], — les « patriotes » ne le nommant que « M. Picquart », — et, tous les soirs, il adressait au gouverneur de Paris un rapport plein de fiel sur les incidents qu’il avait observés[135].

Le premier jour[136], comme Roget, qui paraissait devoir terminer à cette audience, avait repris de plus belle, Lœw, pendant une suspension, prévint lui-même Picquart que son audition était remise au lendemain et demanda à Herqué s’il avait des instructions pour ramener son prisonnier. Il ne connaissait pas Picquart, ne l’avait jamais vu ; son garde, comme lui, était en civil. Lœw, avec la politesse des vieillards, ôta sa toque pour leur parler.

L’officier, sans cesser d’être empressé auprès de Picquart, un inspecteur, qui se tenait à la porte de la chambre[137], manifestèrent au greffier Ménard leur surprise de « l’aménité » du président. Ménard dit « qu’on avait fait moins de grâces auprès des précédents témoins[138], les anciens ministres de la Guerre ». Le jour suivant, Lœw chargea le greffier de prévenir Picquart qu’on l’entendrait seulement à 4 heures. Selon Ménard, il aurait ajouté ; « Vous lui exprimerez les regrets de la Cour. » Ces regrets, à un officier « rayé de cadres de l’armée », indignèrent le sycophante[139].

Le surlendemain, Quesnay ayant repris son cabinet, Picquart attendait dans celui du président de la Chambre des Requêtes, Tanon, parce que Roget achevait sa déposition. Lœw pria Bard de l’avertir de ce nouveau retard, Bard entra chez Beaurepaire : « Je croyais qu’il y avait ici un prisonnier. — On l’aura peut-être déposé chez mon collègue Tanon[140]. » Bard s’y rendit. Pas plus que Lœw, il ne connaissait Picquart. Il l’avait vu pour la première fois, la veille, quand Picquart commença à déposer. Il faisait déjà presque nuit. Picquart se nomma. Bard lui dit, en présence de ses deux gardiens (l’officier et l’inspecteur), que l’audience serait remise[141].

Il y avait, dans les arrière-salles de la Cour, des carafes d’eau, du sucre et du rhum. Ces breuvages étaient à la disposition des témoins. Picquart en but, ainsi que l’inspecteur de police ; Herqué prétexta une sortie pour ne pas « prendre sa part de cette gracieuseté[142] », mais continua à caresser son prisonnier. Celui-ci était fort grippé. Sa fatigue était visible, à parler pendant cinq ou six heures. Un conseiller (peut-être Bard) dit « qu’un grog chaud conviendrait mieux (qu’un froid) à l’état du témoin[143] ». À l’issue de l’audience, cette boisson chaude fut servie à Picquart qui remercia le garçon ». « C’est M. Bard que vous avez à remercier », répartit le capitaine, sachant ce que parler veut dire[144].

Herqué corsa ses rapports à Zurlinden : Picquart, en buvant son grog chaud, aurait murmuré : « Bard, je le porte dans mon cœur ; je suis son principal témoin[145]. » Il raconta également au greffier ce prétendu propos et que Bard avait appelé Picquart : « Mon cher ami[146]. »

Les officiers du Gouverneur, les domestiques du Palais, Ménard et l’agent Magnin colportèrent ces histoires. L’agent espionna dans les couloirs, autour des endroits secrets[147].

Dans la grande tempête, un petit vent nouveau s’éleva. Les conseillers malmènent les généraux et affichent cyniquement leur parti pris, de sauver Picquart.

X

L’agitation contre le procès de Picquart gagna les Chambres ; députés et sénateurs annoncèrent des interpellations. Les groupes républicains du Sénat se réunirent, chargèrent leurs présidents[148] de se rendre, avec Monis et Volland, chez Dupuy et d’insister pour l’ajournement. Dupuy les reçut, entouré de Freycinet et de Lebret, leur promit d’en référer au Conseil[149], et décida aussitôt de brusquer le débat devant la Chambre.

À l’interpellation de Bos, qu’on sollicitait de s’effacer devant les sénateurs, il en fit joindre une autre d’un ami sûr, Massabuau, l’un de ces hommes qui cachent, sous l’aspect fruste d’un paysan du Danube et sous une indépendance qu’ils font haut sonner, beaucoup de ruse et de complaisances.

Le 28 novembre, dès le début de la séance, Dupuy réclama la discussion immédiate, cette bravoure à accepter le débat mit en éveil les socialistes. Fournière proposa une suspension de séance, pour donner aux groupes républicains de la Chambre le temps de se concerter avec ceux du Sénat. C’est ce que Dupuy voulait surtout éviter. Il poussa Albert de Mun à combattre la motion de Fournière, qui fut repoussée, mais seulement à neuf voix[150]. Quelques radicaux[151], presque tout le centre[152] votèrent avec la droite, avec Déroulède et Drumont.

Bos mêla deux thèses : l’incompétence du conseil de guerre et le sursis ; Massabuau s’appuya d’un discours de Monis sur la séparation des pouvoirs, qui avait fort contribué autrefois à la chute de Bourgeois : « Il ne faut pas qu’on vous voie choisissant le juge certain pour le procès certain[153], » — comme si le juge certain, ce n’avait pas été précisément le conseil de guerre.

On savait que Millerand élèverait le débat, ce qu’il fit, rien qu’avec des arguments juridiques, par une « démonstration impersonnelle » ; il établit si fortement le droit absolu du Gouvernement à modifier l’ordre de convocation que Cassagnac lui-même, puis Freycinet et Dupuy renoncèrent à le contester : « Si vous n’usez pas de votre droit, si les juges militaires n’usent pas du leur qui est de surseoir, c’est sur vous que retombera la responsabilité. »

Mais l’inattendu fut l’intervention de Poincaré. Comme Massabuau dénonçait, une fois de plus, le Syndicat, « la haute banque qui fait marcher contre le pays tout ce qu’elle peut avoir de ressorts, de talents et d’influences à sa disposition », Poincaré s’écria : « En voilà assez, en vérité ! » et il demanda la parole.

Il n’y avait pas, dans cette Chambre, d’intelligence supérieure à la sienne, mais il était tout intelligence, et c’est une cause de faiblesse. Il avait délibéré, tout jeune, de ne rien faire que de réfléchi, et il avait réussi, non sans souffrir, à tout concentrer dans la raison et à ne se gouverner que par elle. Cette violente dérivation de toutes ses qualités, des séduisantes comme des solides, vers le cerveau, avait fini par agir jusque sur son physique : il n’avait pas quarante ans et paraissait vieux. Sans grande énergie naturelle, il avait fait jusqu’à sa volonté. Même sa scrupuleuse probité semblait voulue et sa simplicité savante. Laborieux, l’esprit prompt et très cultivé, le goût des belles choses, orateur précis, écrivain élégant, il avait beaucoup pour plaire, sans inspirer une pleine sécurité. Toujours il échappait, même par ses silences. Depuis trois ans qu’il avait délaissé la tribune pour la barre, où ses succès ne furent pas moins grands, il tenait le rôle d’un conseiller politique qui ne veut plus être autre chose, d’ailleurs avisé et sagace. Cependant, il avait exagéré ses coquetteries avec la Fortune ; elle se détachait de lui, comme si elle avait pris au sérieux son peu d’empressement, après avoir été plusieurs fois ministre et refusé, plus souvent encore, de l’être. Il se reprochait depuis longtemps son mutisme dans l’Affaire. De ceux que le soupçon ne peut atteindre, il le craignait. Il ne convenait pas avec lui-même de certaines raisons qu’il avait eues de se taire : Dreyfus a été mal jugé, mais, à son propos, on parle trop d’argent. Maintenant, il se fût méprisé s’il ne s’était pas offert aux coups, et l’heure était bonne pour faire oublier ses torts, puisque la bataille était encore indécise.

Ce fut son premier mot : « Le silence de quelques-uns d’entre nous serait, à l’heure actuelle, une véritable lâcheté. »

Il rappela qu’il avait, dans le particulier, objurgué d’anciens ministres, Méline et Billot, « de mettre un terme aux abus intolérables dans certains bureaux du ministère de la Guerre ». Aujourd’hui, on assiste « à une tentative suprême pour empêcher la révélation totale de ces abus ». Et comment ne pas dire que « les poursuites successives contre Picquart ont toujours coïncidé avec des circonstances qui leur donnent l’apparence de représailles et de persécutions » ? Puis, le coup droit à Dupuy : « S’il était vrai qu’une erreur judiciaire eût été commise, ceux d’entre nous qui ont été aux affaires en 1894 auraient l’impérieuse obligation de ne rien faire et de ne rien laisser faire qui pût en empêcher la découverte. »

Il nomme ses anciens collègues d’alors : « Mon ami Dupuy… Mon ami Barthou… Mon ami Leygues… Mon ami Delcassé. » Seul, Barthou se lève pour s’associer à « son attitude[154] ».

Les interruptions éclatent[155] : « Pourquoi n’avez-vous pas parlé plus tôt ? » — « Vous pensez bien que j’ai prévu vos objections… Parce que, jusqu’à l’heure présente, la juridiction compétente n’était pas saisie. Parce que le moment me paraît venu où tous ceux qui détiennent une parcelle quelconque de la vérité doivent la faire connaître publiquement. » On lui crie encore qu’il a bien tardé, et il le sait bien, mais il répare. Coup sur coup, il déclare qu’aucun de ses anciens collègues n’a jamais entendu parler « d’aucune autre charge précise contre le capitaine Dreyfus que le bordereau », qu’ils n’ont jamais eu connaissance « d’aucun dossier diplomatique ou secret », qu’ils n’ont jamais rien su « des aveux faits par le condamné à Lebrun-Renaud ».

Cette fois, c’est Cavaignac qu’il atteint. Mais celui-ci se dresse, et, malgré les socialistes qui le huent, Guieysse qui lui crie : « Vous n’avez que des excuses à adresser à la Chambre », il riposte que les aveux ont été recueillis par Mercier.

C’eût été à Dupuy à le dire, si c’eût été vrai. Il se taisait. Poincaré, le regardant bien en face, affirme, de nouveau, que Mercier n’a parlé des aveux « à aucun de ses collègues », que Lebrun, appelé chez Dupuy, ne lui en a rien dit. Dupuy continue à se taire.

Dix fois dans cette Chambre, Cavaignac avait allégué les aveux sans que Poincaré protestât. Gauthier (de Clagny) l’en fait souvenir. Alors, il s’accuse lui-même, et, s’accusant, se dégage :

Je sais bien qu’en rompant aujourd’hui ce silence qui me pesait, je m’expose à des attaques, à des injures, à des calomnies. Je ne m’en soucie pas. Je suis heureux d’avoir saisi, à cette tribune, l’occasion, trop longtemps attendue, de libérer ma conscience.

Poincaré, dans ce discours, donna tout ce qu’il avait de meilleur et, en outre, des arguments décisifs aux défenseurs de Dreyfus et la plus heureuse des formules à tous ceux qui hésitaient encore.

Les deux tiers de la Chambre, beaucoup de députés qui n’auraient pas voté avec lui, l’applaudirent.

On écouta à peine Cavaignac. Cette Chambre qui l’avait acclamé, il y a cinq mois, ne lui pardonnait pas de s’être trompée avec lui, rejetait sur lui seul le poids de leur commune erreur, avec la brutale injustice des foules, et n’apercevait même pas tout ce qu’il y avait de réel courage chez cet homme, à côté de son immense sottise, à braver ces tardives colères.

Il parut mentir quand il en appela de Poincaré à Dupuy, toujours muet, au sujet des aveux. Poincaré, debout à sa place, montrant Dupuy : « Il a dit qu’il n’a pas reçu la déclaration de ces aveux ; il vous l’a dit à vous-même. » Comme les socialistes n’arrêtaient pas de le harceler, de lui jeter à la tête le faux d’Henry, il en profita pour s’évader de l’impasse où Poincaré l’avait acculé : « J’ai fait avouer et j’ai puni le faux. Je voudrais bien savoir qui, parmi tous les prétendus apôtres de la justice et de la vérité, a fait, par respect pour la vérité et pour la justice, l’équivalent de ce que j’ai fait ce jour-là ! »

Ce qu’il ne dit pas, c’est le profit qu’il avait pensé tirer de la révélation du faux, puis de sa démission qui devait le faire le chef des « patriotes » ; mais ceux-ci ne voulaient plus de cette loque qui se croyait toujours un drapeau.

En terminant, il reprocha à Brisson « d’avoir engagé la Revision sans que le Parlement fût consulté ; on a dit qu’on voulait transporter l’Affaire du terrain politique sur le judiciaire… — Il faut l’y laisser ! » interrompit Dupuy, avec son ordinaire à-propos, et ces cinq petits mots, qui furent couverts d’applaudissements, expliquèrent, à droite comme à gauche, l’équivoque silence qu’il avait gardé depuis le commencement de la séance.

Maintenant, il tenait la victoire. Freycinet, mal à l’aise, fut très inférieur à lui-même : d’une part, « il faisait tous les jours la lumière en fournissant à la Cour de cassation les documents propres à éclairer ce ténébreux sujet » ; de l’autre, il fallait respecter l’indépendance de la justice militaire, « ne pas laisser l’opinion saisie pendant de longs mois d’un procès où était en jeu l’honneur d’un ancien colonel », et qui serait plaidé au grand jour. — Mais Dupuy parla au cœur même de la Chambre, à cette crainte des responsabilités que Millerand, croyant piquer d’honneur les républicains, avait imprudemment évoquées. À peine s’il crossa Barthou d’un mot, lui demandant ce qu’avait fait le ministère de 1896, pendant deux ans, « pour la vérité et pour la justice[156] » ; et, comme il savait Poincaré armé, il ne fit aucune allusion à son discours ; ce n’était pas pour ces histoires rétrospectives qu’il était à la tribune. Évidemment, le Gouvernement a le droit d’ajourner le procès de Picquart ; mais la Chambre, par un ordre formel, lui enjoindra-t-elle d’en user ? Et pour aviver la peur de la majorité, il étala bravement toute la sienne : « Cet ordre, nous, nous ne l’accepterions pas. » Puis, sur la plaie cuisante que fait l’aiguillon de la lâcheté, habilement, il mit du baume : « Ce serait l’engrenage dans l’intervention et dans l’arbitraire. » Aussi bien la Cour de cassation est souveraine ;[157] ; elle-même, si elle le veut, peut ajourner le procès, et par le procédé le plus simple (il voulait dire le plus bas) : la Cour a réclamé des pièces relatives à l’affaire Picquart ; le Gouvernement n’a pu fournir jusqu’à présent que des copies ; il est prêt à fournir les originaux. Il n’ajouta pas, mais c’était sa pensée et tout le monde comprit : « Tant que la Cour gardera le dossier, le procès est impossible. »

Il n’y avait plus qu’un seul pouvoir qui voulût la justice ; il suppléait tous les autres. Exécutif et législatif se déchargeaient sur lui de toutes les haines, de tout l’honneur, — sur la Chambre criminelle, exactement : sur huit conseillers.

Ribot vit ce jeu honteux, le dénonça, en quelques paroles amères et hautaines : « Si la Cour de cassation n’intervient pas, vous n’avez pas, j’imagine, l’intention de vous soustraire à vos propres responsabilités ; votre droit est entier ; votre responsabilité demeure donc entière. »

Au scrutin, il se trouva 83 députés[158] pour inviter le ministre de la Guerre à ordonner le sursis ; puis, plus de quatre cents voix approuvèrent Dupuy.

Le lendemain[159], Monis, au Sénat, lui demanda de préciser : « La Cour de cassation, après s’être fait apporter le dossier, aurait-elle le droit imprévu, selon moi, de le retenir ? Aurait-elle le droit de rendre un arrêt de sursis ? Est-ce cela que vous avez voulu dire ? » Mais Dupuy s’y refusa, n’entendant, par respect pour la justice, ni lui dicter ce qu’elle avait à faire, ni limiter les pouvoirs qu’elle tenait de la loi.

Prononcer l’ajournement n’était pas de la compétence de la Chambre criminelle ; retenir le dossier, pour empêcher les juges de juger, eût été le plus misérable escamotage, la farce de foire dans la tragédie[160].

Que répondre à Dupuy ? Qu’il était de mauvaise foi ? Mieux valait le prouver.

Deux jours après, comme le Sénat venait de voter que l’instruction contradictoire serait étendue désormais aux conseils de guerre[161], — trop tard pour Picquart, mais déjà, par un rare bonheur, son épreuve n’était pas stérile, — Waldeck-Rousseau monta à la tribune. Il y paraissait pour la première fois depuis près de cinq années qu’il était entré au Sénat (il était resté quatre ans hors des Chambres), et, tout de suite, un grand silence se fit, mêlé de curiosité et de respect. Nul, parmi les anciens collaborateurs de Gambetta et de Ferry, n’avait marqué d’une trace plus profonde son passage au pouvoir, l’un des caractères les plus droits qui fût jamais, l’esprit le plus lumineux et qui voyait de plus loin. Il s’était tu jusqu’alors, sauf dans des conversations particulières (notamment avec Casimir-Perier et avec Méline, qu’il avait averti en vain), de cette douloureuse affaire dont il avait, le premier, connu le dossier, et, s’il intervenait maintenant, c’était que la mesure des iniquités et des sottises était comble. Il n’avait pas dépendu de lui qu’il n’y eût pas d’affaire Dreyfus ; il apportait au Gouvernement le moyen de n’y pas ajouter une affaire Picquart. Il suffisait pour cela d’accorder à la Cour de cassation, par un texte de loi[162], la faculté de surseoir d’office à toutes poursuites qui viseraient des faits connexes à la procédure de revision ou paraîtraient de nature à lui faire obstacle, (C’était le droit même que Dupuy n’avait voulu ni contester ni reconnaître.) Ainsi évitera-t-on un conflit sans issue, le pire de tous, celui qui évoque la formule des guerres civiles : « Laissez faire les justices[163] ! »

Aussitôt Lebret fit toutes réserves sur le fond et s’opposa à l’urgence, qui donnerait à la proposition le caractère d’une loi de circonstance.

Si c’était une loi de circonstance, elle avait été écrite sous la dictée même de la justice, pour la préserver des contradictions scandaleuses et d’une erreur préméditée.

Le Sénat se divisa, 113 voix pour, 113 voix contre. C’était le rejet. Le lendemain, quand le scrutin fut publié, des sénateurs qui avaient voté pour s’aperçurent qu’ils étaient portés comme ayant voté contre, et réciproquement. En fait, l’urgence avait réuni 116 voix contre 112[164]. Pourtant, le vote était acquis.

La commission d’initiative, favorable à la motion de Waldeck-Rousseau, décida de la rapporter à la prochaine séance, du 3 décembre. Le sénateur Fabre, Fournière, à la Chambre, annoncèrent de nouvelles interpellations : « Contrairement à ce qui a été dit et cru, la Cour de cassation ne peut pas intervenir ; quel usage le Gouvernement compte-t-il faire du droit qu’il s’est reconnu d’ordonner le sursis ? »

Il y avait un tel besoin d’empêcher les juges militaires de se déshonorer par une nouvelle injustice que c’eût été un fait presque contre nature qu’on n’en trouvât pas le moyen. Ce fut Mimerel (l’avocat qui avait soutenu les pourvois de Picquart contre Esterhazy et Du Paty), qui le découvrit : une demande à la Cour de cassation, en règlement de juges[165].

Le Code d’instruction criminelle[166] décide qu’« il y aura lieu à être réglé de juges par la Cour de cassation », lorsque des tribunaux, de droit commun ou d’exception (ne ressortissant point les uns aux autres), seront saisis de la connaissance des mêmes faits ou de faits connexes. La section criminelle, sur le vu de la requête et des pièces, « ordonne que le tout soit communiqué aux parties » ; l’arrêt « enjoint » à l’un et à l’autre « des parquets concurremment saisis » de transmettre les dossiers ; la notification de l’arrêt « emporte de plein droit sursis au jugement du procès ».

Il n’y avait pas de plus belle « espèce » que le cas de Picquart ; encore fallait-il songer.

En effet, Zurlinden et Chanoine, pour charger davantage Picquart et assurer la condamnation, ne l’avaient pas seulement inculpé de faux, mais encore d’infraction à la loi sur l’espionnage. Or, si Leblois avait bénéficié d’un non-lieu sur la communication des dossiers « Boulot » et « pigeons », ce qui rendait Picquart justiciable de ce chef des tribunaux militaires, ils étaient poursuivis tous deux, devant le tribunal correctionnel, pour communication du « dossier secret de trahison Esterhazy[167] », de sorte que le juge civil eût pu acquitter et le juge militaire condamner Picquart (ou inversement) pour le même fait. Bien plus, les infractions à la loi sur l’espionnage et la fabrication du faux auraient été commises par Picquart, aux termes des ordres d’informer et de mise en jugement, dans un même dessein : « Le tout dans le but d’établir frauduleusement la culpabilité de M. le commandant Esterhazy… » Et, ici encore, les juges civils et militaires eussent pu se contredire, si les uns décidaient que le petit bleu était un faux et les autres (les civils) qu’il était authentique. En effet, les civils, eux aussi, auraient à l’apprécier « comme un élément essentiel du délit » reproché à Picquart, quand il confia à Leblois qu’Esterhazy était le traître et puisqu’il lui aurait fait voir la carte-télégramme. Mais, déjà, les deux poursuites étaient contradictoires et la prévention militaire se contredisait elle-même, car, si le petit bleu est un faux, Picquart n’a communiqué à Leblois qu’un chiffon de papier[168], et il n’y a pas de délit d’espionnage ; et, s’il y a délit d’espionnage, il n’y a pas de faux. Par ces motifs, Picquart demandait le renvoi de toutes les charges à la justice civile.

Ainsi, les soldats, égarés par la haine et pataugeant dans les terres inconnues de la Loi, quand ils pensaient acculer Picquart, lui avaient eux mêmes ouvert les portes de sortie.

Le premier juriste venu qu’ils consultèrent, quand ils entendirent prononcer ces mots nouveaux de « règlement de juges », put leur dire que la requête se tenait fort bien et, certainement, serait accueillie. Elle n’était faible que sur un point : le dossier Boulot et celui des pigeons. Encore Mimerel disait-il que « l’appréciation de l’élément intentionnel pouvait varier suivant les résultats du débat, puisque certains témoignages[169] avaient incriminé ces communications comme des manœuvres destinées à masquer les agissements de Picquart et de Leblois en ce qui concernait Dreyfus[170] ».

Dès que la requête fut connue, Fabre et Fournière retirèrent leurs interpellations ; quand Morellet rapporta la motion de Waldeck-Rousseau, elle n’avait déjà plus rien d’une loi de circonstance, bien que Dupuy s’obstinât à le dire. Cependant l’urgence fut encore repoussée[171] (6 décembre).

Le 8, la Chambre criminelle entendit le rapport d’Atthalin ; la loi eût permis de statuer définitivement, sauf l’opposition ; il était plus « pratique » et plus « sage » de rendre d’abord une « ordonnance de soit communiqué ». Mimerel, en quelques mots, y consentit, et Manau appuya, grondant « qu’il fallait se placer au-dessus des passions devenues féroces ». La Cour adopta.

Picquart restait en prison, mais sauvé.

Ainsi toute l’Affaire rentrait à la Cour de cassation ; mais ces « temples sereins », eux aussi, étaient profondément troublés.

  1. Lettre de Félix Faure de Rambouillet, le 15 octobre 1898, après la nomination du général Bailloud comme chef de sa maison militaire.
  2. Haute Cour, 18 novembre 1899, Déroulède.
  3. Ibid., 19 novembre.
  4. Libre Parole du 27 octobre 1898.
  5. Dès que la crise fut ouverte, Drumont et Rochefort donnèrent de la voix contre Ribot : « Aussi dreyfusard que Dreyfus et plus Anglais que Salisbury lui-même… Il fera revenir Dreyfus et enverra Marchand à l’île du Diable… À M. Félix Faure de réfléchir. » « Hideux dreyfusard anglais, personnage taré. » (28, 29 octobre, etc.) — De même le Petit Journal. — Récemment, dans un dîner à Rambouillet où figurait la comtesse de Martel, qui écrivait au journal de Drumont, Faure avait conseillé à l’un des convives de lire seulement celui de Judet.
  6. 26 octobre 1898.
  7. Jaurès, dans la Petite République du 3 novembre 1898.
  8. The sin of the unlit lamp and the ungirt loin. (Browning.)
  9. Voir t. III, 632.
  10. 29 octobre 1898. (Agence Havas.)
  11. Même date : « M. Ribot a renouvelé à M. Dupuy l’assurance que, si sa présence dans le cabinet pouvait faciliter la solution de la crise, il ne croyait pas pouvoir, dans les circonstances actuelles, lui refuser son concours. »
  12. Lur-Saluces à Cordier : « Remettre l’armée sous les pattes de cette abjecte canaille, ce sera, j’espère, faire déborder le vase. » (Haute Cour, VI, 110.) On commença donc par croire que Freycinet se prononcerait pour la Revision.
  13. « Radical à tout faire, lourd patriotard, ministre de l’Agriculture par destination. » (Ranc, dans le Matin du 1er  novembre 1898.)
  14. Intransigeant du 28 octobre.
  15. Libre Parole du 2 novembre.
  16. Profession de foi aux électeurs de Caen.
  17. 31 octobre 1898. (Agence Havas) — « Dupuy s’est débarrassé de Ribot. Bravo pour cet acte d’honnêteté ! » (Libre Parole.)
  18. Voir t. II, 64, et suiv.
  19. 4 novembre 1898.
  20. Contre 68, les socialistes (Millerand, Pelletan, Sembat, Rouanet) et quelques royalistes (Cochin, Ramel, La Bourdonnaye). Presque toute la droite s’abstint. Drumont et Déroulède votèrent avec la majorité.
  21. Rochefort et Drumont préconisaient, depuis quelques jours, le dessaisissement en faveur des chambres réunies. (2 et 4 novembre.) Gerville-Réache avait soumis sa proposition à la gauche radicale, qui, à l’unanimité, l’avait repoussée.
  22. 30 septembre 1898. (Livre Jaune.)
  23. 20 octobre.
  24. Rapport du Sirdar. (Livre Bleu.)
  25. 23 octobre-3 novembre 1898. Plus tard. Marchand raconta qu’il lui aurait été aisé de tenir en échec les Anglais avec ses 180 fusiliers soudanais, que Fachoda était imprenable, que les Égyptiens se seraient tournés contre Kitchener, que les Abyssins se fussent mis de la partie (Figaro du 26 août 1904).
  26. 4 novembre. Discours de lord Salisbury.
  27. 8 novembre 1898.
  28. 21 mars 1899.
  29. Cass., I, 661, Lœw.
  30. Cass., I, 662, 664, Callé. — 2 novembre 1898.
  31. Ibid., I, 667 ; à 670, Brillié, Deneux, Lelong, Dugas, etc.
  32. Ibid., I, 671 à 673, Schmidt.
  33. 17 octobre 1894. (Cote 67 du dossier Dreyfus.)
  34. Cass., I, 682 à 687, Rapport, de Putois, président de la Chambre syndicale du papier et des industries qui le transforment ; Choquet, président honoraire, membre de la Chambre de commerce ; Léon Marion, marchand de papier en gros : « les mesures du quadrillage sont les mêmes et dites de 4 millimètres, mesures usuelles en France, faites au canevas. La nuance du papier du bordereau et celle de la lettre du 17 août 1894, sont identiques. Au toucher, pas de différence appréciable. Ces papiers ont la même transparence. L’épaisseur ne varie sur chaque échantillon que de 2 centièmes à 2 centièmes un quart de millimètre. Le poids peut être considéré comme identique. Le collage est le même. Les matières premières employées à la fabrication sont les mêmes, Provenance supposée française. » (26 novembre 1898.)
  35. Mercier et Billot le 8 novembre, Cavaignac le 9 et le 18, Zurlinden et Chanoine le 14. (Cass., I, 3 à 51.)
  36. Cass., I, 8, 9), Mercier. Il indique nombre de pièces postérieures à son ministère, notamment le brouillon de Schneider, postdaté par Henry (voir t. III, 49), la lettre de Rémusat, de 1898, sur l’obus Robin (voir t. III, 593), le travail de Roget sur l’impossibilité pour Esterhazy d’avoir connu les documents énumérés au bordereau ; il fait également allusion à la prétendue enquête de Picquart sur Donin de Rosière, avant de suivre « la piste Esterhazy ». (Voir p. 265.) De même Zurlinden (I. 48).
  37. Yves Guyot, Analyse de l’Enquête, 231.
  38. Cass., I, 9, Mercier. — De même à Rennes (I, 140).
  39. Rennes, I, 149, Brogniart : « N’a-t-on jamais fait, l’hypothèse que le bordereau sur papier calque pouvait être la copie d’un bordereau original ? » — Mercier : « J’ai vu cette hypothèse dans les journaux ; mais elle n’a jamais été faite à ce moment-là au ministère de la Guerre. Nous avons toujours admis que le document sur papier pelure était bien le document original du bordereau. » — Il pèse tous ces mots.
  40. Récit du comte Ferlet de Bourbonne à Séverine, dans la Fronde du 20 décembre 1900. — De même, Gaulois du 14, Intransigeant et Libre Parole du 15 août 1899, Intransigeant du 25 décembre 1900, etc. — Raoul Allier, loc. cit., 58.
  41. Cass., I, 10 à 13, Billot.
  42. Cass., I, 23, 24, Cavaignac.
  43. À la fin de sa déposition, (I, 40), Cavaignac dit qu’il existait « d’autres éléments essentiels de conviction. Si le Gouvernement est amené à les communiquer, il demande à s’en expliquer. » Il ne s’agissait certainement pas, dans sa pensée, du bordereau annoté.
  44. Cass., I, 29, Cavaignac.
  45. C’est ce que je fis observer, le 7 avril 1899, dans une lettre ouverte à Freycinet.
  46. Cass., I, 18, 36, Cavaignac.
  47. Ibid., I, 42, 47, Zurlinden.
  48. Ibid., I, 51, Chanoine.
  49. Lettre à Deniel, du 30 octobre 1898.
  50. 27 octobre.
  51. Rapport du 25 novembre.
  52. Rapport.
  53. 5 novembre 1898.
  54. Cinq Années, 310 : « En attendant la réponse aux demandes de revision que j’avais adressées au chef de l’État. »
  55. 11 novembre 1898.
  56. Rochefort : « Dreyfus sera lynché. Il le sera aux cris de « Vive l’armée ! » et « À bas les traîtres ! » Mais ce ne sont pas ces clameurs qui rendront sa mort plus douce. Au contraire. » (27 octobre.) « On lui appliquera radicalement la loi de Lynch. » (1er  novembre.) On remplirait un volume de ces sauvageries.
  57. Simple récit, dans le Siècle du 12 : « J’ai dégagé ma part de responsabilité. M. le président du Conseil prend la sienne. Il faut qu’elle soit connue. Elle est lourde. Je souhaite pour lui qu’elle ne devienne pas atroce. » — Les plus modérés (Temps, Soleil) s’indignèrent. Guyot intitula son article : « La férocité de la peur ». Cornély écrivit : « Faut-il admettre que cet homme, si intrépide devant la bombe de Vaillant, a peur du quarteron de lionceaux en baudruche qui rugissent dans les journaux et dans les couloirs de la Chambre ? »
  58. 14 novembre 1898. (Cass., I, 52.) Câblogramme du 15, (I, 810.)
  59. Zurlinden le raconta à Constans, Dupuy aux journalistes. (Gaulois, Libre Parole, Croix, etc.)
  60. « Lorsqu’on a appris (à la Chambre) la décision de la Cour de cassation, il y a eu un vaste étonnement. Quels sont ces mortels qui, par hasard, n’ont pas peur ? » (Radical du 15.)
  61. Gaulois, Petite République, Figaro, etc.
  62. Gaulois du 16 novembre 1898.
  63. Libre Parole du 28 octobre : « Quelles précieuses vies s’abritent à ces adresses mystérieuses ? »
  64. « Cayenne, 16 novembre. — Gouverneur à déporté Dreyfus, par commandant supérieur des îles du Salut : Vous informe que Chambre criminelle de la Cour de cassation a déclaré recevable en la forme demande en Revision de votre jugement et décidé que vous seriez avisé de cet arrêt et invité à produire vos moyens en défense. »
  65. Rapport.
  66. 28 novembre 1898.
  67. Cinq Années, 308.
  68. Voir t. II, 463.
  69. Selon Lauth (12 octobre 1898), les premiers essais avaient été détruits au fur et à mesure. Les clichés furent montrés par Tavernier à Junck le 11 octobre, et à Lauth le 12. — Picquart avait demandé « qu’on fît l’expertise du petit bleu avec l’écriture de Schwarzkoppen ». Il « accepta une pièce de comparaison qui lui fut proposée, signée de l’attaché allemand, du 18 octobre 1897 ». Dans son Mémoire pour la Chambre des mises en accusation (38) et à Rennes (I, 467), Picquart observe que « cette pièce était arrivée au ministère en plein pendant la période des faux », « qu’il eut le tort de l’accepter ». On a vu que le petit bleu n’était pas de l’écriture de Schwarzkoppen (t. II, 244). Ce fut l’une des erreurs persistantes de Picquart.
  70. Rapport de l’expert chimiste Lhôte ; rapport des experts en écriture. (31 octobre 1898.)
  71. Retz, Mémoires, III, 49.
  72. Instr. Tavernier, 12 octobre 1898, Lauth.
  73. Clichés sur verre et épreuves photographiques.
  74. Voir t. II, 245. — Instr. Tavernier, 3 octobre et 5 novembre, Lauth ; Cass., I, 144, Picquart.
  75. Instr. Tavernier, 2, 4, 7 et 12 novembre, Roget. — C’est à Tavernier que Roget raconte qu’il a signalé à Gonse, en mai, le grattage du petit bleu, Gonse, au contraire, dit « que son attention n’a jamais été appelée sur ce point ». Picquart (Mémoire 42) se plaint que Gonse et Roget n’aient pas été confrontés.
  76. Cass. Audience du 8 décembre 1898, Mimerel.
  77. Lettre du 5 novembre 1898. — Le 2 novembre, il avait transmis à Tavernier une lettre suspecte qui portait, comme la fausse lettre à l’encre sympathique, le timbre de la rue Cambon.
  78. 12 novembre 1898.
  79. Liberté du 12 novembre 1898, conversation avec Gast.
  80. Radical du 14 novembre 1898. Le même jour, Clemenceau : « C’est sur lui-même que le ministre de la Guerre va prononcer. » — De même Guyot, Henry Maret, Cornély.
  81. Siècle du 14 novembre 1898. — Zola m’écrivit : « Vos articles en faveur de Picquart sont d’une logique et d’une éloquence qui me touchent profondément. » (20 novembre.)
  82. Exposé des motifs.
  83. Clemenceau, dans l’Aurore du 9 novembre 1898.
  84. Il lui dit devant des officiers : « Je vous le disais bien que l’État-Major était pourri. » (Récit de Giry à Monod.)
  85. Voir t. I, 324.
  86. 15 novembre 1898.
  87. Chambre des députés, 15 novembre 1898.
  88. 16 novembre.
  89. Affaire Picquart, 227 et Cass., I, 212. — Il s’agit de la note du 14 septembre 1898. (Voir p. 264). — Picquart avait connu précédemment le rapport des experts, « une quinzaine de jours après qu’il eût été déposé ». (I, 213.)
  90. La Libre Parole en donnait cette preuve que le petit bleu est d’un français très correct et que « Schwarzkoppen écrit fort mal cette langue ». (7 novembre.) Or, Schwarzkoppen l’écrit et la parle très correctement.
  91. « Il resta quelques mois sans en ouvrir la bouche, tout en continuant à travailler avec ses complices, Leblois et Reinach. » (Libre Parole du 31 octobre 1898.)
  92. 2 et 10 novembre 1898.
  93. Cass., I, 147 ; Rennes, I, 419, Picquart.
  94. « Étant données les circonstances particulières dans lesquelles cette pièce est arrivée à la S. S., il nous paraît difficile d’admettre que l’inculpé soit resté étranger à sa fabrication. »
  95. Les rapports de Guénée à Henry, d’octobre et de novembre 1896), furent joints au dossier. (Cass., I, 173, Picquart.)
  96. Rapport du 19 novembre 1898. (Affaire Picquart, 281 à 300.)
  97. Le Gaulois en avait, depuis plusieurs jours, publié une analyse fort exacte. (7 novembre.)
  98. Code de justice militaire, exposé des motifs : « Il y a des circonstances exceptionnelles, très exceptionnelles ; sans doute, où le devoir commande d’arrêter une poursuite. »
  99. Une note de l’Agence Havas du 28 novembre 1898 » qui avait tout l’air, selon Ribot, d’un communiqué officieux » (Chambre des députés, séance du 28), précisait que « Zurlinden n’avait reçu ni instructions ni indications du chef de l’État ni du gouvernement ». Mis en demeure par Ribot, Freycinet déclara « qu’il n’avait pas dicté la note ». Elle émanait en effet de l’Élysée. (Matin du 28.)
  100. Il hésita pendant deux jours, dit à Lalance, le 19 novembre, qu’il ajournerait les poursuites jusqu’après le verdict de la Cour de cassation.
  101. Note officielle du 20 novembre 1898 : « Le Conseil des ministres a reçu, ce matin, communication de la lettre par laquelle le général Zurlinden informe le ministre de la Guerre… etc. »
  102. Articles 150, 151, 164, du Code pénal « ordinaire », 12 de la loi du 18 avril 1886, 267 du Code de justice militaire.
  103. Le général Dosse, président, les colonels Chamoin, de Mazieux, Bonnal et Heimburger, les lieutenants-colonels du Liscoët et Duchassaing.
  104. « Les juges militaires, en condamnant Picquart, opposeront un verdict à un verdict. » (Petit Journal du 17 novembre 1898,)
  105. Siècle du 19 octobre : « L’incompétence du conseil de guerre. » (Crépuscule des traîtres, 87 à 101.)
  106. Titre III, chap. V, art. 4.
  107. Conseil d’État, 21 février 1809.
  108. Article 55 : « Tout individu appartenant à l’armée en vertu soit de la loi de recrutement, soit d’un brevet ou d’une commission, est justiciable des conseils de guerre ». — Picquart n’appartenait plus à l’armée. — Article 56 : « Sont justiciables des conseils de guerre… les officiers de tous les grades, sous-officiers, etc… pendant qu’ils sont en activité de service, ou portés présents sur les contrôles de l’armée, ou détachés pour un service spécial. »
  109. Article 57.
  110. Cour de cassation, 12 avril 1834. Affaire Vauthier-Thoume.
  111. C’est ce que dirent, à la séance du 28 novembre 1898, Millerand et Ribot. Même thèse dans tous les journaux, depuis le Soleil jusqu’à la presse socialiste.
  112. Parmi les protestataires, trente-quatre membres de l’Institut (Sardou, Sully-Prudhomme, Boutmy, Lavisse, Gaston Pâris, E. Picot, Anatole France, Appell, Carnot, Barth, Joseph et Alexandre Bertrand, Viollet, A. Leroy-Beaulieu, Darboux, Croiset, Molinari, etc.) ; des savants (Dastre, Painlevé, le docteur Roux, Lauth, les Reclus, le docteur Javal, Richet, Giraud-Teulon) ; des professeurs (Andler, Brochard, V. Basch, Aulard, Tarde, G. Lyon, George Duruy) ; des artistes (Monet, Gallé, Roll, E. Breton, Dalou, Bruneau) ; des hommes de lettres (Marcel Prévost, Rostand, Aicard, Capus, Porto-Riche) ; des avocats (Bergougnan, Beurdeley, Lailler, Decori, Ducuing, Maze) ; d’anciens ambassadeurs (Albert Billot, Herbette) ; trois nobles (les comtes de Larmandie, Albert de Mauroy et Mathieu de Noailles) ; Hervé de Kérohant, « patriote, royaliste et chrétien » ; l’abbé Viollet ; Bamberger, ancien député de Metz ; Mlle Salomon, directrice du collège Sévigné ; la veuve de Michelet, celle de Pécaut, la fille de Peyrat ; des artistes (Sarah Bernhardt, Réjane).
  113. Petite République du 22 novembre 1898.
  114. Aurore du 18. (Vers la Réparation, 448.)
  115. Siècle du 18 (Crépuscule des traîtres, 118) ; Aurore du 25.
  116. Duclaux, Reclus, Buisson, Havet, Paul Meyer, membres du comité directeur de la Ligue des Droits, Anatole France, Mirbeau. Les orateurs habituels des réunions (Pressensé, Allemane, Sébastien Faure, Joindy) se multipliaient ; Jaurès parla, à plu sieurs reprises, en province.
  117. Rapport sur le cas de cinq détenus des îles du Salut.
  118. 1er  décembre 1898, au Grand Orient.
  119. Clemenceau, dans l’Aurore du 28 novembre 1898.
  120. Villemar (Mme E. Naville), Essai sur le colonel Picquart. Le 5 novembre avait paru le livre de Pressensé : Un Héros.
  121. Il dit à Gast : « Je ne comprends pas pourquoi je suis exalté par les uns et injurié par les autres. Je n’ai fait que mon devoir. Après avoir acquis la conviction qu’une erreur judiciaire avait été commise, j’ai eu des moments pénibles ; un violent combat s’est livré en moi ; je savais que je devais choisir entre mes galons et ma conscience, mais mon parti a été vite pris et alors je suis allé droit mon chemin. » (Liberté du 1er  novembre 1898.)
  122. Voir t. I, 58.
  123. 21, 22, 23 et 24 novembre 1898.
  124. Enq. Mazeau, 89, Bard.
  125. Ibid., 27 et 28, Roget : « J’ai été, à plusieurs reprises froissé… etc. »
  126. Cass., I, 55, 56, Roget : « Certains actes de trahison, antérieurs à 1892, pouvaient être attribués à Dreyfus… Dreyfus a eu la possibilité d’avoir les plans directeurs… L’initiale D peut désigner Dreyfus… cette pièce peut désigner Dreyfus… » De même, au sujet de l’obus Robin, de l’obus à la mélinite (65). Roget dit que l’expertise du document de l’École de pyrotechnie n’a pu « aboutir à un résultat décisif ». Or, Bertillon lui-même avait attesté que l’écriture n’était pas celle de Dreyfus. (Voir t. III, 593). « Les lettres des attachés étrangers donnent toutes une preuve indirecte de la culpabilité de Dreyfus, par prétérition de son innocence. » (69). « Dreyfus a dû aller aux manœuvres et a cru qu’il irait. » (77). — Cf. Paul Marie, le Général Roget et Dreyfus.
  127. Cass., I, 93, 64, 63, 68, 76, 77, etc., Roget.
  128. Ibid., 61, 97, Roget : « Il n’y a qu’à examiner l’hypothèse d’un concert direct entre Esterhazy et Henry… C’est absolument impossible à moins qu’il n’ait eu un complice à l’État-Major de l’armée. »
  129. Ibid., 61, 97, 101 à 105, 107 et suiv. — Enq. Mazeau, 27.
  130. 23, 25, 28 et 29 novembre 1898. (Cass., I, 124 à 214.)
  131. Enq. Mazeau, 71, Picquart.
  132. Ibid., 50, Quesnay de Beaurepaire ; 54, Lœw.
  133. Ibid., 71, Picquart.
  134. Rapport Herqué, cité par Lebret (Chambre des députés, 12 janvier 1899).
  135. Rapport d’ensemble. (Même séance.)
  136. 22 novembre 1898.
  137. Enq. Mazeau, 37, Magnin (inspecteur) ; 54, Lœw ; et rapport Herqué.
  138. Rapport Herqué.
  139. Enq. Mazeau, 52, Quesnay.
  140. Ibid., 51, Quesnay ; 64 et 82, Bard.
  141. Enq. Mazeau, 37, Magnin ; 64, et 83, Bard ; rapport Herqué.
  142. Ibid., 37, Magnin.
  143. Ibid., 84, Bard : « J’ai fort bien pu dire, quoique je ne m’en souvienne pas… Mais, certainement, je n’ai pas, de mon initiative personnelle, donné d’ordre au garçon de service. »
  144. Ibid., 38, Magnin ; 70, Picquart.
  145. Rapport Herqué. — Picquart : « Je ne puis me souvenir des termes même que j’ai employés. Mais il me paraît impossible que j’aie dit que je portais dans mon cœur un magistrat que je n’avais jamais vu avant ma déposition devant la Cour. »
  146. Herqué, interrogé sur ce point, répondit que Bard appela Picquart : « Colonel. »
  147. Enq. Mazeau, 36, Quesnay ; Magnin.
  148. Maret, Barbey, Guyot et Desmons. — Drumont les appela « les vieux turpides ». Rochefort révéla qu’on leur avait versé « un demi-million ». (28 novembre 1898.)
  149. Les groupes du Sénat décidèrent alors d’interpeller ; mais le Sénat s’était ajourné au 29, et le président Loubet fit observer qu’il n’existait aucun précédent qui permit de convoquer extraordinairement la Haute Assemblée.
  150. Par 253 voix contre 244.
  151. Dujardin-Beaumetz, Odilon-Barrot, Montaut, Wilson, etc.
  152. Méline et ses anciens ministres, sauf Barthou. — Quelques modérés (Ribot, Aynard, Poincaré, Bouvier, Étienne, Caillaux, Arène, Decrais, Lannes, de Montebello, Cruppi, Antoine Perrier, Jules Roche, Allombert) votèrent, avec les socialistes et les radicaux, pour la suspension.
  153. Sénat, séance du 15 février 1896.
  154. Barthou avait été élu président du groupe des républicains progressistes, au refus de Ribot. Dans son discours d’installation, il avait dit : « Quand la Cour de cassation, libre de son action, renseignée et impartiale, aura statué, nous tiendrons sa décision désintéressée pour l’expression de la vérité et de la justice. » Deux jours après la séance où il s’était associé à Poincaré, le groupe lui renouvela sa confiance.
  155. Laurent et Ferdinand Bougère, le marquis de Kéroüartz.
  156. « Applaudissements répétés. »
  157. Il dit à la tribune que la Cour avait un pouvoir discrétionnaire ; puis, à la sténographie, supprima le mot.
  158. Les socialistes, quelques radicaux (Baudin, Bizarelli. Pelletan) et un modéré, Jonnart. — Poincaré s’abstint, avec Barthou, Étienne, Jules Roche et quelques autres. — L’ordre du jour de confiance fut adopté par 413 voix contre 70.
  159. 29 novembre 1898.
  160. Mazeau dit nettement que la Cour ne se prêterait pas à « cette sorte d’habileté ». (Soir du 30 novembre 1898.)
  161. Séance du 1er  décembre.
  162. La proposition, avec la signature de Waldeck-Rousseau, portait celles de Cazot, Demôle, Poirrier, Thézard, Clamageran, etc.
  163. C’est ce que Lavisse avait écrit au Temps.
  164. Couteaux, Galtier et Fabre, portés comme ayant voté contre, et Reymond, porté comme s’étant abstenu, avaient voté pour. Lourties, marqué comme s’étant abstenu, et Giraud, comme ayant voté pour, avaient voté contre. (Séance du 5 décembre 1898, observations sur le procès-verbal.)
  165. La requête fut délibérée entre les divers avocats de l’Affaire, Demange, Labori, Mimerel et Mornard. Picquart acquiesça à la résolution prise et signa la requête, qui fut déposée le 2 décembre et complétée le 5. (Siècle du 6.)
  166. Titre cinquième, chapitre 1er , articles 525 à 541.
  167. Instr. Fabre, 220, ordonnance de renvoi. — Cass., 6 décembre 1898, Atthalin : « Telle est la qualification… »
  168. Cass., 6 décembre 1898, Manau.
  169. Gribelin. (Instr. Fabre, cote 22.)
  170. Aff. Picquart, 3, Mimerel ; 19, Atthalin.
  171. Par 129 voix contre 125. — Le surlendemain, la prise en considération fut votée par 153 voix contre 51.