Histoire de l’Asie centrale/Boukhara

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Traduction par Charles Schefer.
Ernest Leroux (p. 93-173).


BOUKHARA




GÉNÉALOGIE DES KHANS UZBEKS.

Je m’occuperai maintenant de l’histoire de Mehemmed Rehim Khan, Manguit, Uzbek, qui régna à Boukhara à partir de l’année 1160 après la mort de Nadir Châh, et de l’histoire des Khans qui ont gouverné jusqu’en cette année 1233, année en laquelle règne Seyid Emir Hayder, fils de Châh Mourad By, fils de Danial, Manguit, Uzbek. Ce que je vais consigner par écrit contiendra les détails les plus minutieux[1].

I

ABOUL FEÏZ KHAN
(1152-1739)

Lorsque Nadir Châh revint de son expédition de l’Inde, Aboul Feïz Khan, fils de Soubhan Qouly Khan, descendant de Djenghiz Khan, était souverain de Boukhara. Ilbars Khan Qazaq, qui était aussi de la race de Djenghiz, gouvernait le Kharezm.

Aboul Feïz Khan, reconnaissant qu’il n’était point assez fort pour lutter avec l’armée persane, envoya à Pichâver, auprès de Nadir Châh, une ambassade composée de quelques personnages considérables, et d’un khodja du Djouïbar[2] avec de riches présents. Il fit dire au châh : « Je suis le dernier rejeton d’une ancienne famille royale ; je n’ai pas la puissance d’affronter un monarque redoutable ; je me tiens à l’écart, faisant des vœux pour lui ; mais s’il veut m’honorer de sa visite, je lui témoignerai les égards que l’on doit à un hôte. » Nadir Châh se montra très-satisfait de ces paroles, il traita les ambassadeurs avec la plus grande considération et les congédia après leur avoir remis pour Aboul Feïz Khan une lettre dont voici le sens : « Votre conduite m’a pénétré de joie et de reconnaissance. J’ai reçu vos ambassadeurs et j’ai agréé les présents que vous m’avez envoyés : votre loyauté a éclaté pour nous en même temps que votre affection et que votre amitié : tout ce que vos ambassadeurs nous ont exposé était dicté par la sincérité. Il est nécessaire que je châtie Ilbars ; punir ce malfaiteur, est pour moi une obligation sacrée. S’il plaît à Dieu, après être arrivé à Hérât, résidence de la royauté, je me dirigerai sur Balkh, et de là, je me rendrai auprès de vous pour avoir une entrevue et être reçu comme un hôte par Votre Hautesse que je considère comme un père. Veuillez me traiter comme un hôte et n’avoir aucune arrière-pensée, car je ne convoite ni vos États, ni vos trésors. Je vous envoie aujourd’hui, à titre de souvenir, à vous qui êtes mon ami sincère et véritable, quelques objets de l’Hindoustan que vous accepterez comme un présent de peu de valeur. Agréez, avec cette lettre, tous mes vœux. »

Lorsque la lettre et les cadeaux de Nadir Châh arrivèrent à Boukhara, Aboul Feïz Khan en éprouva la joie la plus vive et il fit connaître les résultats de sa démarche à Ilbars Khan, dans l’espérance que celui-ci s’amenderait et s’excuserait des fautes qu’il avait commises. La fatalité s’était attachée à Ilbars Khan. Il n’accepta pas le conseil qui lui était donné et il envoya à Aboul Feïz une réponse conçue en termes grossiers.

Distique. « Les bons conseils ne font point impression sur une mauvaise nature ; on ne peut faire entrer de force un damné dans le Paradis. »

Aboul Feïz Khan s’occupa ensuite des préparatifs de la réception de son hôte : il fit de grands approvisionnements de blé, de riz et d’orge ; il rassembla des troupeaux de moutons.

Nadir Châh arriva à Hérât. Il avait avec lui trois cents éléphants, une tente brodée en perles et le trône du paon[3]. Il établit son camp dans la plaine de Kouhdestan à l’orient de la porte de Khochk[4]. Il envoya de là deux éléphants et de riches présents à la cour impériale du sultan Mahmoud Khan Ier[5]. Il envoya aussi deux éléphants et des objets de l’Inde en cadeau à l’impératrice de Russie Petrowna, fille de Pierre Alexis[6]. Il fit participer également les grands de l’empire au partage du butin. Nadir Châh resta trois mois à Hérât, puis il fit partir pour la ville sainte de Mechhed, capitale de son empire, avec son harem et ses gros bagages, son fils Nasr oullah Mirza qui l’avait accompagné dans son expédition de l’Inde et auquel il avait fait épouser une fille de Mehemmed Châh, souverain de l’Hindoustan.

Il partit de Kouhdestan et vint camper à Badghis[7] localité située au nord de Hérât et sur la route de Balkh et de Boukhara. C’est une plaine ravissante et une résidence délicieuse qui, au printemps, excite l’envie du paradis. Il y fut rejoint par l’ainé de ses fils, Riza Qouly Mirza, qu’il avait proclamé son héritier présomptif. Celui-ci arrivait de Mechhed, accompagné de douze mille cavaliers d’élite. Chaque troupe de mille cavaliers était montée sur des chevaux de couleur uniforme : tous ces soldats étaient couverts d’armures d’acier, et leurs armes étaient incrustées d’argent.

Ce fut à Karatèpèh[8] que Nadir Châh donna audience à son qu’il reçut ses cadeaux et passa ses troupes en revue ; ce fut là aussi que la crainte et les appréhensions s’emparèrent de son âme. Riza Qouly Mirza, sans l’autorisation de son père, avait fait étrangler, à Mechhed, Thahmasp Châh de la famille des Séfèvis dont il avait épousé la fille. Cette action avait excité les soupçons de Nadir Châh. Il donna ordre d’incorporer dans ses propres troupes celles de Riza Qouly Mirza, et il emmena avec lui d’étape en étape, à Méïménèh, à Fariab et à Balkh, ce prince accompagné seulement des officiers de son service particulier.

De cette dernière ville, il fit connaître à Aboul Feïz Khan sa prochaine arrivée. Il donna quelque temps de repos à ses troupes, puis, il fit passer à la moitié de son armée l’Amou Deria, c’est-à-dire le Djihoun ; l’autre moitié, avec les parcs d’artillerie et plus d’un millier de petites barques chargées d’approvisionnements, resta sur la rive opposée. Nadir Châh se dirigea alors sur Boukhara. À son arrivée à Kerki[9], ville située sur le bord du fleuve à quatre stations de Boukhara, Mehemmed Rehim Bek, Manguit, un des principaux confidents et officiers d’Aboul Feïz Khan, vint à sa rencontre avec des présents et des approvisionnements. Il eut l’honneur d’être reçu en audience. De là, le châh se dirigea sur Tchardjou[10], située à trois journées de Boukhara et qui est aussi sur la route du Kharezm : l’armée y campa. Dans l’espace de trois jours, un pont fut jeté sur le Djihoun, la moitié de l’armée fut chargée de garder le camp et les bagages, l’autre moitié se dirigea avec le châh sur Karakoul[11] à une journée de Boukhara. Aboul Feïz Khan, accompagné par les Seyids, les ulémas, les religieux et les notables de la ville, vint y trouver le châh auquel il offrit des chevaux de race arabe et des présents de haute valeur. Il y eut une réception solennelle.

Aboul Feïz Khan se présenta devant Nadir Châh qui le fit asseoir et revêtir d’un vêtement d’honneur : on posa sur sa tête une couronne enrichie de pierres précieuses et, en lui parlant, on lui donna le titre de châh. Aboul Feïz Chäh demeura une nuit à Karakoul. Il obtint son congé et retourna à Boukhara le lendemain. Nadir Châh leva le camp et vint à Tcharbekr, à une demi fersakh de Boukhara. Aboul Feïz avait des filles d’une beauté remarquable. Nadir Châh épousa l’une d’elles, et il donna l’autre à son neveu Adil Châh, fils de son frère Ibrahim Khan, en observant les règles et les formes en usage pour les unions royales. Il confia l’administration et le gouvernement du Turkestan à Aboul Feïz Châh. Il accorda le titre de Khan à Mehemmed Rehim Bek, qui eut, en outre, le commandement de six mille hommes d’élite levés dans le Turkestan. De Tcharbekr, Nadir retourna à Tchardjou. De là, il fit partir Adil Châh pour Mechhed avec le harem, et Rehim Khan avec ses troupes. Il leur enjoignit de passer par Mervi Chahidjan pour se rendre à la ville sainte de Mechhed. De Mechhed ils devaient marcher sur le Daghestan.

Pendant que Nadir Châh se trouvait à Tcharbekr, il avait, sur la demande d’Aboul Feïz Châh, envoyé à Ilbars, khan de Khiva, un ambassadeur accompagné par deux khodjas du Djouïbar. Cette ambassade avait pour objet d’inviter Ilbars à se rendre auprès de Nadir Châh pour solliciter le pardon de ses fautes passées. Lorsque l’ambassadeur et les khodjas arrivèrent à la place forte de Khankah et à Hezaresp, ils y trouvèrent Ilbars campé avec vingt mille cavaliers yomouts, turkomans, qazaqs et uzbeks. Le nombre de ses soldats l’avait rempli d’orgueil et de présomption ; il était en embuscade et disposé à couper la route.

Il prit connaissance de la lettre de Nadir Châh dont voici la teneur :

« Que Ilbars Khan, asile de la valeur, gouverneur de Khiva, sache que : Grâce à Dieu, mon épée resplendissante m’a rendu maître de l’Iran jusqu’à Adem, Basrah et Mascate[12], des provinces du Khorassan, de l’empire de l’Inde jusqu’à Djihan Abad, d’Ekber Abad, de Dehli, de Laknau, de Lahore, de Roumas jusqu’aux limites du Bengale, de Ky, de Bampour jusqu’aux extrémités de Serandib, de Djemou, de Kachmir, de Djisr Mir, de Tettèh, du Sind, de Thalpour, du Gudjerat, du Moultan, de Chikarpour, du Kâboul, de Qandahâr, de Balkh, de Badakhchan, de Kondouz, de Khoutlan jusqu’aux frontières du pays des Kâfir Siahpouch, de Boukhara, de Samarqand et de la province de Fergana.

« Tous les grands personnages du siècle venus à ma cour ont incliné leurs fronts et tendu le cou en signe d’obéissance. Personne n’a pu résister à la puissance de mes armées, qui ont l’aide et l’appui de Dieu ; j’ai été partout précédé par l’assistance céleste, et la fortune et le bonheur ont accompagné mes pas. Le Kharezm étant limitrophe de mon empire, il était nécessaire que son prince, asile de la valeur, se rendît sans tarder à mon étrier impérial, et revêtu par nous de riches habits d’honneur, il eût été distingué et glorifié parmi ses pairs et ses égaux. Il eût pu prendre part aux expéditions dans l’Inde, nous y accompagner et nous prêter son aide. Il ne l’a pas fait et il a été ainsi privé de nos largesses royales. Bien qu’il n’ait pas donné ces marques de soumission et d’obéissance, il était convenable, nécessaire et digne, lorsque nous nous sommes dirigé sur l’Hindoustan, qu’il s’acquittât de ses devoirs envers notre héritier présomptif, notre fils aîné, le prince Riza Qouly Mirza, resté dans la ville sainte de Mechhed. Il fallait qu’il se conduisît à son égard en ami et en allié. Il ne l’a pas fait non plus. Bien plus, sans égard pour nous, il s’est mis, à plusieurs reprises, à la tête d’expéditions formées de Yomouts pillards pour ravager et dévaster les environs de la ville sainte de Mechhed. Chaque fois, il a été battu, mis en complète déroute et obligé de revenir en désordre à Khiva. Riza Qouly Mirza, l’objet de notre plus chère affection, ne s’est point ému et il n’a pas fait marcher sans notre ordre des troupes sur le Kharezm. Aujourd’hui, revenu de l’Inde, accompagné par la victoire, l’assistance divine et le bonheur, nous nous sommes rendu pour être son hôte et jouir de sa présence, auprès du souverain ami Aboul Feïz Khan, le plus illustre rejeton de la famille de Djenghiz et que je vénère comme un père. Il nous a traité avec la déférence due à un hôte et avec les plus grands honneurs.

« Il fallait que ce chef militaire à courte vue, que cet étourdi sans dignité se rendît à notre cour. Ses fautes passées lui auraient été sans doute pardonnées et il aurait été traité en voisin. Il aurait eu sa part des marques de notre bienveillance royale et il en aurait été honoré. Nous nous imaginions que, grâce au court séjour que nous faisons dans les environs de Boukhara, il viendrait à résipiscence, qu’il témoignerait du repentir de sa conduite inconvenante et qu’il épargnerait à son pays le pillage et l’effusion du sang musulman.

« Mais, nous avons appris que trois mille Yomouts s’étaient dirigés sur Tchardjou pour prendre cette ville par surprise. Un corps de nos troupes, instruit de ce dessein, les a anéantis par une seule attaque et les a dispersés comme les étoiles de la constellation de la grande Ourse. Le plus grand nombre de ces Turkomans a été tué ou fait prisonnier, le reste n’a pu qu’avec mille peines gagner une retraite sûre. Ce fait a provoqué notre indignation et notre colère, mais Sa Hautesse Aboul Feïz Châh, que je considère comme un père, a intercédé avec instance auprès de nous et nous a calmé. Aujourd’hui, mon ambassadeur accompagné par deux personnages qui jouissent de la confiance d’Aboul Feïz Châh s’est mis en route pour vous rejoindre.

« Tu te rendras, sans hésitation et sans retard, à notre cour qui a la puissance du firmament. S’il plaît à Dieu, tu recevras encore des marques de ma bonté royale : sinon, apprête-toi à recevoir notre visite. Notre volonté est que dans ce cas, ton pays misérable soit foulé par les sabots de nos chevaux et que ta tête pleine de malice et de méchanceté soit, comme un anneau, suspendue au gibet.

Vers : « L’obstination réalise cette parole : C’est l’obstination qui détruit les maisons les plus anciennes. Salut ! »

Lorsque Ilbars lut la lettre royale il entra dans une violente colère et, inconsidérément, sans que rien pût justifier un pareil acte, il donna l’ordre de mettre à mort les trois ambassadeurs. Une pareille conduite n’est autorisée par aucune secte religieuse. Ce fut l’acte d’un homme à courte vue, en proie à la folie et ne reculant devant aucun crime.

Quand cette nouvelle parvint à Nadir Châh, il divisa son armée en deux corps ; il fit passer le Djihoun à l’un d’eux pendant que l’autre, le plus considérable, avec sa grosse artillerie et son artillerie légère suivit le bord du fleuve que descendirent des bateaux chargés d’approvisionnements. Cette armée, aussi nombreuse que les fourmis et les sauterelles, se dirigea vers les états du présomptueux Ilbars. Elle arriva près de Hezaresp, place forte située sur le bord du Djihoun. Ilbars s’y était solidement établi, Nadir Châh donna ordre de dépasser Hezaresp sans rien tenter contre cette ville et de se diriger contre Khantah : Ilbars, informé de ce mouvement, sortit de Hezaresp et se jeta précipitamment dans Khankah. L’armée persane investit cette place et se mit à la canonner. Au bout de trois jours Ilbars et la population de la ville demandèrent à capituler. Nadir Châh leur fit grâce et interdit le pillage à ses troupes[13].

Ilbars se présenta le sabre et le linceul au cou devant le châh qui l’accueillit avec distinction ; mais les enfants des khodjas du Djouïbar que Ilbars avait mis à mort se portèrent comme accusateurs, en demandant quelle était la secte religieuse qui autorisait le meurtre d’un ambassadeur. « Nous réclamons, dirent-ils, conformément à la loi divine, le sang de nos pères. » Il fallut se conformer aux prescriptions de la loi ; la mort de Ilbars fut jugée nécessaire et il fut exécuté avec vingt et un de ses principaux officiers.

Nadir Châh confia le commandement de la ville de Khiva à Abou Tahir Khan[14] et rendit la liberté à dix mille esclaves persans qui s’y trouvaient prisonniers. Il leva dans le Kharezm six mille soldats qu’il plaça sous le commandement du prince Nasr oullah Mirza. Il s’éloigna ensuite de la province de Khiva et revint à Tchardjou. Il renvoya à Aboul Feïz Châh sa fille qu’il avait épousée, et lui donna un pouvoir absolu sur tout le Turkestan : il laissa aussi à Boukhara quelques canons et retourna à Mechhed par la route de Merv.

Il se reposa pendant quelques jours dans cette ville des fatigues de son expédition, et il prit ensuite la route de la Perse pour se rendre dans le Mazandéran. Dans une forêt de cette province, un cavalier nommé Nik Qadem, au service de Hezarèh Mehemmed Khan de la tribu de Taïmeny, fraction de tribu des Ouïmaks de Hérât, tira un coup de fusil sur Nadir. Ce jour-là Riza Qouly Mirza était sorti à cheval en compagnie de Hezarèh Mehemmed Khan. Cette circonstance fit naître le soupçon et le doute dans l’esprit de Nadir Châh ; il donna l’ordre d’arrêter son fils et d’exécuter Mehemmed Khan. Nik Qadem, saisi dans sa maison, fut mis à la torture ; on lui demanda au milieu des tourments : « Qui t’a donné l’ordre de commettre le crime dont tu t’es rendu coupable ? » Il répondit, en appuyant ses paroles d’un serment : « Personne ne m’a donné d’ordre ; j’ai voulu délivrer de ta tyrannie les créatures de Dieu. » « Quel châtiment t’infligerai-je ? » lui demanda Nadir Châh : « Crève-moi les deux yeux, » s’écria Nik Qadem, « j’avais avec mon fusil visé le milieu de ta poitrine ; mes yeux ne m’ont pas bien servi, la balle a dévié et n’a point frappé le roi. » On lui creva les yeux. Quelques jours après on infligea le même supplice à Riza Qouly Mirza.

Nadir Châh ne tarda pas à s’en repentir, il devint hypocondriaque et sa raison s’altéra. Dans chaque ville mille maisons se fermèrent par suite du meurtre des chefs de famille, mis à mort dans les supplices et dans les tortures. À son retour de l’expédition de Daghestan, il se rendit à Ispahan. Des révoltes éclatèrent en plusieurs endroits. Le Seïstan se souleva d’abord : Adil Châh y fut envoyé avec une nombreuse armée pour le réduire. Taqi Khan de Chiraz et d’autres seigneurs se révoltèrent aussi.

Nadir Châh, l’esprit troublé, se dirigea vers Mechhed ; il reçut à ce moment une lettre d’Aboul Feïz Châh qui lui apprenait que Ibad oullah Uzbek, venant de Ferghana et de Tachkend, avait pillé Samarqand, les Miankal[15], et s’était avancé jusqu’au tombeau de Châh Naqchbend[16] à une fersakh de Boukhara ; il demandait un prompt secours. Nadir Châh fit partir pour Boukhara au secours d’Aboul Feïz douze mille hommes d’élite commandés par Hassan Khan Beyath[17] et Behboud Khan Djindaoul[18]. Lorsque les troupes persanes entrèrent à Boukhara, Ibad oullah effrayé battit en retraite vers Tachkend, et l’armée se mit à sa poursuite.

Nadir Châh autorisa, en outre, Mehemmed Rehim Khan, Manguit, à se diriger sur Boukhara avec ses troupes pour venir en aide à l’armée persane. Mehemmed Rehim Khan nourrissait depuis longtemps, sans pouvoir l’accomplir, le désir de retourner à Boukhara ; il pouvait aujourd’hui le réaliser sans chercher un prétexte et il marcha sur cette ville avec ses troupes, en prenant la route de Merv.

Après son départ, les tribus de Gouz, de Tchinaran, et de Kouhmich du Khorassan se mirent en état de rébellion. À cette nouvelle, Nadir Châh fut transporté de fureur : il partit de Mechhed pour se rendre à Tchinaran et y châtier ces tribus kurdes[19]. Il faisait mettre à mort les habitants de toutes les localités où il s’arrêtait, qu’ils fussent coupables ou innocents. Arrivé à Khabouchan, il y établit son camp. Là il acquit la conviction que les Persans avaient le dessein arrêté de se mutiner et de se révolter. Il cessa de leur accorder confiance, et il se mit à témoigner une bienveillance et des égards marqués aux Afghans et aux Uzbeks. Il avait même formé le projet de faire massacrer un matin tous les Persans qui l’entouraient. Ceux-ci, informés de ce projet, dirent : « Il faut porter remède à l’événement avant qu’il ne se produise.

Bref, quatre-vingts conjurés se mirent d’accord et, pendant une nuit obscure, ils se présentèrent devant la tente du harem royal. Soixante-dix, saisis de crainte, restèrent en arrière. Salih Mehemmed Khan Kirikhly Efchar, membre de la tribu du roi et son premier chambellan, se précipita dans la tente le sabre à la main[20]. Nadir Châh, en le voyant, lui demanda grâce. Salih Mehemmed Khan ne lui donna pas le temps de se reconnaître et lui abattit la tête d’un coup de sabre. Cette tête qui s’élevait jusqu’aux cieux roula dans la poussière de l’avilissement.

Vers. « C’était une tête qui, le soir, avait le désir de tout détruire : le matin, le corps n’avait plus de tête, la tête n’avait plus de couronne. Une seule révolution de la roue du firmament azuré a suffi pour faire tomber dans le néant et Nadir et ses partisans. »

Les Afghans d’Ahmed Châh, après la mort du roi, pillèrent le camp et se retirèrent à Qandahâr ; les Uzbeks regagnèrent Boukhara, Balkh et le Kharezm.

Mehemmed Rehim Khan arrivé à Tchardjou, y apprit la mort de Nadir Châh et la révolte des Persans ; il tint cette nouvelle secrète et arriva à Boukhara après deux journées de marche. Il se rendit, encore couvert de la poussière de la route, au palais d’Aboul Feïz Châh, et lui demanda une entrevue. Ses troupes entrèrent dans le palais en même temps que lui. Aboul Feïz se rendit à la salle d’audience, Mehemmed donna immédiatement l’ordre de l’arrêter et de le conduire hors du palais. Mehemmed Rehim Khan s’empara du trône et fit battre le tambour en signe de souveraineté. Il confisqua le trésor d’Aboul Féïz. Celui-ci, accompagné seulement de quelques personnes, dépourvu de toute ressource et sans provisions de route, se réfugia dans le quartier des khodjâs du Bjouïbar pour se réunir à ses parents et conférer avec eux ; mais ceux-ci, par crainte de Rehim Khan, ne voulurent pas lui accorder l’hospitalité même pendant une seule nuit.

Aboul Feïz, privé de tout, sortit de la ville par la porte de Namazgâh[21], se retira au couvent de Qalender khânèh. Il pria Rehim Khan de vouloir bien lui accorder la somme nécessaire pour entreprendre le pèlerinage de la Mecque. Il s’arrêta quelques jours à Qalender khânèh.

Dans cet intervalle, la nouvelle arriva de Samarqand que Hassan Khan et Behboud Khan avaient défait et taillé en pièces l’armée d’Ibad oullah, tué ce chef, et qu’ils revenaient couverts de gloire et ignorant l’assassinat de Nadir Châh.

Rehim Khan avait l’esprit assiégé de préoccupations : « Je suis, se disait-il, un simple Uzbek, devenu possesseur de ce royaume dont Aboul Feïz Châh était le souverain ; je l’en ai dépouillé et il est aujourd’hui hors de sa capitale, abandonné à lui-même. Plaise à Dieu que l’armée persane, à son arrivée, ne le prenne point sous sa protection. » Il donna donc l’ordre d’enlever Aboul Feïz du Qalender khânèh et de l’emprisonner dans une cellule du Médressèh de Mir Arab à Paï Menar[22].

Au bout de quelques jours, l’armée persane chargée de butin et apportant la tête d’Ibad oullah, déboucha aux environs de Boukhara : elle apprit que Rehim Khan s’était, emparé du pouvoir et qu’il avait emprisonné Aboul Feïz Khan. La conduite de Mehemmed Rehim Khan excita l’indignation et la colère des Persans. « Nadir Châh est vivant, disaient-ils, pourquoi Mehemmed Rehim Khan a-t-il emprisonné le père de la femme du roi ? Il faut qu’il fasse sortir de prison Aboul Feïz Châh et qu’il manifeste son repentir des mauvaises actions qu’il a commises ; sinon nous emporterons la ville de vive force et nous massacrerons Mehemmed Rehim Khan et tous les habitants. » Celui-ci expédia une lettre pour leur faire savoir que Nadir Châh avait été tué. « Rentrez en vous-mêmes, disait-il, et retournez sains et saufs dans votre patrie. Ne commettez point d’actes insensés ; si vous venez à dire que Mehemmed Rehim Khan est Uzbek, et que, à ce titre, il n’est point digne de la royauté, réfléchissez à ce qu’était Nadir Châh qui a dépouillé et fait prisonniers tant de rois. »

Toutes les démarches de conciliation et tous les conseils de Rehim Khan furent repousses par les Persans qui investirent la place, Rehim Khan se décida alors à envoyer secrètement un émissaire aux Afghans Ghildjaïs, qui se trouvaient au nombre de quinze cents dans le camp persan. « Nadir Châh est mort, leur fit-il dire, sa puissance s’est écroulée. Votre patrie est Qândahâr, mais Nadir Châh en a donné les terres aux Afghans Abdâlis ; vous êtes maintenant des exilés. Grâce à Dieu, Boukhara est la mine de la science et de l’islamisme ; je vous donnerai des propriétés, des biens, des femmes et une solde. Établissez-vous à Boukhara. » Les Ghildjaïs réfléchirent sur ces offres qui étaient sincères. Ils acceptèrent dans la même nuit ces propositions et, d’après les ordres de Rehim Khan, ils entrèrent à Boukhara, par la porte de Qiblèh Gâtch[23], sous la conduite de Abdoul Hay Khodja. Cette même nuit Rehim Khan fit mettre à mort Aboul Féïz.

Le lendemain matin, les troupes persanes apprenant la défection des Afghans et le meurtre d’Aboul Féïz, furent convaincues de la mort de Nadir Châh. Les chefs persans conclurent la paix avec Rehim Khan ; ils lui abandonnèrent leur parc d’artillerie, leurs belles tentes, leurs gros bagages. Rehim Khan, de son côté, les combla de cadeaux et de présents. Les Persans prirent la route du Pendjab[24] de Balkh et se dirigèrent sur Endkhou, Mechhed et Nichâpour. Hassan Khan Beyath s’empara de Nichâpour ; ses enfants y sont restés indépendants jusqu’à ces derniers temps ; aujourd’hui Feth Aly Châh a affaibli leur puissance. La tente que Hassan Khan avait donnée à Rehim Khan existe encore aujourd’hui (1232-1816).

Rehim Khan devint donc le maître absolu du Turkestan.

II.

REHIM KHAN

Aboul Féïz avait laissé un fils nommé Abdoul Moumin ; Rehim Khan lui fit épouser sa fille. Il était âgé de douze ans. Un jour Abdoul Moumin se présenta devant elle portant un melon dans son mouchoir. « Qu’as-tu dans ton mouchoir ? » lui demanda-t-elle. «La tête de ton père que je viens de mettre à mort, répondit-il, car il a tué le mien et il s’est emparé de ses États. » La jeune femme raconta ce qui venait de se passer à son père qui en garda rancune à Abdoul Moumin et se dit :

Distique. « Le louveteau finira par devenir loup, bien qu’il ait grandi au milieu des hommes. »

Au bout de quelques jours, Rehim Khan fit conduire Abdoul Moumin en partie de plaisir auprès d’un puits nommé Tcherkh Ab. Abdoul Moumin, penché sur le bord du puits, en regardait le fond, lorsque les personnes qui l’accompagnaient l’y précipitèrent comme Joseph. Quand on l’en retira, il avait cessé de vivre[25].

Rehim Khan confia le gouvernement du Miankal à son oncle Danial Bi. Il s’empara de Cheheri Sebz, de Hissar[26], de Koulab[27], de Khodjend, de Tachkend, de Turkestan[28] et d’autres villes. Il épousa la fille d’Aboul Feïz Khan. Il avait des relations amicales avec Ahmed Châh souverain de l’Afghanistan. Il accorda aux gens de la tribu de Ghildjaï qui avaient déserté le camp persan et qui étaient entrés à Boukhara, des propriétés, des pensions et des emplois. Aujourd’hui (1233-1818) leurs fils et leurs petits-fils existent encore ; les uns ont des emplois civils, les autres des emplois militaires. Ils sont Pançad bachi (commandant cinq cents hommes), Yuz bachi (commandant cent hommes), Pendjah bachi (commandant cinquante hommes) et Deh bachi (commandant dix hommes).

Rehim Khan ne laissa point d’enfants. Étant allé avec son harem à la ville fortifiée de Ghoudjevân[29] visiter le tombeau de Khodja Abdouï Khaliq, il revenait la nuit précédé par des machals (torchés) et rentrait dans la ville en grande pompe, lorsque tout à coup son oreille fut frappée par la voix d’un derviche qui chantait ce distique :

Vers. « La fumée des machals s’élève devant toi et derrière toi les opprimés exilaient leurs soupirs. L’existence des habitants de ce monde ne dure pas plus de cinq jours. »

Malgré toutes les recherches, on ne put retrouver ce derviche.

Rehim Khan devint triste, mélancolique, et il tomba malade. N’ayant pas d’enfants mâles, il désigna pour son successeur son oncle Daniai Bi. Il fut enterré dans la rue de la porte de Mezâr[30].

Son ministre était Daoulet Bi, esclave d’origine persane, homme de ressources et plein de bonnes qualités. Seyid Nizamoud Din était un personnage ignorant qui s’était attaché au service de Rehim Khan lorsque celui-ci était allé en Perse ; c’était un homme d’un caractère agréable et plein de finesse qui ne quittait jamais Rehim Khan. Lorsque celui-ci fut maître de Boukhara, il fit de Nizam oud Din le qazhi oul qouzhat de la ville[31]. Il se rendait toujours en grande pompe à l’audience royale. Au moment de mourir, Rehim Khan recommanda particulièrement à Banial, Daoulet Bi et le qazhi oul qouzhat.

Rehim Khan laissa deux filles qui eurent deux fils ; il avait régné douze ans. Sa manière de vivre rappelait, par son luxe, celle des Persans.

Rehim Khan, grâce aux soins de Daoulet Bi, Qouch Begui, régit Boukhara, Samarqand, le Miankal jusqu’à Qarchy, Khazar, Kerki, Tchardjou et autres villes[32] ; mais Cheheri Sebz, Hissar et Tachkend échappèrent à sa domination. Ses affaires privées et l’administration de l’État étaient toutes entre les mains de Daoulet Bi.

III.

DANIAL BI

Danial Bi était fils de Khoudayar Bi, Manguit, Uzbek[33].

Châh Murad Bi était fils de Danial Bi[34], dont les autres fils étaient :

Mahmoud Bi : à la mort de son frère Châh Murad, il s’enfuit à Khoqand par crainte de l’Emir Hayder ; il est encore aujourd’hui vivant (1233-1818).

Omar Bi et Fazil Bi : ils furent mis à mort avec leurs enfants par Emir Hayder Tourèh.

Sultan Murad Bi : il se rendit en pèlerinage à la Mecque et mourut à Mascate.

Rustem Bi : il mourut à Boukhâra.

Guendj Aly Bi : il est vivant aujourd’hui (1233-1818).

Redjeb Aly Bi : il est privé de sa raison et mène une existence déréglée.

Toukhtoumich Bi : il est mort à Kâboul sous le règne de Timour Châh ; son corps a été rapporté à Boukhara.

Dervich Bi : il embrassa la vie ascétique. Ce fut un personnage d’une grande dévotion ; il mourut à Boukhara.

Danial Bi n’avait point assez de résolution pour s’affranchir promptement de toute influence. Le qazhi oui qouzbat et Daoulet Qouch Begui s’unirent l’un à l’autre. Le qazhi se rendait avec un qalian au palais du prince. L’usage de fumer le qalian, à la manière des Persans, se répandit dans la ville et dans les bazars. Les choses en vinrent même au point qu’une maison de débauche était publiquement ouverte et fréquentée à Kafir Roubath. Le lieutenant de police et les réïs n’avaient pas le pouvoir de réprimer ces excès[35].

Châh Murad Bi, dont l’intelligence et la science condamnaient ces actes contraires à la loi religieuse, réfléchissait constamment au moyen de les faire disparaître. Il se fendit auprès du cheikh Sefer, l’un des cheikhs les plus considérables de la ville, dont la sainteté était attestée, par des miracles et qui, voué à une haute dévotion, pratiquait scrupuleusement les préceptes divins. Il lui témoigna le désir d’être un de ses disciples. Le cheikh lui répondit : « Tu es le fils d’un tyran, comment pourrais-tu avoir la force d’accomplir les bonnes œuvres et de suivre les ordres des cheikhs ? » L’Emir Châh Murad Bi s’engagea par serment à exécuter tout ce qui lui serait commandé. Le cheikh lui intima l’ordre de renoncer à la pompe et au luxe qui l’entouraient, et d’exercer pendant, quelques mois le métier de portefaix pour s’humilier et pour s’avilir aux yeux de la population : « Alors, lui dit le cheikh, je t’accepterai comme disciple et je te traiterai avec considération. »

Châh Murad prononça un divorce irrévocable avec ses passions et ses désirs, avec le luxe et les biens de ce monde ; il revêtit des habits grossiers et se mit à exercer dans le bazar la profession de portefaix et à louer ses services. Danial Bi en fut informé ; il le fit venir devant lui pour lui prodiguer ses conseils : « Abandonnez, lui dit-il, une pareille conduite, elle est pour nous un sujet de honte. Je vous ferai donner par le trésor tout ce qui vous sera nécessaire. » — « Vous êtes un homme ignorant, répondit Châh Murad à son père ; dans cette ville qui est l’asile de la science et de l’islamisme, il se commet un grand nombre d’actions honteuses. Vos enfants oppriment et molestent les musulmans ; ils se livrent à leurs passions et à leurs vices et vous ne vous y opposez en aucune façon. Daoulet Qouch Begui, qui n’est qu’un esclave, est devenu le maître de l’État. Le qazhi ne craint point de commettre des actes blâmables ; moi, je n’ai pas la force d’être témoin de pareils excès et j’ai choisi, pour ma part, le coin de la pauvreté et de la mendicité. » Danial Bi reconnaissant que tout ce que lui disait son fils était vrai, ne put s’opposer à sa conduite, et il le laissa vivre comme il l’entendait.

Châh Murad Bi vécut ainsi pendant une année. Au bout de ce temps, le cheikh Sefer l’agréa comme son disciple : il était très assidu aux leçons pour acquérir la science, et son temps était entièrement consacré à la fréquentation des ulémas. Toute la population accourait à sa demeure qui se trouvait à Paï Menar.

Un jour, dans une entrevue secrète avec son père, il lui exposait que Daoulet Qouch Begui était devenu le maître de l’État : « Il fait peser son pouvoir sur vous et sur nous, il nous traite comme ses subordonnés et c’est lui qui nous remet, à vous et à moi, les sommes qui nous reviennent. Quel remède, disait-il, peut-on apporter à cette situation ? » — « Je la comprends aussi bien que vous, répondit Danial, mais je ne vois pas le moyen d’en sortir. » — « Le remède est facile, répliqua Châh Murad Bi, et je mènerai tout cela à bonne fin. » Danial Bi garda le silence.

Quelques jours plus tard arrivèrent des ambassadeurs de Khoqand. Une nuit Châh Murad Bi fit appeler Daoulet Bi pour s’entendre avec lui sur la conduite à tenir à l’égard de ces ambassadeurs. Daoulet Bi, sans rien appréhender et sans rien soupçonner, se rendit à la résidence de Murad Bi. Lorsqu’il voulut entrer dans la salle d’audience réservée, il fut accosté par des bourreaux qui, avec leurs couteaux, lui ouvrirent le ventre. La nouvelle du meurtre de Daoulet Bi se répandit aussitôt dans Boukhara. La population se trouva délivrée de sa tyrannie. Tous ses biens et toutes ses richesses furent confisqués, et Danial Bi remit les rênes du gouvernement aux mains capables de cet émir équitable (Châh Murad Bi).

Pour en revenir au qazhi oul qouzhat, lorsque Châh Murad Bi exerçait le métier de portefaix, Danial se plaignit de son fils au qazhi : « Je ne sais, disait-il, mais il est devenu fou. Il exerce dans le bazar le métier de portefaix et il porte les sacs de charbon ; il nous couvre de honte ; que faut-il faire pour l’en empêcher ? » Le qazhi redoutait, de son côté, Châh Murad Bi qui, à plusieurs reprises, l’avait humilié dans les réunions, et avait voulu l’empêcher de fumer le qalian ; le qazhi lui avait résisté, mais il conservait toujours des appréhensions. Quand Danial Bi lui parla de Châh Murad, il lui répondit : « Grâce à Dieu, tu as des enfants parvenus à l’âge d’homme, qui possèdent l’intelligence et toutes les qualités. Prive de la virilité ce fou qui est pour l’État une cause de honte et d’opprobre. » Ces paroles firent une mauvaise impression sur le cœur de Danial, mais il ne répliqua rien. Elles parvinrent cependant aux oreilles de Châh Murad qui épiait toujours une occasion favorable.

Une année se passa après le meurtre de Daoulet Bi. Le qazhi était toujours sous l’empire de la crainte ; il ne cessait de prier Danial Bi de le recommander à la bienveillance de Châh Murad. Danial Bi disait en secret à celui-ci : « Le qazhi est un ancien serviteur, traitez-le avec considération, donnez-lui toute sécurité. » Châh Murad répliquait : « Si le qazhi renonce aux actions qui sont défendues par la loi, sans aucun doute, je le traiterai avec la distinction due à sa noble naissance. » Le qazhi n’abandonnait point l’habitude de fumer le qalian, et bien qu’il y eût depuis longtemps des raisons d’inimitié entre lui et Châh Murad, celui-ci ne mettait en avant que le prétexte du qalian.

Une nuit, Châh Murad ordonna à quelques-uns de ses serviteurs de se saisir du qazhi et de ramener bon gré mal gré in sa présence. Cet ordre fut exécuté et le qazhi fut conduit de force devant lui. Il trouva moyen de faire savoir à Danial Bi qu’il venait d’être arrêté et traîné chez Châh Murad Bi, Lorsque le qazhi entra dans la salie d’audience, Châh Murad le traita avec considération. « Je suis un vieillard ; je suis votre esclave, lui dit le qazhi, si j’ai commis quelque faute envers votre famille, veuillez me la pardonner. » — « Vous n’avez commis aucune faute, répartit Châh Murad Bi, je vous ai fait appeler pour parler d’une affaire. » Puis, sous un vain prétexte, il se leva et sortit. Des bourreaux, qui étaient cachés et se tenaient aux aguets, se précipitèrent sur le malheureux qazhi et le mirent en pièces. Lorsqu’arriva le messager envoyé par Danial Bi pour ordonner de sa part qu’on ne fît aucun mal au qazhi, celui-ci avait cessé de vivre.

La terreur et la crainte s’emparèrent du cœur des frères de Châh Murad Bi comme elles s’étaient emparées autrefois du cœur des frères de Joseph. Châh Murad s’appliqua à réprimer leurs écarts ; quelques individus, qui avaient été les complices de leurs iniquités, furent mis à mort. Ses frères, rentrant en eux-mêmes après la frayeur qu’ils avaient éprouvée, se tinrent en repos et s’abstinrent de toute action injuste et tyrannique. Châh Murad Bi fit disparaître toutes les filles publiques et ne toléra aucun des désordres qui sont condamnés par la loi. Boukhara devint alors l’image du paradis. Danial Bi ne s’opposait à aucun des actes de son fils, qui avait pris en main toutes les affaires intéressant la population.

Danial Bi avait confié le gouvernement de Qarchy à Toukhtoumich Bi ; celui de Kerminèh[36] à Sultan Murad Bi. Au bout de quelque temps, Toukhtoumich Bi voulut se révolter contre son père. Châh Murad Bi réussit, par son savoir-faire et son habileté, à amener la soumission de son frère et à le faire venir à Boukhara. On ne lui confia plus ensuite de gouvernement.

Au bout de quelque temps, l’Émir Danial tomba malade. Sa maladie s’étant aggravée, il ordonna, lorsqu’il fut près de la mort, de faire venir, la nuit, au chevet de son lit, Châh Murad. Celui-ci se rendit auprès de son père, qui le désigna pour son successeur et lui fit quatre recommandations suprêmes. La première était de ne pas exiler ses frères et de ne pas les mettre à mort ; la seconde était celle de ne point donner en mariage les femmes qu’il laissait après lui ; la troisième était-celle de traiter avec considération et honneur Khodja Sadiq, le chef de ses eunuques ; la quatrième était de donner à ses frères et à ses sœurs, sur ses biens particuliers, une somme fixée selon les règles de l’équité. Enfin, il ordonna qu’on l’enterrât auprès du tombeau de Châh Naqchbend. Châh Murad jura, sur sa tête et sur ses yeux, de se conformer aux ordres de son père et il lui baisa la main. Une heure après Danial expira.

Châh Murad s’était rendu au palais royal accompagné par un millier d’hommes ; ses frères, qui en furent informés le matin, se dirigèrent tous vers le palais, mais on ne les laissa point passer. En voyant les soldats de Châh Murad en bon ordre et bien armés, ils comprirent que leur père était mort.

On forma une grande assemblée. Châh Murad prit la parole : « Ô mes frères, dit-il, notre père est allé dans le sein de la miséricorde divine ; il m’a désigné pour son successeur au trône ; mais vous, mes frères, et tous les grands, qui êtes ici présents, vous savez quel est le meilleur parti à prendre ; donnez le pouvoir à celui qui en est le plus digne ; je me rangerai à votre opinion. » Tous s’écrièrent d’une seule voix : « La succession au trône est votre droit ; personne, excepté vous, n’est digne du rang suprême. » Châh Murad reçut ensuite de tous les personnages notables et de ses frères le serment de fidélité que chacun prêta isolément. Les assistants furent, chacun selon le rang qu’il occupait, traités avec la considération et les honneurs qui leur étaient dus. Tous les frères de Châh Murad étaient présents à cette cérémonie, à l’exception de Sultan Murad Bi qui se trouvait à Kêrminèh. Les fonctions de vézir furent données à Outkour Soufy, ami de Châh Murad et affilié à la même secte religieuse que lui.

Danial Bi était un homme simple, incapable de ruse etde fausseté, plein de courage et de bravoure. On rapporte qu’Ahmed Châh lui ayant envoyé un éléphant, on fit paraître en sa présence cet animal qui le salua. Ses officiers lui firent remarquer que l’éléphant lui rendait hommage : « Que le salut soit sur lui », répondit Danial Bi[37].

Danial avait des relations pacifiques avec Gurguendj, Khoqand et avec Beiram Aly Khan, Chiite, qu’il appelait « mon enfant » lorsqu’il lui écrivait ; leurs rapports étaient fréquents. À l’époque de Danial Bi, Boukhara était en pleine prospérité ; tout y était à bon marché. Il gouverna pendant vingt-deux ans.

CHÂH MURAD BI.

Châh Murad Bi[38], fils de Danial Bi Ataliq eut pour fils :

Emir Seyid Hayder Tourèh, qui fut son héritier présomptif et gouverneur de Boukhara ;

Din Nacir Bek, qui, du vivant de son père, était gouverneur de Merv. La crainte que lui inspirait son frère Hayder le détermina à se réfugier à la cour de Perse ; il se rendit ensuite à Constantinople ; il est aujourd’hui en Russie (1246-1830).

Mehemmed Housseïn Bek : après la mort de son père, il s’enfuit à Gheheri Sebz ; il s’y trouve actuellement.

Lorsque Châh Murad eut succédé à son père, tous ses efforts tendirent à donner plus de force à l'islamisme et à en faire exécuter les prescriptions. Il honora particulièrement les ulémas. Il abolit tout ce qui était contraire à la loi religieuse. Toute sa conduite fut basée sur la justice et l’équité ; il exécuta les dernières volontés de son père, et il confia le gouvernement de Kerminèh à Sultan Murad Bi. Ses autres frères restèrent à Boukhara.

Au bout d’une année, Toukhtoumich Bi, qui, de tous les enfants de Danial Bi, était celui qui avait le caractère le plus violent et le plus despotique, ne pouvant donner libre cours à sa prépotence et à sa tyrannie, laissa la haine et l’envie prendre possession de son cœur. Il résolut de faire tuer Châh Murad Bi. Il confia ce projet à quelques-uns de ses officiers, et ces gens pervers l’encouragèrent dans son dessein en lui disant : « Si le Châh vient à disparaître, le pouvoir vous appartiendra de droit. »

Toukhtoumich avait un esclave nommé Féridoun : une nuit, à minuit, il se rendit au palais, suivi d’une troupe d’hommes armés. Il se tint en dehors et Féridoun, suivi de trois personnes, entra dans la chambre à coucher de Châh Murad. L’Émir était plongé dans le sommeil. Féridoun tira son couteau et se dirigea vers Châh Murad ; l’obscurité ne lui permit pas de porter un coup assuré et, en frappant l’Émir, il lui fendit la figure depuis la bouche jusqu’à l’oreille. Féridoun pensa l’avoir tué. Châh Murad, en proie à la terreur, saisit sa barbe et l’appuya fortement sur sa poitrine pour protéger son cou. Féridoun n’eut point le courage de rester plus longtemps : il se précipita hors de la chambre. Les hommes de garde, dont l’attention avait été éveillée, arrivèrent avec des flambeaux et virent que, grâce a Dieu, la vie du prince ne courait aucun risque. Un chirurgien, appelé immédiatement, recousit la partie blessée.

Féridoun, qui avait été reconnu par Châh Murad, revint auprès de Toukhtoumich : « Qu’as-tu fait ? » lui demanda celui-ci. « Je l’ai tué, » répondit Féridoun. « Si tu l’as tué, répliqua Toukhtoumich, où est sa tête ? » « Je n’ai point eu le temps de la couper, » répliqua Féridoun. Les conjurés restèrent dans l’attente jusqu’au matin pour voir quelle nouvelle se répandrait hors du palais. Il ne s’y produisit aucun mouvement extraordinaire et Toukhtoumich comprit que Châh Murad n’avait point été tué. Il retourna chez lui et y resta paisiblement, s’imaginant que personne ne porterait ses soupçons sur lui.

À la pointe du jour, les émirs et les ministres arrivèrent au palais pour le Sélam. Le malheureux Châh Murad, pour tranquilliser les esprits, se rendit à la salle d’audience, la figure et la tête entourées de bandages. Féridoun et ses complices, ainsi que Toukhtoumich, furent immédiatement arrêtés. Le premier fut pendu, Toukhtoumieh et ses serviteurs furent exilés et conduits sous bonne escorte à Tchardjou, sur la route de Mêrv. « Sans la recommandation de mon père, dit Châh Murad, son crime eût été puni de mort. » Aujourd’hui, Toukhtoumich s’est rendu à la Mecque.

Au bout de quelque temps, Sultan Murad Bi se révolta. Châh Murad Bi envoya contre lui des troupes qui le battirent et le firent prisonnier ; il fut conduit à Boukhara.

Châh Murad songea à s’emparer de Mervi Chahidjan et à se débarrasser de Beïram Aly Khan[39]. Cette expédition était l’objet de ses constantes préoccupations.

Lorsque Beïram Aly Khan avait appris la mort de Danial Bi, il avait envoyé à Boukhara quelques-uns de ses principaux officiers avec de riches présents et une lettre de condoléance. À Merv, il avait fait réciter le Qoran et faire des distributions d’eau et de vivres pour le repos de l’âme de Danial Bi. « C’était mon père, » disait-il, et il cherchait à vivre en paix et en sécurité. Mais Châh Murad Bi ne cessait de poursuivre son dessein. À la fin, il fit partir une expédition composée des Turkomans des bords du Djihoun et de deux mille cavaliers Uzbeks, pour piller et saccager Merv. Cette expédition donna le signal des hostilités. Il y avait trois ans que Beïram Aly Khan gouvernait Merv. Le nombre de ses cavaliers s’élevait à mille cinq cents ; celui des Turkomans qui pillaient et ravageaient étaient de trois ou quatre mille. Beïram Aly, semblable à un loup qui tombe sur un troupeau de moutons, tuait et faisait prisonniers tous ceux qu’il attaquait.

La mère de Beïram Aly était une femme turkomane de la tribu de Salor et son père était Qadjar.

Beïram Aly avait inspiré une terreur profonde aux Turkomans. Jamais un pareil héros n’était né au milieu des Persans. À la fin, l’Émir Châh Murad Bi se décida à employer la ruse. Il alla camper à Tchardjou pour attaquer Merv avec six mille cavaliers Uzbeks.

Un Turkoman, espion de Beïram Aly, se rendit à Merv pour lui donner la nouvelle que Châh Murad était venu à Tchardjou, sur le bord du fleuve Amou. Châh Murad Bi ne resta qu’une nuit à Tchardjou : il y laissa son armée, et accompagné seulement de quelques officiers, il retourna à Boukhara. Un autre espion, qui accompagnait Châh Murad, le voyant rentrer dans son palais, courut à Merv et y fit savoir que Châh Murad n’avait pas eu le courage de se porter en avant, qu’il était retourné sur ses pas et rentré à Boukhara. Cet espion était un personnage digne de confiance : Beïram Aly ajouta foi à ses paroles et fut délivré de toute préoccupation. Châh Murad rentré dans son palais, y fit en public la prière du soir, puis il retourna à Tchardjou en doublant les étapes. Il arriva, après une marche forcée de nuit, dans les environs de Merv. Il fit cacher quatre mille cavaliers dans un pli de terrain profond et il envoya mille cavaliers fourrager en avant.

La nouvelle de cette excursion parvint à minuit à Beïram Aly. Il partit immédiatement. Sa mère essaya de l’arrêter en lui disant qu’elle avait fait un rêve de mauvais augure pour lui et qu’elle le priait de ne pas se mettre en marche avant le lever du jour. Beïram Aly, sans écouter sa prière, fit sonner les trompettes et, à la tête de cent cinquante cavaliers très-lestes, il se mit en marche pour couper la route de Boukhara. Le reste de ses soldats prit un autre chemin.

Au point du jour, Beïram Aly tomba sur les maraudeurs ennemis : il tailla en pièces tous ceux qu’il rencontra. Dans cet engagement ; on fit prisonnier Qara Khodja, gendre de Châh Murad. Qara Khodja demanda à être conduit devant le Khan, et lorsqu’il fut en sa présence : « Je suis, lui dit-il, un des grands personnages de Boukhara, je suis le gendre de Châh Murad, ajoutez foi à mes paroles. » « Qu’as-tu à dire, » lui demanda Beïram Aly ? « Ne vous portez pas en avant, lui répondit le khodja ; Châh Murad est posté en embuscade devant vous avec six mille cavaliers déterminés, vos soldats sont peu nombreux ; plaise à Dieu que vous ne soyez point la victime d’une catastrophe. Je suis maintenant prisonnier entre vos mains et je vous donne une preuve de mes bonnes dispositions. »

Les prières et les supplications du pauvre khodja ne furent point écoutées par ce maudit et cet infidèle. « Tu mens, lui répondit-il, Châh Murad n’est point arrivé, » et, d’un coup de sabre, il abattit la tête du khodja qui fut admis au nombre des martyrs.

Beïram Aly se mit à poursuivre les fuyards : tout à coup, on vit apparaître six thoughs[40] de six côtés, et la troupe de Beïram Aly fut complètement enveloppée ; lui-même tomba frappé d’une balle. Un pançad bachi afghan lui coupa la tête. Les cent cinquante hommes de Beïram Aly demandèrent quartier et furent faits prisonniers. Sa tête fut envoyée à Boukhara, où elle resta exposée pendant une semaine sur le lieu des exécutions. Un poète a dit à ce sujet :

Vers. — « La tête de Beïram Aly est devenue la boucle d’oreille de la potence. »

Les environs de Merv furent complètement ravagés, et les têtes des cavaliers tués furent mises au pied de la potence. Le cadavre de Beïram Aly fut rendu a sa mère[41]. La prise de Mervi Chahidjan eut lieu en 1200 (1785), Danial Bi mourut en 1148 (1735)[42]. Une paix illusoire eut lieu et Châh Murad retourna à Boukhara.

Beïram Aly Khan eut trois fils : l’aîné Hadji Mehemmed Housseïn était le Platon du siècle, c’était un homme plein de sagesse et de connaissances ; il demeurait à Mechhed. Son second fils Mehemmed Kerim Khan, et le troisième, Mehdy Khan, résidaient à Merv. Mehemmed Kerim Khan succéda à son père.

Sept habitants notables de Merv avaient été faits prisonniers et conduits à Boukhara où Châh Murad leur avait proposé de se convertir à l'islamisme tel qu’il est pratiqué selon le rite sunnite. Ils avaient accepté cette proposition, et demandé ensuite avec instance à retourner à Merv pour conseiller à Mehemmed Kerim Khan de remettre la ville à Châh Murad : « Et, ajoutaient-ils, nous vous obéirons et nous serons considérés comme vos autres sujets. » Châh Murad fît donner à ces sept notables, qui étaient chefs de tribu, des vêtements d’honneur, et il les fit partir pour Merv. Lorsqu’ils y furent arrivés, ils convoquèrent leurs parents et les membres de leurs tribus : « Nous n’avons pas le pouvoir, leur dirent-ils, de résister aux soldats uzbeks, il vaut mieux que nous nous soumettions et que nous détournions de nos familles, de nos enfants et de notre pays, les calamités qui les affligent : nous sommes sans force ; nous n’avons aucun secours à attendre, nous n’avons point d’argent, nous ne pouvons compter sur rien. »

Les habitants de la ville se montrèrent disposés à accueillir ces paroles ; ils firent entendre les mêmes conseils à Mehemmed Kerim Khan. L’hésitation et le désir de la paix dominaient tous les esprits. Kerim Khan tint conseil avec son vézir Mehemmed Qouly Khan. « Ces sept notables, dit ce dernier, ont été en captivité à Boukhara ; la crainte de perdre la vie leur a fait embrasser le rite sunnite ; ils ont épousé les intérêts de Châh Murad Bi, et maintenant ils engagent la population dans une mauvaise voie. Il vaut mieux, dès aujourd’hui, se débarrasser d’eux pour écarter toute cause de trouble et de discorde. » Kerim Khan agréa l’avis de Mehemmed Qouly Khan. On fit, un jour, appeler ces notables pour donner une conclusion à tous ces pourparlers. Ces vrais musulmans, ne soupçonnant aucune mauvaise intention à leur égard, se rendirent à la salle d’audience de Kerim Khan. On discuta sur tous les points. Puis, Mehemmed Kerim Khan, invoquant un prétexte, sortit de la salle. Aussitôt une troupe d’individus armés de poignards et de sabres se précipitèrent hors d’une chambre où ils étaient cachés, et massacrèrent en un instant ces sept personnages, dont les maisons furent livrées au pillage.

Au bout de quelque temps, la population de Merv fatiguée de Mehemmed Kerim Khan, appela son frère Hadji Mehemmed Housseïn, qui était à Mechhed. Celui-ci accourut en toute hâte à Merv. Kerim Khan de son côté se retira à Mechhed. Hadji Mehemmed Housseïn Khan se montra fort peiné du meurtre de ces gens de bien : il fit périr sous le bâton Mehemmed Qouly Khan, à l’instigation duquel ce crime avait été commis. Hadji Mehemmed Housseïn envoya un ambassadeur auprès de Timour Châh (pour solliciter son appui).

Châh Murad leva une seconde fois une armée et vint attaquer Merv. La ville est bien fortifiée et entourée d’un fossé profond ; il est difficile de s’en emparer en peu de temps. Il y a aussi, sur la rivière, un barrage construit anciennement en pierres reliées par du bitume et de la chaux hydraulique. Ce barrage est l’œuvre du sultan Sendjar : il est protégé par une forte citadelle, ce qui ne permet pas de s’en rendre maître facilement[43].

Châh Murad, après avoir ravagé les environs de la ville, allait retourner à Boukhara, quand le gouverneur du château qui commandait le barrage eût à se plaindre de Mehemmed Housseïn Khan. En voici la cause :

Il y avait à Merv une courtisane célèbre et d’une beauté remarquable, dont le gouverneur devint éperdument amoureux : il la fit sortir de la ville et conduire au château où il se livra à tous les plaisirs. Ce fait parvint aux oreilles de Hadji Mehemmed Housseïn Khan qui fit partir des agents de police déterminés, avec l’ordre d’enlever de force cette beauté au corps de rose. Ces agents remplirent leur mission, traitèrent le gouverneur avec grossièreté et brutalité, et ramenèrent à Merv cette beauté semblable à la lune.

Le gouverneur, dans son désespoir, se débattait comme un oiseau à moitié égorgé, sans pouvoir trouver de remède à sa situation. Plein de colère et de haine, il fit tenir une lettre à Châh Murad Bi, par laquelle il lui offrait de se soumettre et de lui livrer le château qui protégeait le barrage. Cette lettre confiée à des marchands fut remise à Châh Murad Bi.

Cette nouvelle lui causa la plus grande satisfaction et la joie la plus vive. Accompagné par quatre mille cavaliers jeunes et alertes, dont chacun était semblable à Rustem fils de Destan et à Sohrab, il parvint, après une marche de quatre nuits, au barrage de Merv. Le gouverneur se porta à sa rencontre et lui livra le château. L’Émir ordonna de couper les digues : en peu d’heures le barrage fut détruit et Merv se trouva privé d’eau. L’Émir fit évacuer le château par ceux qui l’habitaient, et le rasa après en avoir transporté la population à Boukhara. Ce barrage est à la distance de douze fersakhs de Merv. Le manque d’eau ne permit aux habitants de Merv, ni de cultiver ni d’ensemencer leur terres. Ils furent en proie à la détresse, et la famine ne tarda pas à se faire sentir parmi eux.

Timour Châh envoya cinq mille cavaliers pour défendre Merv, sous les ordres de Lechkery Khan Berdourany. On envoya aussi de Hérât des approvisionnements de grains. Ces mesures prolongèrent la résistance ; mais les malheureux habitants de la ville étaient dans une situation précaire et misérable.

Tant que le général afghan fut à Merv, Châh Murad s’abstint de toute incursion, mais il arriva un moment ou la brouille éclata entre le général Lechkery Khan et Mehemmed Housseïn Khan. Voici la cause qui la fit naître :

Lechkery Khan avait un fils nommé Khandjer Khan ; celui-ci devint amoureux d’une sœur de Hadji Housseïn Khan, qui était veuve. Ils donnaient l’un et l’autre cours à leur passion, sans se préoccuper des envieux. Mais Hadji Mehemmed Khan ne tarda pas à tout apprendre, il les épia et, ayant trouvé la porte sans être fermée à clef, il les surprit au milieu de leurs ébats. Aveuglé parle ressentiment, il frappa ce jeune homme, dont la beauté égalait celle de Joseph, avec une telle violence qu’il expira en revenant chez son père. Hadji Mehemmed Housseïn Khan fut tellement troublé en apprenant la mort de Khandjer Khan, qu’il ordonna aussitôt de faire mourir sa sœur.

L’atrocité de la conduite de Hadji Mehemmed Housseïn Khan excita l’indignation de Lechkery Khan : il fit une proclamation à ses soldats pour leur ordonner de se préparer au départ, et il offrit aux habitants de la ville qui voudraient le suivre avec leurs familles de les conduire à Hérât. Il repoussa toutes les prières qui lui furent adressées pour le faire revenir sur sa détermination. Bref, il se dirigea sur Hérât avec ses troupes et plus de deux mille familles qui abandonnèrent Merv.

La situation des habitants de cette dernière ville ne fit ensuite que s’aggraver et devenir plus pénible. Hadji Mehemmed Housseïn Khan ayant appris que son frère Mehemmed Kerim Khan, qui était à Mechhed, avait le dessein de se rendre à Boukhara pour y faire sa soumission, il résolut de prendre les devants. Il s’empressa d’envoyer à Boukhara quelques personnages de distinction pour demander grâce et faire acte d’obéissance. Emir Châh Murad éprouva un grande joie de cette démarche ; il accueillit les envoyés avec bienveillance et leur prodigua les présents et les cadeaux.

Ces envoyés revinrent à Merv, et Hadji Mehemmed Housseïn Khan se rendit à Boukhara porteur de présents considérables et accompagné par les notables de la ville. Châh Murad, pour leur faire honneur, envoya à leur rencontre, à la distance de deux journées de marche, quelques-uns de ses officiers, et ils firent à Boukhara une entrée solennelle.

On assigna à Mehemmed Housseïn Khan, au Tcheharbagh, une résidence digne de lui. Il s’imaginait qu’on lui rendrait le gouvernement de Merv. Quelques jours se passèrent, puis Murad Châh lui proposa de faire venir sa famille à Boukhara ainsi que quelques notables de Merv, pour que les deux partis fussent en toute sécurité. Hadji Mehemmed Housseïn, voyant qu’il fallait se soumettre, consentit à ce qui lui était demandé.

À la même époque, Mehemmed Kerim Khan arriva de Mechhed ; il fut reçu avec honneur.

Hadji Mehemmed Housseïn Khan écrivit à Merv pour donner ordre a sa famille de venir le rejoindre sans que personne pût soupçonner son départ.

Châh Murad Bi fit alors partir secrètement cinq mille cavaliers, auxquels il donna l’ordre d’entrer dans la ville après le départ de la famille de Hadji Housseïn Khan, mille hommes par mille hommes ; il leur prescrivit en outre, de faire partir cinq mille familles ainsi que les gens de Mehemmed Housseïn Khan, de Kerim Khan et les notables de la ville. Ces troupes devaient tenir garnison à Merv et expédier, au bout de quelques jours, encore deux mille familles, afin qu’il n’en restât que deux ou trois mille dans la ville.

Lorsque les envoyés, porteurs de la lettre de Hadji Mehemmed Housseïn Khan, arrivèrent à Merv, on fit partir pour Boukhara la famille de Beïram Aly Khan, et celles de Hadji Housseïn Khan, de Mehemmed Kerim Khan et de Mehdy Khan. Les troupes entrèrent dans la ville par détachements de mille hommes sans éprouver de résistance. Les habitants de Merv furent transportés à Boukhara, selon la résolution qui avait été prise, et il ne resta dans cette ville que trois mille familles sunnites et deux mille familles chiites.

Châh Murad nomma ses frères Omer Bi et Fazil Bi, gouverneurs de Merv.

Le nombre des familles transportées à Boukhara s’élève approximativement à dix-sept mille. Châh Murad devint ainsi le maître de la province de Merv qui perdit son ancienne prospérité. Le barrage qui fournissait l’eau fut rétabli.

Omer Bi et Fazil Bi gouvernèrent Merv pendant deux ans. Au bout de ce temps, cédant aux suggestions des Turkomans, ils se mirent en état de rébellion. Châh Murad fit alors partir des troupes de Boukhara. Mais il ne put se rendre maître de la ville ; il s’empara de vive force du barrage, il rompit les digues et il retourna à Boukhara. Les causes qui ont amené la prise de Merv, l’attaque faite par les habitants de cette ville et la fuite d’Omer Bi seront expliquées plus loin.

Timour Châh, pour venger les habitants de Merv et s’emparer de la province, fit marcher une armée sur Balkh. Emir Châh Murad leva aussi des troupes, mais on ouvrit des pourparlers et on finit par conclure la paix. L’origine de cette guerre a été racontée dans la vie de Timour Châh. Il n’est pas nécessaire d’y revenir[44].

Omer Bi, depuis quelque temps en état de révolte, voulut rançonner les habitants de Merv et prendre les Turkomans à sa solde. Les habitants de Merv eurent vent de son dessein : ils se rassemblèrent au nombre de mille hommes de pied et ils attaquèrent le château où résidaient Omer Bi et Fazil Bi. Après avoir fermé les portes de la ville pour empêcher les Turkomans d’y entrer, ils investirent le château dont ils firent sauter la porte avec de la poudre. Omer Bi ne put résister. Les habitants de Merv avaient arrêté, dès le premier jour, trois cents Boukhariotes, soldats et civils, ainsi que le qazhi et le lieutenant de police. Ils attaquèrent ensuite le château. Omer Bi demanda quartier et la permission de se retirer sans être inquiété avec ses enfants et Fazil Bi, par la porte du château qui s’ouvrait en dehors de la ville. Les habitants de Merv accédèrent a sa prière. Orner Bi et Fazil Bi avec leurs familles sortirent de la ville et se rendirent à Cheheri Sebz par la route du désert.

Après leur départ, les habitants de Merv expédièrent à Boukhara un courrier porteur d’une lettre dans laquelle ils protestaient de leur dévouement et faisaient connaître la fuite d’Omer Bi et de Fazil Bi.

Lorsque l’on ouvrit les portes-de la maison où l’on avait enfermé les Boukhariotes, on n’en trouva qu’un seul vivant ; tous les autres avaient été suffoqués par l’excès de la chaleur ou étaient morts de soif.

Lorsque la lettre des habitants de Merv parvint à Châh Murad Bi, il approuva hautement leur conduite ; il fit partir Mehemmed Emin Sipèhsalar avec cinq mille cavaliers et Bedel Mirza qu’il avait nommé gouverneur de la ville. Merv fut de nouveau occupée au nom de Châh Murad Bi.

Les enfants des Boukhariotes qui-avaient péri obtinrent un fetva établissant que leurs pères avaient été emprisonnés par les habitants de Merv, avec l’intention de leur donner la mort. Mais Châh Murad Bi répondit qu’ils étaient tous en état de rébellion et qu’on ne pouvait réclamer le prix de leur sang. Cependant on fît partir de Merv mille autres familles, que l’on établit à Boukhara.

L’année suivante, Châh Murad Bi confia le gouvernement de Merv à son fils Din Nacir Bek, dont la mère est Qalmaq. Il lui donna comme Qouch Begui son vézir Abd our Ressoul Bek, fils de Outkour Soufy. Le barrage de Merv fut rétabli.

La conduite de son frère Sultan Murad Bi ayant fait concevoir des soupçons à l’Émir, celui-ci l’exila de Boukhara. Sultan Murad se rendit à Qandahâr en passant par Hérât, puis il se réfugia à Kâboul, auprès de Timour Châh.

La suite de ces événements sera racontée plus loin.

Emir Châh Murad eut trois fils : l’aîné était Emir Hayder Tourèh, dont la mère, fille d’Aboul Feïz Khan, avait épousé en premières noces Mehemmed Rehim Khan ; après la mort de ce prince, elle était devenue la femme de Châh Murad Bi. Quand Emir Hayder fut arrivé à l’âge de raison, son père lui confia le gouvernement de Qarchy. Son second fils, Din Nacir, fut envoyé à Merv ; son troisième fils était Mehemmed Housseïn Bek.

Châh Murad faisait tous les ans une expédition en Perse d’où il rapportait beaucoup de butin. Pendant son règne, la loi religieuse était strictement observée ; Boukhara était prospère, les savants y florissaient, les routes étaient sûres et les populations tranquilles et heureuses. Il recherehait continuellement la société des ulémas et des pus lettrés.

Hadji Mehemmed Housseïn Khan, de Merv, craignant pour sa vie, vendit en secret toutes les propriétés que Châh Murad Bi lui avaient données et, ayant trouvé une occasion propice, il s’enfuit à Cheheri Sebz. De là, il se rendit à Khoqand, à Kachgar, au Tibet, à Kachmir, et il arriva à Kâboul lorsque Zéman Châh y régnait. Il passa ensuite à Qandahâr et de là dans le Seïstan et le Qouhistan, provinces dépendant du royaume de Feth Aly Châh Qadjar. Son intelligence et sa perspicacité lui firent accorder un rang élevé. II est aujourd’hui à Téhéran (1233-1818). Tous ses enfants sont restés à Boukhara.

Mehemmed Kerim Khan s’enfuit aussi de Boukhara pour se réfugier à la cour de Perse. Ses enfants et ses petits-enfants sont demeurés à Boukhara,

L’Émir Châh Murad Bi montra beaucoup de bonté et témoigna beaucoup de considération aux habitants de Merv et à la famille de Beïram Aly Khan. Ceux-ci, satisfaits de leur condition, se convertirent au rite sunnite. L’arrivée des habitants de Merv à Boukhara fit adopter de nouveaux usages.

L’Émir Châh Murad Bi commit une action qui fut désapprouvée et sévèrement blâmée par les habitants de Boukhara et par les ulémas. Voici ce qui provoqua ce mécontentement.

En l’année 1211 (1796), l’eunuque Aga Mehemmed Khan Qadjar fit une expédition dans le Khorassan, et s’empara de Mechhed. Châh Roukh l’aveugle, fils de Riza Qouly Mirza, fils de Nadir Châh, résidait dans cette ville qui lui avait été concédée par le souverain afghan Ahmed Châh ; il y vivait sans ambition. L’eunuque Mehemmed Khan s’empara de sa personne. Il avait seize fils ; le plus grand nombre d’entre eux se retira à Hérât, les autres prirent la fuite dans des directions différentes. Châh Roukh, qui n’avait point voulu quitter la ville, se porta à la rencontre de Mehemmed Khan ; celui-ci, à peine entré à Mechhed, le fit saisir et appliquer à la torture et il s’empara de tous les trésors provenant de l’héritage de Nadir Châh. Châh Roukh mourut à la suite des tourments qui lui furent infligés[45].

Mehemmed Khan exila dans le Mazanderan tous les serviteurs de Châh Roukh.

L’aîné des fils de Châh Roukh, nommé Nadir Châh, accompagné de ses frères Abbas Mirza, Qahraman Mirza, Imam Qouly Mirza, Riza Qouly Mirza et autres, arriva à Hérât, gouverné alors par le chahzadèh Mahmoud, fils de Timour Châh. Ce prince leur témoigna la plus grande bienveillance et les plus grands égards. Nadir Mirza désira se rendre à Kâboul auprès de Zéman Châh, avec ses frères et ses enfants.

Imam Qouly Mirza et Hayder Mirza avec vingt de leurs serviteurs se réfugièrent à Boukhara auprès de Châh Murad Bi. Ils écrivirent à ce souverain une lettre dont voici le sens : « Il est notoire pour tout le monde que notre aïeul Nadir Châh n’a jamais fait le moindre mal à Boukhara ; il a comblé de bienfaits et de marques d’honneur les ulémas et les religieux de cette ville. Il avait épousé légalement une fille d’Aboul Feïz Khan : vous-même vous avez épousé une fille de cette famille, et elle vous a donné Emir Hayder Tourèh. Il y a donc entre nous des liens de parenté. Mehemmed Rehim Khan, qui est votre oncle, est devenu le souverain de Boukhara par suite de la haute position qu’il avait auprès de Nadir Châh, et, grâce à Dieu, la souveraineté est arrivée jusqu’à vous par droit héréditaire. Les personnes instruites savent aussi pertinemment, que notre aïeul Nadir Châh après avoir reconnu la vérité de la religion, faisait prospérer le rite sunnite et qu’il répudiait et qu’il voulait faire disparaître les doctrines chiites. Cette conduite excita les chiites à saisir une occasion favorable pour le tuer : ils assassinèrent à Khabouchan, localité du Kurdistan, ce souverain rempli de droiture. Nous aussi, nous toujours témoigné de la considération aux sunnites. Aujourd’hui, le misérable Mehemmed Khan Qadjar s’est, par la force et par la violence, emparé de nos biens, il a mis notre père aveugle au nombre des martyrs. Quant à nous, nous avons abandonné nos demeures et notre patrie ; nous nous sommes enfuis pour chercher un refuge chez un peuple musulman. Le serviteur qui vous écrit s’est dirigé vers Kaboul avec ses frères, mais nous avons envoyé en qualité d’hôtes, auprès de vous, Imam Qouly Mirza et Hayder Mirza, qui sont la prunelle de nos yeux et la force visuelle de la souveraineté. Nous espérons que vous voudrez bien accueillir des étrangers avec bienveillance et avec bonté, et que vous daignerez leur accorder le secours de vos troupes. Si la victoire nous favorisait, et si la ville de Mechhed était reconquise sur les Qadjars, la monnaie serait frappée et la khoutbèh récitée au nom illustre de Votre Hautesse. Pour nous, nous vous obéirons et nous demandons à être comptés au nombre de vos serviteurs. »

Nadir Mirza, à son arrivée à Kaboul, fut bien accueilli par Zéman Châh, qui lui accorda une pension et lui assigna pour résidence la ville de Pichâver.

Imam Qouly Mirza, porteur de la lettre de Nadir Mirza et accompagné par le chahzadèh Mahmoud, partit de Hérât en l’année 1212 (1797), et se rendit à Boukhara en passant par Mervi Chahidjan. Murad Bi envoya à la rencontre de ces deux princes des émirs et ses ministres, et il leur fit faire une entrée solennelle dans la ville. On mit à leur disposition un palais dans le Paï Menar, et ils présentèrent à Châh Murad les cadeaux dont ils étaient porteurs.

Une année s’écoula : les deux princes voyant qu’il n’y avait à attendre de Châh Murad Bi ni aide ni secours, lui demandèrent la permission de retourner à Hérât. Châh Murad cherchait toujours des moyens dilatoires avec son ministre le Qouch Begui Outkour, mais, vaincu par leurs instances, il leur accorda le congé qu’ils demandaient.

Il faisait partir à ce moment pour Merv cinq mille cavaliers, sous le commandement de Mehemmed Emin Toptchi Bachi[46]. Les chahzadèhs se joignirent à Mehemmed Emin, et ils arrivèrent ensemble sur les bords du Djihoun. Châh Murad Bi avait donné ordre de les faire noyer. Mehemmed Emin les fit monter dans une barque délabrée, conduite par deux vieux bateliers qui avaient pour instruction de la faire chavirer. Arrivée au milieu du fleuve, elle se remplit d’eau ; les châhzadèhs virent qu’ils étaient les victimes d’une trahison ; après quelques moments d’hésitation, ils aperçurent deux outres gonflées sur lesquelles ils se jetèrent et ils parvinrent ainsi avec mille peines à gagner le rivage du salut.

Mehemmed Emin s’éloigna avec les serviteurs des princes ; il s’empressa d’écrire à Châh Murad Bi que les châhzadèhs n’avaient point été noyés et, levant son camp, il alla s’établir à Tchardjou, sur les bords du Djihoun, pour attendre les ordres de Boukhara.

Après avoir reçu la lettre de Mehemmed Emin, Murad Bi fit appeler le Thourèh Qazaq, petit-fils d’Ilbars Khan, gouverneur de Khiva, qui avait été mis à mort par Nadir Châh. Il lui dit : « Ton aïeul a été tué par Nadir Châh ; ses enfants te doivent compte de son sang. Aujourd’hui, deux de ses petits-fils sont à Tchardjou ; cours-yen toute hâte, et tue-les pour venger le sang d’Ilbars. Je t’accorde en outre dix bourses prises sur leurs effets. »

Le Qazaq, qui ne cherchait que crimes à commettre, se rendit à Tchardjou et se cacha dans le château, dans la maison de Balta Qouly Bek gouverneur de la ville. Au milieu du jour, les deux châhzadèhs furent invités à se rendre au château pour prendre part à un repas. En pénétrant dans la salle de Balta Qouly Bek, ils connurent le sort qui leur était réservé. Ils se mirent à prier et à supplier, demandant avec larmes qu’on les épargnât.

« Nous sommes venus dans votre pays en qualité d’hôtes, disaient-ils, « vendez-nous comme esclaves ou bien gardez-nous à Boukhara ; nous ferons venir nos familles et tant que nous serons vivants, nous ne nous éloignerons pas de cette ville. Il est contraire à toutes les lois de l’humanité de massacrer un hôte. Grâce à Dieu, nous sommes musulmans, nous sommes sunnites. Que tous les musulmans nous servent de témoins ! » Leurs supplications furent inutiles. Le Qazaq altéré de sang, les massacra à coups de sabre : un de leurs serviteurs fut aussi mis à mort. Leurs cadavres furent jetés dans le fossé du château, et le reste de leurs gens fut conduit à Boukhara. Mais, plus tard, ils réussirent à s’enfuir séparément et à regagner leur patrie.

Cette même année (1211-1796), Mehemmed Khan Qadjar fut tué dans la ville de Chichèh, dans le Qarabâgh[47]. Nadir Mirza, fils de Châh Roukh revint de Pichâver et rentra à Mechhed. Le commandant Qadjar s’enfuit de cette ville et se retira à Téhéran. En apprenant à Mechhed le meurtre ses frères, Nadir Mirza fut rempli de trouble et de frayeur ; mais il n’avait aucun moyen de tirer vengeance.

La population et les ulémas de Boukhara blâmèrent vivement l’assassinat des deux châhzadèhs. Ce crime fut comparé au meurtre de Siavech, fils de Keïkaous, qui s’était rendu dans le Turkestan en toute confiance et qui fut mis à mort par Afrassiab.

À la fin de sa vie, Emir Châh Murad Bi vécut en mauvaise intelligence avec Emir Hayder Tourèh qui était gouverneur de Qarchy ; il y avait entre eux une paix illusoire. Pour en revenir au meurtre des fils de Châh Roukh, il faut l’attribuer aux rapports des espions qui avaient été chargés de surveiller leur conduite et qui affirmèrent que ces princes étaient adonnés au vin et qu’ils se livraient à toute espèce d’excès et de dérèglements. On se basa sur ces faits pour ordonner leur mort.

Sous le règne de Châh Murad Bi, la prospérité de Boukhara excitait l’envie du paradis ; la religion de l’islamisme y avait acquis une vie nouvelle. Le prince n’était occupé que de bonnes œuvres, de prières et de pratiques de dévotion. Il avait renoncé aux jouissances et aux pompes de ce monde. Il ne touchait ni à l’or ni à l’argent et il ne dépensait pour ses besoins que la somme provenant de la capitation imposée aux Juifs et aux infidèles.

Il dit adieu à ce monde périssable la nuit du vendredi 14 du mois de redjeb de l’année 1214 (1799). Il avait de son vivant désigné comme son héritier présomptif Emir Hayder Tourèh, son fils aîné, qui était gouverneur de Qarchy. Châh Murad Bi était, au moment de sa mort, âgé de soixante-trois ans.

V

HAYDER TOURÈH

SEYID EMIR HAYDER, FILS DE EMIR CHÂH MURAD BI[48].


Inscription de son cachet : « Le descendant de Djenghiz, le rejeton du Prophète, celui dont le rang égale le rang de Joseph, l’héritier de Maçoum Ghazy, Emir Hayder Padichâh. »

J’avais moi-même composé l’inscription suivante pour le sceau de ce prince, lorsque Aboul Feïz Khan fut tué sans laisser d’héritier. « Après que Aboul Feïz fut mis au nombre des martyrs, le trône brillant de la royauté devint le partage de Hayder. »

Behadir Khan Tourèh Nasr oullah est le lieutenant de son père à Boukhara. Son père lui témoigne une grande affection au détriment de Mehemmed Housseïn Tourèh. Il est d’un extérieur agréable et plein d’intelligence. Sa mère est esclave.

Abdallah Khan Tourèh ; sa mère est esclave.

Omer Khan Tourèh ; sa mère est esclave.

Zoubeïr Tourèh.

Djihanguir Tourèh Sultan ; la mère de ce dernier est la fille d’un des khodjas du Djouïbar. Elle le porta quatre ans dans son sein ; il demeure avec sa mère dans la maison de son grand-père ; son père, Emir Hayder, ne l’a jamais vu et n’a aucune affection pour lui.

Mehemmed Housseïn Khan Tourèh est l’aîné des fils d’Emir Hayder ; il appartient par sa mère à la noblesse des Seyids ; c’est un prince plein de bonnes qualités et de bravoure ; sa générosité rappelle celle de Hatem ; il fait ses largesses sans ostentation ; il donne à la fois cinq cents ou mille tillas à des gens de condition obscure, il témoigne peu de déférence à son père qui, de son côté, l’a éloigné de ses yeux. Emir Hayder lui a donné le gouvernement de Kerminèh, dont les revenus, s’élevant à dix mille tillas, ne suffisent pas à ses dépenses. II est aimé par les paysans, par les ulémas et par tous les habitants de Boukhara. D’après l’opinion générale, il deviendra souverain, si Dieu lui accorde la vie : l’intelligence et le bonheur éclatent dans tous ses traits ; il parcourt continuellement incognito le royaume à l’insu de son père ; il traite également bien les étrangers et les indigènes ; il est plein d’esprit et de moyens. Il témoigne la plus vive amitié aux personnes qui dans leurs voyages ont parcouru le monde.

Lorsque Châh Murad Bi, père d’Emir Hayder, fut atteint de la maladie à laquelle il succomba, le Qouch Begui Outkour, qui était à la tête de l’administration de Boukhara en qualité de premier ministre et qui avait de l’amitié pour Hayder, lui représenta que son fils était doué de toutes les qualités viriles et d’un jugement sain ; qu’il était par sa mère le petit-fils d’Aboul Feïz Khan, et que le trône devait lui appartenir. Châh Murad Bi le désigna donc pour son successeur. Outkour Soufy et Khodja Sadiq, chef des eunuques, expédièrent un courrier à Qarchy pour faire venir le prince.

Châh Murad était mort la nuit du vendredi : la nouvelle s’en répandit en ville le lendemain matin. Ses frères, Omer Bi, Mahmoud Bi[49] et Fazil Bi, instruits de cet événement, se firent suivre par une troupe de gens armés et se rendirent sur la place du Bighistan, en face la grande porte du château de Boukhara. Ils s’y établirent, attendant une occasion favorable pour pénétrer dans l’intérieur. Le Qouch Begui et Khodja Sadiq, de leur côté, s’étaient assurés de la personne de quelques émirs qu’ils avaient fait enchaîner, et, bien armés et ayant pourvu à tout, ils gardaient le château avec leurs gens.

Avant la prière du vendredi, Omer Bi attaqua la grande porte du château. Le toptchi bachi Mehemmed Emin, le qazhi oul qouzhat Mirza Fézil, donnèrent au peuple l’ordre suivant : « Massacrez les rebelles qui viennent de s’insurger et pillez leurs maisons : » Les gens sans aveu qui s’étaient amassés pour assister au spectacle de ce qui allait se passer, entendant la bonne nouvelle du pillage, fondirent aussitôt sur la troupe d’Omer Bi ; ils l’attaquèrent à coups de pierres et à coups de bâton. La supériorité du nombre leur assura l’avantage. Ils tuèrent sur la place quelques-uns des partisans d’Omer Bi qui prit la fuite, il n’eut pas le temps de retourner à sa demeure : suivi de quelques hommes, il sortit par la porte de Samarqand et se dirigea du côté du Miankal.

La populace se rua sur les maisons des frères de Châh Murad Bi et, en une heure, elle les pilla et les mit à sac. On abattit, pour les voler, les colonnes en bois qui soutenaient les chambres, et quelques individus qui se trouvaient à l’intérieur, perdirent la vie et remirent leurs âmes entre les mains du maître de l’enfer. On alla jusqu’à dépouiller de leurs vêtements et à laisser nus la femme et les enfants d’Omer Bi.

Le corps de Châh Murad Bi resta trois jours dans le palais.

Dans la nuit du mardi, Emir Hayder fit son entrée à Boukhara, accompagné d’une suite nombreuse et brillante ; le trouble et l’effervescence, se calmèrent aussitôt. La musique joua au palais et le lendemain on enleva le cercueil de Châh Murad. Emir Hayder fit sur lui la prière des morts et il revint au palais, où il reçut le serment de fidélité.

Il confirma dans le poste de premier vézir Outkour Qouch Begui et confia le gouvernement de Qarchy au fils de Outkour Qouch Begui, Mehemmed Hekim Bi qui avait été son lieutenant dans cette ville. Din Nacir Bi eut le gouvernement de Merv. Celui de Samarqand fut donné à Mehemmed Housseïn Bi, son frère aîné. Le qazhi Mirza Fézil fut comblé de cadeaux et de présents.

Omer Bi, Fazil Bi et Mahmoud Bi qui avaient pris la route de la plaine de Miankal, se rendirent maîtres des villes fortifiées de Pendjchenbèh et de Kettèh Qourghan. Keya Khodja, gouverneur de Kerminèh et Niaz Aly BekUzbek, se joignirent à Omer Bi. Ils firent résonner le tambour de la rébellion.

Emir Seyid Hayder Châh, après avoir mis ordre aux affaires de la ville et de ses alentours, marcha contre eux à la tête d’une puissante armée. Les chefs rebelles, incapables de résister à un pareil déploiement de forces, se retirèrent chacun dans une place forte. Celle où s’étaient réfugiés les oncles du roi fut bombardée et canonnée pendant plusieurs jours et à peu près ruinée. Pendant la nuit, Omer Bi et Fazil Bi, avec leurs enfants, s’échappèrent de la citadelle. Le matin, les soldats de Boukhara, informés de leur fuite se mirent à leur poursuite ; ils tuèrent ou firent prisonnier environ mille hommes de Cheheri Sebz. L’ordre fut donné de massacrer les prisonniers.

Omer Bi et Fazil Bi furent pris avec leurs enfants, dans un village. Emir Hayder en reçut la nouvelle en route et ordonna de les mettre à mort. Khodja Keya parvint à s’échapper et à gagner Cheheri Sebz. Cette sédition fut ainsi étouffée.

Mahmoud Bi, fils de Danial Bi, se réfugia à Khoqand et sa femme alla l’y rejoindre. Il y est encore aujourd’hui.

L’Émir Hayder, comblé des faveurs de la fortune, revint en triomphateur à Boukhara. Il se mit à répandre des largesses, à faire des générosités, et il pratiqua la justice et l’équité.

Vers. « L’Émir, conquérant du monde, se dirigea vers Boukhara, victorieux, favorisé par l’aide de Dieu et ayant vu tous ses désirs accomplis. Cette capitale fut choisie par lui pour y goûter le repos après les fatigues de cette expédition. L’arrivée de ce souverain rendit Boukhara semblable aux jardins et aux bosquets du paradis. Il se répandit en dons, en largesses et en générosités, et les pauvres et les malheureux reçurent des sommes d’argent. »

Au bout de quelque temps Mehemmed Housseïn Bi, gouverneur de Samarqand[50], conçut la mauvaise pensée de faire cause commune avec les chefs de Cheheri Sebz et de Khoqandi. Des personnes dévouées en avertirent Emir Hayder. La révolte n’avait pas eu le temps d’éclater, que Mehemmed Housseïn Bi fut arrêté à Samarqand et conduit à Boukhara. Il affirma sous serment que l’accusation portée contre lui était mensongère. Quoi qu’il en fût, l’Émir se montra clément ; il lui ordonna de vivre à l’écart et lui fixa une somme pour ses dépenses journalières afin qu’il n’eût aucune préoccupation matérielle, ; il devait aussi accompagner l’Emir dans toutes ses expéditions. Deux ou trois personnes attachées au service de Housseïn Bi furent mises à mort. Le gouvernement de Samarqand fut donné à Daoulet Qouch Begui, né à Ispahan et qui avait été un des serviteurs intimes d’Aboul Feïz Khan dont il avait toute confiance.

À cette époque, les soupçons de l’Émir se portèrent sur les enfants de Hadji Mehemmed Housseïn Khan et sur ceux de Kerim Khan et de Beïram Aly. Khan de Merv. Cédant aux insinuations de gens pervers, l’Émir Hayder donna l’ordre de les arrêter et de les emprisonner ; cela ne lui suffit pas ; il se décida à les faire exécuter. Plus de treize personnes, parmi lesquelles les trois fils de Hadji Mehemmed Housseïn Khan, les trois fils de Mehemmêd Kerim Khan, le frère de Beïram Aly Khan, l’Émir Arslan Bek, nommé aussi Medhy Khan, fils de Beïram Aly Khan, et d’autres membres de leur famille furent conduites la nuit en dehors de la porte de l’Imam et là, égorgées comme des moutons[51]. On donna en cadeau comme esclaves les femmes et les enfants en bas âge. On ne sut jamais quel avait été leur crime.

L’Émir appela auprès de lui Din Nacir Bek qui était à Merv. Celui-ci se rendit sans retard à Boukhara ; il y fut reçu avec toutes sortes de marques d’honneur et renvoyé dans son gouvernement. Mais quelque invitation qu’on lui adressât dans la suite, il ne voulut plus aller à Boukhara.

La frayeur que lui inspirait son frère le détermina à faire partir sa famille et il se rendit avec elle à Mechhed, accompagné d’un certain nombre d’habitants de Merv. Vély Mehemmed Mirza se porta à sa rencontre pour lui faire honneur ; il lui assigna une belle résidence et des rations abondantes. Il fit parvenir à Téhéran, au Châh son père, la nouvelle de l’arrivée de Din Nacir Bek et il reçut l’ordre de le faire partir pour la cour. Le roi de Perse lui accorda un rang parmi ses propres enfants et lui donna le nom de Emir Din Nacir Mirza. Il lui accorda une pension digne d’un hôte de pareil rang et le renvoya à Mechhed, qui lui fut assigné pour résidence. Tous les ans, Din Nacir se rendait à Téhéran pour voir le Châh : il vivait tranquille et libre de tout souci. En 1233 (1818) il était à Mechhed ; en 1245 (1829), il se rendit à Constantinople ; au bout d’un an, c’est-à-dire en 1246 (1830), il passa en Russie ; il y est aujourd’hui.

Din Nacir est un homme d’une grande bravoure ; il manie admirablement le sabre et il est archer consommé ; on dit qu’une flèche en bois de hêtre, décochée par lui, traverse une plaque de fér.

Emir Hayder conduisit une armée contre Ouratèpèh. Le gouverneur de cette ville se porta à sa rencontre avec de riches présents. Après quelques discussions, il fut livré à un individu qui avait à réclamer de lui le prix du sang et qui le mit à mort. Cette action fut généralement désapprouvée.

Qabil Bek, fils d’Outkour Qouch Begui, fut nommé gouverneur d’Ouratèpèh. Les pays s’étendant jusque près de Khodjend et Tachkend furent placés sous l’autorité de Boukhara.

Emir Hayder épousa la fille du prince de Cheheri Sebz dans cette même année 1219 (1804).

Mir Ala oud Din fut désigné pour être ambassadeur auprès de l’empereur de Russie. L’ambassadeur me choisit pour intendant, moi, Mir Abdoul Kérim, auteur de cet ouvrage. Nous partîmes pour la Russie ; nous restâmes neuf mois à Pétersbourg où nous vîmes des merveilles, et où nous eûmes tous les sujets de satisfaction et de plaisir. De Pétersbourg nous allâmes à Moscou, puis à Astrakan, où nous nous arrêtâmes pendant huit mois. Nous nous rendîmes ensuite au Kharezm, à Khiva et à Ourguendj.

C’était au commencement du règne de Iltouzer, fils de Yvaz Inâq, de la tribu uzbek de Qounghourat. Ce prince faisait acte de souverain indépendant, levait des troupes, rassemblait des armes et des approvisionnements pour entreprendre une expédition contre Boukhara. Nous parvînmes à nous échapper de ses mains et nous nous dirigeâmes vers Boukhara.

Nous racontâmes ce que nous avions vu et nous fîmes part des projets d’Iltouzer à Mehemmed Hekim Bi, fils de Outkour Qouch Begui qui avait été gouverneur de Qarchy. C’était un homme expérimenté, intelligent, digne de toute confiance et animé des meilleures intentions. L’Émir l’avait fait revenir de Qarchy et l’avait nommé son ministre après avoir destitué son père. « Préoccupez-vous, lui dîmes-nous, de la conduite d’Iltouzer, il est enivré d’orgueil et il rassemble des troupes ; il a l’intention de venir ravager les environs de Boukhara. Il nourrit la pensée de poser la couronne sur sa tête et de s’asseoir sur le trône ; il veut battre monnaie et faire prononcer la khoutbèh à son nom. Il est semblable à la chauve-souris qui voyant, la nuit, l’espace déserté par les oiseaux, s’imagine que ceux-ci lui sont inférieurs, voltige librement de tous côtés, et se livre à ses rapines sans être inquiétée. Lorsque la lueur du matin vient à paraître, elle se retire tranquillement dans une retraite obscure où elle cache son corps hideux et tremblant.

Vers. « Lorsque la forêt est abandonnée par le lion, on y voit errer le chien et cent renards abjects. Un proverbe dit que lorsque la destinée a marqué l’heure de la mort du gibier, celui-ci court du côté du chasseur endormi dans un coin. En vérité, un moucheron peut-il avoir la puissance de se présenter devant un gigantesque éléphant pour le combattre ? Il (Iltouzer Khan) ne peut aspirer à la royauté, ni rang des Khosroës, il ne peut dépasser du pied le bord de son grossier tapis. Il ne faut pas que ce Kharezmien brutal et turbulent puisse devenir un roi, un Khosroës brillant de majesté. »

Je donnai à Mehemmed Hekim Bi tous les détails sur la conduite, les actes et les projets de Iltouzer. Le ministre en fit part à l’Émir, qui se borna à répondre : « Il n’aura pas l’audace de se lancer dans une si grave entreprise, » et il ne prêta point attention à ce qui lui avait été exposé.

Un mois s’était écoulé depuis notre retour de Khiva, quand Iltouzer Khan fit une incursion et ravagea les environs de Boukhara ; il enleva plus de cinquante mille moutons et quelques milliers de chameaux. L’Émir se réveilla alors du sommeil de lièvre dans lequel il était plongé. On reconnut la vérité des renseignements que j’avais donnés. On s’occupa de rassembler des troupes, mais, dans un court espace de temps, Iltouzer ravagea plusieurs fois les environs de Boukhara. La ville était en proie au trouble et au désordre. À la fin, l’Émir se fâcha et dit à ses ministres : « C’est notre longanimité qui a enhardi ce Khivien éhonté. »

Vers. « Mon rival a le caractère du chien, et je veux fuir son approche ; j’ignorais que plus on s’éloigne du chien, plus son audace augmente. »

« Il faut, ajouta-t-il, qu’à la tête de soldats éprouvés vous marchiez sur Ourguendj et que vous infligiez un châtiment exemplaire à ce fauteur de rébellion. »

Mehemmed Niaz Bi fut chargé de rassembler une armée formée de soldats d’élite, semblables à Bustem, d’une valeur éprouvée et exercés au maniement des armes. Il se mit en marche à la tête de trente mille Uzbek pour envahir le pays de Khiva.

Une distance de six journées de marche sépare Khiva de la frontière de Boukhara ; cet espace est un désert stérile. Une route longe le Djihoun qui est éloigné d’une journée de marche de Boukhara. La route côtoie le fleuve ; la partie cultivée du Kharezm est en amont et Boukhara est en aval. À une demi-journée d’Ourguendj, le Djihoun fait un coude et se dirige vers le nord, dans la partie du khanat de Khiva qui avoisine la Russie et que l’on désigne sous le nom de Dechti Qiptchaq. C’est là que vivent les Qaraqalpaq et les Qazaq[52]. Au bout de deux jours de marche le fleuve se convertit en mer. Du côté de l’Orient, le Sihoun coule au milieu du Dechti Qiptchaq et tombe dans cette mer dont la longueur est de quatre ou cinq journées de marche et la largeur de la même étendue. Il y a, au milieu de cette mer, une terre que l’on appelle l’île d’Aral[53], habitée par dix mille familles uzbek qui se nourrissent de poisson. La circonférence de la mer d’Aral est de dix journées de marche ; on y trouve des tribus qui vivent sous la tente, les unes sont des Qaraqalpaq et les autres des Qazaq. L’eau de cette mer est salée, et on ne sait où elle s’écoule. Quelques personnes prétendent qu’il existe un canal souterrain nommé Qaldirim[54], par lequel la mer d’Aral se déverse dans la mer d’Astrakan. Dieu est celui qui sait le mieux la vérité des choses.

La distance qui sépare la mer d’Aral de la mer Caspienne est de dix journées de marche. Catherine, qui était une femme et impératrice de Russie, voulut joindre ces deux mers pour permettre aux navires de se rendre de la mer Caspienne dans la mer d’Aral ; elle voulait de là faire passer de petits bâtiments à Ourguendj, à Boukhara et les faire remonter jusqu’à Balkh ; la mort ne lui permit point de réaliser ce projet. En vérité, on pouvait le mener à bonne fin, car on ne rencontre point de montagnes et la route est unie. Un souverain puissant pourrait achever cette entreprise en une année.

Revenons à l’expédition de l’armée de Boukhara contre Iltouzer Khan.

Quand Iltouzer apprit que l’armée de Boukhara marchait contre lui, il manifesta une grande joie. Il arma douze mille cavaliers des tribus de Tekèh, Yomout, Salor, Tchoudour, Emir Aly, Bouzedjy, Uzbek, Qounghourat, Qanghaly, Manguit et autres[55]. Il côtoya le Djihoun. Des troupes de Boukhara avaient passé le fleuve et s’en étaient éloignées d’une journée de marche ; elles pillèrent quelques villages et les corps restés en arrière rejoignaient le gros de l’armée. Iltouzer envoya deux mille cavaliers pour leur barrer le chemin. Le fils du Dâd khâh de Boukhara, à la tête de cinq cents cavaliers, rencontra les Turkomans[56]. Hors d’état de leur résister, il fut fait prisonnier avec toute sa troupe et conduit à Iltouzer Khan. À ce moment-là, Iltouzer Khan avec quare mille fanassins e cavaliers, avait passé le Djihoun et établi, sur la route de Boukhara, son camp protégé par quelques ravau de défense. Lorsque les prisonniers lui furent amenés, on les attacha, les mains liées et la corde au cou, à la porte des tentes du khan.

L’armée de Boukhara ne tarda pas à apprendre qu’on lui avait coupé la retraite et que le fils du Dâd khâh de Boukhara avait été fait prisonnier avec sa troupe. Cette nouvelle la troubla, car elle se vit des deux côtés près de l’abîme de la destruction. En effet, il n’y avait point d’autre route pour retourner à Boukhara ; si l’armée s’éloignait du fleuve elle s’enfonçait dans un désert dépourvu d’eau jusqu’à Boukhara et pas un homme ne pouvait échapper vivant ; si elle voulait retourner par le chemin qu’elle avait pris, elle rencontrait Iltouzer Khan, maître de la route.

Le général et tous les officiers tinrent conseil. « Fuir, dirent-ils, est une honte ; comment pourrons-nous nous présenter déshonorés devant l’Émir Hayder ? IL est préférable de mettre notre confiance en Dieu et d’attaquer tous à la fois les ouvrages, les tentes et les bagages de l’ennemi. Si nous sommes, tués, nous succomberons courageusement ; si le Dieu très-haut nous accorde son aide et la victoire, ce sera pour la gloire et pour le bonheur de l’Émir. » Bref, ils s’en tinrent à cette résolution. Ils fondirent en masse sur l’armée d’Iltouzer et dispersèrent les avant-postes qui ne purent soutenir leur choc.

Les éclaireurs d’Iltouzer vinrent lui annoncer que l’armée de Boukhara était arrivée et que ses troupes n’avaient pu résister à son attaque. Ils lui conseillèrent de repasser le fleuve, La fatalité s’était attachée à lui, il ne voulut donc point écouter l’avis sensé qu’on lui donnait, Ses soldats se replièrent en désordre ; les uns étaient blessés, les autres démontés. La poussière des combattants s’éleva jusqu’au ciel, le bruit de la fusillade et les cris des guerriers assourdirent les oreilles du firmament. Tous ceux qui arrivaient se précipitaient dans le fleuve sans écouter les exhortations d’Iltôuzer.

Vers. « Dans ce vaste désert, les sabots des chevaux ont réduit à six les zones de la terre et porté à huit celles du firmament : de tous côtés s’élevaient les éclats de la trompette et les clameurs s’échappaient de la large poitrine des héros. »

Iltouzer vit que ses affaires prenaient une mauvaise tournure, que la fortune se détournait de lui, et que l’ennemi arrivait sur lui. H se dirigea vers le fleuve et se jeta dans un bateau. Dans leur effroi, tous ceux qui le suivaient s’y précipitèrent. Iltouzer en repoussa, mais inutilement, quelques-uns à coups de sabre. À la fin, le bateau sombra et Iltouzer se noya avec quelques-uns de ses officiers, et parmi eux Qilidj Kemer Bikidjy et autres. La plupart de ses soldats périrent dans les flots[57].

Son frère Mehemmed Rehim Khan, qui gouverne aujourd’hui Khiva, s’élança dans le fleuve avec son cheval et parvint à s’échapper sain et sauf. Deux autres de ses frères, Hassan Murad Bek et Djan Murad Bek furent tués ; son frère aîné Qoutly Murad Bek fut fait prisonnier.

Mille personnages de distinction tombèrent aux mains des Boukhariotes, qui pillèrent le trésor et les tentes et s’emparèrent d’un tough (queue de cheval) qui servait de drapeau ; la hampe était couverte d’or et avait coûté mille misqals d’or. L’armée de Boukhara campa sur le champ de bataille et le lendemain matin elle reçut des approvisionnements de Ourguendj et des cantons voisins.

La nouvelle de la victoire fut portée à Boukhara ; celui qui en était porteur reçut une gratification de mille tillas. L’Émir Hayder donna l’ordre aux troupes de rentrer en amenant les prisonniers. « Maintenant, dit-il, le royaume de Khiva nous appartient. » Les troupes revinrent donc avec les captifs ; on leur enleva des mains et du cou les chaînes dont ils étaient chargés et on les fit paraître en présence de l’Émir. Celui-ci leur accorda leur pardon ; il fit revêtir d’un habit d’honneur Qoutly Murad Bek et il lui témoigna des égards, particuliers. Les personnages notables reçurent, chacun selon son rang, un vêtement, et un officier fut chargé de pourvoir à leur subsistance. Qoutly Murad Bek affirma par serment sa fidélité : « Je suis, dit-il à l’Émir, votre chien, votre esclave ; je suis entièrement soumis à vos ordres. » Au bout d’une semaine, la liberté fut rendue à tous les prisonniers.

Qoutly Murad Bek reçut la dignité d’inâq et fut nommé gouverneur de Khiva. Tous les Khiviens partirent de Boukhara. Avant l’arrivée de Qoutly Murad à Khiva la population avait élevé à la dignité de khan Mehemmed Rehim, qui avait pris la place de Iltouzer.

Qoutry Murad donna son assentiment à l’élévation de son frère puîné. « Je me suis lié, dit-il, vis-à-vis du souverain de Boukhara par un pacte et par un serment ; mais je ne prétends pas exercer le pouvoir. Soyez khan, je serai inâq. » Les deux frères firent leur accommodement en secret. Ensuite Qoutly Murad Bek écrivit à l’Émir Hayder une lettre ainsi conçue : « Avant mon arrivée, les sujets, les religieux et les grands avaient élevé à la dignité de khan mon frère Mehemmed Rehim ; ils n’ont fait aucun cas de ma personne ; j’ai dû forcément accepter ce fait. Mes engagements vis-à-vis de vous subsistent ; que puis-je faire ? Il n’y a aucun moyen de se conduire autrement. Vous agréerez sans doute mon excuse, et vous tiendrez pour véridique ce que je vous mande. »

L’Émir Hayder Châh ne s’ingéra par la suite en aucune façon dans les affaires de Khiva. Il y eut entre les deux États une paix hypocrite. Mehemmed Rehim Khan fit frapper la monnaie et réciter la koutbèh en son nom. La monnaie d’or portait pour légende : « Frappée à Khiva, résidence de la royauté : Mehemmed Rehim Behadir. »

Voici quelques vers qui ont été composés à la louange de l’Émir Hayder, à l’occasion de la défaite de l’armée du Kharezm :

Vers. « Hayder, dont l’origine remonte à Hayder (Aly), est un sage souverain, un Khosroës qui voit réussir tous ses desseins et dont la bonne renommée remplit la terre. Que les astres propices favorisent ses désirs ! »

« Cet Émir est le conquérant du monde : il a la majesté de Darius ; il descend de Djenghiz qui a dominé l’univers. Les siècles conserveront son souvenir comme celui d’un héros qui a eu les vertus de Rustem. Il est généreux, libéral, plein d’honneur et de dignité, il réunit tous les mérites et se fait distinguer par son éloquence. Ses actes conquièrent l’approbation des peuples, car ils sont dictés par un jugement semblable à celui d’un vieillard plein d’expérience et sa fortune est vigoureuse comme un jeune homme. Son équité, son humanité ont tellement fait fleurir la justice qu’une fourmi n’a à se plaindre des mauvais traitements de personne. Il est plein de compassion, savant, prudent et ses hautes qualités lui font supporter le fardeau de Joseph. Le monde jusqu’à ses dernières limites a été subjugué par lui et sa renommée parvient jusqu’à l’empereur de la Chine. »

« Lorsqu’il s’est décidé à combattre ses ennemis il a dirigé ses troupes du côté du Kharezm. Quand les guerriers eurent aligné leurs rangs, les plus braves lancèrent leurs flèches et déchargèrent leurs fusils. Un seul choc suffit pour rompre les rangs de l’ennemi. La plus grande partie de ses soldats fut engloutie dans le fleuve de l’anéantissement. Les Kharezmiens, en nombre incalculable, furent mis à mort. Les têtes des rebelles reçurent les embrassements du gibet. C’est ainsi que les tyrans reçoivent la récompense de leurs actions et de leur conduite détestables. Le prince au cœur de lion, maître du trône et de la couronne, leva dans le Kharezm les taxes et les impôts. »

En résumé, il n’y a aucune sympathie entre Ourghendj et Boukhara. Quelquefois Mehemmed Rehim Khan donne l’ordre aux Turkomans de piller les caravanes de Boukhara. Telle est la situation en l’année 1233 (1818).

Émir Hayder poursuit toujours ses études de science, il s’occupe de pratiques pieuses et il a le caractère d’un molla. Il n’a point les goûts belliqueux ; il aime beaucoup les femmes, il en a certainement épousé cent. Il a toujours quatre femmes légitimes ; lorsqu’il veut en épouser une nouvelle, il fait prononcer le divorce irrévocable avec l’une d’elles, et il lui accorde une maison et une pension en rapport avec sa condition. Cette conduite est désapprouvée par la population. Tous les mois, il voit une jeune vierge, soit comme esclave, soit comme épouse légitime. Il marie les esclaves dont il n’a point eu d’enfants, soit à des mollas, soit à des militaires. Tous les jours il donne des leçons sur chacune des branches des sciences, et le nombre de ses disciples s’élève à cinq cents.

Son vézir est actuellement Mehemmed Hekim Qouch Begui. C’est un homme intelligent, plein de bonnes qualités, généreux comme Hatem, austère et doué d’une grande droiture. Le pouvoir de l’Émir Hayder est purement nominal. L’expédition des affaires est tout entière dans les mains du vézir. Dans l’administration, personne ne se permet la moindre violence ni la moindre injustice. Le nombre des soldats touchant une solde régulière est de douze mille ; mais, en cas de nécessité, on peut lever cinquante ou soixante mille hommes. La guerre a éclaté une fois entre Boukhara et la principauté de Khoqand. Les Khoqandy ont été battus. La paix règne aujourd’hui entre les deux pays. L’Émir Hayder est aussi en paix et en bonnes relations avec le souverain de Kâboul.

Il a épousé les filles des princes qui avoisinent ses États. Il a eu pour femme la fille de Zéman Châh, fils de Timour Châh, lorsque ce prince est venu à Boukhara. Il a épousé également la fille du gouverneur de Hissar, Seyid Bi Uzbek, de la tribu de Yuz, la fille du gouverneur de Cheheri Sebz, Mehemmed Sadiq Bi, et d’autres encore.

Il est sur le trône depuis dix-sept ans, et il a réussi à ruiner et à anéantir peu à peu ses ennemis. Son règne est celui des ulémas et des religieux[58].

Il a, sous sa domination, les villes de Boukhara, Tchardjou, Kerki, Aqtchèh, Khazar, Tirmiz[59], Hissar, Qarchy, Tchiraghtchi, Kerminèh, Pendjchenbèh, Kettèh-Qourghan, Mervi Chahidjan, Zeman Abâd, Islam Abâd, Emir Abâd, le Miankal, Samarqand, Djizaq, Ouratèpèh[60], Turkestan, le canton de Merv, Chebiri Sebz, Douâbèh et sept départements qui renferment des bourgs et des villages : Qarakoul, Laklaka, Khaïrabâd, Abkend, Ghoudjevân, Khargouch, Zendeny.

Il y a aux environs de Boukhara beaucoup de tribus nomades : Arabes, Turkomans, Uzbek, Qaraqalpaq, Qounghourat, vivant sous la tente. Elles habitent la rive du Djjhoun sur laquelle se trouva Tchardjou.

Les Turkomans sont établis tout le long du fleuve sur un parcours de quatre ou cinq journées de marche. Voici les noms des tribus turkomanes : les Ersary, la tribu des Sariq, celle des Baqah, Salour, Tekèh, Emir Aly, Tchoudour, Khidiry, Manguit.

Les tribus arabes sont celles des Khouzeïmèh, des Beni-Temim, des Beni-Zeïd, et d’autres que l’on ne peut dénombrer.

Dans le Miankal et du côté de Samarqand, on peut dire que le nombre des nomades égale celui des habitants des villes.

Depuis Boukhara jusqu’à Samarqand et jusqu’à Djizaq et Ouratèpèh, il y a une succession de villages, de bourgs et de campements de tribus.

Tableau des distances qui séparent les différentes villes.

Entre Boukhara et Ourguendj, il y a 50 fersakhs ; entre Ourguendj et la Russie, il y a 40 étapes ; entre Ourguendj et la Perse, 20 étapes ; de Ourguendj à Merv, 60 fersakhs.

De Boukhara à Cheheri Sebz, 40 fersakhs ; de Boukhara à Samarqand, 40 fersakhs ; de Boukhara à Balkh, 40 fersakhs ; entre Cheheri Sebz et Samarqand, 30 fersakhs.

Entre Khoqand et Kachgar, il y a 20 jours de marche ; entre Kachgar et Yarkend, 10 étapes ; entre Yarkend et le Tibet, 20 étapes ; du Tibet à Kachmir, 15 étapes.

De Samarqand à Tachkend, 30 fersakhs.

De Boukhara à Orenbourg, sur la frontière de Russie, 50 étapes ; d’Orenbourg à Qazan des Tatars, 80 fersakhs ; de Qazan à Moscou, 90 fersakhs ; de Moscou à Pétersbourg, 90 fersakhs. La distance qui sépare Moscou d’Astrakan est de 70 fersakhs. De Moscou à la frontière de Bessarabie, 70 fersakhs ; de la Bessarabie jusqu’au Pruth, qui coule en Moldavie, 20 fersakhs ; de Moscou jusqu’à la Crimée, 180 fersakhs. De la Bessarabie jusqu’à Orenbourg, d’où l’on va à Boukhara, 320 fersakhs ; d’Orenbourg jusqu’à Boukhara, 220 fersakhs ; de Boukhara à Kachgar, 220 fersakhs.

De Boukhara à Endkhou, 40 fersakhs, de Endkhou à Hérât, 60 ; de Endkhou à Balkh, 30 ; de Endkhou à Merv, 40 ; de Constantinople à Erzeroum, 35 étapes ; d’Erzeroum à Téhéran, 25 étapes ; de Téhéran à Mechhed, 25 étapes, et de Mechhed à Boukhara, 25 étapes.


    Elle renferme le tombeau de Khodja Abdoul Khaliq, un des saints les plus vénérés de l’ordre des Naqchbendis.
    Khodja Abdoul Khaliq, d’après ce que racontent ses biographes, avait été adopté dans son enfance par le prophète Khizr (Élie), l’un des patrons de l’ordre. Il avait reçu les leçons spirituelles de Khodja Youssouf Henidany dont il fut l’an dès quatre khalifèhs ou successeurs.
    Son tombeau reçoit la visite d’un grand nombre de pèlerins. Ghoudjevân a donné naissance à un autre saint personnage de l’islamisme, le cheikh Séédy Ghoudjevâny, qui fut aussi un des chefs spirituels de l'ordre des Naqchbendis. II était le disciple et devint le second successeur de Khodja Souleimah Kerminy.
    La ville de Ghoudjevân est mentionnée dans les voyages de Sidy Aly Reïs Miraat oul Memalik (manusc. de mon cabinet), pages 138 et 139. M. Dietz et M. Mofis, dans la traduction qu’il ont donnée de cet ouvrage, appellent par erreur Abdoul Khaliq, Abdoul Hakk. Relation des voyages de Sidi-Aly, etc. Paris, 1827, page 103.
    Djami a consacré quelques pages bien peu intéressantes à Abdoul Khaliq, dans ses vies des saints personnages. Calcutta, 1858, p. 231 et suiv. On trouve plus de détails dans le Silsilèh Namêhi Khodjegani Naqchbendieh de Mewlana Nour oud din Mohammed (manuscrit de mon cabinet).

    simplicité du caractère de Danial Bi, que la loi religieuse défend expressément à tout vrai croyant de donner ou de rendre le salut (selam aleikoum), à un individu qui n’est point musulman.

  1. Je crois devoir mettre sous les yeux du lecteur le résumé rapide des événements dont Abdoul Kerim nous donne les détails. Il a été fourni par M. le conseiller d’État de Negri, ambassadeur de Russie près le khan de Boukhara, Emir Hayder, à M. Senkowski. Ce savant orientaliste l’a inséré à la fin de ses notes sur le Tezkeréï Mouqim Khani. V. Supplément à l’histoire générale des Huns, des Turks et des Mogols, etc. Saint-Pétersbourg, 1824, in-4o, p. 119.
    « Aboûl Fèiz Khân (Oubèid-Oullah II), dernier descendant en ligne directe de (Qoullouq) Tèîmour, régna 38 ans. Pendant son règne, Nadir Schâh s’étant emparé de ses États, le laissa régner et prit en otage Mouhammed Rahîm, fils d’un des chefs de l’armée boukhare.
    « Mouhammed Rahîm Khân, à son retour de la Perse, occupa pendant neuf ans le poste d’Atâleq du vivant d’Aboùl Fèiz Khân et de ses deux successeurs, nommés Abdoul Moûmin Khân (II) et Oubèid Oullah Khân (III). Ayant tué d’abord le père et ensuite ses deux fils, Abdoul Moûmin et Oubèid Oullah, il épousa la fille de ce même Aboûl Fèiz et régna deux ans comme khan.
    « Après la mort de Rahîm, Dâniâl Bî, Uzbèk de nation, gouverna le royaume avec le titre d’Atâleq, tandis qu’un rejeton de la maison de Tchinguîz Khân (de la dynastie d’Astracan) nommé Sèyid Aboûl Ghâzî, occupait le trône de Boukhâra. Dèvlèt Qoûscli Bèguî, premier ministre de ce monarque, administrait avec un pouvoir absolu toutes les affaires de cette province ; mais il fut tué par Mouràd Bî, fils aîné de Dâniâl, qui eut cette place de Qoùsch Bèguî. Après la mort de Sèyid Aboûl Ghâzî, Dâniâl Bî prit le titre de khân.
    « Après la mort du khân Mouhammed Rahîm, une grande partie des provinces de ce royaume était gouvernée par différents bègs uzbèks, indépendants du souverain de Boukhâra. Celui-ci n’avait que les sept districts qui forment l’arrondissement de la capitale, et, en outre, Kèrmînè et Qarschî. Ce fut Schâh Mourâd Bî qui soumit à sa domination toutes les provinces de la Boukharie. Ce prince, fils de Dâniâl Bî, monté sur le trône que son père avait occupé, gouverna le royaume pendant seize ans : il se qualifiait sur ses monnaies du titre d’émir, qu’il n’avait pris que vers la fin de son règne. Il avait épousé la veuve de Mouhammed Rahîm et fille d’Aboùl Fèiz.
    « Mîr Haïdèr, aujourd’hui régnant, est né de ce mariage. Il descend de Tchinguîz par sa mère, et règne depuis vingt-trois ans, sous le titre d’émir. »
  2. Le Djouïbar ou quartier du bord de l’eau est habité par les Khodjas. L’aristocratie religieuse de Boukhârâ se divise en deux classes : les Seyids et les Khodjas. Les premiers descendent des khalifes Osman et de Aly par les filles du prophète.
    Les seconds descendent d’Abou-Bekr et d’Omar, ou des deux autres khalifes par d’autres femmes que les filles de Mohammed.
    Les Seyids ont la préséance sur les Khodjas. Les Khodjas eux-mêmes sont divisés en deux catégories.
    Les Khodjas Seyid Ata qui possèdent les documents établissant leur généalogie et les Khodjas Djouïbaris, dont les titres sont perdus et qui ne peuvent invoquer que la notoriété et la tradition.
    V. Khanikoff, Boukhara, its Emir and its people, London, 1845, page 234.
    Fraser, Travels in Khorassan. Appendice, page 83.
  3. Le trône du paon se trouvait dans la grande salle d’audience du palais impérial de Dehli. Il est compris dans la liste du butin fait dans la capitale des grands mogols, et il est estimé, avec neuf autres trônes, à la somme de neuf kourours de roupies, soit 11, 250, 000 livres sterling = 282, 500, 000 francs. J. Hanway, Travels, tome 2, p. 383.
  4. La porte de Khochk est une des cinq portes de Hérât. Elle est ainsi appelée parce que la route qui part de cet endroit conduit à la ville de Khochk, située dans la vallée de ce nom et qui est la capitale ou plutôt la ville principale des Turkomans Djemchidis.
    Les autres portes de Hérât sont désignées sous les noms de : Dervazehi Koutab Tchak, au nord ; Dervazehi Melik et Dervazehi Irak, à l’ouest ; Dervazehi Qandahâr, au sud, et enfin, Dervazehi Khochk, à l’est.
  5. L’ambassade de Nadir Châh, Hadji Mehemmed Riza Khan s’arrêta à Bagdad, et arriva à Constantinople après avoir traversé la Syrie du Nord et toute l’Asie Mineure, avec une suite composée de trois mille personnes. Il fut reçu par le sultan Mahmoud le 12 mouharrem 1154 (30 mars 1741). Les détails de son voyage, de son séjour à Constantinople et de ses audiences, se trouvent dans l’Histoire officielle de Soubhi, Constantinople (1198-1783). in-fo, folios 188, 189, 190.
    Soubhi donne la liste des présents qu’il offrit de la part de son maître. On y voit figurer dix éléphants et non deux, comme le dit Abdoul Kerim. Hadji Mehemmed Riza Khan ne réussit point à faire accepter par la Porte la secte des Dja’feris dans laquelle Nadir Châh voulait fondre les doctrines Sunnites et Chiites.
  6. L’impératrice Élisabeth, fille de Pierre le Grand.
  7. Badghis, canton dépendant du gouvernement d’Hérât : Dictionnaire géographique et historique de la Perse, etc., par G. Barbier de Meynard. Paris, 1861, p. 75.
  8. Karatèpèh (la colline noire) est une éminence artificielle et couronnée par des fortifications aujourd’hui ruinées, qui s’élève au milieu d’une vaste plaine, bornée à l’ouest par une série de collines. Karatèpèh est une station pour les caravanes qui se rendent de Merv à Khochk. Major James Abbott, Narrative of a journey from Heraut to Khiva, etc. London, 1856, tome I, pp. 10, 11.
  9. Kerki, place frontière située sur le bord de l’Oxus, commande la route qui conduit à Hérât.
    Vambéry, Voyages dans l’Asie centrale. Paris, 1865, pag. 209-210.
  10. Tchardjou. Cette ville est située à l’Ouest de Kerki, sur les bords de l’Oxus. Elle est dominée par un fort bâti sur un monticule et qui passe pour avoir résisté à Timour. La population, qui s’élève à 4 ou 5, 000 âmes, vit errante sur les bords de l’Oxus, pendant la saison chaude. Tchardjou verse au trésor de l’Émir 25, 000 tengas et fournit mille hommes de contingent.
    Alex. Burnes, Voyages, tome II, page 347 et Riza Qouly Khan, Ambassade au Kharezm. Boulaq, 1292 (1875), page 104.
  11. Karakoul, ville située au nord de Tchardjou, est défendue par un château fort. Les peaux d’agneau que l’on vend à Karakoul jouissent d’une grande réputation. Cette ville paie 24, 000 tensas au trésor de Boukhara. Dans ces dernières années, elle avait été donnée en apanage au prince Châh Roukh Mirzâ, qui s’était réfugié de Perse à Boukhara. Riza Qouly Khan, Ambassade au Kharezm, page 104.
    M. de Meyendorf évalue la population de Karakoul à 30, 000 âmes. Voyage à Boukhara, page 156.
  12. Adem est une ville fortifiée de l’Oman, près de Bourqah. Elle est mentionnée dans le dictionnaire géographique de Yaqout, tome 1er, pag. 209, dans le Noukhbet oud Deher de Chems oud Din Mohammed el Dimichki, publié par M. Mehren, page 218 du texte arabe, et dans Niebuhr, Description géographique de l’Arabie, p. 141 et suiv.
    Taqi Khan, beylerbey de la province du Fars avait, l’année précédente, fait une expédition heureuse contre les Arabes du golfe Persique.
    L’État de Mascate était gouverné à cette époque par l’Imam Seïf ben Sulthan.
    Le style incorrect de cette lettre ne peut en aucune façon être attribué au secrétaire de Nadir, Mirza Mehdy Khan, dont les ouvrages historiques et le recueil de lettres jouissent d’une grande réputation en Orient.
    Les expéditions des Persans sur la côte d’Arabie sont racontées en détail dans l’Histoire des Imams et des Seyids d’Oman, par Selil Ibn Razik. Cet ouvrage a été traduit et publié, pour la « Kakluyt Society », par M. G. Percy Badger, Londres, 1871, pag. xxxviii, 147 et suivantes.
  13. Le récit de l’expédition de Nadir Châh contre le Kharezm fait par Abdoul Kerim coïncide avec celui de Mirza Mehdi Khan, dans son histoire qui a pour titre : Djihankoucha.
    Celui d’Abdoul Kerim est plus clair et plus détaillé. Hanway (Travels, t. II, page 396) a confondu Khankah avec Khiva.
    Ilbars capitula à Khankah : à l’approche de Nadir, ce prince avait fait appel aux Qazaqs et aux Uzbeks du nord du Kharezm, dont le chef Aboul Kheïr Khan s’était jeté dans Khiva ; les canaux et les ponts avaient été rompus et les abords de la ville inondés. Aboul Kheïr Khan s’échappa de la ville avant l’arrivée de l’armée persane qui investit la place malgré les difficultés que lui opposait un terrain couvert d’eau. Khiva se rendit après quelques jours de siège. Deux facteurs de la Compagnieanglaise du commerce avec la Russie, MM. Thomson et Hogg, se trouvaient dans la ville et furent conduits devant Nadir Châh, qui leur rendit la liberté et leur accorda la permission de faire le commerce dans ses États. Voir, pour le voyage de Nadir en Boukharie et l’expédition en Kharezm, Djihankoucha, par Mirza Mehdi Khan ; Téhéran, 1286 (1869), in-fol., pages 118 et suivantes ; et la traduction de W. Jones, Histoire de Nadir Châh, etc., Londres, 1770, in-4o, seconde partie, pages 102 et suivantes.
  14. Abou Tahir Housséïn Khan, fils de Vély Mehemmed Khan, était un des descendants de Djoudji Khan et de Djenghiz Khan. Voy. Fihris out tewarikh, tome VIII.
  15. Le Miankal, ou quelquefois au pluriel Miankalat, est le nom moderne de l’ancienne vallée du Soghd. Le Miankal s’étend le long des rives du Zer Efchan, entre Samarqand et Boukhara. Son nom est dérivé de Mian, milieu, entre, et Kâl ou Kaleh, grande ville, district.
    Les principales villes du Miankal sont : Kerminèh, Pendjchenbèh, Zia oud Din, Kettèh Qourghan et Tchalaq.
    Senkowski, Supplément à l’Histoire générale des Huns, des Turks et des Mogols, page 127 ; de Meyendorff, Voyage à Boukhara, page 159.
  16. Khadjeh ou Khodja Mohammed Beha oud Din, le saint le plus vénéré de Boukhara, fut le fils adoptif de Khodja Mohammed Baba Simassy et l’élève d’Émir Kulal. Il mourut la nuit du lundi 3 du mois de Rebi’oul ewwel de l’année 791 (1388) et fut enterré en dehors de Boukhara.
    Beha oud Din fut le restaurateur de l’ordre des Naqchbendis, une des congrégations les plus nombreuses de l’orient musulman.
    Son tombeau est l’objet d’une dévotion particulière de la part des habitants de Boukhara. Le Khan s’y rend fréquemment à pied les vendredis matin, et tous les ans, il y passe la revue de ses troupes. La biographie de Beha oud Din, l’exposé des doctrines et des pratiques des Naqchbendis se trouvent dans l’ouvrage persan de Housseïn ben Aly el Kachify, (mort en 910-1505) ; cet ouvrage a pour titre : Rechâtou aïn il hayat. Une traduction turque en a été publiée à Constantinople en 1282 (1865).
    On trouve aussi dans le Tableau de l’Empire ottoman, par Mouradgea d’Ohsson, tome IV, pages 623 et suivantes, et dans l’ouvrage de M. Brown, The Dervishes, or oriental spiritualism. London, 1868, pages 124 et suivantes, des détails circonstanciés sur l’ordre des Naqchbendis.
    M. de Khanikoff a donné une courte description du tombeau de Beha oud Din : Boukhara, its Emir, etc., page 121.
    V. aussi Vambéry, Voyages, page 182.
  17. Beyath est le nom d’une tribu turque établie en Turquie et dans l’Azerbaïdjan : on en trouve des fractions aux environs de Téhéran, dans le Fars et à Nichâpour.
  18. Djindaoul, mot turc oriental, désigne l’officier qui commande l’arrière-garde.
  19. Les villes de Tchinaran, de Khabouchan, de Derèh-Gouz, situées dans les vallées de ce nom, sont occupées par des colonies kurdes établies sur les frontières du Khorassan par les rois séfévis pour résister aux incursions des Turkomans.
    La ville de Khabouchan est la plus importante, et le chef qui y résidait portait le titre de Ilkhan. À la fin du règne de Nadir, Mehemmed Housseïn Khan gouvernait Khabouchan, et Memich Khan Za’feranlou résidait à Tchinaran.
    Memich Khan résista pendant sept mois aux attaques d’Ahmed Chah Abdâli, qui voulait le forcer à reconnaître l’autorité de Châh Roukh Mirza.
    La ville principale du district de Kouhmich, célèbre par ses mines de borax, est Sebzevar. Khanikoff, Mémoire sur la partie méridionale de l’Asie centrale, Paris, 1862, pages 88 et 110.
    La ville de Derèh Gouz est située à douze fersakhs au nord-est de Khabouchan. Fraser, Travels in Khorassan, pages 249, 572, et appendice, p. 44-46 et suivantes.
  20. Le texte persan porte « Ser Guezmèh », expression composée d’un mot persan et d’un mot turc et qui signifie « chef des gardes qui font la patrouille » autour de la tente royale. Les mots qui suivent « Kichikdji bachi » veulent dire grand chambellan.
    Nadir Chah fut assassiné le 14 Djoumazi oul akhir 1160 (23 juin 1747).
    Riza Qouly Khan dans le Fihris out Tewarikh donne les noms des principaux conjurés. Le chef du complot était Mehemmed Khan Qadjar Erivany.
  21. Cette porte s’ouvre au sud-ouest de la ville ; elle doit son nom au Namazgâh, mosquée précédée d’une vaste plate-forme plantée d’arbres où se font les prières des deux fêtes du Baïram.
    Consulter le plan de la ville de Boukhara, dans « Reise von Orenburg nach Buchara von Eduard Eversmann, Berlin, 1853. Khanikoff, Boukhara, page 120, et Vambéry, Voyages dans l’Asie centrale, page 327.
    M. de Meyendorf a donné une description du Namazgâh dans son Voyage à Boukhara, pages 180-181.
  22. Le Médressèh ou collège de Mir Arab tient pour l’importance le premier rang après celui de Keukel Tach.
    Il fut fondé en 1526 et contient quatre-vingts cellules pour les étudiants qui reçoivent, chaque année, trois tillas et demi (56 fr.) prélevés sur les revenus des fondations pieuses.
    Le Médressèh de Mir Arab est situé dans le voisinage de la grande mosquée ou Mesdjedi Kelan. La haute tour qui a donné son nom au quartier (Paï Menar, le pied de la tour), s’élève entre la grande mosquée et le Médressèh et a été construite par Qizil Arslan, selon les uns, par Timour Leng, selon lesbautres. Elle a été dessinée par M. de Meyendorff, Voyage à Boukhara, page 180.
    Khanikoff, Boukhara, its Emir and its people, page 106.
    Vambéry, Voyages dans l’Asie centrale, page 328.
  23. Je ne trouve le nom de la porte de Qiblèh gâtch ni dans l’ouvrage de M. de Meyendorff ni dans ceux de MM. de Khanikoff et Vambéry. Elle ne figure pas non plus sur le plan de M. Eversmann.
    Mir Izzet Oullah la mentionne sous le nom de Kubul ghach. Elle doit être placée dans la direction de la Mekke et se trouver, par conséquent, entre la porte de l’Arsenal (Dervazehi Silah Khanèh) et la porte de Namazgâh. Travels in Central Asia, by Meer Izzat Oollah, translated by captain Henderson. Calcutta, 1872, page 62.
  24. Je crois qu’il faut entendre par ce mot de Pendjab, le territoire de Balkh arrosé par cinq rivières ou cinq grands canaux dérivés de la rivière de Balkh.
    Mir Izzet Oullah donne les noms de tous les canaux qui existent encore aujourd’hui. Meer Izzut Oollah, Travels, page 85.
  25. M. W.-W. Grigoriew a réuni, dans une note intéressante, les différentes versions du meurtre d’Abdoul Moumin Khan telles qu’elles sont rapportées par Mir Izzet Oullah, Eversmann, Youssouf Aly et les voyageurs russes. Le récit de Mir Abdoul Kerim me paraît le plus véridique. Histoire de Boukhara, de Khoqand et de Kachgar, par Mirza Chems de Boukhara, traduit et annoté par M. Grigoriew. Kasan, 1861, note 8, pages 54 et suivantes.
  26. La ville de Hissari Châdmân, capitale du Khanat de Hissar, contient à peu près trois mille maisons : elle est située dans une vallée bien cultivée et abondante en pâturages, non loin des rives du Kafir Nihan.
    Les habitants de ce pays sont presque tous Uzbeks et on ne trouve parmi eux qu’un petit nombre de Tadjiks.
    Les principales villes du Khanat sont : Dehinau, Saridjoui, Toupalak, Rigar, Qara Tagh, Decht Abâd, Tchokmezar et Khodja Taman.
    Voyage à Boukhara, par M. de Meyendorff, pages 130-131. A glance at the results of the expédition to Hissar, by H. P. Lerch, article du colonel H. Yule dans le Geographical Magazine, novembre 1875, p. 334 et suiv.
  27. Koulab, ville indépendante à l’est de Hissar, sur la route de Badakhchan à Khoqand, renferme environ trois mille maisons. La population est uzbek.
  28. La ville de Turkestan doit sa grande célébrité à Khodja Ahmed Yessevi qui y est enterré.
  29. Ghoudjevân, l’ancienne Kouhmichkend, est une ville fortifiée à six fersakhs au nord de Boukhara.
  30. La porte du Mezar ou du tombeau de Khodja Beha oud Din est située à l’est de la ville et se trouve entre la porte de Qarchy et la porte de Sâmarqand. (V. le plan de Boukhara dans Eversmann, Reise nach Buchara.)
  31. Le qazhi oul qouzhat ou qazhi kelan est le quatrième personnage de l’ordre religieux et judiciaire. Il prend rang après le cheikh oul Islam, le naqib oul Echraf ou chef des descendants du Prophète et le qazhi Asker qui juge les contestations entre militaires. Le qazhi kelan décide de tous les procès civils et inflige la peine de l’emprisonnement sans en référer à l’émir.
    Khanikoff, Boukhara, page 217.
    Mirza Chems, Histoire de Boukhara, texte persan, page 4, et la note de M. Grigoriew, page 59. On trouve aussi quelques renseignements dans Mir Izzet Oullah, page 73.
  32. Qarchy, la ville la plus considérable du khanat après Boukhara, est l’ancienne Nakhcheb dont les Arabes ont corrompu le nom en celui de Nassef. Elle est située à dix-sept fersakhs au sud de Boukhara : on s’y rend de cette ville et de Samarqand en trois journées de marche. Il y en a deux de Qarchy à Cheheri Sebz. Qarchy doit son nom au palais qu’y construisit Koïouk Khan, fils d’Oktay Qaân. (Qarchy, en turc oriental, signifie; palais, kiosque.)
    La ville est entourée d’une muraille percée de sept portes:elle a trois grands bains publics, sept médressèhs et une grande mosquée.
    J’emprunte ces détails à la relation de l’ambassade de Riza Qouly Khan au Kharezm, page 103. On trouve des détails sur Qarchy dans le « Voyage à Boukhara, » de Meyendorff, page 161, dans Moorcroft, Travels, tome II, pages 502 et suivantes ; Burnes, Voyages, tome II, pages 245 et suivantes ; Mohan Lai, Travels to Balkh, Bokhara and Herat, pages 121 et suivantes.
    Khazar est une ville bien peuplée : elle est fortifiée et renferme plusieurs médressèhs et des bains. Relation de l’ambassade au Kharezm, page 104.
  33. À la mort de Rehim Khan, Danial Bi, son oncle, était gouverneur de Kerminèh. Il fut appelé à Boukhara par Daoulet Bi qui, connaissant le caractère faible et doux de Danial, était assuré de gouverner sous son nom.
    Des scrupules religieux ne permirent pas à Danial de prendre le titre de khan. Il se contenta de celui d’ataliq, et plaça sur le trône Aboul Ghazi Khan, descendant de Djenghiz et Seyid par sa mère.
    M. P.-J. Lerch a rapporté de Boukhara une histoire de Danial Bi. Ce manuscrit, malheureusement incomplet, est à la Bibliothèque de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg.
    Voir Mir Izzet Oullah, Travels, etc., page 71 ; Grigoriew, Histoire de Boukhara, Khoqand et Kachgar, par Mirza Chems, pages 76, 88 et 89 ; Lerch, Russische Revue.
  34. Châh Murad Bi. Son nom était Ma’çoum ; son père l’appelait familièrement Bekdjan, et c’est sous ce surnom qu’il est généralement désigné par les historiens persans. Il prit le nom de Chah Murad lorsqu’il eut concentré tous les pouvoirs du khanat entre ses mains.
    Malcolm a donné, dans son Histoire de la Perse, tome III, pages 348 et suivantes, des détails d’un grand intérêt sur Chah Murad Bi. Il les a puisés dans les relations de Mir Aly Youssouf et de Mehemmed Aly Guendjèvi.
    Riza Qouly Khan, dans le tome IX du Fihris out Tewarikh, fait précéder le récit du voyage de Aga Mehemmed Khan dans le Khorassan, d’un résumé très succinct des événements survenus à Boukhara depuis la mort d’Aboul Feïz Khan.
  35. Les reïs sônt des agents de police chargés spécialement de la surveillance des bazars et des différents quartiers de la ville. Ils veillent aussi à ce que les habitants assistent régulièrement aux prières. Leur office est à la fois civil et religieux.
  36. La ville de Kerminèh, chef-lieu de l’arrondissement de ce nom, est située à onze fersakhs à l’est de Boukhara. Le gouvernement de cette ville était toujours réservé à un membre de la famille souveraine.
    Kerminèh verse au trésor de l’Émir douze mille tillas et lui fournit deux cents hommes de pied.
    Riza Qouly Khan, Ambassade au Kharezm, page 104.
    Burnes. Voyage en Bouhharie, tome III, pages 283, 288.
  37. Il faut se rappeler, pour saisir le sens de cette anecdote, qui peint la
  38. Nous avons, sur le règne et le caractère de Châh Murad, outre les mémoires de Mir Aly Youssouf et de Mehemmed Aly Guendjèvy, analysés par Malcolm, les anecdotes rapportées par le lieutenant Arthur Conolly et dont quelques-unes ont été racontées par l’ancien gouverneur de Merv, Mehemmed Kerim Khan Qadjar. Lieutenant Arthur Conolly, Journey to the North of India, etc. London, 1834, tome I, pp. 167 et suiv.
  39. Beïram Aly Khan appartenait à la tribu des Qadjars et à la famille de Yzz oud Diniou ; cette famille possédait le gouvernement de Merv depuis le règne de Thahmasp Ier, de la dynastie des Séfévis. Dans la lettre qu’il écrivit de Mechhed à Châh Murad, Aga Mehemmed Khan reproche à ce prince les incursions des Turkomans sujets de Boukhara sur le territoire de Merv et la mort de Beïram Aly Khan, membre de la tribu royale des Qadjars. Beïram Aly Khan fut tué en 1785.
    Riza Qouly Khan, Fihris out Tewarikh, tome VIII.
  40. Le mot turc thoug désigne une queue de yak ou de cheval qui remplace le drapeau chez la plupart des peuples de l’Asie centrale. L’usage s’en est conservé chez les Ottomans jusqu’au règne du sultan Mahmoud. À Boukhara, on donne aussi le nom de though à une troupe de mille hommes, et l’officier qui les commande a le titre de Though-Sahibi, vulgairement Thoughsabaï.
    Vambéry, Voyages dans l’Asie centrale, page 336.
  41. Le souvenir des exploits de Beïram Aly Khan s’est conservé à Merv. « J’écoutai, dit Burnes, le récit que ces gens me firent des prouesses d’un certain Beïram Aly Khan et d’un corps de sept cents hommes d’élite qui résistèrent longtemps aux armes des Ouzbeks de la Boukharie, jusqu’à ce qu’enfin Châh Mourad les vainquit par un stratagème de guerre, et transporta par force toute là population de sa capitale. » Alex. Burnes, Voyage en Boukharie, tome III, page 4.
  42. Je crois qu’il faut substituer à la date de 1148 celle de 1184 (1770).
  43. Les anciens géographes et les historiens arabes et persans donnent les plus grands détails sur la ville de Merv Chahidjan. Yacout lui a consacre un article détaillé dans son Mou’djem (V. Dictionnaire géographique, historique et littéraire de la Perse, etc., par G. Barbier de Meynard, pages 526 et suivantes).
    Aujourd’hui la ville est en ruines et les expéditions de Châh Murad inspirées par un fanatisme aveugle ont changé l’oasis de Merv en un désert stérile. La plaine était fertilisée par des canaux dérivés du Mourghâb. « Autrefois, dit Burnes, il était barré par une digue au-dessus, de Merv, ce qui donnait la facilité de dériver la plus grande partie de ses eaux pour arroser ce canton, et éleva cette ville à l’état de richesse et d’opulence dont elle jouit jadis. La digue fut détruite, il y a quarante-cinq ans environ, par Châh Murad roi de Boukharie ; aujourd’hui la rivière ne départ plus le bienfait de ses eaux qu’aux terres situées dans son voisinage immédiat ; elles sont couvertes par les obas des Turcomans, car il n’y a pas de villages permanents. »
    Les Turkomans de Merv appartiennent à la tribu de Tekeh. Abdoul Kerim et les voyageurs modernes ont adopté la locution corrompue de Châhdjihan pour Chahidjan.
    Burnes, Voyage en Boukharie, tome III, page
    Merv est aujourd’hui en ruines ; il ne reste plus debout qu’une grande mosquée et un médressèh bâtis par Timour, et le tombeau du sultan Sendjar qui y mourut au mois de Rebi oul ewwel de l’année 552 de l’Hégire (1157). Il s’était fait construire un tombeau surmonté d’une coupole et lui avait donné le nom de Dar oul Akhirèh (la demeure de l’éternité).
    (V. Kamil fit Tarikh d’Ibn el Athir, tome XI, p. 146.)
    On y trouve aussi les ruines d’un beau bazar voûté et le monument funéraire d’un pehlivan ou lutteur célèbre pour sa vigueur. Fraser, Travels in Khorassan, appendice, pages 55, 56.
    M. de Khanikoff a donné des détails intéressants sur Merv dans son Mémoire sur la partie méridionale de l’Asie centrale, pages 53, 57, 113 et 128. M. Abbott a consacré quelques lignes à la vallée du Mourghâb et à la ville de Merv. Narrative of a journey from Heraut to Khiva, tome I, pages 26, 34, 50.
  44. Voy. page 22.
  45. Riza Qouly Khan dans le Fihris out Tewarikh, et Mirza Sipehr dans son Histoire de la dynastie des Qadjars donnent les plus grands détails sur les tortures qui furent infligées à Châh Roukh pour le forcer à livrer à Aga Mehemmed Khan les trésors de Nadir Châh.
  46. Commandant en chef de l’artillerie.
  47. On trouve les détails les plus circonstanciés sur l’assassinat de Aga Mehemmed Chah dans l’Histoire de la Perse, par Malcolm, tome III, page 430 et suiv., dans le Fihris out Tewarikh de Riza Qouly Khan et dans l’Histoire des Qadjars de Mirza Sipehr.
  48. La « Madras Government Gazette » de 1826 contient un long et intéressant article sur Boukhara et Emir Hayder : ce travail dû à un musulman a été inséré dans les « Selections from the Asiatic journal and monthly register for British India and its dependencies, » Madras, Higginbotham et Co, 1875, pages 735 et suivantes.
    Mirza Chems de Boukhara donne des détails curieux sur l’avènement de Emir Hayder. Histoire de Boukhara, Khoqand et Kachgar publiée, traduite et annotée par M. W. Grigoriew. Emir Hayder prit le titre de Padichâh. Son père s’était contenté de celui de Vély oun ni’am, « celui qui dispense les grâces et les bienfaits. »
  49. Le texte persan porte Mehemmed ; il faut lire Mahmoud.
  50. Le texte persan porte Boukhara, mais il faut lire Samarqand.
  51. La porte de l’Imam s’ouvre au nord de Boukhara. Elle doit son nom au tombeau de l’Imam Abou Abdallah Ahmed el Boukhary connu sous le nom de Ibn Abou Hafs el Kebir. Il fut mufti de Boukhara et fut enterré en dehors de la ville, non loin de la porte à laquelle il a donné son nom.
    Il est l’auteur d’un recueil de fetvas ou décisions juridiques et d’un traité de jurisprudence appelé Fewaid.
  52. Les Qaraqalpaq ont été établis par les khans de Khiva sur les bords du lac d’Aral et près des villes de Qounghourat et de Qiptchaq. Ils habitent un territoire couvert de bois. Ils se livrent à la pêche et à l’élevage du bétail : ils sont gouvernés par leurs chefs de tribus et ils parlent un dialecte turc qui leur est particulier.
    M. de Levchine a publié sur les Qazaq un ouvrage dans lequel le lecteur trouvera les détails les plus complets sur ce peuple.
    Description des hordes et des steppes des Kirghiz Kazaks, par Alexis de Levchine, traduite du russe par Ferry de Vigny. Paris, Imprimerie royale, 1840.
  53. Aral en turc oriental signifie, île, presqu’île. Cf. la notice que Burnes a donnée sur la mer d’Aral dans son Voyage en Boukharie, tome III, p. 145 et suivantes. M. L. Hugues a, dans une thèse présentée à la Faculté des lettres de l’Université royale de Turin, réuni tous les documents historiques et géographiques relatifs au lac d’Aral. Il lago di Aral. Dissertazione dell’ ingegnere Luigi Hugues. Torino, 1874.
  54. Qaldirim en turc désigne une chaussée pavée ou empierrée.
  55. La tribu turkomane des Tekèh compte environ 30,000 obas ou tentes ; elle est établie autour d’Arkach.
    Une fraction de cette tribu est fixée dans le canton de Merv, sur les bords du Mourghâb.
    Les Yomout comptent 40,000 familles. Ils habitent principalement les bords de l’Etrek et du Gourgan.
    Les Salor résident dans le Saras, pays situé à l’est des plaines où se trouvent les Tekèh. Le nombre des Salor s’élève à 4,000 familles.
    Les Tchoudour, 8,000 familles, campent dans les environs de Manghichlaq et de Khiva.
    La tribu d’Emir Aly est une fraction de celle des Tohouigouin, qui habitent les bords du Gourgan.
    Les Bouzedjy sont établis dans le pays de Douban, au nord-ouest des Abdal qui habitent Qaragan.
    Les Qounghourat, les Qanghaly et les Manguit sont des tribus uzbek de la Khivie.
  56. Selon M. de Meyendorff, le mot dad khâh désigne une charge militaire qu’il assimile à celle de général de division. Le dad khâh est le supérieur du qourghan begui ou général de brigade, et il a au-dessus de lui le pervanêhdji ou général en chef.
    Voyage à Boukhara, p. 271.
  57. Iltouzer perdit la vin en l’année 1221 de l’Hégire (1806).
  58. Emir Hayder est mort en 1242 (1826) et a eu pour successeur son second fils Nasr Ouliah Behadir Khan qui régna jusqu’en 1860.
  59. La ville de Tirmiz est située au sud de Baïssoun au bord du Djihoun. Elle est la patrie du poète Edib Sabir, qui fut précipité dans le Djihoun par Elsiz, en l’année 546 (1151). On visite à Tirmiz le tombeau de Khodja Abdoul Hekim Tirmizy.
  60. La ville de Ouratèpèh est située à neuf étapes de Boukhara, et son territoire confine à celui de Djizaq ; elle s’élève entre deux collines et est entourée de fortifications en terre. En l’année 1222 de l’Hégire (1807), Khodja Mahmoud Khan descendant de Khodja Ahrar et par sa mère d’Aboul Feïz, khan de Boukhara, gouvernait Ouratèpèh et son territoire. Son oncle maternel, Khouda Yar Bi, Uzbek de la tribu de Yûz avait été le maître indépendant de Ouratèpèh. À sa mort, la ville et son territoire furent annexés à Boukhara.
    Alim Khan, khan de Khoqand, s’en empara et y laissa une faible garnison. Mahmoud Khan attaqua la ville, s’en rendit maître et se reconnut vassal de Boukhara. Sa qualité de neveu de Khouda Yar Bi et de membre de la famille de Ahrar lui valut l’appui des Uzbek. Alim Khan ne put reprendre Ouratèpèh. Mahmoud Khan était en réalité, un chef indépendant, bien que la monnaie fût frappée et la khoutbèh récitée au nom du souverain de Boukhara. Meer Yzzut oullah, Travels, pages 54-55.