Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/II-CHAPITRE XIX

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CHAPITRE XIX


Glorieux règne d’Amédée VI, le Comte-Vert. — Mort dans la Pouille, il est transporté à Hautecombe. — Splendides funérailles. — Création de l’ordre du Collier. — Son épouse, Bonne de Bourbon, fonde la chapelle de Saint-Benoît et de Saint-Bernard.

Nous avons laissé Amédée VI recevant de l’abbaye d’Hautecombe la moitié des moulins de Chambéry, moyennant certaines conditions qui tendaient principalement à assurer aux religieux la protection du comte de Savoie contre les usurpateurs de leurs droits. Cette même année, comme conséquence de la réunion du Dauphiné à la France, il inaugura une politique italienne et impériale, par les hautes fonctions de grand juge impérial, qui lui furent conférées en vertu de lettres patentes, signées à Prague, le 12 des calendes d’août 1356. Il eut ainsi le privilège de faire porter devant lui toutes les appellations de causes, ressortissant précédemment de la chambre impériale, interjetées par les archevêques, évêques, abbés, prélats et juges séculiers, dans les limites et dépendances du comté de Savoie[1].

Trois années plus tard, son autorité, affermie par ces importantes prérogatives, s’étendait sur le pays de Vaud et sur le Valromey, qui venaient de faire retour à la monarchie, et sur le Piémont, que Jacques d’Achaïe venait de perdre. Ce prince, ayant voulu établir des taies sur les marchandises qui passaient de son fief en Savoie, Amédée VI, qui le lui avait défendu, descend en Piémont, lui enlève ses possessions et l’envoie prisonnier au château de Rivoli. Néanmoins, en 1363, il les lui restitue, ne s’en réservant que la haute suzeraineté. Après deux années de luttes victorieuses contre les seigneurs de Montferrat, de Saluces et de Milan, il revint en Savoie rendre les honneurs à l’empereur d’Allemagne qui devait y passer.

Suivi de cinquante-sept barons, chevaliers et écuyers de sa cour et d’un grand nombre d’autres personnes, il alla recevoir Charles IV à Morat, sur les frontières de ses États (4 mai 1365), l’accompagna à Lausanne, Genève, Rumilly et Chambéry, où ils arrivèrent huit jours après, un dimanche. Là, l’empereur fut gracieusement accueilli par Bonne de Bourbon, comtesse de Savoie, par la comtesse de Genevois et par onze autres dames de haut parage.

Il y eut des fêtes splendides. Le lendemain de son arrivée, dans la grande salle du château, Amédée VI fit hommage de ses États à l’empereur et en reçut l’investiture par la remise d’étendards de soie rouge. À cette occasion, on avait élevé dans le fond de la salle un trône richement décoré pour l’empereur et, en face, un siège couvert d’un drap d’or pour le comte. Quelques-uns des principaux barons étaient présents à la cérémonie ; les autres stationnaient à cheval et tout armés sur la place qui s’étendait, comme aujourd’hui, au bas du Château. Après la séance, on jeta au peuple les drapeaux qui avaient servi de symbole à l’investiture.

L’empereur, étendant les privilèges accordés au Comte-Vert par les patentes de Prague, le nomma, ce même jour, vicaire général de l’empire pour les diocèses de Sion, de Lausanne, de Genève, d’Aoste, d’Ivrée, de Turin, de Maurienne, de Belley, pour le comté de Savoie, et encore pour les diocèses de Lyon, de Mâcon et de Grenoble, en tant que dans ces diocèses existeraient des sujets du comte de Savoie. Par suite de cette dignité, Amédée et ses successeurs jouiront dans ces territoires des mêmes prérogatives que l’empereur, y auront la juridiction, les droits régaliens, l’autorité, et recevront l’hommage des vassaux de l’empire. Bien différente des simples vicariats accordés à ses prédécesseurs, cette dignité nouvelle fut une espèce de vice-royauté perpétuelle et héréditaire dans sa famille[2].

Le Comte-Vert suivit l’empereur jusqu’à Avignon auprès du pape Clément et, le 17 juillet suivant, il le reçut de nouveau dans sa charmante résidence du Bourget, puis il lui fit escorte jusqu’à Berne, d’où Charles IV rentra en Allemagne. Dans cette ville, l’empereur ordonna à l’archevêque de Lyon et aux évêques de Mâcon et de Grenoble de prêter serment de fidélité à l’empire dans les mains du comte de Savoie, prince du Saint-Empire, et les prévint qu’en cas de refus, il lui laissait le pouvoir de les y contraindre[3].

Dans l’entrevue d’Avignon, le Comte-Vert avait été sollicité par le pape et l’empereur d’Allemagne à porter secours à l’empereur d’Orient, qui lui était uni par des liens de parenté et à qui le roi de Bulgarie et le sultan faisaient une guerre cruelle. Voyant que l’honneur de la chrétienté était intéressé, il y consentit. A peine de retour en Savoie, il fait, malgré la défection de ses alliés, les préparatifs de cette expédition lointaine, laisse le gouvernement de ses États à Bonne de Bourbon et donne rendez-vous à ses troupes à Venise, au mois de mai 1366. Il s’embarque, suivi de l’élite de la noblesse de ses provinces et des pays voisins, marche de triomphe en triomphe, rend la liberté à Jean Paléologue, l’amène à la foi catholique et revient, un an après, couvert de l’éclat de cette croisade qu’il avait accomplie seul.

Aussi, depuis lors, il n’eut plus d’égal en Europe. Toutes les grandes questions de l’Italie furent résolues par la sagesse de son jugement ou par la force de son épée. Il se déclare le défenseur des héritiers de Montferrat contre les Visconti : il entre, l’année suivante (1372), dans une grande ligue formée contre eux entre le pape, l’empereur et plusieurs souverains de l’Italie. Nommé capitaine général, il conduit triomphalement les troupes fédérées dans tout le nord de l’Italie, en Toscane, et, à l’expiration de l’année de service féodal, il revient par Livourne, Gênes et Savone.

Il ne put longtemps jouir du repos que lui offrait son château solitaire des bords du lac. Appelé en Suisse pour calmer les agitations de la vallée du Rhône, il se rend, de là, dans le haut Piémont, où le réclament l’évêque de Verceil et les habitants de Bielle pour concilier leurs différends. L’heureux résultat de cette négociation lui amena l’acquisition du district de Bielle et de quelques villes voisines qui se donnèrent volontairement à lui. Peu après, il s’interpose entre les Vénitiens et les Gênois et réussit à leur faire signer une paix jugée impossible, tant leurs haines étaient anciennes et profondes.

En 1382, le royaume de Naples était disputé par deux compétiteurs, Charles de Durras et Louis d’Anjou. Amédée, déjà lié au sort de ce dernier par une promesse de mille lances, faite en février 1381, se voit encore engagé à le secourir par Clément VII, qui lui abandonne la terre de Diano, et par la cession que lui fait Louis d’Anjou de tout ce qu’il possédait ou avait droit de posséder en Piémon[4]. Il lève une armée de deux mille lances, la conduit en personne à travers l’Italie, pénètre dans l’État napolitain prés d’Aquila, s’empare de plusieurs villes et passe l’hiver dans cette contrée. Le 21 février 1383, il tombe malade à Saint-Étienne, dans la Pouille, et, le 1er mars, il meurt de la peste qui décimait son armée.

Un moine cistercien reçut son dernier soupir ; une église cistercienne devait recueillir ses dépouilles.

Dans son testament, rédigé dans sa chambre du château de Saint-Étienne, le 27 février 1383, il déclare vouloir être enseveli dans la chapelle et le tombeau de l’église d’Hautecombe où reposent ses ancêtres. Il ordonne qu’on convoque à ses obsèques tous les archevêques, évêques, prélats, religieux, prêtres et autres ecclésiastiques qui pourront s’y rendre commodément : ils célébreront les offices divins pour le repos de son âme et de ses ancêtres. Le luminaire et les ornements seront en rapport avec son rang ; il s’en rapporte, quant à cela, à ses exécuteurs testamentaires[5]. Pour remplir ces dernières volontés, le corps du grand capitaine, raconte Cibrario[6], fut embaumé, mis dans une caisse de cyprès, embarqué, vers la fin du mois, sur un de ces grands vaisseaux appelés panfilli, et fut accompagné par Louis de Savoie, Gaspard de Montmayeur, François d’Arenthon, Richard Musard, anglais, un des premiers chevaliers de l’ordre du Collier, beaucoup d’autres gentilshommes et deux religieux, dont l’un se nommait Dieu-le-fils.

L’équipage, arrivé en pleine mer, fut assailli par une violente tempête : Louis de Savoie fit un vœu et le danger cessa. Ils abordèrent à Savone, le 9 août ; le 11, le corps fut descendu à terre, placé sur une litière et dirigé sur Hautecombe par Fossano et Rivoli.

Dès que l’on apprit à la cour de Savoie la nouvelle de la mort d’Amédée et l’arrivée de ses dépouilles mortelles, on se prépara à les recevoir avec les honneurs qu’elles méritaient. L’écuyer Passarit fut envoyé à la rencontre du cortège funèbre ; 40 torches accompagnaient le corps, d’une châtellenie à l’autre, jusqu’à Hautecombe, où il arriva le 8 mai.

La sépulture eut lieu le lendemain 9 mai 1383. L’archevêque de Tarentaise officia, assisté de trois abbés et de cinq prieurs ; 120 cierges brûlaient à cette cérémonie.

Mais la pompe funèbre, désirée par l’illustre défunt, fut réservée aux funérailles solennelles que l’on célébrait habituellement entre le trentième et le quarantième jour après le décès. Nous n’osons entreprendre de la décrire après l’éminent historien de la monarchie de Savoie, dont nous reproduisons ici l’émouvant récit : « C’était le 10 du mois de juin. Le lac du Bourget, à l’aspect si triste d’ordinaire, était sillonné par une foule de barques portant des gens de toute espèce et de toute condition, les uns appelés par leurs fonctions, les autres attirés par la triste curiosité qu’inspire la mort des puissants de la terre qui ont été à la hauteur de leur fortune. Prélats, moines, chevaliers, écuyers, pages, conseillers de robe longue, juges, soldats, valets, gens du peuple, tous se dirigeaient vers cette sombre et triste abbaye d’Hautecombe, encore enveloppée dans l’ombre que projetait la montagne du Chat. L’église pouvait à peine contenir les barons, les officiers de la cour et d’État et les étrangers les plus illustres, parmi lesquels on comptait les ambassadeurs des plus grands princes de l’Italie. Tendue entièrement de noir, toute parsemée d’écussons aux armes de Savoie, éclairée par des centaines de flambeaux et de torches, ayant au milieu un catafalque couvert de draps d’or noirs et d’armoiries, l’église gothique présentait un aspect qui inspirait la terreur et la piété ; et ce bras puissant du Comte-Vert, si admiré dans les tournois, si redouté à la guerre dans l’Orient et dans l’Occident, et ces paroles, dictées par un noble orgueil, par lesquelles il avait la coutume de dire qu’on parlerait plus de lui que d’aucun autre prince de sa famille[7], semblaient s’élever et se faire entendre au-dessus de cette petite pierre qui recouvrait tant de gloire et de puissance[8] L’archevêque de Tarentaise officiait de nouveau, entouré de vingt-quatre prélats et d’un grand nombre d’abbés. Les offrandes qui, suivant l’usage de ces temps, se faisaient après l’offertoire, au moment où le célébrant, venant d’offrir le pain et le vin sacramentels, se tournait vers le peuple, lurent somptueuses et méritent d’être relatées.

Capré nous a laissé le cérémonial prescrit pour cette solennité :

Premièrement, deux chevaliers offriront la bannière de Notre-Dame, qui restera offerte pendant qu’auront lieu toutes les autres offrandes ;

Ces mêmes chevaliers offriront ensuite : deux chevaux caparaçonnés, montés par deux hommes portant chacun les armes et la bannière de saint Georges ; deux autres chevaux caparaçonnés, montés par deux hommes vêtus aux armes de saint Maurice, dont ils porteront la bannière.

Le prince de la Morée offrira l’épée de la guerre et la tiendra par la pointe ; un écuyer portera devant lui l’épée de la justice et la tiendra par la poignée.

Seront ensuite offerts par deux chevaliers : l’écusson des armes de Savoie, le cimier, le collier, deux bannières de guerre de Savoir ; un homme à cheval, portant les armes de Monseigneur, dont il représentera la personne ; les deux chevaux des bannières de Savoie, le cheval du pennon, le cheval de l’étendard : le pennon et l’étendard seront offerts séparément par un seul chevalier ; le cheval de tournois, couvert des armes de Savoie en argent battu, monté par un homme couvert des mêmes armes, ayant le casque en tête et une épée brisée à la main.

Puis, quatre chevaliers offriront deux chevaux et deux bannières aux armes de Savoie, en argent battu ; deux chevaliers offriront l’étendard en argent battu. La joute sera représentée par un homme d’armes, portant la devise des nœuds, ayant un faucon sur son heaume, et par un cheval aux couleurs de la livrée.

Enfin viendront : un homme ayant à la main une bannière aux couleurs de la livrée, montant un cheval caparaçonné ; deux autres hommes ; deux chevaliers qui offriront cette bannière ; enfin, quatre chevaux noirs, quatre hommes noirs dessus et quatre bannières noires[9].

Ainsi, tout ce qui avait servi à la gloire du défunt était offert à Dieu après sa mort, depuis le grand étendard de la monarchie, qui était d’azur, avec l’image de la Vierge Marie, jusqu’à ses propres armes et jusqu’aux étendards qui avaient été les témoins de ses triomphes dans les joutes et les tournois.

Puis, pour faire oublier tous les souvenirs brillants de ce monde et en montrer la vanité, arrivait le quadrige de la mort. Ainsi se terminait la cérémonie.

Les dernières dispositions d’Amédée VI furent, à l’exemple de celles de ses prédécesseurs, libérales envers un grand nombre d’églises et de couvents.

Une des principales de ce genre fut la fondation de la chartreuse de Pierre-Châtel, se reliant à la création de l’ordre du Collier, dont nous devons dire quelques mots.

Désireux de mettre un frein aux luttes incessantes entre les seigneurs et souverains de son époque, Amédée VI avait institué, en 1350, l’ordre du Cygne Noir. Cet ordre dura peu. Mais, onze ans plus tard, il en créa un nouveau qu’il appela ordre du Collier de Savoie. Inspiré par l’idée religieuse d’honorer les quinze mystères joyeux de la mère du Sauveur, il fut composé de quinze chevaliers, parmi lesquels « Hait le comte Savoie, chef-né de l’ordre. Les premiers insignes furent un collier d’argent doré, entourant le cou comme d’une armure et portant trois nœuds pendants sur la poitrine, entrelacés de roses, emblème d’une pieuse dévotion à la Vierge Marie. C’était, moins la rose, l’ancienne devise du Comte-Vert dans les tournois et les batailles.

Plus tard, Amédée VII y ajouta le mot mystérieux FERT, qui paraît avoir été adopté, avec sa signification naturelle, pour indiquer que le chevalier portait le signe de la foi jurée, usage pratiqué souvent dans la chevalerie avec un but profane et qui se nommait emprise.

Dans les troubles de la régence qui suivit le règne d’Amédée VII, les statuts s’étant perdus, Amédée VIII les recomposa en 1409. En 1518, Charles III ajouta au collier l’image de l’Annonciation, d’où lui vint le nom d’Ordre de l’Annonciade conservé jusqu’à nos jours[10].

Le Comte-Vert laissa son collier aux religieux d’Hautecombe. C’est dans la sacristie de cette abbaye que Guichenon le vit encore : « Il était d’or, dit-il., large de trois doigts, avec ces lettres : FERT, et un lacs d’amour au bout de chaque FERT. » Il en vit également un autre plus petit et de forme différente, que, d’après la tradition, le comte portait à la campagne[11].

Les chevaliers devaient être des gentilshommes d’ancienne famille, irréprochables, disposés à servir leur prince jusqu’à la mort, à s’entr’aider l’un l’autre et à faire régler leurs différends par le souverain assisté des autres chevaliers, si jamais il venait à en surgir, « la paix devant régner là ou il n’y a que des compagnons et des frères[12]. »

Cet ordre, dont le but principal était le même que celui du Cygne noir, avait été placé, comme on le voit, sous les auspices de la religion. Il n’était point hors de propos de le relier à l’idée religieuse, pour lui donner plus de puissance sur les âmes altières et souvent haineuses des seigneurs appelés à en faire partie, qui devaient dorénavant regarder comme frère leur ennemi de la veille. Parmi les quinze premiers chevaliers, se trouvaient, entre autres, le comte de Genève et le seigneur d’Anthon, qui avaient guerroyé pendant de longues années contre le comte de Savoie, Antoine de Beaujeu, Hugues de Chàlons, Gaspard de Montmayeur, etc.

Par son testament, le Comte-Vert compléta son œuvre en fondant la chartreuse de Pierre-Châtel. Il ordonne que, dans le château qu’il possédait sur ce roc battu par les eaux fougueuses du Rhône, on établisse et construise un monastère en l’honneur de la bienheureuses Vierge Marie. « où, en souvenir de ses quinze joies, il y aura constamment quinze Pères chartreux qui y célébreront tous les jours l’office divin pour son salut et celui des autres chevaliers de l’ordre du Collier, passés, présents et à venir. Il donne à cette chartreuse le château de Pierre-Châtel et tout le territoire qui l’entoure, 1,000 florins de rente annuelle et, en outre, 1,000 florins de la chambre du pape, pour les dépensées occasionnées par l’installation de la communauté et par l’acquisition du mobilier du culte. De plus, suivant l’usage de cette époque, il confie à ces chartreux la construction d’un pont qu’ils jetteront sur le Rhône, au port de Pierre-Châtel. Sur ce pont, ils élèveront une chapelle en l’honneur de la bienheureuse Marie, où l’on célébrera tous les jours pour son âme et celle de ses ancêtres. Il leur donne, à cet effet, 8,000 florins.

Peu après la mort d’Amédée VI, le Comte-Rouge commença la construction du monastère. Le premier prieur en fut Vionnin, qui était auparavant prieur d’Aillon. La chartreuse de Pierre-Châtel devint la chapelle et le tombeau des chevaliers. Les chapitres généraux de l’ordre du Collier s’y réunirent jusqu’à la cession du Bugey à la France (1601), qui amena leur translation dans l’église de Saint-Dominique, à Montmélian.

Non content d’avoir institué cette maison religieuse, où chaque jour des prières s’élèveraient vers Dieu pour lui et pour les siens, le Comte-Vert fit encore un grand nombre de legs grevés de services religieux à diverses églises, entre autres, à celles de Saint-Maurice en Valais, de Belley, de Turin, de Notre-Dame d’Annecy et de Saint-Léger de Chambéry. Il laissa à Bonne de Bourbon son épouse, pendant qu’elle resterait veuve, l’usufruit et l’administration générale de ses États et, en outre, la pleine propriété des châteaux et seigneuries d’Évian, de Féterne, de Ripailles, de Thonon, des Allinges, d’Hermance et du Bourget. Il institua pour son héritier universel son unique enfant, qui fut Amédée VII, et ordonna substitution sur substitution pour affermir à tout jamais le droit de primogéniture et l’exclusion des filles dans la succession au trône de Savoie[13].

Amédée VI, dont la seule dépouille mortelle suffirait à rendre célèbre une nécropole nationale, fut peut-être de tous les princes de Savoie, celui qui a jeté le plus d’éclat. Malgré sa mort prématurée, à l’âge de quarante-neuf ans, sa renommée a franchi les limites de l’Europe, et les rivages de l’Asie mineure pourraient redire quelle fut sa bravoure. Type de la chevalerie au xive siècle, par l’exaltation du sentiment religieux, de la galanterie et du point d’honneur, il mourut à la peine, comme il avait déclaré vouloir le faire, poussé par l’ambition de la gloire. L’expédition d’Orient, qu’il exécuta seul, les nombreux combats, les importantes médiations qu’il conduisit avec succès, les institutions dont il dota la monarchie, entre autres, celle du Bureau des pauvres, l’extension qu’il donna à ses possessions, sont des titres impérissables à l’admiration de la postérité et justifient sa devise fatidique : Vires acquirit cundo.

Il avait épousé, en 1355, Bonne de Bourbon, sœur de la reine de France. Guillaume de la Baume le représenta, par procuration, à la cérémonie du mariage, qui se fit à l’hôtel de Saint-Paul, à Paris ; puis il amena Bonne de Bourbon à Pont-de-Vesle, où Amédée VI vint la recevoir et la conduisit au Bourget. Elle avait mis douze jours pour y arriver de Paris.

Cette princesse fut une insigne bienfaitrice d’Hautecombe. Elle y fonda une chapelle dédiée à saint Benoît et à Saint Bernard, qui devait faire le pendant de la chapelle des princes et probablement rétablir, dans les murs extérieurs, du côté du lac, la régularité que la construction d’Aymon avait détruite. Sa place était celle des deux chapelles modernes de Saint-Michel et de Liguori[14]. Les restes de moulures, que l’on remarque dans le mur extérieur de ces oratoires, autorisent cette allégation, et tel était également l’avis de l’architecte chargé de la restauration du monastère. Entièrement ruinée au moment où la Révolution arriva, elle ne fut point relevée par raison d’économie.

Les archives de Turin ont conservé l’indication d’une autre fondation de la même princesse. Elle constitua en faveur de l’église d’Hautecombe, le 19 novembre 1372 ou 1378, une rente annuelle de 100 livres pour être distribuées à ceux qui célébreront les offices qu’elle prescrit, et qui seront prises sur les 3,000 florins de revenu annuel et perpétuel que le roi de France lui a assignés pour sa dot sur la rente (reüe) de Màcon. Les charges du couvent sont de dire, chaque semaine, sept messes et de célébrer, en outre, trois anniversaires chaque année, aux intentions de la fondatrice[15].

Bonne de Bourbon ne fut cependant point inhumée à Hautecombe. Le château de Mâcon recueillit son dernier soupir en 1403.

  1. Guichenon, Preuves, p. 200.
  2. Guichenon, Savoie, Preuves, p. 207. — Costa, Mém. hist., t. I, p. 125.
    Ce fut pendant le séjour de l’empereur à Chambéry qu’eut lieu le banquet dont la chronique de Champier nous a transmis les détails. L’empereur, seul à table, sous un dais et sur une estrade élevée dans la grande salle du châteu de Chambéry, fut servi par le comte de Savoie et par ses principaux barons, tous à cheval, armés de toutes pièces. Ils parcouraient ainsi les salles et portaient les viandes dont la plupart étaient dorées.
  3. Guichenon, Preuves, p. 208.
  4. Costa, Mém. hist., t. I, p. 119.
  5. Guichenon, Preuves, p. 216.
  6. Altacomba, parte Ia, cap. v.
  7. Nous déistes : Par le Saint Dyex ! ne reurra un an que je ayra plus de païs que not mais nul de mes encesseurs, et qu’il sera plus parlé de moy que ne fut mais de nul de notre lignage, ou je mourray en la poine ! » (Lettre de Galéas Visconti à Amédée VI, 1373. — Cibrario et Proxis, Documenti, monete et sigilli, p. 289.
  8. Cibrario, Économie politique du moyen-âge, t 1, p. 356.
  9. Capré, Traité historique de la Chambre des Comptes de Savoie, p. 38 et suiv.
  10. Cibrario, Notice sur l’ordre de l’Annonciade. — Orig. et Progr., p. 129.
  11. Hist. de la Maison de Sav., p. 112.
  12. C’était là une application de ce principe du régime féodal de n’être jugé que par ses pairs.
  13. Guichenon, Savoie, Preuves, p. 216.
  14. C’est derrière l’autel de Saint-Liguori que se trouve le plus beau morceau de sculpture de l’église moderne, la Pietà de Cacciatori.
  15. Archivii camerali, Inventaire Firmin.