Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/II-CHAPITRE XX

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CHAPITRE XX


Amédée VII, le Comte-Rouge (1383-1391). — Fin de la période comtale de la Maison de Savoie et de la plus brillante époque du monastère d’Hautecombe.

Seul enfant survivant du Comte-Vert, Amédée VII, dit le Comte-Rouge, vint au monde au château d’Avigliana, le 24 février 1360. A l’âge de dix-neuf ans, il reçut en apanage, de son père, les seigneuries de Bresse et de Valbonne, et dut faire la guerre au sire de Beaujeu, qui lui refusait l’hommage. En 1382, le roi de France sollicitant des secours du comte de Savoie, Amédée VI lui envoya son fils à la tête d’une nombreuse troupe de cavaliers. Le jeune prince se distingua à Rosbecque contre les Gantois, revint ensuite à Bourg, où il avait sa résidence, et continua à guerroyer avec le dynaste voisin. C’est pendant ces démêlés, qui se terminèrent grâce à la médiation des ducs de Berry et de Bourgogne, que la mort de son père rappela à Chambéry pour prendre possession des États de Savoie. La paix étant signée avec le sire de Beaujeu, Amédée VII, toujours désireux de gloire et de batailles, retourna en Flandre, où se prolongeait la guerre de Charles VI contre les Anglais, et y conduisit sept cent lances de purs Savoisiens[1]. Les Anglais pressaient vivement le siège d’Ypres. L’arrivée du comte de Savoie les met en fuite ; repoussés jusque sur Bourbourg, ils sont vaincus encore, et Amédée VII leur donna, sous les murs de cette ville, une nouvelle preuve de sa valeur en terrassant dans une joute leurs trois plus vaillants chevaliers. Rentré dans ses États pour rétablir, sur le siège de Sion, Édouard de Savoie, il obligea les Valaisans, par la force des armes, à reconnaître de nouveau leur évêque, puis il se dirigea contre le marquis de Saluces qui lui refusait l’hommage.

Une troisième fois, il porta secours au roi de France. Celui-ci, voulant faire une descente m Angleterre, avait réuni ses troupes à l’Escluse, lieu de embarquement. Mais l’expédition n’ayant point eu lieu, Amédée retourne en Piémont, défait le marquis de Montferrat qui lui avait déclaré la guerre, traite avec lui et va prendre possession du comté de Nice, qui s’était spontanément donné à lui, de même que les vallées de Barcelonnette et de la Sure, les habitants de ces localités voulant ainsi mettre fin à l’abandon dans lequel les laissaient et aux déprédations que leur causaient les compétitions des d’Anjou et des Durras.

L’année suivante, blessé par une chute de cheval pendant qu’il chassait le sanglier dans la forêt de Lonnes, près de Thonon, il mourait quelque temps après (1er novembre 1391) dans son château de Ripailles, par suite de l’application sur la nuque d’un cataplasme toxique. Un mystère règne encore sur les causes de cet étrange empoisonnement.

L’opinion publique s’en émut vivement alors. On accusa l’ignorance du médecin Jean de Granville, qui avait ordonné le médicament, la mauvaise foi de l’apothicaire Pierre de Lompnes, qui l’avait composé : les soupçons se portèrent jusque sur Bonne de Bourbon, mère du défunt, à qui l’on prêtait un désir immodéré de conduire les affaires de l’État. Dans ce trouble des esprits qui demandaient vengeance, un infortuné paya pour tous, et il fut choisi parmi les plus infimes coopérateurs de ce sinistre : ce fut Pierre de Lompnes, dont nous avons raconté le supplice ailleurs[2].

Suivant le désir du défunt[3], son corps alla rejoindre ceux des autres souverains de Savoie dans la chapelle des princes. Le surlendemain du décès, il fut acheminé vers Hautecombe, accompagné du patriarche de Jérusalem, de l’évêque de Maurienne, des abbés d’Aulps et de Filly, et de plusieurs autres barons et chevaliers. Les populations l’honoraient sur son passage en offrant des cierges. Les habitants d’Hermance en présentèrent 12 ; les citoyens de Genève, 50 ; l’évêque, 10. Les curés des paroisses où passait le convoi venaient s’y joindre, et, arrivé près de Genève, il fut reçu par le chapitre de Saint-Pierre, qui lui vint processionnellement au-devant. Le corps fut déposé à la cathédrale où il passa la nuit, entouré de 160 cierges ; des psaumes furent chantés pendant la soirée et des messes dites le lendemain matin. Le 4 novembre, il fut transporté de Genève à Seyssel, accompagné de dix-huit curés. Le 5, jour de dimanche, il arriva à Hautecombe et fut enseveli avec les cérémonies d’usage, en présence des évêques de Genève et de Maurienne, des abbés de SaintSulpice, d’Hautecombe et de Tamié, de plusieurs prieurs, de Girard Destrés, chancelier de Savoie, du Conseil résident de Chambéry et d’un grand concours de barons, de chevaliers et d’écuyers[4]. Il y eut de grandes offrandes de drapeaux, de chevaux, d’étoffes et de monnaies.

Dans les premiers jours du mois de mars suivant, la ville de Chambéry ordonna un service solennel pour le repos de l’âme de l’illustre défunt. Les syndics dépêchèrent Robertzon et François Taillefer aux abbés d’Hautecombe et de Tamié, pour les inviter à venir assister à la sépulture de Monsseigneur. Ils convoquèrent en même temps les prieurs d’Aiguebelle, de Bissy, de Clarafond, etc. Cent quatre-vingt-quatorze chapelains y assistèrent, y compris trente-trois sires ménoirets et dix-sept ménoirettes. Sire Dieu-le-fils Bonivard officia dans l’église des Frères Mineurs, et le discours funèbre fut prononcé par le Frère Trolliet[5].

Comme nous l’avons vu dans le récit de la mort du Comte-Vert, il était d’usage de célébrer à Hautecombe, quelque temps après les funérailles, un service funèbre ou l’on déployait toutes les pompes du culte. Cette cérémonie eut lieu le 2 avril suivant. Le patriarche de Jérusalem officiait, assisté des archevêques de Lyon et de Tarentaise, de quatre évêques, d’une vingtaine d’abbés, parmi lesquels se trouvaient ceux de la Chassagne, d’Hautcrêt et du lac de Joux[6].

Tels furent les honneurs rendus à ce prince d’une grande vaillance, qui promettait de soutenir noblement la réputation guerrière et la sagesse de ses ancêtres, mais dont le règne fut trop court pour sa gloire. Il ne dura que huit années, et Amédée VII mourut à l’âge de 31 ans. Le nom de Comte-Rouge fut donné à ce prince parce qu’il affectionnait cette couleur et qu’il l’adopta dans ses habillements et ses armes, comme son père l’avait fait pour la couleur verte.

Avec lui prennent fin les comtes de Savoie. De cette époque date, pour la monarchie et aussi pour sa nécropole, une situation nouvelle. Neuf chefs de la dynastie, un grand nombre de princes et de princesses étaient venus, pendant le cours de deux siècles, attendre, dans le pieux et solitaire asile des bords du lac, le grand jour de la résurrection. Désormais, plusieurs années s’écouleront et aucun cortège funèbre n’entrera dans la basilique abbatiale. Pendant le xve siècle, quelquefois encore ses murs se couvriront de tentures de deuil ; l’ossuaire d’Aymon s’ouvrira, deux souverains de Savoie, portant la couronne ducale, y seront déposés ; mais, dans les siècles suivants, la nécropole sera peu à peu entièrement désertée ; la ruine matérielle suivra la ruine morale ; de nombreuses restaurations la défigureront, jusqu’à ce que, abandonnée et violée par des mains sacrilèges, elle soit rachetée par l’héritier des souverains dont elle abritait les augustes dépouilles. Rétablie alors dans son ancienne splendeur et renouant les souvenirs des siècles passés, elle recevra les restes mortels du dernier successeur direct d’Amédée III, comte de Maurienne, dans la personne de Charles-Félix, roi de Sardaigne, avec qui s’éteint la branche aînée de Savoie.

Mais n’anticipons pas.

Amédée VII avait épousé Bonne de Berry, fille de Jean, duc de Berrv. Elle survécut à son mari et, ne pouvant obtenir la tutelle de son fils, elle retourna en France, où elle se maria avec Bernard, comte d’Armagnac.

Elle avait eu, d’Amédée VII, trois enfants, dont l’aîné, Amédée VIII, n’avait que 8 ans ; suivant les dispositions testamentaires de son mari, la tutelle fut confiée à sa belle-mère, Bonne de Bourbon.

  1. Froissart, Chroniques.
  2. Suprà, p 232.
    Voir Le Sanglier de la forêt de Lonnes, par Replat.
  3. Manifesté dans son testament fait à Ripailles, dans sa chambre à coucher, le jour même de sa mort, 1er novembre 1391. (Guichenon, Savoie, Preuves, p. 232.) — Bonne de Bourbon, sa mère, avait transporté sur les bords du Léman la résidence d’été des comtes de Savoie, qui était auparavant sur les bords du lac du Bourget
  4. Cibrario, Écon. polit., t. I, p. 358.
  5. Il reçut, pour avoir prégié à la dicte sépulture, 12 deniers gros. Le loyet du cendal et la faczon des dix escuciaulx coûtèrent 9 sols 10 deniers. Le poids des cierges qui brûlèrent dans cette cérémonie fut de 3 quintaux et 97 livres. La dépense totale s’éleva à 8 livres 2 sols 3 deniers gros. (Comptes de Guillemet-Chabod et Jean Richerand, syndics de Chambéry à cette époque, reproduits par le marquis Costa ; Matériaux hist. ; Mém. de l’Acad. sav., t. XI, p. 178.)
  6. On employa 1,500 torches. Le prix des chevaux, des lumières et des armes présentés à l’offrande fut fixé avec l’abbé d’Hautecombe à 105 livres et 14 sous de gros. Les funérailles coûtèrent 338 livres 3 sous 10 deniers 1 obole de la même monnaie. (Cibrario, Écon. polit., t. I, p. 358.