Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/IV-CHAPITRE III

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CHAPITRE III


La Savoie est rendue à ses anciens souverains. — Charles-Félix rachète les bâtiments et la terre d’Hautecombe. — Reconnaissance des ossements. — La restauration des édifices marche rapidement sous la direction de Melano. — Seconde fondation d’Hautecombe. — Fréquents séjours du roi à l’abbaye. — Ses funérailles.

Par le traité de Vienne du 20 novembre 1815, la Savoie tout entière était rendue à son ancienne dynastie. Le 16 et le 17 décembre, de magnifiques fêtes signalèrent l’entrée des troupes sardes à Chambéry, et, l’année suivante, la cour de Turin cimentait le retour de cette province à la Monarchie par un séjour en deçà des monts, qui dura du 10 juillet au 30 août.

Le 13 mars 1821, Victor-Emmanuel Ier remettait à son frère Charles-Félix cette couronne qu’il avait reçue d’un autre frère, Charles-Emmanuel IV, abdicataire en 1802.

Le nouveau souverain, onzième enfant de Victor-Amédée III et de Marie-Antoinette de Bourbon d’Espagne, paraissait aussi éloigne du trône par sa naissance tardive que par ses inclinations. Ce ne fut que pour obéir aux pressantes sollicitations de Victor-Emmanuel qu’il accepta le pouvoir malgré la gravité des circonstances.

En 1824, il vint, comme souverain, visiter la Savoie. Parti de Turin le 19 juillet, accompagné de la reine Marie-Christine de Bourbon, de sa sœur Marie-Anne, duchesse de Chablais, il arriva à Chambéry au milieu d’un immense et enthousiaste concours de populations[1].

A l’exemple de son prédécesseur, il voulut visiter les différentes parties du duché et témoigna par une résidence prolongée la sympathie qu’il portait à ses habitants. Le 29 juillet, la cour se rendit à Aix-les-Bains, où le souvenir de Victor-Amédée III restait profondément gravé[2], et de là elle se transporta sur la rive du lac. Arrivées au port de Puer, les voitures s’arrêtèrent ; le roi et sa suite mirent pied à terre et se rendirent sur la berge. Là, sous un ciel qui n’avait jamais été plus beau, sondant l’espace d’un regard attristé, le roi contempla longtemps une vaste ruine s’élevant sur la rive opposée et cachant sous des draperies de ronces et de lierres les restes mortels de ses ancêtres.

Sa résolution était prise. De retour à Chambéry le même jour, il appela, dés le lendemain, le marquis d’Oncieu et lui confia ses intentions de relever l’abbaye d’Hautecombe. Le même jour, le confident de Charles-Félix parvint à s’entendre avec le propriétaire d’Hautecombe, et, le 28 août, le chevalier Thomas Ferrero de La Marmora achetait, au nom du roi, tout ce que la famille Landoz possédait des anciennes propriétés de l’abbaye, pour le prix de 80,000 livres. Charles-Félix acquitta, en outre, à l’économat le capital d’une rente dont était grevée la forêt d’Hautecombe, moyennant une somme de 8,600 livres, de telle sorte que cette acquisition lui en coûta 88,600[3]. Elle comprenait 1,570 journaux (500 hectares environ).

Charles-Félix, en recouvrant cette antique nécropole, tint essentiellement à lui donner le caractère de propriété privée. Il la sépara complètement du domaine de la couronne et à plus forte raison du domaine public ou de l’État ; il se considéra comme un simple particulier accomplissant un acte de piété filiale en faisant relever à ses frais les tombeaux de sa famille.

Les travaux de restauration furent confiés au chevalier Ernest Melano, capitaine du génie et ingénieur de la province de Savoie. Il procéda en vertu d’instructions précises écrites de la main même du roi. « Le plan que je me suis proposé, disait Charles-Félix, est de faire revivre l’ancienne église, et non point d’en bâtir une nouvelle ; ainsi l’architecte devra s’en tenir à suivre, soit dans les constructions de la voûte, soit dans les réparations nécessaires aux murailles, le même dessin et la même architecture gothique qui l’ont jadis rendue, dans son genre, un des plus beaux monuments, au lieu qu’une nouvelle construction, dans une architecture moderne, serait une espèce de monstruosité tout à fait discordante avec les monuments que je compte relever, et point analogue aux temps des princes défunts qui y ont été enterrés. » Il recommandait à son architecte de conserver tout ce qui restait de l’ancienne construction, même son irrégularité ; de lui présenter un projet de restauration de l’édifice ; de ne rien construire sans son approbation préalable et de mettre la main d’abord aux murs du couvent, afin d’empêcher la ruine de la partie restée debout[4].

Cinq jours après, Melano, dans un rapport sur l’état de l’église abbatiale, s’exprimait ainsi :

« L’église, placée au nord du monastère, a été construite en forme de croix ; on reconnaît, par le reste des trois voûtes qu’on y observe, qu’elle a changé trois fois de forme et, par quelques vestiges de colonnes, qu’à son origine elle était d’un style gothique.

«… La chute du dôme qui existait au milieu de cette église a causé en partie la ruine de la belle chapelle qui renfermait les précieuses cendres de nos princes ; tous les piliers, du côté du nord, se sont également écroulés ; une très grande portion des murs, côté du midi, n’existent plus ; enfin, l’intérieur ne présente plus que des ruines ; quelques parties de murs et particulièrement ceux de l’aile au nord se sont encore conservés ; on y voit aussi quelques piliers de la nef également au nord du monastère, mais ces piliers ne présentent pas assez de solidité pour recevoir une voûte…

« L’emplacement de cette église est tellement encombré de matériaux, qu’ils ne laissent pas apercevoir quelle est la forme de sa surface et empêchent de reconnaître si les bases des murs sont en bon état.

« De la belle chapelle des Tombeaux, située à l’angle nord-est de l’église, il ne reste que deux faces latérales, celle du nord et celle de l’est, dont l’architecture, d’un style gothique et d’un goût parfait, est très peu endommagé. On y voit encore remplacement d’un tombeau richement orné ; les couleurs et la dorure, à en juger par ce qui reste, y régnaient d’une manière éclatante.

« La chapelle dite de Belley s’est moins ressentie des ravages du temps ; sa voûte, de forme gothique, avec corniche de forme diagonale en pierre calcaire polie, est en très bon état[5]…. »

On s’occupa d’abord, suivant les conclusions de ce rapport, d’enlever les matériaux qui couvraient le sol de l’église et, le 12 janvier 1825, ensuite de commission spéciale donnée au marquis d’Oncieu de Chaffardon, on procéda à la recherche des ossements des princes, sous sa direction et celle du capitaine-ingénieur Melano. Ces fouilles, qui durèrent jusqu’au 17, amenèrent, outre la découverte de débris d’armes, de fragments de vêtements, celle de beaucoup d’ossements qui furent reconnus former environ 25 squelettes, et qui, renfermés précieusement dans huit caisses, furent déposés dans la sacristie de l’église.

Voici l’emplacement des divers tombeaux où ils furent retrouvés :

1° Près de la porte latérale de l’église, à l’endroit où s’élevait le monument d’Humbert III, était un caveau dans lequel on reconnut les ossements de quatre corps : celui d’Humbert III, celui de son épouse Germaine de Zœringen, et ceux d’un petit corps que l’on présuma être celui d’Agnès de Savoie. Aucune conjecture probable n’a pu être formée sur le quatrième corps ayant appartenu à un prince d’une stature élevée.

2° Derrière le maître-autel, contre le mur, on découvrit dans un caveau le squelette complet de Boniface, archevêque de Cantorbéry.

3° Dans la chapelle des princes, dont les caveaux étaient creusés dans la molasse, on trouva un grand nombre d’ossements en désordre.

4° Sous le dôme, on découvrit un caveau taillé également dans la molasse et contenant deux squelettes.

5° De l’emplacement occupé jadis par la chapelle de Romont, au milieu de ruines et de décombres, plusieurs ossements furent retirés.

6° Dans la chapelle des barons de Vaud, soit de Saint-Michel, on ne retrouva d’abord qu’un petit caveau renfermant un seul squelette. Mais, l’année suivante (6 août 1826), on découvrit à côté, dans un nouveau tombeau, des restes d’ossements appartenant à un seul squelette. D’après les noms conservés de ces tombeaux, ces deux personnages étaient Louis Ier et Louis II, barons de Vaud.

7° Enfin, dans la chapelle de Belley existait un tombeau qui n’avait point été ouvert. C’était celui de Claude d’Estavayé[6].

Le 25 mai, Mgr  Bigex, archevêque de Chambéry, chargé par le roi de reconnaître l’identité de ces dépouilles, ordonna une enquête sur les tristes vicissitudes de la nécropole royale pendant les mauvais jours de la Révolution. Il confia ensuite au docteur Rey, chirurgien, le soin d’examiner les ossements retrouvés et de présenter un rapport à cet égard.

Neuf témoins furent entendus[7]. De l’ensemble de leurs dépositions, il résulte qu’en 1794 un agent national, nommé Morel, vint à Hautecombe et fit ouvrir le grand ossuaire de la chapelle des princes. Il trouva au centre un cercueil de plomb, non couvert, de trois pieds de hauteur, contenant quelques ossements et une couronne ducale en cuivre doré. Les ossements furent laissés dans le caveau ; le cercueil, ayant quelque valeur, fut transporté à Chambéry par l’ordre de ce Morel, dont le nom mérite de passer à la postérité.

Bien que les grilles fermant cette chapelle et celle du comte de Romont eussent été emportées, et que l’établissement de la faïencerie eût nécessité le défoncement d’une partie de l’église, aucune autre profanation des tombeaux n’avait eu lieu. Les acquéreurs d’Hautecombe avaient même recouvert de terre ceux de la chapelle des Princes, à la demande de révérend Rolland, missionnaire des cantons d’Aix, de la Biolle et de la Chautagne pendant la Révolution.

Enfin il fut constaté que tous les ossements retrouvés appartenaient à des membres de la famille de Savoie, car eux seuls étaient ensevelis dans l’église. Le cimetière des religieux se trouvait à l’extérieur, derrière le chœur de l’église[8].

Le rapport du chirurgien Rey, les débris d’inscriptions retrouvées, les données des historiens et des chroniqueurs, et spécialement celles fournies par Guichenon, qui indiquent l’emplacement de plusieurs tombes, complétèrent cette enquête et permirent d’établir l’identité des principales et des plus intéressantes dépouilles.

Le 31 mai suivant, Mgr  Bigex se rendit à Hautecombe, après avoir invité le gouverneur général de Savoie, le premier président du Sénat et un grand nombre de personnages de distinction à prendre part à l’importante fonction qu’il allait remplir. Il visita et reconnut les tombeaux, les pierres tumulaires qui les recouvraient, les huit caisses d’ossements, fit lire les procès-verbaux dressés précédemment et déclara que les ossements retrouvés étaient bien ceux des princes et princesses de Savoie autrefois déposés dans l’église d’HautecDmbe. Il fit ensuite transférer ces précieux restes, des caisses qui les contenaient, dans huit cercueils revêtus de velours cramoisi, ornés de la croix blanche, qui furent serrés dans une armoire de la sacristie, après avoir été scellés et soigneusement fermés[9].

Une messe de Requiem, célébrée par lui-même, fut la première continuation des prières qui, pendant tant d’années, n’avaient cessé de s’élever vers le Maître de la vie et de la mort.

Le même jour, Monseigneur bénit et posa la première pierre de la chapelle de Saint-Félix, que le roi voulut faire élever sur les ruines de celle du comte de Romont.

Charles-Félix et Marie-Christine firent un second voyage en Savoie pendant l’été de 1826. Les travaux avaient été conduits avec une si grande activité, que l’église était prête à être rendue au culte. En moins de deux ans, elle avait été presque entièrement reconstruite, décorée par l’art du peintre et du sculpteur. Les anciens monuments avaient été relevés ; les bâtiments du monastère, également restaurés, étaient aménagés pour recevoir les religieux. Leurs Majestés et leur cour.

La famille Cacciatori avait été chargée de la partie sculpturale. Les deux frères Benoît et Candide, déjà connus à cette époque par le talent dont on voit encore les preuves dans la cathédrale de Milan, avaient déjà fait sortir du marbre ou de la pierre de Seyssel plus de 80 statues.

Les peintures furent confiées aux frères Vacca, la charpente et la maçonnerie à l’entrepreneur Yanni. Melano conserva la direction générale.

Leurs Majestés voulurent bientôt voir ces travaux qui leur inspiraient un si vif intérêt. Elles se rendirent par Aix au port de Puer, s’embarquèrent sur un yacht fort élégant, récemment construit, destiné désormais à leur service pour la traversée du lac[10] Le roi, très satisfait de la célérité de cette restauration, détermina l’époque où elle recevrait son complément par les cérémonies religieuses et l’installation des nouveaux moines.

Charles-Félix séjourna à Hautecombe du 3 au 9 août avec sa cour. L’archevêque de Chambéry s’y rendit le 4. À son arrivée, il bénit ou consacra les vases et ornements donnés par le roi à l’abbaye ; le lendemain, il procéda à la consécration de l’église en présence de Leurs Majestés entourées d’une suite nombreuse.

Le jour suivant, 6 août, les cercueils entreposés dans la sacristie furent solennellement transférés dans les tombeaux qui leur étaient destinés. Mgr  Bigex officiait en présence de plusieurs chevaliers de l’Annonciade, des seigneurs de la cour, d’un grand nombre de personnages invités par le roi, des autorités civiles et militaires et des futurs religieux d’Hautecombe. Cet imposant et lugubre cortège, terminé par les cercueils, fit le tour de l’église au chant des hymnes funèbres et entra par la porte de la chapelle de Belley. Le roi et la reine assistèrent à cette cérémonie des fenêtres de l’abbaye, puis de la tribune intérieure de l’église[11]. Le lendemain de cette journée mémorable, Monseigneur célébra, pour le repos des princes et princesses ensevelis à Hautecombe, un service solennel en présence de toute la cour.

L’œuvre de la restauration matérielle et le retour de la divinité dans cette sainte demeure étaient opérés. Il restait à assurer cette résurrection du « passé et à préposer à la garde des tombeaux de nouveaux fils de la prière. Ce même jour, Charles-Félix, avec l’intervention de la reine, remit l’abbaye entre les mains de dom Léandre Siffredi, abbé de la Consolata de Turin et procureur général de l’ordre de Cîteaux près Sa Majesté. La charte de donation, datée du 7 août 1826, lue en présence de nombreux personnages, déclare qu’il rappelle dans le monastère d’Hautecombe les moines du même Ordre que ceux qui y furent établis originairement. Il leur donne toutes les terres qu’il avait acquises par l’acte du 28 août 1 824 et y joint un revenu de 10, 000 livres.

Cette dotation est exclusivement destinée aux frais du culte, à l’entretien de l’église et du couvent et aux dépenses de la communauté. Le nouveau fondateur entend conserver tous les droits de patronage dont jouissaient ses ancêtres sur cette maison religieuse, et spécialement celui de nommer et présenter l’abbé titulaire qui aura le nom et les honneurs d’un commendataire, comme autrefois. Le monastère devra toujours entretenir douze religieux, dont huit au moins seront prêtres. Leurs obligations consistent essentiellement dans l’acquittement de nombreux services funèbres pour les princes de la famille de Savoie, et d’autres messes. Néanmoins, le roi veut encore qu’ils aillent au secours des personnes qui courraient quelque danger sur le lac, et il leur donne à cet effet une embarcation ; il laisse à leur piété le soin de faire des aumônes et de subvenir aux besoins spirituels des paroisses voisines[12].

Cette fondation fut complétée par le don d’un ensemble complet de vases sacrés et d’ornements sacerdotaux. L’orfèvrerie, richement ciselée et ornée de sujets en relief, venait de Paris.

A dater de ce jour, des religieux prient autour de ces tombeaux relevés.

Il restait encore beaucoup de travaux à accomplir pour décorer l’intérieur de l’église ; Charles-Félix s’occupait de tous ces détails avec une grande sollicitude. Il s’était fait construire un appartement dans un angle du monastère et il venait se reposer dans cette solitude des soucis du trône, chaque fois qu’il passait en Savoie l’époque des chaleurs. Digne fils d’Humbert le Saint, il aimait à se rendre mystérieusement, le soir, dans cette église, à se livrer pendant des heures entières à la prière ou à la méditation sur les tombes de ses aïeux[13]. Chaque séjour dans notre province, qu’il affectionnait particulièrement, était marqué par un service solennel célébré dans l’église abbatiale par l’archevêque du diocèse, entouré des principaux membres de son chapitre, et auquel assistaient toute la cour, un grand nombre de personnages invités par le roi et les principaux fonctionnaires du duché. Le 9 août 1826, Charles-Félix quitta Hautecombe, où il était demeuré une semaine. Dix jours après, Leurs Majestés assistaient, à Annecy, à la translation solennelle des reliques de saint François de Sales et de sainte Jeanne de Chantal dans l’église du monastère de la Visitation de cette ville, puis elles se rendirent en Tarentaise.

Le roi de Sardaigne ne voulut point repasser les Alpes sans revoir sa chère abbaye. Il y résida de nouveau avec la reine et sa petite cour pendant plusieurs jours, du 31 août au 6 septembre, et reçut, alors une ovation d’un caractère tout spécial.

Dés qu’on apprit à Chambéry le projet de ce départ pour Hautecombe, les administrateurs de la ville voulurent porter leurs hommages à leur souverain jusque sous les murs de sa retraite, et conçurent l’idée de simuler un combat naval en souvenir de l’expédition de Tripoli, où, le 17 septembre précédent, la flotte sarde avait glorieusement vengé l’honneur national. Quarante bateaux pavoises, les uns aux couleurs blanches, les autres aux couleurs bleues, portant une espèce de fanal à l’avant, furent réunis au port de Puer et divisés en deux flottilles. Une batterie de quinze boîtes fut placée sur un roc qui forme une presqu’île en regard d’Hautecombe. Les deux escadres, parties du port à six heures du soir, montées par 200 chasseurs de Nice, s’avancèrent en ligne jusque sous les murs du monastère. Là, une vive fusillade s’engagea, un brûlot préparé prit feu et éclaira de ses vastes flammes ce spectacle inconnu sur les eaux paisibles du lac. La batterie joignit alors le bruit de ses détonations à celui des tambours, aux sons de la musique militaire et aux acclamations de la foule qui couvrait la plage. Charles-Félix assista, depuis les fenêtres de son appartement, à cette fête magique et en témoigna sa vive satisfaction au premier syndic de Chambéry, le marquis de Travernay[14].

Peu de jours après (21 septembre), la cour reprenait la route du Piémont.

L’abbaye était à peine rétablie, que deux précieuses reliques furent ajoutées à celles que la Révolution avait laissées dans la nécropole. Nous avons vu[15] que Béatrix, comtesse de Provence et fille de Thomas Ier avait été inhumée aux Échelles dans l’église de la Commanderie de Saint-Jean de Jérusalem. Son tombeau, après avoir été détruit pendant les guerres de Charles-Emmanuel Ier contre Henri IV, le fut une seconde fois en 1792. Le chanoine Desgeorges put alors sauver de la profanation la tête de cette princesse, qui fut apportée à Hautecombe dans le courant de 1826.

Le 29 août de la même année, fut remis à Mgr  Bigex le chef de sainte Érine ou Hérine, donné à l’abbaye par Anselme, archevêque de Patras, dans le xiiie siècle[16].

Pendant la Révolution, la magnifique châsse qui l’enveloppait fut enlevée ; mais le voleur l’en avait extrait et l’avait laissé dans le monastère[17]. Retrouvé par le sieur Alexis Dupuy, ce chef fut donné par ce dernier à sa sœur, prieure des Carmélites de Chambéry, qui le présenta elle-même à l’archevêque.

L’identité en fut constatée par dom Antoine Dupuy, ancien religieux d’Hautecombe et frère des deux personnes dont nous venons de parler. Il déclara reconnaître la tête de santte Érine, patronne d’Hautecombe et des bateliers du lac du Bourget, dont la fête se célébrait solennellement, avec octave, le lundi de la Pentecôte, au milieu d’un grand concours des populations environnantes. Cette relique était alors exposée à la vénération publique[18]. Charles-Félix fit construire pour la recevoir une châsse d’argent et de vermeil ciselé qu’on voit aujourd’hui dans la sacristie.

La cour revint en Savoie en 1828 et en 1830. Elle était à Hautecombe au mois de juillet de cette dernière année, Charles-Félix formait le projet de déposer la couronne et d’y finir ses jours, quand lui arriva la nouvelle inopinée de la chute de Charles X. À cette explosion d’une révolution nouvelle, l’Europe tressaillit ; la Pologne et la Belgique y répondirent par deux autres révolutions. Les mécontents de tous les pays commencèrent à s’agiter. Charles-Félix, sentant que le trône était menacé, le conserva. Il était presque à la frontière de la France, n’avait avec lui que dix-huit hommes de garde et pouvait craindre un coup de main de quelques énergumènes français. Néanmoins, il resta à Hautecombe, sûr de l’affection et de l’appui de ses fidèles Savoisiens. De là, il écrivit à Charles-Albert, prince héréditaire ; de là, il exposa aux monarques d’Europe le véritable état des choses et pourvut à la défense de ses propres États[19].

Il résida sur le promontoire solitaire d’Hautecombe du 25 juillet au 5 août, et repassa le Mont-Cenis le 13 août, se promettant de revoir bientôt notre province.


Hélas ! après un an, fidèle à sa promesse,
Il revint…, mais la mort avait fermé ses yeux[20] !

Il avait rendu le dernier soupir à Turin, le 27 avril 1831[21].

Ainsi fut terminée la branche aînée de Savoie, qui s’était séparée de celle des Carignan avec les fils de Charles-Emmanuel Ier.

Charles-Félix laissa le souvenir d’un prince intelligent et pieux, doué d’un caractère ferme, d’une âme sensible et bonne, possédant l’art de gouverner et le secret de rendre son peuple heureux[22]. Ce fut un type de souverain paternel, proscrit à notre époque. Il introduisit des améliorations dans l’administration de la justice, il fit opérer ou commencer un grand nombre d’édifices et de travaux publics. Nous ne citerons ici, après la restauration d’Hautecombe, que l’endiguement de l’Arc et de l’Isère et le rétablissement des monuments des premiers comtes de Savoie dans la cathédrale de Saint-Jean de Maurienne.

Peu de souverains ont habité si souvent la Savoie depuis le transfert de la capitale à Turin. Aussi cette province lui a gardé un tendre souvenir, cimenté par les bienfaits qu’il y répandit et par le choix qu’il fit de sa sépulture sur les rives d’un de ses lacs.

Dès le 5 mars 1825, il avait réglé ses dernières dispositions, dont plusieurs concernaient Hautecombe. Par l’une, il léguait à cette abbaye cent messes et en fondait une à perpétuité pour le repos de son âme. Dans les autres, il s’exprimait ainsi :

« Comme je n’ai accepté la royauté que pour obéir à la volonté de Dieu, je désire que mes obsèques et convoi funèbre se fassent avec le moins de pompe possible. Après les suffrages ordinaires pour le repos de mon âme, je veux que mon corps soit porté à l’abbaye d’Hautecombe, en Savoie, située au bord du lac du Bourget. Ayant été destiné par la divine Providence à relever de ses ruines cette église et à y replacer les cendres de mes ancêtres dans leurs tombeaux, je choisis ce saint lieu pour celui de ma sépulture, et mon corps y sera enterré dans la chapelle dite des Princes, avec la simple épitaphe qu’on trouvera écrite de ma propre main, que je ferai remettre aux religieux de cette abbaye, et, au cas que ladite chapelle et l’église ne soient pas encore achevées au moment de mon décès, mon corps sera déposé dans la Sainte -Chapelle de Chambéry, en attendant qu’il puisse y être transporté. (§ 3.)

« Mon héritière (la reine Marie-Christine) sera tenue de porter à leur terme les réparations et le rétablissement des religieux à Hautecombe et de fournir l’argent nécessaire. (§19.)

« Les trois corps saints de saint Félix, qui est à Turin, sainte Christine, qui est à Govon, et saint Victor, qui est à Gênes, dont les papes qui me les ont donnés m’ont laissé la disponibilité, je les laisse à la reine ma très chère épouse, qui pourra les retenir auprès d’elle ou les donner à quelque église ou communauté religieuse, comme elle jugera à propos ; celui de saint Félix, après son décès, je la prie de l’envoyer à l’abbaye d’Hautecombe, ou avant, si elle le juge à propos. » (§ 20.)

Peu de jours avant sa mort, Charles-Félix fit appeler le comte de Collobiano, un de ses exécuteurs testamentaires, et, lui parlant de sa fin prochaine avec la sérénité du juste, il lui déclara ne plus vouloir être inhumé dans la chapelle des Princes, ce qui causerait des embarras, mais près de la porte de l’église, dans la chapelle de Belley.

Ses volontés furent pieusement exécutées. Son corps resta quarante -huit heures, exposé sur son lit de mort, dans le palais Madame, à Turin, puis il fut porté dans une chapelle du même édifice, le 30 avril.

Le 2 mai, le cortège funèbre se mit en marche suivant le cérémonial usité pour les obsèques royales ; les évêques d’Alexandrie, de Pignerol, de Saluces, d’Ivrée, de Fossan, les hauts fonctionnaires, une foule nombreuse et recueillie, accompagnèrent l’auguste dépouille jusqu’à l’extrémité de la ville, du côté des Alpes. Là, placée sur un char de parade, elle arriva le soir à Saint-Ambroise, le deuxième jour à Suze, le troisième à Lanslebourg, le quatrième à Modane, le cinquième à Saint-Jean de Maurienne, le sixième à Aiguebelle, le septième à Montmélian et le huitième à Chambéry.

À chaque station du voyage, le corps restait déposé dans l’église principale de la localité ; des personnes en prière veillaient autour de lui pendant la nuit et, le matin, le convoi se remettait en marche après qu’un sacrifice d’expiation eût été offert à Dieu.

Le mardi, 9 mai, sur les dix heures et demie du matin, Monseigneur Martinet, archevêque de Chambéry, avec ses suffragants d’Annecy, de Tarentaise, de Maurienne, le chapitre métropolitain et un clergé nombreux attendaient le cortège funèbre au faubourg Montmélian, de même qu’une foule de dignitaires, d’employés, de corporations, mêlés à des flots de population. Le corps fut porté à la cathédrale et, le lendemain, suivi d’une foule toujours croissante, il quittait Chambéry à onze heures du matin. À une heure, il rejoignait le port de Puer, d’où, sept années auparavant, le défunt avait arrêté définitivement sa résolution de relever de ses ruines cet antique monastère qui allait recueillir tout ce qui restait de lui sur cette terre.

Le grand canot royal reçut le cercueil et une partie du cortège, dont le reste prit place sur d’autres embarcations. Ainsi était renouée la chaîne des souvenirs ! Une nouvelle flottille aux noires couleurs, comme du temps d’Humbert III, du Comte-Vert et de Philippe II, portait la dépouille d’un souverain jusqu’au-delà de ce lac tant de fois sillonné par les ombres de la mort, pour la déposer dans le religieux et solitaire asile d’Hautecombe.

La traversée fut accomplie à trois heures et demie. Le comte de Collobiano fit prévenir l’abbé Comino, supérieur du monastère, de lui remettre le pli cacheté que le roi avait déposé dans les archives du monastère, le 6 septembre 1826, entre les mains de l’abbé de la Consolata, Siffredi. Ce pli, ouvert en présence du marquis d’Oncieu, gouverneur du duché, et de plusieurs autres personnes, contenait, écrite de la main du roi, l’inscription qui est tracée sur sa tombe.

Le lendemain, une messe pontificale, à laquelle assistaient l’archevêque de Chambéry, les évêques de Maurienne, d’Annecy, de Tarentaise et de Belley et tout le cortège, fut célébrée dans la basilique abbatiale ; le vicaire général Vibert, aujourd’hui évêque de Maurienne, prononça une éloquente oraison funèbre. Le cercueil fut ensuite déposé dans le caveau qui lui était destiné.

  1. Voici comment les voyages de nos souverains s’opéraient à cette époque : On partait de Turin le matin, on dînait à Rivoli et couchait à Suse ; le deuxième jour, dîner à l’hospice du Mont-Cenis, coucher à Lanslebourg ; le troisième, dîner à Modane, coucher à Saint-Jean de Maurienne ; le quatrième, dîner à Aiguebelle et arrivée vers le soir à Chambéry.
  2. On sait que ce souverain avait fait construire un établissement thermal remplacé par celui que l’on remarque aujourd’hui, élevé de 1859 à 1863.
  3. L’acte fut passé devant Me Jérôme Nicoud, notaire à Chambéry.
    Il est regrettable qu’on n’ait pas songé à racheter Saint-Gilles, l’ancien Exendilles de la charte d’Amédée III, qui resta attaché au domaine d’Hautecombe jusqu’à la Révolution.
  4. Cibrario, Altac., Documenti, n° 13.
    Instructions données le 29 août 1824.
  5. Cibrario, Altac., Documenti, n° 15.
  6. Registres de l’archevêché de Chambéry.
  7. Le lendemain 26 mai, par M. le vicaire général Martinet, délégué par l’archevèque de Chambéry.
  8. Registres de l’archevêché de Chambéry.
    Le procès-verbal de cette sommaire-apprise nous apprend que dom Berauld était prieur du monastère en 1791.
  9. Registres de l’archevêché de Chambéry.
  10. Notice historique et descriptive sur la royale abbaye d’Hautecombe, par Mgr  Vibert.
  11. Registres de l’archevêché de Chambéry.
  12. Voir cette charte de la seconde fondation d’Hautecombe aux Documents n° 61.
  13. Jacquemoud, Description de l’abbaye d’Hautecombe.
    Après les années 1824 et 1826, pendant lesquelles Charles-Félix fit un long séjour en Savoie, il y vint encore passer une partie de l’été de 1828 et de 1830.
  14. Journal de Savoie.
  15. Suprà, p. 154.
  16. Suprà, p. 144.
  17. Nous avons vu que, pendant le xve siècle, un semblable vol avait déjà eu lieu.
  18. Registres de l’archevêché de Chambéry.
  19. Cibario, Altac.
  20. Le Luth des Alpes, par Mlle  Jenny Bernard.
  21. Âgé de 66 ans ; il était né le 6 avril 1765.
  22. Boissat, Hist. de Sav.