Histoire de l’abbaye d’Hautecombe en Savoie/IV-CHAPITRE IV

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CHAPITRE IV


Marie-Christine termine la restauration d’Hautecombe. — Ses restes mortels sont déposés dans le tombeau de son époux. — Nombreux visiteurs de cette nécropole.

Marie-Christine restait chargée d’achever Tœuvre de piété filiale et religieuse qui avait rempli les dernières années du second fondateur d’Hautecombe, de l’heureux sentiment du devoir accompli. Elle s’affectionna de plus en plus à cette demeure où reposait la dépouille mortelle de son époux, et y résida une partie de l’été des années 1832 et 1833.

Les travaux à effectuer étaient encore nombreux et ne furent point interrompus. La façade méridionale du monastère fut prolongée vers l’est, la chapelle de Saint-André, la tour du Phare, qui lui est annexée, furent terminées dans le cours de 1833. Mgr Martinet, archevêque de Chambéry, fit la bénédiction de cet antique oratoire relevé de ses ruines, le 19 juillet de cette année, en présence de la reine douairière.

La partie sculpturale prit fin en 1837 par le rétablissement de l’ancien portail de l’église. La façade occidentale consistait alors en un grand mur percé de fenêtres ogivales. Elle fut revêtue des nombreuses décorations que l’on remarque aujourd’hui, et l’entrée fut reportée de ce côté, comme elle l’avait été jusqu’à la prélature de Claude d’Estavayé. La chapelle de Belley fut divisée en deux parties ; on érigea, en face du tombeau de Charles-Félix, l’autel de Notre-Dame des Anges, et la porte ouvrant au nord, qui donnait accès à la basilique depuis le xvie siècle, fut murée.

Vers la même époque, le chœur fut orné des stalles des religieux, sculptées par Squirra.

La statue de Charles-Félix et la Pietà, que l’on remarque au-dessus de l’autel de Saint-Liguori, terminèrent dignement l’œuvre des Cacciatori.

L’une et l’autre furent exécutées à Milan par Benoît Cacciatori. La descente de croix, que l’on considère comme le chef-d’œuvre des sculptures d’Hautecombe, n’a point été commandée pour cette abbaye. Elle est la reproduction en marbre d’un groupe en terre composé à l’occasion du concours des sculpteurs de Milan, ouvert sur l’invitation du consul sarde, pour l’adjudication des ouvrages d’art à opérer dans l’église d’Hautecombe. En souvenir de cette circonstance, Cacciatori, dont le modèle l’avait fait préférer, reproduisit son groupe en marbre de Carrare et en fit hommage à Charles-Félix.

L’aile orientale du monastère, qui domine le lac, fut construite en 1841 et 1842. On commença, cette dernière année, la décoration en plâtre de l’intérieur de l’église et l’élégant stuccage de la chapelle de Belley, qui furent confiés aux frères Borrioni. En 1843, ces nouveaux travaux, de même que le dallage de l’église en schiste de Grenoble étaient achevés.

Grégoire XVI avait contribué lui-même à rendre l’église d’Hautecombe plus vénérable que jamais et à en faire un sanctuaire où les fidèles viendraient invoquer des enfants de la Savoie élevés au rang des bienheureux. Par bref du 1 er septembre 1838, il décerna les honneurs du culte public à Humbert III et à Boniface, archevêque de Cantorbéry. L’année suivante, on érigea deux autels à leur mémoire.

La restauration d’Hautecombe était accomplie. Comme on a pu le remarquer, c’est une œuvre italienne par le prince qui en a conçu la pensée, par les artistes qui l’ont exécutée et par le style et les décorations adoptés. L’église est un édifice de style gothique fleuri, non point comme les cathédrales françaises et allemandes nous en montrent des spécimens, mais d’un style gothique italien, où la profusion des ornements, la vivacité des teintes blanches des nombreux stuccages et les revêtements intérieurs ne correspondent point au sentiment sombre et recueilli qu’inspire une nécropole. Toutefois, œuvre d’art et réunion d’un ensemble de souvenirs patriotiques, cette basilique est un monument national dont la Savoie sera à jamais reconnaissante à Charles-Félix et à Marie-Christine et qui reste la plus intéressante nécropole de leur famille[1].

La reine douairière passa près de deux mois dans cette résidence d’été pendant l’année 1843. Voulant rappeler par un acte solennel l’achèvement de l’œuvre de son époux bien-aimé, elle réunit à Hautecombe, le 24 juillet, jour de sa fête patronale, toute sa cour, plusieurs prélats, les principaux personnages du duché de Savoie, et leur distribua une médaille commémorative de cette restauration[2].

Elle avait ainsi fidèlement rempli les intentions de Charles-Félix, et avait été secondée principalement par le comté de Collobiano, son chevalier d’honneur, et exécuteur testamentaire du roi. Elle y consacra des sommes beaucoup plus considérables que le restaurateur lui-même. En dehors des dépenses nécessitées par les travaux dont nous venons de parler, elle en fit pour le mobilier de l’église et de la sacristie où l’on remarque encore, à côté d’une chasuble brodée par la duchesse d’Orléans, sa sœur, qui fut reine des Français, une autre, brodée de ses propres mains. Elle concéda, en outre, aux religieux le droit de pêche sur toute la longueur de leur propriété[3], droit dont ils jouirent jusqu’en 1855.

Le 12 mars 1849, elle rendait le dernier soupir au château de Savone, âgée de 70 ans.

Diverses dispositions de son testament, rédigé le 24 novembre 1840, intéressent Hautecombe. Elle léguait au monastère une nouvelle rente de 6,000 livres à ajouter aux 10,000 constituées par Charles-Félix, sous diverses conditions, entre autres de porter de 8 à 12 le nombre des prêtres de la communauté et de célébrer un service funèbre annuellement pour la famille de Bourbon. Mais le général de l’Ordre s’étant refusé à présenter ces concessions à l’approbation du Saint-Siège, elles demeurèrent lettre morte pour l’abbaye. La testatrice transmettait ensuite, à titre de legs particulier, à son « petit neveu Victor-Emmanuel, » aujourd’hui roi d’Italie, « la maison destinée à son habitation avec ses dépendances, qui se trouve annexée au couvent d’Hautecombe. » Elle lui confie, ainsi qu’à son auguste père Charles-Albert, le soin d’accomplir les travaux projetés par elle et par son époux. — La prolongation de sa vie lui ayant permis de les terminer, cette clause devint sans effet.

Enfin, elle y élit sa sépulture auprès de la dépouille mortelle de celui qui lui fut si cher, et ajoute : « Je ne saurais clore cette disposition concernant l’abbaye d’Hautecombe sans recommander de nouveau au roi, à la reine et aux augustes princes ce monument de l’auguste maison, qui en rappelle les faits glorieux, qui en conserve encore les saintes reliques de familles et qui, en renfermant les restes mortels du roi mon époux, de mémoire toujours chère et glorieuse, en rappelle en outre la piété et la religion. Ce monument, que j’ai toujours tenu en grande considération et que je n’oublierai jamais, je l’abandonne, réconforté par la certitude qu’il passe sous la tutelle et sous la protection du roi, de la reine et de leurs enfants. »

Le jour même de la grande défaite de Novare (23 mars 1849), le cercueil de cette reine de Sardaigne, qui avait été témoin de si grands changements dans la monarchie, traversait le lac du Bourget et était déposé à Hautecombe à côté de son époux. On l’avait revêtue du costume des religieuses de la Visitation, auxquelles elle portait un vif intérêt.

La cérémonie fut présidée par Monseigneur l’archevêque de Chambéry, au milieu d’une assistance peu nombreuse. L’existence même de la nation était en jeu à ce moment ; la cour et les sujets avaient les yeux tournés ailleurs que sur les pompes accompagnant l’inhumation d’une princesse.

Tel fut le dernier convoi funèbre portant un membre de la famille souveraine de Savoie vers la nécropole d’Hautecombe. La première dépouille qui y fut déposée fut celle de Germaine ou Anne, de la famille seigneuriale de Zœringen, femme d’Humbert III qui, sans avoir signé la première charte de fondation de ce monastère, en reçut néanmoins le nom de fondateur, à raison des libéralités dont il le combla ; la dernière dépouille fut celle de l’infante des Deux-Siciles, issue de la puissante famille des Bourbons, sœur de la reine des Français, reine de Sardaigne, femme du deuxième fondateur d’Hautecombe.

Sa statue, en marbre de Carrare, fut exécutée à Milan par le célèbre Albertoni. Elle est accostée de deux enfants symbolisant la foi et la charité, vertus chrétiennes qui distinguèrent cette sainte reine, et se trouve placée au fond de l’église, à droite en entrant[4]. Les deux statues monumentales de Charles-Félix et de Marie-Christine ornent dès lors l’extrémité de chaque bas-côté.

Cette princesse de Bourbon, à l’exemple de plusieurs autres de la même race, ne se borna point à montrer un noble zèle pour les monuments élevés par les princes de Savoie, mais voulut compléter les annales de leur dynastie. Nous avons vu Bonne de Bourbon, femme de l’immortel Comte-Vert, fonder une chapelle à Hautecombe ; Yolande de France, sœur de Louis XI et épouse d’Amédée le Saint, confier à Perrinet Dupin le soin de composer une des Chroniques de Savoie. Deux siècles plus tard, Christine, fille d’Henri IV et veuve de Victor-Amédée Ier, faisait écrire par Guichenon l’histoire généalogique de la Maison de Savoie ; et Marie-Christine, veuve de Charles-Félix, chargea l’illustre historien moderne de la monarchie, Louis Cibrario, de rappeler à la postérité ce que la famille de son époux avait fait pour la royale abbaye d’Hautecombe.

Cette nécropole, relevée de ses ruines, ne cesse de recevoir de nombreux visiteurs. Chaque jour de la belle saison y amène des touristes, des grands personnages, des artistes, attirés dans cette contrée par les eaux d’Aix, comme du temps de Cabias et de Delbene. Mais qu’auraient dit ces auteurs du xvie siècle, s’ils avaient pressenti les flots de populations que trois siècles plus tard une embarcation poussée par la vapeur transporterait chaque dimanche de l’été sur l’antique plage de Charaïa[5] ?

Déjà, en 1826, le roi et la reine de Sardaigne y conduisaient le duc et la duchesse d’Orléans, futurs souverains de France. L’auguste cortège y passa une partie de la journée du 28 juillet. Ce fut alors que Marie-Amélie laissa à l’abbaye, en souvenir de sa visite, un précieux travail de ses mains.

Quatre ans après (12 juillet 1830), Charles-Félix faisait les honneurs de sa restauration aux parents de son épouse, le roi et la reine des Deux-Siciles.

Rappelons encore parmi les plus illustres visites, celles du roi Charles-Albert, qui se rendit deux fois à Hautecombe ; celle du roi Victor-Emmanuel II et de la reine Marie-Adélaïde, accompagnés du prince Humbert et de la princesse Clotilde, leurs enfants, du duc et de la duchesse de Gênes (1850) ; celles du roi de Wurtemberg, du roi don Carlos d’Espagne, du prince Jérôme Bonaparte,- etc., etc., et enfin celle du Congrès scientifique de France, le 16 août 1863.

  1. Quelques fragments de l’ancienne église se voient aujourd’hui dans le cloître. Voir, infrà, Notes additionnelles, n° 11.
  2. Elle représente, d’un côté, la façade occidentale de l’église, avec l’exergue : Hic jacet Carolus Félix, rex optimus ; et, de l’autre, son portrait avec cet exergue : M. Christina Borbonia aug. templum Altæcumbæ perficit. mdcccxli. (Musée départemental.)
  3. Par lettres du 7 novembre 1839.
  4. L’artiste conduisit lui-même son œuvre jusqu’à Hautecombe, en novembre 1858, et fit transférer à droite de la porte la statue de Charles-Félix, due au ciseau de Benoît Cacciatori, et qui se trouvait à la place occupée aujourd’hui par le groupe de Marie-Christine.

    Derrière la statue de Charles-Félix, se voit, encastrée dans le mur, une longue inscription rappelant la restauration d’Hautecombe.

  5. On évalue aujourd’hui à 10,000 les visiteurs annuels.