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Histoire de l’abbaye royale de Mozat/Introduction

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INTRODUCTION.


Pour comprendre le sérieux intérêt qu’inspirent les études historiques de la nature de celle que nous entreprenons aujourd’hui, il faut complètement s’abstraire du mouvement d’idées qui domine notre époque. Le positivisme, dont l’influence semble entraîner dans un courant fatal les exactes appréciations du passé, les saines aspirations de l’avenir, est trop résolûment hostile au sentiment religieux ici en cause pour qu’il doive nous servir d’interprète, et nous le récusons tout d’abord. Que la science des nombres, que les lois qui régissent souverainement la matière reconnaissent son autorité et l’appellent à leur aide, c’est affaire de mathématiciens et de chimistes, nous n’avons rien à y voir ; mais qu’il puisse intervenir pour éclairer les investigations du domaine de l’histoire, c’est là ce que nous ne saurions admettre.

Nous nous reportons, ne l’oublions pas, à un état social tout différent du nôtre ; différent par les mœurs, par les lois, par les coutumes, par les croyances. Il est donc nécessaire, afin de juger avec impartialité, de se placer dans le milieu où s’exerçait son action. Loin de nous le désir de vouloir entreprendre aucune controverse, aucun parallèle entre le présent et le passé, moins encore de nous faire l’apologiste de la société féodale !

Ce que nous nous proposons dans ce travail, c’est de rechercher quelles étaient en Auvergne la condition et l’importance des ordres monastiques du VIe au XVIIIe siècles. Seulement, au lieu de généraliser dans une dissertation plus ou moins abstraite cette étude importante, nous avons choisi comme type une des principales abbayes de France, une des plus anciennes, une de celles dans lesquelles les traditions se sont conservées longtemps les plus homogènes, et nous nous sommes appliqué, en en retraçant l’histoire à grands traits, à montrer qu’on ne saurait sans quelques regrets, peut-être même sans quelque ingratitude, oublier les services rendus par ces grandes corporations.

Abeilles silencieuses enfermées dans leurs rûches, elles travaillent sans relâche à ce miel si doux et si amer à la fois dont la lèvre de l’homme est toujours avide. Elles vivent entourées des aromes de la science et des parfums de la foi. Dépositaires des trésors de la pensée, les religieux les gardent avec autant d’amour dans leurs riches archives, qu’ils conservent au fond de leur sanctuaire crénelé les reliques de leurs saints. À travers cette société guerroyante, brutale, au milieu des désastres de la patrie, des fléaux ravageurs, des persécutions intestines, et malgré leurs mortelles alarmes, ils poursuivent leur œuvre sous la domination protectrice et consolante de la règle.

La règle ! C’est là le grand mot, la grande force, le grand levier. Avec elle, tout est possible, tout est aisé, tout est cher… Sans elle, rien ! La règle, c’est la loi, c’est le plaisir, c’est le devoir !…

Vous les verrez, ces moines, réalisant dans la paix du cloître, en plein moyen âge, l’idéal que les sociétés modernes poursuivent sans cesse, et que les utopistes les plus avancés osent à peine entrevoir dans leurs rêves. C’est chez eux, chez eux seuls, que se rencontrent la fraternité affectueuse, sincère, charitable, l’abnégation absolue, le dévouement sans limite à la famille choisie, le sacrifice complet de tout ce qui ne se rattache pas aux intérêts, à la gloire du monastère. Vous les verrez, l’âme toujours sereine, ne pas se lasser de construire et de reconstruire encore ces cloîtres, ces cellules, ces tours, ces fortifications et cette église, que les impitoyables routiers, que les religionnaires plus impitoyables, attaquent, démolissent, pillent et ravagent sans trève ni merci.

Vous les verrez, ces laborieux Bénédictins, confiants dans la Providence, traverser tous les temps mauvais, agrandir et orner leur abbaye, étendre leurs domaines, fonder des prieurés, s’unir par les liens de prières communes, s’associer par leurs travaux à toutes les institutions considérables du royaume. Le temps qui marche les trouvera attentifs aux progrès qu’il apporte, aux clartés qu’il répand. Quoique sédentaires, ils ne restent pas immobiles ; ils enregistrent, ils collectionnent tout ce qui se dit, se fait, s’écrit ; et les immenses publications dont ils enrichissent nos bibliothèques restent les impérissables témoins de leurs veilles intelligentes.

Pour accomplir cette mission suprême, qu’on la considère au point de vue philosophique ou au point de vue religieux, dans un intérêt général ou dans un but purement individuel, ne fallait-il pas constituer la société monastique ainsi qu’ils le firent ? N’avaient-ils pas besoin de l’isolement du cloître et de la tranquillité de l’esprit ? Ne fallait-il pas qu’ils s’unissent librement par les liens d’une sympathie et d’une abnégation réciproques ? L’homme, même pour son bonheur, a besoin d’une règle qui le conseille, qui le maintienne ; et quelle règle plus douce que celle qui assure son existence contre les intempéries, qui lui fait des habitudes conformes à ses goûts, lui procure un port paisible en lui préparant, dans les conditions les plus favorables, les destinées auxquelles il aspire ! Quelle liberté violente, imposée, est pour les humbles de cœur, pour les ouvriers de l’âme, pour les modestes et les faibles, préférable à cette servitude choisie, volontaire, que tempère la sagesse, que charme l’affection, que purifient le travail et la foi !

Est-ce à dire qu’en prenant l’habit monastique l’homme se dépouillât de tous ses sentiments mondains et que ses passions, plus refroidies qu’éteintes, ne le suivissent pas par-delà le seuil sacré malgré ses vœux et ses serments ? Non, sans doute. L’humanité porte partout les infirmités de sa nature ; le couvent avait aussi ses ambitieux et ses jaloux. Pour obtenir un prieuré, pour atteindre à une crosse abbatiale, souvent de sourdes intrigues troublèrent la solitude du cloître et pénétrèrent dans les plus humbles cellules. L’élection conférait les dignités, mais le suffrage n’était pas toujours le prix de la vertu. Tantôt, une famille puissante de la contrée échangea sa protection et ses libéralités contre le choix d’un de ses membres ; tantôt, un caractère ferme et résolu parvint à s’imposer avec audace, et alors, suivant la direction donnée par de telles influences, le monastère sentit les liens de sa discipline se resserrer ou se détendre. À partir des croisades surtout, l’austérité de la règle fut souvent méconnue, violée ; nous en dirons les causes et nous constaterons en même temps les infatigables efforts tentés pour ramener dans ces asiles de la prière le calme et le recueillement.

Tout porte en soi les causes de sa grandeur et les germes de sa décadence ; suivant les temps et les nécessités qu’ils imposent, les fondations prospèrent ou s’amoindrissent presque fatalement. Plus le royaume était divisé, plus les invasions effrayaient, appauvrissaient les peuples, plus les gouvernements monastiques offraient de sécurité. C’est principalement dans la période historique du VIIe au XIe siècle que l’abbaye de Mozat acquit de l’importance et mérita d’être placée parmi les plus austères ; toutes les chroniques de cette époque sont remplies de légendes pieuses, de témoignages de dévouement, de crainte et de foi. Le moine est bien alors ce religieux modeste priant et travaillant sans cesse ; plein d’ardeur pour les choses divines, il a nuit et jour en présence sa fin qu’il croit prochaine ; le onzième siècle, répétait-on sans cesse, devait clore les destinées humaines et voir s’ouvrir les grandes assises du jugement dernier.

Mais quand cette croyance universelle fut reconnue mensongère, les esprits, courbés sous la superstition, se relevèrent. On se prit à reconstruire avec ardeur les églises et les couvents. On eut moins de frayeur de la mort ; une vie nouvelle sembla s’ouvrir, et on se préoccupa d’assurer à ces nouvelles destinées de matérielles jouissances. C’est pourquoi l’on vit peu à peu le relâchement, l’indiscipline pénétrer dans les monastères et s’y maintenir. Le retour des pélerinages et des combats en terre sainte introduisit insensiblement dans ces maisons des mœurs à la fois militaires et monacales, des habitudes nouvelles réprouvées par les anciens, proscrites avec sévérité par les papes et par les conciles. Mais les innovations périlleuses ne tardèrent pas à se répandre. L’esprit qui poussait au cloître cédait à d’autres aspirations que jadis, et pour ne pas être dépourvu de certaines conditions de croyance religieuse et d’amour du devoir, il ne portait plus en lui ce complet désintéressement, cette évangélique pureté des cénobites des premiers siècles. Alors, la résistance se trouva engagée plus vive, plus persistante, plus continue. On n’entendait parler que de réformes imposées, d’admonitions ecclésiastiques, de bulles de censure, d’excommunications, d’anathèmes lancés du haut du siège apostolique. Certaines abbayes indociles étaient soumises à l’interdit, quelques-unes étaient placées sous la juridiction d’autres abbayes restées fidèles ; il en est qu’on réduisit à l’état de simples prieurés, quelquefois même qu’on dut complètement supprimer.

Quand la monarchie, victorieuse de la féodalité, eut dominé tous les éléments de la puissance nationale, les abbayes et leurs richesses séculaires ne tardèrent pas à passer en des mains étrangères ; le droit d’élection fut ravi aux moines, et cette première spoliation décida de leur sort. Leurs domaines ne leur appartenaient plus, ils ne s’appartenaient plus eux-mêmes, n’ayant plus ni franchises, ni libertés. On leur imposait leurs dignitaires, leur abbé, le maître commendataire auquel ils devaient obéir. Ce maître était un grand seigneur, il vivait loin d’eux, sans eux et par eux ; les moines ne le connaissaient que par ses titres et pour lui transmettre les revenus de leur patrimoine. Le peuple monacal, ainsi dépouillé, se désintéressa insensiblement d’une œuvre qui n’était plus la sienne ; il n’avait conservé du cloître que le servage, il voulut s’affranchir en désertant le cloître.