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Histoire de l’empire de Russie/Tome X/Chapitre II

La bibliothèque libre.
Traduction par Pavel Gavrilovitch Divov.
Galerie de Bossange Père (Xp. 115-219).
CHAPITRE II.
1587 — 1592.

1587—1592.
Mort de Bathori.
Étienne Bathori mourut le 12 décembre 1586, et l’on attribua sa mort au poison (82), ou à l’inhabileté des médecins. Il fut un des plus illustres souverains du monde et un des plus redoutables ennemis de la Russie ; aussi cette mort nous causa-t-elle plus de joie, qu’elle ne causa de peine à ses sujets. En effet, 1587-1592. nous craignions de retrouver en lui un autre Gédimin, un autre Vitoft ; et la Pologne et la Lithuanie ingrates, préféraient une tranquillité qui ne leur coutait rien, à une gloire onéreuse. Si Bathori, avec le génie dont il était doué, avait survécu à Godounoff, les dix premières années du nouveau siècle auraient peut-être vu s’évanouir pour jamais la grandeur de la Russie, tant le sort des États dépend des individus et des circonstances !

Le 20 décembre le Conseil des Boyards reçut de différens endroits le nouvelle de la mort de Bathori, quoiqu’elle ne fut pas encore officielle. Nos Voïévodes, qui se trouvaient sur la frontière de la Lithuanie, l’écrivaient au Tsar comme un simple bruit, en ajoutant que les seigneurs Polonais songeaient à choisir pour leur Roi, ou le frère d’Étienne, prince de Transylvanie, ou le fils de Sigismond, roi de Suède, ou bien lui-même Fédor. Godounoff vit aussitôt l’honneur et l’avantage qu’offrirait la réunion des trois couronnes. On envoya sur-le-champ en Lithuanie le gentilhomme Rjevsky, afin de s’assurer de la mort d’Étienne, de témoigner aux Seigneurs la part qu’on prenait à leur chagrin, et de leur proposer d’élire le Tsar pour leur Roi. Négociations importantes avec la Lithuanie. Rjevsky revint avec une lettre de remercîmens de la part des seigneurs Lithuaniens ; mais ils n’avaient pas voulu entamer de négociations, disant qu’une affaire de cette importance serait décidée par la Diète à Varsovie, où le Tsar devait envoyer ses ambassadeurs. Ils avaient confié sous le secret, à Rjevsky, que Fédor et les Boyards de Moscou leur avaient écrit avec trop de froideur, et sans suivre l’exemple de l’Empereur, de la France et de la Suède qui les comblaient de caresses en même temps que de présens. À cette époque la Lithuanie et la Pologne étaient dans une grande agitation ; les passions étaient en mouvement. Les Sénateurs et les Nobles se divisèrent ; les uns soutenaient le parti de Zamoïsky, compagnon d’armes d’Étienne ; les autres celui des Zborovsky, ennemis de Bathori. Ceux-ci en vinrent au point, que dans des réunions solennelles, ils tirèrent leurs glaives contre ceux qui étaient dévoués à la glorieuse mémoire du roi défunt. Les deux partis attendaient la Diète comme un combat ; ils s’armaient, salariaient des soldats, avaient des gardes et des camps. Mais la Lithuanie, limitrophe de la Russie, redoutait notre puissance ; et deux illustres ambassadeurs, Tchernikovsky et le prince Oginsky arrivèrent à Moscou, le 6 avril, et conjurèrent Fédor de proroger jusqu’à l’année 1588, la trève avec leur État, privé de chef. Les Boyards, se prêtant volontiers à cette convention, leur dirent que le bonheur ou le malheur de la Pologne et de la Lithuanie dépendait de la conduite de leurs Nobles ; le bonheur, s’ils se soumettaient au grand monarque de la Russie, le malheur, s’ils se tournaient de nouveau vers le barbare de la Transylvanie, ou vers l’ombre du royaume de Suède. « Déjà vous avez eu Bathori sur le trône, leur dirent-ils, et avec lui, la guerre, la ruine et la honte : puisque vous avez payé, par les mains même de votre Souverain, un tribut au Sultan. Que peut-on attendre de la générosité d’un aventurier dont l’âme est aussi basse que son extraction, qui n’est guidé que par un vil intérêt, et qui est sans pitié pour les Chrétiens ? Est-ce dans son cœur que peut habiter le saint amour, sans lequel, selon les paroles de l’Apôtre, le pouvoir même de remuer des montagnes, n’est rien ? N’est-ce point pour complaire aux Ottomans que vous songez à élire le prince héréditaire de Suède ? Nul doute qu’ils n’en soient satisfaits ; car ils se réjouissent de la discorde des Chrétiens, et les massacres sont inévitables, si jamais Sigismond monte sur le trône des Jagellon avec la haine qui l’anime contre la Russie. Vous connaissez déjà notre monarque ; il est aussi puissant que clément ; vous savez que la première action de son avénement au trône, a été de rendre la liberté, sans rançon, à vos prisonniers : générosité que Bathori ne pouvait comprendre, lui qui a fait le commerce des prisonniers russes, jusqu’à la fin de ses jours. Bathori est au tombeau et Fédor ne s’en réjouit pas ; il ne songe pas à la vengeance ; mais il vous témoigne la part qu’il prend à votre affliction, et vous propose le moyen d’assurer à jamais la tranquillité de la Pologne et de la Lithuanie ; il désire régner sur vous, non pour augmenter sa puissance et ses richesses, car il est assez puissant et riche par la Russie, mais pour vous défendre contre les Infidèles ; il ne veut aucun avantage et abandonnera à la Noblesse, tout ce que le pays payait au Roi : il lui donnera de plus, des domaines dans les contrées nouvellement conquises par nous, et construira à ses frais des forteresses sur les bords du Dniéper, du Donetz et du Don, afin que les pays de Kief, de Volhinie et de Podolie ne puissent plus être foulés par les Ottomans et les Tatares. Les princes Infidèles laisseront tomber leurs bras désarmés ; renfermés dans leurs propres limites, à peine pourront-ils encore s’y maintenir. La Russie prendra pour elle Azoff, Caffa et la Crimée, et vous laissera les contrées du Danube. D’innombrables armées n’attendent que l’ordre du Tsar pour se précipiter.… contre qui ? C’est à vous à le décider ; contre les ennemis du Christianisme, si vous avez le même souverain que nous, ou contre la Lithuanie et la Livonie, si vous nous préférez les Suédois. Ne songez pas à l’amitié du Sultan, car quelle alliance peut exister entre le jour et les ténèbres ? Quels rapports entre un Chrétien et un Infidèle ? Songez à la gloire, songez à vaincre. Qu’est-ce qui s’oppose à notre fraternité ? Votre haine invétérée contre la Russie ? Eh ! bien, soyons amis. Tout dépend du commencement, et souvent la plus faible étincelle suffit pour produire une grande flamme. Le Tsar en échange de la sécurité et de la grandeur qu’il vous promet, n’exige de vous que votre affection ». Les Ambassadeurs engagèrent Fédor à envoyer à la Diète quelqu’un de ses grands Dignitaires ; et deux Boyards Étienne Godounoff et le prince Fédor Troëkouroff, avec le diak Vassili Stchelkaloff partirent immédiatement de Moscou pour Varsovie, munis des pleins pouvoirs du Tsar et ayant quarante-huit lettres pour les fonctionnaires, ecclésiastiques et laïques, les seigneurs de Pologne et de Lithuanie ; mais ils ne leur portaient point de présens. Fédor proposait à la Diète les conditions suivantes :

1o. Le Tsar sera roi de Pologne, et grand duc de Lithuanie et les deux peuples seront réunis par une amitié éternelle et inviolable ;

2o. Le Souverain de la Russie fera personnellement la guerre à l’empire Ottoman, et il y emploiera toutes ses forces ; il culbutera le Khan de Crimée, et mettra à sa place Saidet Ghireï, serviteur de la Russie. Après avoir conclu des alliances avec l’Empereur, le Roi d’Espagne et le Schah de Perse, il délivrera la Moldavie, la Valachie, la Bosnie, la Servie et la Hongrie du joug du Sultan, pour les réunir à la Lithuanie et à la Pologne, dont les troupes agiront dans ce cas conjointement avec celles de la Russie ;

3o. Les troupes de Moscou, Kazan et Astrakhan, seront toujours à la disposition de la Lithuanie et de la Pologne, sans en exiger aucun paiement ;

4o. Le Souverain ne changera rien à leurs droits ni à leurs libertés, sans le consentement du Sénat qui disposera du trésor et de tous les revenus de l’État ;

5o. Les Russes auront la liberté d’habiter en Lithuanie et en Pologne, de même que les Lithuaniens et les Polonais en Russie, et les deux peuples pourront former des mariages entr’eux ;

6o. Le Tsar donnera aux pauvres gentilshommes de Lithuanie et de Pologne, des terres situées sur le Don et sur le Donetz ;

7o. Les dettes contractées par Étienne Bathori envers les soldats, seront payées argent comptant, sur les propres fonds du Tsar, jusqu’à concurrence de cent milles florins de Hongrie ;

8o. Les sommes qui servaient à l’entretien des forteresses devenues inutiles entre la Lithuanie et la Russie, seront employées par les deux États à faire la guerre aux Infidèles ;

9o. La Russie, ayant chassé les Suédois et les Danois de l’Esthonie, cédera toutes les villes de cette contrée, Narva seule exceptée, à la Lithuanie et à la Pologne ;

10o. On accordera une libre circulation, dans tout l’empire de Moscou, aux marchands Lithuaniens et Polonais ; ils pourront traverser la Russie pour aller en Perse, en Bucharie et autres contrées du Levant, et on leur donnera un libre passage, par mer, pour se rendre aux bouches de la Dvina, en Sibérie, et dans le grand empire de la Chine, où se trouvent des pierres précieuses et de l’or.

Dans les instructions par écrit, données à nos ambassadeurs, l’article qui concerne le Tsarévitche Dmitri est digne de remarque, il y est dit : « Si les seigneurs Polonais parlent du jeune frère du Souverain, il faut leur expliquer qu’il est encore dans l’enfance, qu’il ne peut monter sur leur trône et qu’il doit être élevé dans sa patrie ». Le Régent lui reservait un autre sort.

Fédor ne désirait sincèrement, ainsi que l’avaient ambitionné son père et son grand-père, d’être élu roi de Pologne, qu’afin de réunir par les liens de la fraternité, deux puissances toujours ennemies, et, pour y parvenir, il offrait au Sénat des conditions avantageuses, des promesses flatteuses et des espérances brillantes. Il y sacrifiait près d’un million de nos roubles, et renonçait à la principale prétention d’Ivan, en consentant à n’être qu’un roi électif, avec un pouvoir restreint, sans aucun droit de succession pour ses enfans et sa famille. Il n’est pas probable que le Tsar ou le Régent, songeât sérieusement à s’armer contre le Sultan, et voulût, par la conquête des contrées du Danube, aggrandir la Lithuanie et la Pologne, qui pouvaient, par la suite, avoir de nouveau des souverains particuliers, et redevenir ennemies de la Russie ; mais, à une entreprise aussi importante, il mettait pour condition l’alliance avec l’Empereur, avec l’Espagne et la Perse, et ne promettait rien définitivement, cherchant uniquement à séduire l’imagination des seigneurs Polonais, par une idée aussi grande que hardie. Fédor, disposé, en apparence, à faire des concessions pour réussir dans son projet, montra une résistance invincible lorsque la Diète exigea de lui des sacrifices qui ne s’accordaient ni avec la religion, ni avec la dignité et l’intérêt de la Russie.

Nos boyards Étienne Godounoff et le prince Troëkouroff, furent arrêtés au nom du Sénat de Pologne, le 12 juillet, dans le bourg d’Okouneff, à quinze verstes de Varsovie ; on leur dit qu’il n’y avait pas un seul endroit dans la Capitale, où ils pussent être en sûreté, et qu’elle était pleine d’une soldatesque indisciplinée, et remplie de troubles et de désordres. Ce récit était véritable. Le Clergé, les Grands, les Chevaliers ne pouvaient s’accorder sur le choix d’un Roi. Zamoïsky et ses amis, pour complaire à la veuve de Bathori, proposaient le prince de Suède Sigismond, fils de sa sœur ; les Zborovsky voulaient le duc Maximilien d’Autriche ; enfin les Seigneurs de Lithuanie et le Primat archevêque de Gnésen demandaient Fédor. Le Sultan, disposé en faveur du frère d’Étienne, menaçait de la guerre, si le choix, au lieu de favoriser ce frère, tombait sur Maximilien ou sur le Tsar de Moscou, tous deux ennemis de la Porte ottomane. L’endroit qu’on appelait l’Enceinte des Chevaliers, et où se tenaient ces assemblées bruyantes, présentait quelquefois l’aspect d’un champ de bataille ; des bandes armées tiraient les unes contre les autres. À la fin, ils convinrent sagement de terminer leurs différends et de planter dans le champ trois enseignes, une Russe, une Autrichienne et une Suédoise, pour voir la quantité d’électeurs qui se rangeraient sous chacune d’elles, et pour déterminer ainsi la pluralité des voix. L’enseigne de Fédor était un bonnet russe ; celle d’Autriche, un chapeau allemand, et celle de Suède, un hareng ; la première eut la supériorité : elle réunit autour d’elle un si grand nombre d’électeurs, que les amis de l’Autriche et de la Suède, honteux de leur minorité, se joignirent aux nôtres. Mais cette victoire éclatante du parti Russe resta sans effet quand on en vint aux conditions.

Le 4 août, Le Clergé, les Sénateurs et les Nobles des deux États réunis, reçurent, avec de grands honneurs, Godounoff et Troëkouroff, dans l’Enceinte des Chevaliers ; ils écoutèrent les propositions de Fédor, et désirant de plus amples explications, ils choisirent quinze seigneurs, parmi le clergé et les laïques, qui devaient se réunir à cet effet avec nos ambassadeurs, à Kameneten, près de Varsovie. Là, au grand étonnement de Godounoff et de Troëkouroff, ils leur firent ces questions inattendues : Le Tsar réunira-t-il la Russie au Royaume, comme la Lithuanie s’est réunie à la Pologne, pour toujours et indissolublement ? Adoptera-t-il la religion catholique romaine ? Obéira-t-il au lieutenant de Saint-Pierre ? Se fera-t-il couronner Roi et recevra-t-il la Communion dans une église latine, à Cracovie, des mains de l’Archevêque de Gnésen ? Sera-t-il à Varsovie dans dix semaines, et fera-t-il primer, dans son titre, le Roi de Pologne sur le Tsar de Moscou ?

Les Boyards répondirent :

1o. « Notre Souverain désire réunir à jamais la Lithuanie et la Pologne à la Russie, de manière qu’elles s’entr’aident de toutes leurs forces en cas d’une attaque des ennemis, et afin que leurs habitans puissent librement aller d’un pays à un autre, les Lithuaniens chez nous, et les Russes en Lithuanie, avec la permission du Monarque ;

2o. » Le Tsar est né et vivra toujours dans la religion orthodoxe grecque, et observera ses rites sacrés ; quant à son couronnement comme Roi, il doit se faire à Moscou ou à Smolensk en présence de vos Dignitaires ; il s’engage à respecter le Pape et à ne pas s’opposer à son pouvoir sur le clergé polonais ; mais il ne lui permettra jamais de s’immiscer dans les affaires de l’église grecque » ;

3o. « Le Tsar viendra chez vous quand il pourra » ;

4o. « La couronne de Jagellon sera sous le bonnet de Monomaque, et Fédor aura pour titre : Tsar et grand Duc de toute la Russie, de Vladimir et de Moscou, Roi de Pologne et grand Duc de Lithuanie. Alors même que l’ancienne et la nouvelle Rome, lors même que Byzance se seraient soumises à nous, le Tsar n’aurait pas mis dans son titre leurs anciens et illustres noms au dessus de celui de la Russie ».

« Ainsi Fédor ne désire pas être notre Roi, répliquèrent les Seigneurs ; il refuse positivement, et promet sans sincérité ; il nous écrit, par exemple, que son armée est prête à nous défendre contre le Sultan ; les Turcs font ordinairement leurs invasions chez nous, du côté de la Moldavie, du Danube, de la Transilvanie, et de Bielgorod, et les troupes de Moscou sont éloignées ; celles d’Astrakhan et de Kazan le sont encore davantage. Le Sultan, l’Empereur et les Suédois nous menacent de la guerre, si nous nommons un roi contre leur gré. Que nous accordera donc le Tsar, et combien donnera-t-il annuellement d’argent pour l’entretien de l’armée ? Car pour des hommes, nous en avons assez : nous n’en demandons pas à la Russie. L’argent est également nécessaire pour augmenter vos partisans à la Diète. Savez-vous que l’Empereur, pour appuyer le choix de Maximilien, s’engage à envoyer tout de suite à notre Sénat, six cent mille florins, et autant chaque année, pendant l’espace de six ans, et le roi d’Espagne huit cent mille, pendant huit ans » ?

Les Ambassadeurs répondirent : « Le Tsar tient une nombreuse armée de cavalerie légère prête à votre défense ; il vous promet les Cosaques du Volga, du Don, et ceux de la Crimée, car se sera Saidet Ghireï, sujet du Tsar, qui sera leur Khan. Le Tsar est prêt à vous donner également des secours pécuniaires, mais sans prendre d’engagemens à cet égard. Glorifiez-vous de la générosité de l’Autriche et de l’Espagne ; mais songez que le souverain orthodoxe ne désire pas la Couronne royale, pour sa gloire et pour ses intérêts, mais uniquement pour votre tranquillité et votre grandeur. Depuis combien d’années le sang chrétien ne coule-t-il pas dans les combats entre la Russie et la Lithuanie ? Le Tsar songe à mettre à jamais fin à cette calamité, et vous, sans y avoir égard, vous pesez l’or de l’Espagne et de l’Autriche. Qu’il en soit ce que vous voudrez ; et si vous préférez l’argent au repos de la chrétienté, apprenez que le Tsar ne veut point être marchand, et qu’il ne veut acheter ni des partisans, ni votre Couronne ; qu’il ne veut point entretenir la cupidité d’hommes insensibles au bien de la patrie, et les armer les uns contre les autres dans leurs dissentions tumultueuses à la Diète, car il n’aime ni les querelles, ni l’anarchie ».

Cette fermeté produisit un grand effet sur les Députés : ils se levèrent, se concertèrent secrètement pendant quelques minutes, et enfin ils annoncèrent avec mécontentement aux Ambassadeurs, que Fédor ne monterait pas sur le trône de Jagellon ; et lorsque Godounoff et Troëkouroff leur proposèrent de différer l’élection et d’envoyer des dignitaires à Moscou, pour avoir de nouvelles explications avec le Tsar, le cardinal Radzivil et d’autres Députés répondirent : « Ce que vous proposez est une dérision. Nous nous sommes réunis à Varsovie de tous les points de la Lithuanie et de la Pologne ; voilà la huitième semaine que nous y passons comme à la guerre, perdant argent et repos, et vous demandez encore une autre Diète ! Nous ne nous séparerons pas sans avoir fait notre choix » ! Alors les Ambassadeurs de Fédor leur conseillèrent d’élire Maximilien, ami de la Russie. « Nous n’avons pas besoin de vos conseils, répondirent grossièrement les Seigneurs ; c’est à Dieu et non au Tsar de Russie que nous obéissons ». Ils voulurent au moins conclure alors un traité de paix ; mais ils ne s’accordèrent pas davantage sur les conditions : la Lithuanie demandait Smolensk et le pays de Seversk, et Fédor, Dorpat. On se sépara mécontens les uns des autres, mais les négociations n’en furent pas moins continuées.

Ce jour même et les jours suivans, il y eut des disputes très-vives entre les membres de la Diète et les partisans de l’Autriche, de la Suède et de la Russie (83). Les premiers, surtout le Clergé et tous les Évêques, disaient que leur conscience ne leur permettait pas d’avoir un Souverain d’une autre religion, un hérétique, et les Seigneurs laïques de leur parti, ajoutaient : « L’ennemi naturel et endurci de la Lithuanie et de la Pologne ne montera sur le trône, avec la puissance oppressive de la Russie, que pour écraser nos libertés, nos droits et nos lois. Vous vous êtes plaints lorsqu’Étienne amena avec lui quelques centaines de Hongrois ; que sera-ce lorsque nous verrons ici des milliers de fiers et farouches Moscovites (84) ! Croyez-vous que leur orgueil leur permette de se réunir à nous ? Ne voudront-ils pas plutôt joindre notre monarchie à celle de Moscou, comme une manche à un habit » ? D’autres ravalaient Fédor en l’appelant un homme d’un esprit faible, incapable de gouverner, de mettre un frein à la licence et de faire respecter le pouvoir royal, ajoutant qu’à peine dans six mois il serait parmi eux, et que les Turcs, ennemis irréconciliables du Tsar, qui avait conquis deux ou trois états Musulmans, auraient, en attendant, le temps de s’emparer de Cracovie. Les Seigneurs de notre parti répliquaient : « La première loi d’un État est sa sûreté. Par le choix de Fédor nous nous réconcilions avec un ennemi puissant, et nous trouvons en lui un défenseur contre une autre puissance ennemie non moins redoutable, la Turquie. Le Sultan nous défend de faire monter Fédor sur le trône ; mais doit-on l’écouter ? Ne devrait-on pas justement faire le contraire de ce qu’il désire ? Quant à ce qui regarde la religion, Fédor est baptisé au nom de la Sainte Trinité ; et nous savons qu’il y a une église grecque à Rome ; par conséquent le Pape ne condamne pas cette religion, et il permettra sans doute au Tsar de la garder, en lui imposant peut-être quelques conditions. Fédor a généreusement donné la liberté à nos prisonniers ; il a rendu la tranquillité à ses propres États ; deux fois il a vaincu le Khan. Ami de la paix, il a le désir de réunir deux puissances dont la haine mutuelle a causé tant de calamités, et, quoique Souverain absolu, il veut régner au nom de la loi sur des hommes libres. Où voyez-vous donc la faiblesse de son esprit ? N’est-il pas plutôt un monarque humain et sage ? Et sans intelligence, pourrait-il gouverner les Russes, peuple inconstant et rusé (85) ? D’ailleurs la faiblesse d’esprit dans un monarque est moins pernicieuse à l’État que des troubles intérieurs. Nous ne demandons rien de nouveau : combien d’entre vous, avant l’élection et après la fuite de Henry, voulaient un roi Moscovite, dans la persuasion qu’Ivan aurait laissé la tyrannie en Russie, et ne serait venu chez nous qu’avec une puissance protectrice ? Y a-t-il quelque chose de changé depuis ce temps, à moins que ce ne soit en mieux, puisque Fédor ne se montre pas tyran, même à Moscou, qu’au contraire il aime ses sujets et en est aimé » ?

Ces raisons engagèrent la Diète à renouveler les négociations ; les Députés eurent une seconde conférence avec nos Ambassadeurs, à Kamenetz, et demandèrent que le Tsar donnât tout de suite au Sénat cent mille florins, pour les frais de la guerre ; qu’il construisit des forteresses, non sur le Don, où elles ne pouvaient servir qu’à la Russie, mais sur la frontière Sud-ouest de la Lithuanie ; qu’il soldât, de sa caisse, les Cosaques du Dniéper, donnât des terres à la noblesse Polonaise, non dans des stèpes éloignées et sauvages, telles qu’il y en a beaucoup en Lithuanie, au delà de Kief, mais dans les contrées de Smolensk et de Seversk. Les Ambassadeurs montrèrent quelque déférence : ils consentirent à donner cent mille florins, ne refusèrent pas les autres demandes, et proposèrent que Fédor prit le titre de Tsar de toute la Russie, Roi de Pologne, grand Duc de Vladimir, de Moscou et de Lithuanie ; enfin le plus grand obstacle, celui de la religion, diminua, lorsque le voïévode de Vilna, Christophe Radzivil, et celui de Troki, Yan Glébovitche, dirent en secret à nos Ambassadeurs, que Fédor, malgré l’opposition de leur Clergé, pouvait rester dans la religion grecque, en demandant seulement la bénédiction du pape, et en lui donnant l’espérance de la réunion des deux Églises (86). « Fédor, pour son bien et pour le nôtre, disaient-ils, doit montrer quelque condescendance : car, en cas d’opiniâtreté de sa part, nous élirions un ennemi de la Russie, le Suédois, et non Maximilien dont personne ne veut entendre parler en Lithuanie, parce qu’il est intéressé et pauvre, qu’il nous mettrait en guerre avec le Sultan, et ne donnerait de secours au Royaume ni en hommes, ni en argent. L’Empereur lui-même n’est grand que par son titre, et n’est riche qu’en dettes. Nous connaissons l’usage des Autrichiens de détruire les libertés et les droits des pays qui se soumettent à eux, et de surcharger les habitans d’impôts onéreux. De plus, il est dit dans nos livres, et cela est devenu proverbe : que les peuples Slaves n’ont aucun bien à attendre des Allemands ».

Mais Fédor ne voulut pas solliciter de grâce auprès du Pape, ni le flatter de la promesse mensongère de réunir les deux Églises ; il ne voulut pas non plus, ce que tous les seigneurs Lithuaniens exigeaient absolument, être couronné roi de Pologne par les mains d’un prélat latin, craignant de manquer par là à l’orthodoxie ou à la dignité du monarque de la Russie ; et nos Ambassadeurs qui avaient des entrevues toujours amicales avec les Députés de la Diète, apprirent d’eux, le 13 d’août, que le chancellier Zamoisky et quelques seigneurs avaient élu le prince de Suède ; et Stanislas Zgourka, voïévode de Posen, et les Zborovsky, Maximilien. Ce fut envain que les seigneurs lithuaniens assurèrent nos Boyards que ce choix serait regardé comme nul, parce qu’il était illicite, et que si Fédor désirait sincèrement être Roi, et se décidait à venir chez eux sans perdre de temps, ils se rendraient tous à Cracovie, et ne donneraient la couronne ni au Suédois, ni à l’Autrichien. Enfin Zamoïsky, moitié à l’aide du glaive, moitié avec l’argent de la reine douairière Anne, procura le trône à Sigismond, après avoir annulé l’élection de Maximilien. Trêve. Nos Ambassadeurs ne réussirent que dans une chose ; ils conclurent avec le Sénat une trêve de quinze ans, sans aucune concession ni aucun avantage, et sous les seules conditions que les deux puissances garderaient ce qu’elles possédaient, et que le roi nouvellement élu confirmerait cette convention par des plénipotentiaires qu’il enverrait à Moscou (87), Fédor, après avoir écouté la relation d’Étienne Godounoff et de Troëkouroff, espérait encore que du moins la Lithuanie ne reconnaitrait pas Sigismond pour roi, et il écrivit de nouveau des lettres amicales aux seigneurs de son parti, consentant à être séparément grand duc de Lithuanie, de Kieff, de Volhinie et de Mazovie, leur promettant indépendance et sécurité. Godounoff leur écrivit aussi, en leur envoyant à chacun de riches présens de la valeur de vingt mille roubles actuels ; mais il était trop tard. Le gentilhomme Rjevsky revint de Lithuanie avec la nouvelle que, le 16 décembre, Sigismond avait été couronné à Cracovie, et que les seigneurs lithuaniens avaient consenti à ce choix. Rjevsky le savait déjà, mais il leur remit les présens qu’ils acceptèrent en témoignant leur reconnaissance, et en faisant des vœux pour que Fédor conservât toujours sa bienveillance à la Lithuanie.

Cependant le Tsar témoigna son mécontentement, non du refus de ses propositions à la Diète, mais de l’élection de Sigismond. Nous avons vu que Fédor, à l’exemple d’Ivan, cédait volontiers le Royaume à l’Archiduc, n’ayant aucune contestation avec l’Autriche ; mais une alliance étroite entre la Suède et la Pologne renforçait ces deux puissances qui étaient nos ennemies, et le principal engagement que Sigismond prit avec Zamoïsky, fut de s’armer avec son père, le roi Jean, contre la Russie, et de s’emparer de Moscou (88), ou au moins de Smolensk et de Pskoff, tandis que la flotte Suédoise se rendrait maitresse du port Saint-Nicolas, sur la Dvina, afin de détruire notre commerce maritime. L’esprit de Bathori semblait encore vivre dans Zamoisky pour nous menacer, ce qui faisait désirer d’autant plus à Fédor de s’unir aux vues et au système politique de l’Autriche.

Relations avec l’Autriche et la Tauride. Depuis 1587 jusqu’à 1590, nous envoyâmes courrier sur courrier à Vienne (89), conjurant l’Empereur d’employer tous les moyens pour faire obtenir la couronne de Pologne à Maximilien, sinon par l’élection au moins par la force. Nous lui promettions de l’argent pour l’armement, et nous l’assurions qu’il nous serait plus agréable de céder ce royaume à l’Autriche que de le réunir à la Russie. Nous lui faisions le tableau du bonheur et de la tranquillité qui régneraient alors dans l’Europe septentrionale, et qui lui procureraient les moyens de s’occuper du grand œuvre de chasser les Turcs de Byzance. Nous vantions nos forces, en lui disant qu’il ne dépendait que de la Russie, de lancer contre le Sultan les innombrables hordes de l’Asie ; que le Schah de Perse mettrait deux cent mille hommes en campagne, le Tsar de Bucharie cent mille, celui de Chiva cinquante mille, celui d’Ibérie cinquante mille, le Schavkal trente mille, les princes Tcherkesses, de Tumen et d’Okoustk soixante-dix mille, et les Nogais cent mille ; que la Russie, pouvant aisément vaincre la Suède, et n’ayant plus d’autre ennemi, joindrait, sous le signe de la Croix, ses légions aux troupes de l’Autriche, de l’Allemagne, de l’Espagne, du Pape, de la France et de l’Angleterre, et que les barbares Musulmans n’existeraient plus bientôt que dans la mémoire des hommes. Comme on retenait les courriers russes en Lithuanie et à Riga, nous ouvrîmes une communication avec l’Autriche, à travers la mer du Nord et Hambourg. Nous demandions que Rodolphe et Maximilien envoyassent immédiatement des plénipotentiaires à Moscou pour arrêter où et comment il fallait agir. Cependant nous apprîmes que Zamoïsky, en poursuivant Maximilien qui fuyait devant lui, était entré en Silésie, et qu’après l’avoir complètement battu et fait prisonnier, il lui rendait la captivité aussi cruelle qu’humiliante. Fédor fit sentir à Rodolphe toute la honte de cette humiliation inouie de l’Autriche. Mais tout fut inutile. L’Empereur, dans ses réponses, ne témoignait que sa reconnaissance pour les bonnes dispositions du Tsar ; au lieu d’un grand dignitaire, il n’envoya à Moscou, au mois de juin 1589, que Varkotche, fonctionnaire subalterne, s’excusant sur ses occupations et sur le peu de facilités qui existaient dans les communications entre l’Autriche et la Russie. Quant à la guerre de Turquie, il disait qu’il fallait préalablement en convenir avec l’Espagne, et cacher une entreprise aussi importante à la France et à l’Angleterre ; car elles travaillaient à se mettre bien avec le Sultan ; que la guerre de Pologne était inévitable ; mais qu’il fallait auparavant, délivrer Maximilien. Cependant bientôt après, le Tsar apprit que l’Empereur avait obtenu la liberté de son frère ; en s’engageant par serment à ne plus songer à la couronne de Pologne, et à vivre désormais en paix avec cette puissance. « Vous entamez de grandes affaires, mais vous ne les terminez pas, écrivit Boris Godounoff au ministère Autrichien (90), à cause de vous, notre Souverain n’a voulu écouter aucunes propositions amicales de la part ni du Sultan, ni du Khan ; c’est encore à cause de vous, que nous sommes en froideur avec eux et avec la Lithuanie ; et vous, sans songer à l’honneur, vous faites la paix avec le Sultan et avec Sigismond ». En un mot nous perdions notre temps et notre argent avec l’Autriche, sans en retirer aucun avantage.

Un barbare, le nouveau Khan de Crimée, le prince Kazi-Ghireï, successeur de son frère Islam, mort en 1588, agissait d’une manière beaucoup plus conforme à notre politique. Étant arrivé de Constantinople avec un Firman du Sultan et trois cents janissaires, pour régner sur des camps ruinés (91), il vit la nécessité de les rétablir, c’est-à-dire, de chercher à faire du butin, ne connaissant d’autre industrie que la rapine. Il s’agissait de choisir entre la Russie et la Lithuanie, pour le théâtre des incendies et du carnage. Le Khan préféra la Lithuanie, fondant ses espérances sur l’anarchie qui y régnait, ou sur la faiblesse de son nouveau roi. Il se préparait à dévaster par la force le pays de Sigismond, et il voulut en flattant Fédor, en obtenir de riches présens. Il lui écrivit, que, nous voulant plus de bien qu’aucun de ses prédécesseurs, il avait persuadé au Sultan de renoncer à la conquête d’Astrakhan (92), et que Moscou et la Tauride n’auraient jamais que les mêmes ennemis. En 1589, Kazi-Ghireï informa Fédor, que les habitans de la Crimée avaient incendié plusieurs villes et bourgs de la Lithuanie et de la Gallicie. Le Tsar, en louant son courage et ses dispositions amicales envers nous, honora le Khan, en témoignage de reconnaissance, de quelques présens de peu de valeur, mais il entretint maigre cela, une forte armée sur les bords de l’Oka (93). Ce qui prouve qu’il n’avait pas une grande confiance en lui.

Guerre de Suède. Mais Bathori n’existait plus, le Sultan ne s’armait pas contre la Russie, et le Khan ravageait la Lithuanie : ces circonstances parurent favorables au Tsar, pour une entreprise importante que réclamait depuis long-temps l’honneur de la Russie. Nous nous vantions de notre puissance, ayant effectivement la plus nombreuse armée de l’Europe, et pourtant une partie de l’ancienne Russie était au pouvoir de la Suède ! La trêve, conclue avec le roi Jean, expirait au commencement de l’année 1590 (94), et la seconde entrevue des Ambassadeurs, sur les bords de la Plussa, au mois de septembre 1586, était restée sans résultat, les Suédois n’ayant pas voulu consentir à nous rendre leurs conquêtes ; condition sans laquelle nous ne voulions pas entendre parler de paix. Ils ne proposèrent qu’un échange, en rendant Koporié pour le district de Soumersk et les bords de la Néva. Jean se plaignait que les Russes inquiètaient la Finlande par leurs incursions, et qu’ils la ravageaient comme des tigres (95). Fédor reprochait aux Voïévodes suédois leurs brigandages dans les contrées de Zaonéga, d’Olonetz, de Ladoga et de la Dvina. Pendant l’été de 1589, ils étaient venus de la Caïanie piller les terres des couvens de Solovetzk et de Petchensk, Kola, Kerète, Kovda, et avaient fait un butin de plus d’un demi-million de roubles d’argent, monnaie actuelle (96). En engageant le Roi à des concessions, le Tsar lui parlait de ses grands alliés, l’Empereur et le Schah. Mais Jean lui répondit avec ironie : « Je me réjouis de voir que tu connais maintenant ta faiblesse, et que tu attends des secours des autres (97). Nous verrons quels seront ceux que te donnera notre parent Rodolphe ; quant à nous, nous n’avons pas besoin d’alliés pour venir à bout de toi ». Nonobstant cette impertinence, Jean désirait une troisième entrevue des Ambassadeurs, lorsque Fédor lui fit déclarer que nous ne voulions ni paix, ni trève, si les Suédois ne nous cédaient, outre les terres appartenant à Novgorod, qu’ils avaient envahies, Revel et toute l’Esthonie, c’est-à-dire que nous déclarâmes la guerre.

Jusqu’à présent, Godounoff n’avait brillé que par son génie dans les affaires de la politique intérieure et extérieure. Toujours prudent et pacifique, n’ayant pas les dispositions guerrières, n’aspirant point à la gloire des armes, il voulut cependant prouver que son amour pour la paix ne provenait pas de pusillanimité, dans une occasion où, sans honte et sans manquer au devoir sacré du pouvoir, on ne pouvait éviter l’effusion du sang. Pour remplir ce devoir, il employa tous les moyens propres à s’assurer le succès. Il mit en campagne (si l’on doit ajouter foi aux documens officiels de ce temps), près de trois cent mille combattans, infanterie et cavalerie, avec trois cents pièces d’artillerie (98). Tous les Boyards, tous les Tsarévitches (Mahmet koul de Sibérie, Rouslanei fils de Kaiboula, et Ouraze Magmet des Kirguises), tous les Voïévodes des contrées voisines et éloignées, des villes et des bourgs, où ils vivaient dans la retraite (99), furent obligés de se trouver, à une époque marquée, sous les drapeaux du Tsar ; car le pacifique Fédor ayant quitté, non sans regret, ses occupations pieuses, se mit à la tête de son armée : ainsi le voulut Godounoff, afin d’animer les troupes et d’empêcher les disputes insensées des principaux dignitaires, sur leur ancienneté. Le prince Fédor Mstislafsky, le plus illustre des seigneurs, commandait la grande armée ; l’avant-garde était sous les ordres du prince Dmitri Khvorostinin, voïévode distingué par ses talens et son courage (100) ; Godounoff et Fédor Romanoff-Iourieff (qui devint l’illustre Philaréte), cousin germain du Tsar, se trouvaient près de lui avec le titre de Voïévodes de la Cour. La tsarine Irène suivit son époux depuis Moscou jusqu’à Novgorod, où le Monarque régla la destination des troupes. Il ordonna aux unes de marcher en Finlande, au delà de la Néva ; à d’autres, en Esthonie jusqu’à la mer ; et lui-même, à la tête de la principale armée, se mit en route, le 18 janvier 1590, pour marcher contre Narva (101). La campagne fut pénible à cause des froids de l’hiver ; mais brillante par le zèle des troupes. Les Russes marchaient pour reprendre ce qui leur avait appartenu, et le 27 janvier ils s’emparèrent de Jama. Vingt mille Suédois, tant cavalerie qu’infanterie, sous les ordres de Gustave Banère, rencontrèrent, près de Narva, le prince Dmitri Khvorostinin, qui les défit et les refoula dans la ville, remplie de monde, mais dépourvue de vivres ; c’est pourquoi Banère, ayant laissé dans la forteresse le nombre nécessaire de soldats, s’enfuit pendant la nuit et alla à Vésemberg, poursuivi par notre cavalerie asiatique, en lui abandonnant ses baggages et son artillerie. Au nombre des prisonniers se trouvèrent plusieurs Suédois de distinction. Le 4 février, les Russes assiégèrent Narva, parvinrent, par un bombardement vigoureux, à faire trois brêches, et demandèrent la reddition de la ville. Le commandant, Charles Horn, les appela fièrement à l’assaut, et les repoussa vaillamment le 18 février. Les voïévodes Sabouroff et le prince Jean Tokmakoff, de même que plusieurs enfans Boyards, Stréletz et soldats Mordviens et Tcherckesses, périrent sur la brêche (102). Néanmoins cette affaire, brillante pour les Suédois, n’aurait pu sauver la ville ; la canonnade ne cessait point, les murs s’écroulaient, et nos troupes préparaient un nouvel assaut, le 21 février. À cette époque même, les Russes ravageaient l’Esthonie sans obstacle jusqu’à Rével, et la Finlande jusqu’à Abo ; car le roi Jean avait plus d’orgueil que de forces. Les négociations s’ouvrirent. Nous demandions Narva et toute l’Esthonie pour accorder la paix aux Suédois ; mais le Tsar (103), cédant aux instances chrétiennes de Godounoff, comme il est dit dans nos papiers officiels, se contenta du rétablissement de l’ancienne frontière. Le 25 février, Horn, au nom du Roi, conclut une trève d’un an, cédant au Tsar, outre Jama, Ivangorod et Koporié, avec tous leurs magasins et toutes les munitions de guerre. On convint de fixer le sort de l’Esthonie à la prochaine réunion des ambassadeurs Russes et Suédois, en promettant même de céder à la Russie, la Carélie, Narva et d’autres villes de l’Esthonie (104). Nous faisions gloire de modération. Fédor, après avoir laissé des Voïévodes dans les trois forteresses qui avaient été prises, se hâta de retourner à Novgorod, près de son épouse, pour se rendre avec elle à Moscou, célébrer sa victoire sur une des puissances de l’Europe avec laquelle son père lui avait conseillé de n’être jamais en guerre, redoutant la supériorité de ses talens militaires. Le Clergé, la Croix en tête, alla au devant du Souverain, hors de la ville, et le métropolitain Job, dans un discours pompeux, le compara à Constantin le Grand et à Vladimir, et lui adressa des actions de grâce de la part de la patrie et de l’église, pour avoir chassé les infidèles du sein de la Sainte Russie, et pour avoir rétabli les autels du vrai Dieu, dans la ville d’Ivan III, et dans les anciennes possessions des Slaves d’Ilmen (105).

Bientôt la perfidie des Suédois procura un nouveau et important succès aux armes du pacifique Fédor. Le roi Jean, accusant Horn, de pusillanimité, déclara que la convention signée par lui était criminelle, renforça ses troupes en Esthonie, et envoya deux Seigneurs, l’un lieutenant d’Upsal et l’autre de Vestergot, aux bouches de la Plussa, pour y avoir une entrevue avec le prince Fédor Khvorostinin, et le gentilhomme du conseil Pissemsky, non pour donner l’Esthonie à la Russie, mais pour exiger qu’elle rendit Jama, Ivangorod et Koporié. À cette nouvelle, non-seulement les ambassadeurs de Fédor, mais même les soldats Suédois, témoignèrent leur mécontentement ; rangés de l’autre côté de la Plussa, ils criaient aux nôtres : nous ne voulons plus de carnage (106) ; et ils forcèrent leurs plénipotentiaires à se relâcher de leurs prétentions, au point que n’exigeant plus rien que la paix, ils finirent pas consentir à céder à la Russie toute la Carélie. Mais nous voulions absolument Narva, et les Ambassadeurs se séparèrent. La même nuit, le général Suédois Joran Boyé assiégea traîtreusement Ivangorod, tandis que le terme de la convention conclue à Narva, n’était pas encore expiré ; mais l’intrépide voïévode Ivan Sabouroff, battit complètement dans une sortie vigoureuse, non seulement le général Boyé, mais aussi le Duc de Sudermanie qui s’était joint à lui. La principale armée de Moscou, était à Novgorod ; elle n’eut pas le temps d’arriver pour l’affaire, elle trouva la forteresse déjà délivrée, et ne put voir que de loin la fuite de l’ennemi.

Fédor en guerre avec la Suède, voulait conserver la paix avec la Lithuanie ; et tandis que les armées Moscovites allaient combattre en Esthonie, Godounoff avait fait signifier à tous les Commandans des villes de la Livonie Polonaise, qu’ils pouvaient être sans inquiétude et que nous ne toucherions pas à son territoire, nous conformant scrupuleusement à la convention de Varsovie. Mais Sigismond gardait le silence : pour connaître ses intentions, le Conseil de Moscou, envoya un courrier à Vilna avec une lettre aux Seigneurs Lithuaniens, qui les informait de l’intention du Khan, de marcher de nouveau contre leur pays, ajoutant : « Kazi-Ghiréï a conjuré notre Souverain de se joindre à lui pour porter la guerre en Lithuanie, et lui a proposé, au nom du Sultan, une paix éternelle ; mais Fédor sincèrement bien disposé pour vous, s’y est refusé. Nous vous en prévenons, parce que nous croyons que tôt ou tard, vous sentirez qu’il est indispensable que vous vous réunissiez à la Russie, pour la tranquillité commune de tous les Chrétiens ». Cette ruse ne put tromper les Seigneurs Lithuaniens. Ils souriaient en lisant la lettre ; ils y répondirent avec politesse, en nous exprimant leur reconnaissance, mais en disant, cependant, qu’ils avaient des nouvelles contraires aux nôtres ; que Fédor lui-même, si l’on devait ajouter foi aux prisonniers de la Crimée, employait les promesses et les présens pour engager le Khan à faire une invasion en Lithuanie. Dans le même temps six cents cosaques Lithuaniens commettaient des brigandages dans le midi de la Russie, brûlaient la nouvelle ville de Woronège, et massacraient le prince Ivan Dolgorouky, qui en était commandant. Nous en demandâmes satisfaction et nous donnâmes ordre au tsarévitche Araslan-Aley, fils de Kaïboula, de marcher avec ses troupes sur Tchernigoff. Enfin, au mois d’octobre 1590, Stanislas Radominsky et Gabriel Voïna, Ambassadeurs de Sigismond, arrivèrent à Moscou, pour traiter de paix et d’alliance ; mais dès leur première conférence avec les Boyards, ils déclarèrent que la Russie avait rompu la trève, en s’emparant des villes appartenant à la Suède, et qu’elle devait les rendre. On leur répondit que la Suède n’était pas la Lithuanie, que la politique n’admettait pas la considération des liens du sang entre les Souverains, et que nous n’avions pris que ce qui nous appartenait, tout en châtiant l’injustice et la perfidie. On parla long-temps d’une paix éternelle. Sigismond, comme par générosité, renonçait à Novgorod, à Pskoff, aux villes de la province de Seversk, toutefois il ne voulait point faire la paix sans avoir obtenu Smolensk. Mais les Boyards de Moscou ne cessaient de répéter : « Nous ne vous donnerons seulement pas un seul village du district de Smolensk ». Pendant plus de deux mois, les deux partis parlèrent beaucoup des avantages d’une étroite alliance entre toutes les puissances européennes. Les Boyards représentaient avec chaleur aux Seigneurs Lithuaniens, que le Roi sans doute ne désirait point sincèrement cette alliance, puisqu’il sollicitait en même temps (comme nous le savions) celle du Sultan ; ils ajoutaient que Sigismond aurait le sort de Bathori qui n’avait recueilli que l’humiliation et la honte de son dévouement à l’orgueil Ottoman. En effet, Bathori avait cru complaire à Amurat, par l’assassinat de Padkova, le plus illustre des guerriers de Lithuanie, mais n’y avait pas réussi. Jusqu’à sa mort il avait tremblé devant la colère du Sultan, et lui avait payé tribut comme un esclave ; les Boyards rappelaient également que la Russie seule, qui sentait sa dignité et avait refusé l’amitié fallacieuse des Infidèles, était le bouclier le plus sûr de la Chrétienté ; et que le Khan, si redoutable à la puissance de Sigismond, n’osait offenser, ni par ses actions ni par ses discours, Fédor qui avait à son service plus de deux cents Princes et Mourzas de Crimée. Quoique les Ambassadeurs ne témoignassent plus d’arrogance, ni d’insolence, comme ils l’avaient fait du temps d’Étienne, ils n’acceptèrent pourtant pas notre proposition modérée : « De conserver chacun ses possessions naturelles ». Nouvelle trève avec la Lithuanie. Ayant épuisé tous les moyens de persuasion, le 1er. janvier 1591, le Tsar appela au Conseil, le Clergé, les Boyards, les Dignitaires et résolut, de ne faire que confirmer et prolonger encore pour douze ans, la trève conclue à Varsovie, avec la nouvelle clause que les Suèdois ne nous feraient pas la guerre, ni nous aux Suédois pendant l’espace d’un an. Fédor, se conformant à l’ancien usage, prêta serment de remplir la convention, et envoya l’Okolnitchii Soltikoff recevoir à son tour le serment réciproque de Sigismond.

Tandis que la Russie n’avait plus d’ennemis à combattre, la paix était loin de l’âme du Régent. Laissons les affaires de la politique extérieure pour parler des grands événemens qui se passaient au dedans de l’Empire.

Cette époque est celle où Boris Godounoff, aux yeux de la Russie et de toutes les puissances qui étaient en relations avec Moscou, Grandeur de Godounoff. avait atteint le faîte de la grandeur, et semblait le maître absolu de l’État ; il ne voyait autour de lui que des serviteurs muets (107), ou qui n’avaient de voix que pour exalter ses grandes qualités. L’adulation n’était pas circonscrite dans le palais du Kremlin ; dans les provinces voisines ou éloignées de la Capitale, hors même de la Russie, devant les Souverains et ministres étrangers, les envoyés du Tsar, suivant leurs instructions, s’exprimaient ainsi (108) : « Boris Godounoff est le chef de l’État : le Souverain lui en a remis les rênes. Il y a établi un ordre que tout le monde admire et dont chacun se réjouit. L’armée, le commerce et le peuple, tout prospère ; les villes s’embellissent d’édifices en pierre, sans contributions ni corvées ; les ouvriers et les artistes sont richement payés des revenus du Tsar ; les laboureurs vivent dans l’aisance et ne connaissent pas d’impôts ; la justice régne partout ; le fort ne peut opprimer le faible ; l’orphelin pauvre va droit à Boris, se plaindre du frère ou du neveu de ce Boyard, qui, véritablement grand, donne tort à ses proches, même sans aucune forme de procès, car il a de la partialité pour ceux qui sont faibles et sans défenseurs ». Boris étalait ainsi son pouvoir et sa bienfaisance. Non moins ambitieux que rusé, il imagina de donner un nouvel éclat à sa domination par une innovation importante dans la hiérarchie de notre Église.

Établissement du Patriarcat en Russie. Le nom de Patriarche ne désignait, dans les premiers temps du Christianisme, que d’humbles instituteurs de la foi. Mais, dès le quatrième siècle, il devint un titre éclatant des premiers pasteurs de l’Église, dans les trois parties du monde, ou dans les trois villes les plus importantes de l’Empire chrétien, Rome, Alexandrie et Antioche. Jérusalem, lieu plein de saints souvenirs, et Constantinople, capitale du Christianisme triomphant, furent également reconnus comme grands Patriarcats. La Russie n’ambitionna pas cet honneur depuis le temps de Saint-Vladimir jusqu’à celui de Fédor. La fière et souveraine Byzance n’aurait pas consenti à une égalité de hiérarchie avec Kief ou Moscou ; mais Byzance, esclave des Ottomans, ne l’aurait point refusé à Ivan III, à son fils et à son petit-fils ; ils ne l’avaient pas demandé, peut-être par respect pour les premiers réglemens de notre Église, on dans la crainte d’augmenter, par ce titre pompeux, le pouvoir ecclésiastique au détriment du pouvoir souverain. Boris avait d’autres idées. Après avoir renversé le métropolitain Dionisi, et l’avoir ainsi puni de ses intrigues et de son audace, il n’avait pas hésité à élever à cette dignité le pacifique Job qui lui était dévoué. Il cherchait en lui un puissant appui pour ses vastes projets. Joachim, patriarche d’Antioche, était venu, en 1586, à Moscou, pour recueillir des aumônes. Le Tsar lui témoigna le désir d’établir un Patriarcat en Russie (109). Joachim promit d’en faire la proposition au concile de l’Église grecque, et il la fit en effet, en donnant des éloges à la pureté de notre foi. Au mois de juillet 1588, arriva à Moscou, au grand contentement de Fédor, Jérémie, patriarche de Constantinople. Toute la Capitale fut en mouvement, lorsque ce prélat de la Chrétienté (car le trône archi-épiscopal de Constantinople était considéré depuis long-temps comme le premier), ce vieillard, connu par ses malheurs et ses vertus, traversa les rues de Moscou, monté sur un âne, pour se rendre au Kremlin, regardant avec intérêt sa nombreuse population et la magnificence de ses églises, et bénissant le peuple avec attendrissement. Il était suivi par Jérophée, métropolitain de Malvoisie, et Arsène (110), archevêque d’Élasson ; ces deux derniers étaient à cheval. Lorsqu’ils entrèrent dans le Palais doré, Fédor se leva et alla au devant de Jérémie qu’il rencontra à quelques pas du trône ; il le fit asseoir à côté de lui, et reçût avec bienveillance les dons qu’il lui apportait : ils consistaient en une image renfermant quelques gouttes du sang du Christ, et des reliques de Saint-Constantin. Il ordonna à Boris de s’entretenir en particulier avec le Patriarche. On le conduisit dans une autre chambre où il lui raconta son histoire. Jérémie, après avoir pendant dix ans gouverné l’Église, ayant été calomnié par un Grec, fut exilé à Rhodes, et le Sultan, sans égard à la promesse solennelle de Mahomet II, de ne point se mêler des affairs du Clergé chrétien, éleva Théotiple au patriarcat. Cinq ans après, on rendit à l’exilé le rang de Hiérarque ; mais les voûtes de l’ancien temple des archevêques de Byzance, retentissaient déjà des noms d’Alla et de Mahomet : cette église était devenue une Mosquée. « C’est par mes larmes, dit Jérémie, que j’obtins du cruel Amurat la permission d’aller dans les pays chrétiens recueillir des aumônes, pour élever un nouveau temple au vrai Dieu, dans l’ancienne Capitale de l’orthodoxie. Dans quelle autre contrée que la Russie aurais-je pu trouver du zèle, de la compassion et de la générosité » ? Dans le cours de sa conversation avec Godounoff, il loua l’idée de Fédor d’avoir un Patriarche en Russie ; et le rusé Boris en proposa la dignité à Jérémie lui-même, à condition qu’il habiterait Vladimir. Jérémie accepta le Patriarcat, mais voulait habiter la résidence du Tsar, c’est-à-dire Moscou (111). Godounoff s’y refusa, disant qu’il était injuste d’éloigner de Moscou et du temple illustre de la Vierge, un homme saint et vertueux comme le métropolitain Job. Il ajouta que Jérémie, ne connaissant ni la langue, ni les usages de la Russie, ne pouvait être le directeur du Tsar dans les affaires de l’Église, sans se servir d’un interprête auquel il ne convenait pas de laisser lire dans la conscience du Monarque. « Que la volonté Souveraine s’accomplisse, répondit le Patriarche ; chargé des pleins pouvoirs de notre Église, je sacrerai et confirmerai par l’inspiration divine, celui que choisira Fédor ». Le choix n’était pas douteux ; mais, pour la forme, les Évêques russes nommèrent trois candidats, le métropolitain Job, Alexandre, archevêque de Novgorod, et Varlaam, archevêque de Rostoff. Ils présentèrent ces trois noms au Tsar, et Job fut élu (112). Le 23 janvier 1589, après les Vespres, le Patriarche nouvellement nommé, célébra un Te Deum dans la Basilique de l’Assomption. Entouré de tous les évêques, en présence du Tsar et d’un peuple nombreux, il sortit du sanctuaire et se plaça sur une estrade, tenant dans une de ses mains un cierge allumé, et dans l’autre une lettre de remercîmens adressée au Souverain et au Clergé. Dans ce moment un des principaux dignitaires, tenant également un cierge dans sa main, s’approcha de lui et dit à haute voix : « Le Tsar orthodoxe, le Patriarche œcuménique, et le Concile sacré, t’élèvent au Trône patriarcal de Vladimir, de Moscou et de toute la Russie ». Job répondit : « Je ne suis qu’un indigne pécheur, mais puisque le Souverain, l’évêque œcuménique Jérémie et le Concile m’élèvent à une dignité aussi importante, je l’accepte avec reconnaissance ». Il baissa la tête avec humilité, et se tournant vers le clergé et le peuple, il prononça le serment de gouverner avec zèle le troupeau que Dieu lui confiait. C’est ainsi que fut accomplie l’élection. La consécration solennelle eut lieu le 26 janvier pendant la célébration de la Messe, avec les cérémonies d’usage aux sacres des métropolitains et des évêques, et sans aucun changement. Au centre de la cathédrale, sur le plancher, était tracée à la craie une aigle à deux têtes, et s’élevait une estrade de douze marches ; à cette place, le plus ancien des pasteurs de l’Église d’Orient, après avoir salué Job, comme l’égal des Patriarches de la chrétienté, imposa ses mains tremblantes sur sa tête, et demanda au ciel que cet Archevêque de Jésus-Christ devint une lumière éternelle de la foi. Le nouveau patriarche de Moscou, ayant sur la tête la mitre ornée de la Croix et d’une couronne (113), officia conjointement avec celui de Byzance, et lorsque l’office fut terminé et qu’il se fut dépouillé de ses ornemens, il reçut de la propre main du Tsar, une croix précieuse qui renfermait un morceau de la vraie Croix, un manteau de velours vert avec des raies brodées en perles, et la mitre blanche sur laquelle était aussi une croix. Il lui remit la crosse du métropolitain Saint Pierre, et lui ordonna de porter le titre de Chef des Évêques, de Père des Pères et de Patriarche de tous les pays septentrionaux, par la grâce de Dieu et la volonté du Tsar. Job donna sa bénédiction à Fédor et au peuple, et le chœur chanta l’hymne, In plurimos annos, en l’honneur du Souverain et des deux archevêques de Byzance et de Moscou, qui étaient assis à côté de lui. Job, suivi de deux Évêques, des Boyards et d’un grand nombre de fonctionnaires, sortit de l’église, et, monté sur un âne, il fit le tour des murs du Kremlin, en les aspergeant d’eau bénite, les bénissant de la croix et recitant des prières pour la conservation de la ville (114). Il dina chez le Souverain, avec Jérémie et avec tout le Clergé et les autorités séculières.

Afin de consolider la dignité et la suprématie de l’Église russe, on dressa une Charte (115) dans laquelle il était dit : Que l’ancienne Rome était tombée par l’hérésie d’Appollinaire (116) ; que la nouvelle Rome, Constantinople, était au pouvoir de la race impie des Sarrasins ; que la troisième Rome était Moscou ; qu’au lieu du faux chef de l’Église d’Occident, Église obscurcie par de fausses doctrines, le premier prélat œcuménique était le patriarche de Constantinople, le second, celui d’Alexandrie, le troisième, celui de Moscou et de toute la Russie, le quatrième, celui d’Antioche, et le cinquième, celui de Jérusalem (117) ; qu’en Russie on devait prier pour les Patriarches de la Grèce, et en Grèce pour le nôtre, qui dorénavant et jusqu’à la fin du monde, serait choisi et consacré à Moscou, sans avoir besoin du consentement ni de l’approbation des Grecs. On ajouta d’autres distinctions extérieures à la dignité de Patriarche de notre Église ; on régla qu’il ne sortirait que précédé d’une lampe, au milieu des chants des fidèles et au son des cloches ; qu’il aurait une estrade à trois marches sur laquelle il se revêtirait ; qu’il porterait, les jours ordinaires, un bonnet avec des séraphins, des croix et un manteau rayé ; que lorsqu’il marcherait, il aurait en main la croix et la crosse, et qu’il irait à six chevaux (118). Ensuite le Souverain, conjointement avec les deux Patriarches, régla qu’il y aurait en Russie quatre Métropolitains, savoir : à Novgorod, à Kazan, à Rosfoff et à Kroutitsk (119) ; six Archevêques, dont le siège serait, à Vologda, à Sousdal, à Nignigorod, à Smolensk, à Rézan et à Tver ; et huit Évêques, dont le diocèse serait à Pskoff, à Rjef, à Oustioug, à Biéloozéro, à Kolomna, à Dmitref et dans le pays de Séversk.

Il y avait plus d’apparence que de réalité dans la part que prenaient à ces dispositions de l’Église, Jérémie, métropolitain de Malvoisie et l’archevêque d’Élasson. Cependant, ils visitèrent le couvent de Saint-Serge (120), et là, comme dans les églises de Moscou, ils s’étonnèrent de la richesse des images, des vases et des habits qui servaient à l’office divin. Dans la Capitale, ils dînaient chez le patriarche Job, et admiraient la sagesse de sa conversation. Ils louaient également les grandes qualités de Godounoff, et l’esprit distingué du vieillard André Stchelkaloff ; mais ce qu’ils vantaient le plus, c’était la générosité des Russes ; car on leur donnait sans cesse des vases de prix, des perles, des étoffes de soie (121), des zibelines et de l’argent. Présentés à la Tsarine, ils furent enchantés de sa piété, de sa modestie, de sa beauté angélique, et du charme de ses paroles ; ils ne le furent pas moins de la magnificence de sa parure. Elle portait une couronne avec douze pointes en perles ; son bandeau et la chaîne d’or qu’elle avait au cou étaient ornés de pierres précieuses ; son habit était de velours brodé en grosses perles, et son manteau n’était pas moins riche. Le Tsar se tenait debout à côté d’elle, de l’autre côté était Boris Godounoff, tête nue, et dans un maintien modeste et respectueux ; plus loin étaient rangées les dames de distinction, en vêtemens blancs et les mains jointes. Irène demanda avec ferveur aux prélats Grecs, d’adresser leurs prières au Tout-Puissant, afin qu’il lui accordât un fils, héritier du Trône ; « et nous tous, touchés jusqu’au fond du cœur (dit l’archevêque d’Élasson dans la description de son voyage à Moscou), confondant nos larmes avec les siennes, nous demandâmes unanimement au ciel qu’il exauçât la prière pure et fervente d’une âme aussi pieuse ». Enfin, au mois de mai 1589, le Tsar permit à Jérémie de retourner à Constantinople, en lui remettant, pour le Sultan, une lettre dans laquelle il le conjurait de ne point opprimer les Chrétiens ; outre les présens, il y envoya mille roubles ou deux mille florins hongrois, pour l’érection d’une nouvelle église Patriarcale. Cette générosité lui mérita la plus vive reconnaissance de la part de tout le Clergé grec, qui, par une Charte du Concile, approuva l’établissement du Patriarcat à Moscou (122) et la fit parvenir à Fédor, au mois de juin 1591, par le métropolitain de Ternova, avec des reliques et deux couronnes, l’une pour le Tsar et l’autre pour la Tsarine (123).

C’est ainsi que s’établit une nouvelle suprématie dans notre sacerdoce ; suprématie renversée cent dix ans après, par un grand monarque, comme inutile à l’Église, et dangereuse pour la puissance des Souverains, quoique son sage instituteur n’eût donné au Clergé aucun nouveau pouvoir politique, et qu’en changeant seulement un titre, il eut laissé le hiérarque dans la dépendance absolue du chef de l’État. Pierre Ier. connaissait l’histoire de Nikon, et il divisa, pour l’affaiblir, le pouvoir ecclésiastique ; il aurait également supprimé le rang de Métropolitain, si, de son temps, comme dans celui d’Ivan et plus anciennement encore, un seul Métropolitain se fut trouvé à la tête de l’Église russe. Pierre régnait et ne voulait que des serviteurs ; Godounoff était encore sujet et cherchait un appui, prévoyant des événemens où l’amitié de la Tsarine ne suffirait pas à son ambition et à son salut. Il avait comprimé les Boyards, mais il voyait au fond de leurs cœurs la haine, l’envie, et un juste ressentiment contre l’assassin des Schouisky ; il avait des amis, mais qui n’existaient que par lui et qu’il entraînerait dans sa chûte, ou qui le trahiraient dans un changement de fortune ; il comblait le peuple de bienfaits, mais comptait peu sur sa gratitude, ayant la conscience involontaire des motifs peu vertueux qui le portaient au bien, et n’ignorant pas que ce peuple, dans un moment critique, tournerait ses regards vers les Boyards et le Clergé, pour agir d’après leur impulsion. Godounoff, dans la position de Pierre le Grand, aurait pu, comme lui, renverser la dignité de Patriarche, mais les circonstances n’étaient pas les mêmes ; il voulut flatter l’ambition de Job, par un titre éclatant, et se ménager en lui un serviteur plus zèlé et plus illustre : car le moment décisif était venu, et ce Boyard tout-puissant osa enfin soulever, pour son ambition, le voile de l’avenir.

Projet de Godounoff. En supposant même que Godounoff, maître de tout, excepté de la couronne de Fédor, n’y eût point prétendu, encore pouvait-il jouir paisiblement de sa grandeur, en songeant à la mort prochaine d’un Monarque aussi faible de corps que d’esprit, à l’héritier légitime du trône, qui, au milieu des honneurs dus à son rang, n’en était pas moins exilé, et que sa mère et ses parens élevaient dans la haine contre le régent, et dans des sentimens de fureur et de vengeance ? Si Dmitri venait à succèder à Fédor, quel sort attendait Irène ? Un couvent. Et Godounoff ? La prison ou l’échafaud, lui qui d’un geste ébranlait l’État, et que flattaient les Rois de l’Orient et de l’Occident ?… Déjà les faits avaient dévoilé l’âme de Boris : les infortunés qu’il redoutait, avaient péri dans les cachots ou sur le billot. Et quel ennemi était plus dangereux pour lui que Dmitri !

Mais l’âme de Godounoff était encore dévorée de désirs insatiables. Fier de ses qualités brillantes, de ses services, de sa gloire et des flatteries dont il était l’objet ; ivre de bonheur et de pouvoir, cédant à ce charme qui entraîne les âmes même les plus nobles ; étourdi par une élévation qu’il n’avait été donné d’atteindre à aucun sujet en Russie, Boris portait encore plus haut ses regards et ses vues ambitieuses : quoiqu’il gouvernât en maître, ce n’était point en son propre nom ; il ne brillait que d’un éclat emprunté ; il devait se contraindre et cacher son orgueil sous le masque de la soumission, s’abaisser publiquement devant l’ombre du Tsar et se prosterner devant elle en esclave. Le trône, aux yeux de Godounoff, n’était pas seulement le brillant sanctuaire du pouvoir ; c’était aussi le paradis de paix, où ne pouvaient atteindre les flèches empoisonnées de l’envie, et où un mortel jouissait, en quelque sorte, des prérogatives de la divinité. Cette image du pouvoir absolu avec tous ses attraits, s’offrait chaque jour avec plus de force à Godounoff ; elle agitait de plus en plus son cœur, et il finit par n’avoir plus d’autre idée. L’Annaliste raconte à ce sujet, un fait très-intéressant, quoique fort douteux (124). « Boris, malgré l’esprit supérieur dont il était doué, croyait aux devins ; il en rassembla plusieurs au milieu de la nuit, et leur demanda son horoscope. Les Devins ou les Astrologues, pour le flatter, lui répondirent : c’est la couronne qui t’attend… Mais ils se turent tout-à-coup comme effrayés de ce qu’ils prévoyaient encore. L’impatient Boris leur ordonna d’achever leur prédiction, et il apprit qu’il ne régnerait que sept ans ; transporté de la joie la plus vive, il embrassa les Devins, en s’écriant : ne fut-ce que sept jours, pourvû que je règne » ! Comme si Boris avait pu dévoiler aussi indiscrètement les sentimens de son âme à ces prétendus sages d’un siècle superstitieux ! Au moins il ne se cachait plus à lui-même ; il savait ce qu’il voulait ! Il attendait la mort d’un Souverain sans postérité ; il disposait de la volonté de la Tsarine ; il avait rempli le Conseil, la Cour et les Tribunaux, de ses parens et de ses amis, et ne doutait pas du dévouement de l’illustre Hiérarque de l’Église ; il comptait aussi sur l’éclat de son gouvernement, et inventait de nouvelles ruses pour s’emparer de l’amour ou de l’imagination du peuple. Boris, après avoir ainsi tout préparé, ne s’effrayait point d’une circonstance sans exemple dans notre patrie, depuis Rurik jusqu’à Fédor : la vacance du trône par l’extinction de la race Souveraine. Il ne redoutait point le tumulte des passions dans le choix d’une nouvelle dynastie ; et fermement persuadé que le sceptre, tombé des mains du dernier prince du sang de Monomaque, serait remis à celui qui régnait déjà depuis long-temps et avec gloire, sans porter le titre de Souverain, cet ambitieux effréné ne voyait entre lui et le Trône, qu’un enfant sans défense ; et, comme un lion féroce, il dévorait déjà des yeux sa proie…… La perte de Dmitri était inévitable.

Pour commencer l’exécution de son horrible dessein, Boris pensa à faire déclarer bâtard le Tsarévitche, comme étant fils de la sixième ou septième femme d’Ivan (125). Il défendit de prier pour lui et de prononcer son nom dans l’office divin ; mais il considéra ensuite que ce mariage, quoique réellement contraire aux lois, avait été confirmé ou toléré par l’autorité ecclésiastique ; que celle-ci, en le rompant, ferait un aveu humiliant de sa faiblesse humaine : ce qui produirait un double scandale dans la chrétienté ; que d’ailleurs Dmitri n’en resterait pas moins Tsarévitche, dans l’opinion publique, et seul successeur de Fédor. Godounoff recourut dont au moyen le plus sur pour écarter un compétiteur. Il se préparait une excuse dans les bruits, répandus sans doute par ses amis, sur les inclinations perverses et cruelles de Dmitri, dans un âge encore tendre. On disait tout haut à Moscou (et par conséquent sans crainte d’offenser le Tsar ni le Régent), que cet enfant, qui n’avait encore que six ou sept ans, était une image vivante de son père ; qu’il aimait le sang et le spectacle des tortures ; qu’il prenait plaisir à voir tuer les animaux, et les tuait lui-même. On voulait, par ces mensonges, exciter la haine du peuple contre Dmitri. On en inventa un autre pour effrayer les Grands : on disait que le Tsarévitche, jouant un jour sur la glace avec d’autres enfans, ordonna de faire avec de la neige vingt figures humaines, leur donna le nom des premiers hommes de l’État, et après les avoir fait placer en rang, commença à les sabrer ; il trancha la tête au simulacre de Boris Godounoff ; à d’autres, il coupa les mains et les pieds, en disant : « Voilà le sort qui vous attend lorsque je régnerai (126) ». Cependant d’autres démentaient cette absurde calomnie, et affirmaient que le jeune Tsarévitche montrait un esprit et des qualités dignes d’un fils de Souverain (127). On en parlait avec une compassion mêlée de crainte ; car on devinait les dangers que courait ce malheureux enfant, et l’on ne se trompa point sur le but de ces calomnies. Si Godounoff avait jamais eu à lutter contre sa conscience, elle était déjà vaincue ; ayant préparé la crédulité à apprendre sans frémir le crime qui allait se commettre, il tenait en mains le poison et le fer pour Dmitri, et ne cherchait plus que le meurtrier auquel il devait les remettre.

La confiance et la franchise peuvent-elles s’accorder avec un projet aussi odieux ? Cependant Boris avait besoin d’aides ; il s’ouvrit donc à ses proches ; mais l’un d’eux, le grand Maréchal Grégoire Godounoff, ayant répandu des larmes, arrachées par la pitié, l’humanité et la crainte de Dieu, on l’éloigna du Conseil. Tous les autres pensèrent que la mort de Dmitri était indispensable à la sécurité du Régent et au bien de l’État. On commença par le poison, La gouvernante du Tsarévitche, Vassilissa, femme du boyard Volokhoff (128), et son fils Joseph, s’étant lâchement vendus à Godounoff, lui servirent d’instrument. Mais, dit l’Annaliste, le poison n’agit point sur l’enfant (129). Peut-être la conscience arrêtait-elle encore les exécuteurs de ce projet digne de l’enfer ; peut-être une main tremblante ne versait-elle le poison qu’avec hésitation, et en diminuait la dose, au grand mécontentement de l’impatient Godounoff qui résolut de se servir d’exécuteurs plus hardis. Son choix tomba sur deux fonctionnaires, Zagriasky et Tcheptchougoff, qui étaient comblés des bienfaits du Régent ; mais tous les deux refusèrent la proposition qui leur fut faite. Prêts à verser leur sang pour Boris, ils frémissaient à l’idée d’un assassinat. Ils promirent seulement de se taire, et dès cet instant ils furent persécutés (130). Alors, le plus dévoué des complices de Boris, l’Okolnitcheï Klechnin, menin du Tsar, présenta un homme sur, le diak Bitiagofsky, dont tous les traits annonçaient la férocité et répondaient de sa fidélité dans le crime. Godounoff lui donna de l’or à pleines mains, il lui en promit encore davantage et l’assura de l’impunité. Il ordonna à ce monstre de se rendre à Ouglitche pour s’y occuper des affaires de la province et de la Maison de la veuve du Tsar ; de ne jamais perdre de vue sa victime, et de profiter du premier moment favorable. Bitiagofsky promit de se conformer à cet ordre et tint parole.

Avec lui arrivèrent à Ouglitche son fils Daniel et son neveu Katchaloff, qui, tous deux, avaient l’entière confiance de Godounoff. Le succès paraissait facile. Ils pouvaient être du matin au soir chez la Tsarine, ayant le soin de ses affaires domestiques et l’intendance de ses gens et de sa table ; la gouvernante du jeune Prince les aidant, avec son fils, de ses conseils et de ses actions : mais une tendre mère veillait sur Dmitri ! Avertie peut-être par quelques amis secrets ou par son propre cœur, elle redoubla de soin pour son fils chéri. Elle ne le quittait ni le jour, ni la nuit ; elle ne sortait de sa chambre que pour aller à l’église ; préparait elle-même et seule ses alimens, et ne le confiait, ni à la perfide Volokhoff, sa gouvernante, ni même à Irène sa nourrice dévouée. Il se passa un temps considérable après lequel les assassins, ne voyant pas la possibilité de commettre leur crime en secret, résolurent de l’exécuter ouvertement, dans l’espoir que le puissant et artificieux Godounoff trouverait, pour sauver son honneur, un moyen de déguiser ce forfait aux yeux d’esclaves muets ; car ils ne songeaient qu’aux hommes et non à Dieu ! Assassinat du tsarévitche Dmitri. Le jour affreux arriva, qui devait éclairer cet atroce attentat, jour non moins affreux par ses longues conséquences ! Le 15 mai, un samedi, à la sixième heure du jour, la Tsarine revenait de l’église avec son fils et se préparait à diner (131). Ses frères ne se trouvaient pas au Palais ; les domestiques étaient occupés à servir. Dans cet instant, la gouvernante Volokhoff appelle Dmitri pour le faire promener dans la cour ; la Tsarine qui voulait le suivre, malheureusement distraite de cette idée, s’arrête. La nourrice voulait retenir le Tsarévitche sans aucun motif dont elle put se rendre compte, mais la gouvernante l’entraine par force dans le vestibule et, de là, sur l’escalier où ils rencontrèrent Joseph Volokhoff, Daniel Bitiagofsky et Katchaloff. Le premier, en prenant Dmitri par la main lui dit : « Seigneur, vous avez un nouveau collier ». L’eniant, en levant la tête et avec le sourire de l’innocence, lui répond : « Non, c’est l’ancien ». Dans ce moment le fer assassin le frappe ; mais après avoir à peine effleuré la gorge du Prince, il tombe des mains de Volokhoff. La nourrice jette des cris d’effroi, en serrant dans ses bras l’enfant Souverain. Volokhoff prend la fuite ; Mais Daniel, Bitiagofsky et Katchaloff arrachent le Tsarévitche à sa nourrice, le poignardent et se précipitent au bas de l’escalier, au moment même où la Tsarine y arrivait, sortant du vestibule. Le jeune martyr, âgé de neuf ans, était étendu ensanglanté dans les bras de celle qui l’avait nourri, et qui avait voulu le défendre aux dépens de sa vie. Il palpitait comme une colombe, et il exhala son dernier soupir sans entendre les lamentations de sa mère au désespoir. La nourrice montrait du doigt l’infâme gouvernante, troublée par le crime, et les assassins qui traversaient la cour. Personne ne se trouva là pour les arrêter ; mais le vengeur céleste était présent.

Un moment après la ville entière offrit l’aspect d’une agitation inexprimable. Le marguillier de la cathédrale, soit qu’il eut été, comme on le dit, témoin de l’assassinat, soit qu’il en eut été instruit par quelques serviteurs de la Tsarine, sonna le tocsin, et toutes les rues se remplirent de monde. Saisis d’étonnement et de frayeur, tous les habitans couraient vers l’endroit d’où partaient les sons de la cloche. On cherchait à apercevoir la fumée ou la flamme, croyant que le feu était au palais. On en brise la porte, et l’on voit le Tsarévitche étendu mort sur la terre ; auprès de lui étaient sa mère et sa nourrice sans connaissance ; mais les noms des assassins avaient déjà été prononcés par elles. Ces monstres, désignés à une juste punition par un juge invisible, n’eurent pas le temps de se cacher, ou ne l’osèrent pas, de peur de découvrir par là le crime qu’ils venaient de commettre. Dans le trouble et l’effroi que leur causèrent le tocsin, le bruit et l’effervescence du peuple, ils se réfugièrent dans l’Hôtel-de-Ville, et leur chef secret, Michel Bitiagofsky, courut au clocher pour arrêter le sonneur ; mais il ne put enfoncer la porte que celui-ci avait fermée. Il alla de là, sans crainte, au lieu où le crime s’était commis, s’approcha du cadavre, et voulant calmer l’exaspération du peuple par un mensonge concerté d’avance avec Klechnin ou avec Godounoff, il osa dire aux citoyens que l’enfant s’était tué lui-même avec un couteau, dans un accès d’épilepsie. « Meurtrier ! » s’écrièrent mille voix, et des pierres volèrent sur le scélérat. Il chercha un asile dans le palais avec un de ses complices, Daniel Trétiakoff ; mais le peuple s’empara d’eux et les massacra, ainsi que le fils de Bitiagofsky, et Katchaloff, après avoir forcé la porte de l’Hotel-de-Ville. Le troisième des assassins, Joseph Volokhoff, se cacha dans la maison de Michel Bitiagofsky ; on le prit et on le mena dans l’église du Sauveur où se trouvait déjà le cercueil de Dmitri, et là on l’immola aux yeux de la Tsarine. On tua également les domestiques de Michel et trois bourgeois qui étaient convaincus ou soupçonnés d’intelligence avec les assassins, de même qu’une femme, prétendue inspirée, qui demeurait dans la maison de Bitiagofsky, et qui allait souvent au palais. On conserva la vie à la gouvernante pour avoir d’elle de plus amples informations ; car les scélérats avaient, à ce qu’on dit, avant de mourir (132), allégé leur conscience par un aveu sincère, et avaient nommé Boris Godounoff comme premier coupable de la mort de Dmitri. Il est probable que la gouvernante effrayée ne niait point cet infernal complot ; mais le juge de ce crime était le criminel lui-même.

Après avoir assouvi sa vengeance, illégale quoique juste, le peuple pouvait être excusé par le sentiment qui l’avait conduit, mais il était coupable devant la loi. Il se calma toutefois, et attendit avec inquiétude des nouvelles de Moscou, où les commandans avaient envoyé un courrier avec le rapport exact du funeste événement, rapport où rien n’était dissimulé et qu’ils adressaient directement au Tsar. Mais Godounoff avait tout prévu ; des officiers dévoués étaient placés sur la route d’Ouglitche ; ils arrêtaient tous les passans, les questionnaient, les visitaient. Ils retinrent le courrier et l’amenèrent à Boris. Les désirs de l’ambitieux étaient accomplis !…. Il ne s’agissait plus que de masquer la vérité par une imposture, sinon pour convaincre la nation, du moins pour la forme et la bienséance. On s’empara des lettres qui arrivaient d’Ouglitche, et l’on en écrivit d’autres à la place. On y disait que le Tsarévitche s’était tué avec un couteau, dans un accès d’épilepsie, et que ce malheur était arrivé par la négligence des Nagoï qui, voulant cacher leur faute, avaient impudemment accusé le diak Bitiagofsky et ses proches, de l’assassinat de Dmitri, ameuté le peuple et sacrifié les innocens. Godounoff se hâta de se présenter à Fédor avec le rapport mensonger. Il montrait une affliction hypocrite ; il tremblait, levait les yeux au ciel, et en prononçant le terrible mot de la mort de Dmitri, il confondit ses larmes de crocodile avec les larmes sincères d’un bon et tendre frère. Le Tsar, d’après le témoignage de l’Annaliste, pleura amérement, garda long-temps le silence et dit enfin : « Que la volonté de Dieu soit faite » ! Il crut tout ce qu’on lui dit. Mais la Russie exigeait quelque chose de plus. On feignit de mettre du zèle à la recherche de toutes les circonstances de ce malheur ; et, sans perdre de temps, on envoya à Ouglitche deux dignitaires de l’État : et lesquels ? L’Okolnitcheï André Klechnin, principal complice de Boris ; on ne fut pas étonné de ce choix, mais on le fut de l’autre qui était tombé sur le boyard prince Basile Schouisky, dont le frère ainé, le prince André avait péri victime de Godounoff, et qui lui-même, ayant été en disgrace pendant plusieurs années, avait attendu sa perte du Régent. Mais le rusé Boris s’était déjà réconcilié avec ce prince ambitieux, léger, spirituel et sans principes, de même qu’avec son frère cadet Dmitri, qu’il avait marié avec sa jeune belle-sœur, et qu’il avait élevé à la dignité de Boyard. Godounoff connaissait les hommes, et il ne se trompa point sur le compte du prince Basile, en même temps qu’un pareil choix semblait prouver de sa part une parfaite absence de crainte et de partialité. Le 19 mai au soir, le prince Schouisky, Klechnin et le diak Vilousguin arrivèrent à Ouglitche, ayant avec eux le métropolitain de Kroutitzi, et descendirent droit à l’église de la Transfiguration.

Le corps tout sanglant de Dmitri y était encore exposé, et sur lui se trouvait le fer de l’assassin. La mère infortunée, ses parens et tous les bons citoyens l’arrosaient de leurs larmes. Schouisky, avec des témoignages de sensibilité, s’approche du cercueil, pour examiner le visage du défunt et sa blessure ; mais Klechnin, ayant aperçu cette figure sur laquelle était empreinte une douceur angélique, et voyant le sang et le fer, trembla de tous ses membres, resta comme pétrifié et, répandant des larmes, ne put proférer un seul mot (133) : il avait encore de la conscience. La blessure profonde de Dmitri, sa gorge qu’on voyait bien avoir été coupée par la main vigoureuse d’un scélérat et non par celle d’un enfant, prouvaient l’assassinat d’une manière irrécusable ; c’est pourquoi on se hâta de livrer à la terre les restes sacrés de l’innocence ; le Métropolitain les inhuma, et le prince Schouisky commença son interrogatoire, monument d’impostures, conservé par le temps, comme pour justifier les calamités qui, quelques années après, tombèrent sur la tête, déjà couronnée, de ce courtisan si criminel dans sa faiblesse. Après avoir assemblé le Clergé et les citoyens, il leur demanda : « Comment, par la négligence des Nagoï, Dmitri a-t-il pu se tuer ? (134) » Les moines, les prêtres, les hommes et les femmes, les vieux et les jeunes, tous répondirent unanimement : « Le Tsarévitche a été tué par Michel Bitiagofsky et ses complices, et par l’ordre de Boris Godounoff (135) ». Schouisky ne voulut pas en entendre davantage ; il les congédia, et résolut de continuer son interrogatoire non publiquement, mais en secret et en particulier, et de faire agir les menaces et les promesses. Il appelait qui il voulait et écrivait ce que bon lui semblait. Enfin, il composa, avec Klechnin et le diak Vilousguin, le rapport suivant au Tsar, fondé, à ce qu’il prétendait, sur les preuves qui lui avaient été fournies par les fonctionnaires de la ville, la gouvernante Volokhoff, les enfans Boyards du Tsarévitche, Irène, la nourrice de Dmitri, la femme de charge, Marie Samoïloff, les deux Nagoï, Grégoire et André, des sommeillers de la Tsarine, ses domestiques, quelques citoyens et quelques moines. « Mercredi, 12 mai, Dmitri tomba malade d’un accès d’épilepsie ; vendredi il se trouva mieux, sortit avec la Tsarine pour aller à la Messe et se promena dans la cour ; samedi, également après la Messe, il se promena dans la cour avec sa gouvernante, sa nourrice, la femme de charge, les jeunes enfans Boyards ; il commença à jouer avec eux, un couteau à la main, et, dans un nouvel accès d’épilepsie, il se perça la gorge. Il se débattit long-temps à terre et enfin expira. Dmitri, qui était depuis quelque temps atteint de cette maladie, avait déjà antérieurement blessé sa mère ; un autre jour, il avait rongé la main de la fille d’André Nagoï. La Tsarine, ayant appris le malheur arrivé à son fils, accourut et commença à battre la gouvernante, en disant qu’il avait été assassiné par Volokhoff, Katchaloff et Daniel Bitiagofsky, dont pas un seul n’était présent. Mais la Tsarine et son frère Michel Nagoï, qui était ivre, ordonnèrent de les massacrer, de même que le diak Bitiagofsky, sans qu’ils fussent coupables, uniquement parce que cet homme dévoué ne satisfaisait point à l’avarice des Nagoï et ne leur donnait pas d’argent au-delà de l’ordonnance du Tsar. Michel Nagoï ayant appris que des dignitaires du Tsar allaient arriver à Ouglitche, fit apporter quelques arquebuses, quelques couteaux, une massue en fer, les fit ensanglanter et déposer sur les corps de ceux qui avaient été tués, comme des témoignages de leur prétendu crime ». Cette absurdité était confirmée par les signatures de Théodorite, archimandrite de Voskresensk, de deux abbés, et du confesseur des Nagoï, qui l’apposèrent par crainte, et par faiblesse de caractère ; ce fut ainsi que le témoignage unanime de la vérité fut étouffé. On n’inscrivit les réponses de Michel Nagoï, que comme celles d’un véritable calomniateur qui s’opiniâtrait à dire que Dmitri avait péri par les mains des scélérats.

Schouisky, revenu à Moscou, présenta le 2 juin son interrogatoire au Monarque ; celui-ci le renvoya au Patriarche et aux Évêques, qui, réunis en Conseil avec les Boyards, ordonnèrent d’en faire la lecture au diak Basile Stchelkaloff. Après en avoir pris connaissance Gélasi, métropolitain de Kroutitzi, dit à Job : « Je déclare au Saint Concile, que le jour de mon départ d’Ouglitche, la Tsarine douairière, me fit venir auprès d’elle, et me conjura de calmer la colère du Souverain, contre ceux qui avaient massacré le diak Bitiagofsky et ses compagnons ; qu’elle voyait elle-même que cette affaire était criminelle, et qu’elle suppliait humblement le Monarque de ne point faire périr ses parens ». Le rusé Gélasi ayant probablement dénaturé les paroles de cette mère infortunée, présenta à Job un nouveau papier de la part de l’intendant d’Ouglitche, qui disait : que Dmitri était effectivement mort dans un accès d’épilepsie et que Michel Nagoï, ivre, avait ordonné de massacrer des innocens… Et le Conseil ecclésiastique (souvenir douloureux pour l’Église !) présenta à Fédor un rapport contenant ces mots : « Que la volonté du Tsar s’accomplisse, quant à nous, nous nous sommes convaincus que la vie du Tsarévitche s’est terminée par la volonté de Dieu ; que Michel Nagoï est l’auteur de l’horrible massacre qui a eu lieu ; qu’il n’a agi que d’après les inspirations de son inimitié personnelle ; qu’il s’était concerté avec des méchants astrologues, André Motchaloff et d’autres ; et que les citoyens d’Ouglitche, ainsi que lui, mériteraient le supplice pour leur trahison et leur crime. Mais cette affaire est entièrement séculière et ne doit être jugée que par Dieu et le Souverain dans les mains duquel est le pouvoir de punir et de faire grâce. Quant à nous, nous ne pouvons qu’adresser nos prières au ciel pour la conservation des jours du Tsar et de la Tsarine, et pour le bonheur et la tranquillité de la nation ». Fédor ordonna aux Boyards de juger cette affaire et de livrer au supplice les coupables. On amena à Moscou les Nagoï, la nourrice de Dmitri, son mari et le prétendu astrologue Motchaloff. Ils étaient fortement enchaînés. On les interrogea de nouveau, on les tortura et principalement Michel Nagoï, sans pouvoir obtenir de lui le faux aveu du suicide de Dmitri (136). Enfin on exila tous les Nagoï dans des villes éloignées, et on les enferma dans des prisons. La Tsarine douairière, forcée de prendre le voile, fut menée dans le sauvage couvent de Saint-Nicolas sur la Viksa, près de Tchérépovetz. Les corps du scélérat Bitiagofsky et de ses complices, que le peuple d’Ouglitche avait jetés dans une fosse, en furent retirés, portés à l’église et enterrés avec de grands honneurs. Les citoyens de cette ville, déclarés meurtriers, furent suppliciés au nombre de deux cents ; d’autres eurent la langue coupée ; plusieurs furent exilés et la plûpart transportés en Sibérie pour peupler la ville de Pélim (137). La rigueur fut telle que l’ancienne et grande ville d’Ouglitche qui avait renfermé, si l’on ajoute foi à la tradition, cent cinquante églises et trente mille habitans, devint à jamais déserte, pour servir de monument à la terrible colère de Boris, contre ceux qui avaient osé mettre son forfait au jour. Il ne resta que des ruines pour implorer la vengeance céleste.

Godounoff montrait la même audace à récompenser le crime qu’à punir la vertu. Il donna de riches domaines à l’infâme gouvernante Volokhoff, à la femme et aux filles de Bitiagofsky (138) ; il comblait de présens les membres du Conseil et tous les grands dignitaires (139). Il les flattait et leur donnait de magnifiques repas. Le seul dont il ne put parvenir à calmer la conscience, fut Klechnin qui mourut moine quelques années après, dévoré de remords. Cependant, au milieu du silence de la Cour et de l’Église, on entendait le murmure du peuple qui n’avait été trompé, ni par l’instruction de l’affaire suivie par Schouisky, ni par le jugement des pères de l’Église, ni par la condamnation prononcée par les Boyards. Les espions de Boris entendaient parler à demi-voix de l’horrible assassinat, de son secret auteur (140), du triste aveuglement du Tsar et de la vile bassesse des Grands et du Clergé ; ils ne voyaient dans la foule que des figures sur lesquelles était peinte la tristesse. Boris était tourmenté de ces bruits, lorsque l’horrible désastre qui vint ravager la Capitale, lui fournit le moyen de les faire cesser. Incendie de Moscou. La veille du jour de la Trinité, pendant l’absence du Monarque, qui était allé avec les Boyards au couvent de Saint-Serge, un incendie éclata dans la cour des Carrossiers. Dans quelques heures, les rues de l’Arbate, de la Nikitskaïa, de la Tverskaïa, de la Pétrofskaïa, toute la ville Blanche, les Slobodes des Streletz (141), les maisons, les boutiques, les églises furent réduites en cendres, et un grand nombre d’habitans périt dans les flammes. Le Kremlin et Kitaï, où demeurait la noblesse, furent épargnés ; mais les citoyens restèrent sans abri, et plusieurs sans ressources. Les cris et les gémissemens se faisaient entendre au milieu de ces cendres fumantes, et le peuple courait en foule sur le chemin du couvent de Saint-Serge à la rencontre du Souverain, pour implorer ses faveurs et des secours. Mais Boris les empêcha de parvenir jusqu’au Monarque ; il se montra au milieu d’eux avec l’air de l’amour et de la pitié, écouta toutes leurs réclamations, fit des promesses à tout le monde, et les remplit. Il fit reconstruire des rues entières, distribua de l’argent et des dispenses d’impôts. Enfin, il fit preuve d’une telle générosité que les habitans de Moscou, consolés et étonnés de tant de bienfaits, commencèrent à louer sincèrement Godounoff. On ne sait si c’est le hasard qui lui procura cette occasion de conquérir l’amour du peuple, ou s’il fut l’auteur secret du désastre de la Capitale, comme le soutien l’Annaliste et comme le croyaient plusieurs de ses contemporains (142). Dans les actes officiels il est dit : « Que des scélérats avaient mis le feu à Moscou ». Mais Boris tourna ce soupçon contre ses ennemis. On s’empara des gens d’Athanase Nagoï et de ceux de ses frères ; on les mit à la question et on répandit le bruit qu’ils avaient confessé ce crime. Pourtant on ne les exécuta pas, et l’affaire, non éclaircie, est demeurée un sujet de doute pour la postérité.

Invasion du Khan, et bataille aux portes de Moscou. Bientôt, comme pour favoriser Godounoff, un autre événement, en menaçant Moscou et toute la Russie d’un grand danger, vint y porter le trouble et distraire l’attention du peuple de l’horrible mort de Dmitri ; cet événement fut l’irruption des barbares. Le khan Kazi-Ghiréï, tout en trompant Fédor, par de fausses assurances d’amitié, entretenait des rapports avec le Roi de Suède (143). Il lui demandait de l’or et lui promettait de faire trembler Moscou par une invasion terrible, à laquelle il se préparait effectivement. Il obéissait aux ordres du Sultan, notre ennemi, et lui-même était mécontent de la Russie. Son premier grief était que nous avions averti les Seigneurs Lithuaniens de son projet de marcher contre leur pays, et que nous leur avions proposé de réunir nos forces, pour porter la guerre dans la Tauride ; ce dont il avait probablement été instruit par le Roi Sigismond. Son second reproche était, que Fédor n’avait pas permis au tsarévitche Mourat de rejoindre le Khan qui était parvenu à obtenir de son neveu, l’oubli du passé, et qu’il voulait élever à la dignité de Kalga ou principal Seigneur de la horde Taurique. Mourat habitait Astrakhan, servant toujours la Russie avec fidélité et tenant les Nogais en respect, lorsqu’au grand regret de Fédor, il mourut de mort subite, empoisonné, comme on le suppose, par des scélérats envoyés de Crimée. Mais le Khan soutenait que c’étaient les Russes qui avaient empoisonné Mourat ; et il fit serment de le venger. Le troisième motif de l’armement de Kazi-Ghiréï contre la Russie, était que, dans l’opinion de ses Mourzas, tout bon Khan était obligé, par un ancien usage, de voir, ne fut-ce qu’une fois, les bords de l’Oka, pour acquérir une renommée militaire (144). La vérité est qu’ils voulaient faire un riche butin sur nous, et qu’ils ajoutaient foi à un ambassadeur Suédois qui se trouvait chez eux, et qui leur disait que toute notre armée était occupée à la guerre que le Tsar faisait à son maître. Nous entretenions toujours des amis et des espions en Crimée, non seulement pour connaître toutes les actions des Khans, mais même pour être instruits de leurs projets. À cette époque il s’y trouvait aussi des émissaires de Moscou ; par conséquent le Khan ne put dérober à notre connaissance, ses redoutables préparatifs ; mais il sut nous tromper. Il persuada au vigilant Boris qu’il allait ravager Vilna et Cracovie, nomma une ambassade qui devait se rendre à Moscou, pour y conclure une alliance avec nous, et exigea que le Tsar, de son côté, envoyât auprès de lui un de ses premiers Dignitaires. Pendant ce temps le plus grand mouvement régnait parmi les hordes nomades ; tout ce qui pouvait porter les armes, jeunes et vieux, montait à cheval. Ils furent joints par des troupes des Nogais et par celles du Sultan qui vinrent d’Azof et de Bielgorod avec de l’artillerie (145). Le printems, toujours dangereux pour la Russie méridionale, allait arriver ; le Conseil du Tsar était sans inquiétude, il avait envoyé au commencement du mois d’avril d’illustres Voïévodes à notre armée postée sur les bords de l’Oka ; le prince Mstislafsky, Nogatkoff, les Troubetskoy, Galitzin, Fédor Chvorostinin, à Serpoukoff, à Kalouga et en d’autres endroits. Au mois de mai nos patrouilles n’avaient pas encore rencontré un seul Tatare sur les bords du Donetz septentrional et de la Borova. Elles ne virent que les traces d’un camp d’hiver et des tentes abandonnées. Mais le 26 juin, des courriers arrivèrent à Moscou avec la nouvelle que le Stèpe se couvrait des hordes du Khan ; que plus de cent cinquante mille guerriers de Crimée, marchaient sur Toula, laissant derrière eux toutes les forteresses, ne s’arrétant nulle part et ne se divisant pas pour piller. Godounoff eut à déployer toute sa présence d’esprit pour réparer sa faute. Au même instant, on expédia des ordres à tous les Voïévodes des villes frontières, en leur ordonnant de se rendre en toute hâte à Serpoukoff, pour s’y réunir avec le prince Mstislafsky, afin de rencontrer le Khan dans la plaine. Malheureusement notre principale armée se trouvait à Novgorod et à Pskoff, pour observer le Roi de Suède. Elle ne pouvait arriver assez à temps pour assister à la bataille décisive ; on ne pensa plus à elle. On déclara Moscou en état de siège ; on confia la garde du Palais, au prince Ivan Glinsky (146) ; celle du Kremlin, au boyard prince Dmitri Schouisky ; celle de Kitaï, à Galitzin ; celle de la Ville-Blanche, à Nogtef et à Tourenin. Le 27 juin l’on apprit la marche rapide de l’ennemi vers la capitale ; on se persuada de l’impossibilité de réunir toutes les forces sur les bords de l’Oka avant l’arrivée du Khan, et on changea toutes les dispositions. On ordonna à Mstislafsky de se replier vers Moscou, afin que devant ses murs sacrés, à la vue des temples et des palais du Kremlin, et à celle du Tsar et de la Tsarine, on pût combattre les Infidèles au nom de la Religion et de la Patrie. Pour calmer le peuple, on répandit le bruit que c’était pour attirer l’ennemi dans nos filets, que nous abandonnions les bords de l’Oka (147), et que nous voulions le détruire complètement en l’amenant au centre de la Russie. En effet, cette retraite de Mstislafsky, ajoutait à ses troupes, quelques milliers des meilleurs soldats de Moscou, la garde noble du Souverain, les Gentilshommes et les enfans Boyards, outre tous les citoyens qui avaient pris les armes ; elle nous donnait une grande supériorité de force et l’avantage de combattre sous des murs imprenables et sous le feu de la grosse artillerie, terrible pour les Barbares. Il ne s’agissait que de prendre des précautions, pour empêcher le Khan de porter le fer et la destruction au centre de la Capitale, comme l’avait fait Devlet-Ghiréï, en 1571 : à cet effet, on fortifia avec une rapidité étonnante le faubourg au-delà de la Moskva, par des murailles faites en bois et avec des meurtrières (148). On transforma en forteresses les couvens de Daniloff, Novospask et Simonoff. On établit le camp de l’armée à deux verstes de la ville entre les routes de Kalouga et de Toula. On y construisit un fort en planches, monté sur des roues, et une église dédiée à Saint-Serge, dans laquelle on plaça l’image de la Vierge, la même qui avait accompagné le grand prince Dmitri, dans le combat qu’il avait livré sur le Don. On chanta des prières et on fit des processions autour de Moscou, attendant avec impatience Mstislafsky. Le 29 juin, ce Voïévode avait quitté Serpoukoff, après avoir laissé une faible garde sur l’Oka. Il passa la nuit à Lopasnia, au milieu des tertres, illustres monumens de l’éclatante victoire remportée en 1572. C’était le même ennemi que l’on avait à combattre ; mais la Russie n’avait plus de Vorotinsky ! Le 1er. juillet au soir les troupes se portèrent dans les prairies qui bordent la Moskva, devant Kolomenskoë, et les Voïévodes se hâtèrent de se rendre auprès du Monarque, pour lui faire leur rapport et assister au Conseil. Ils revinrent le lendemain et firent entrer les troupes dans le camp qui avait été préparé, vis-à-vis le couvent de Danilefsk. Ce jour là même, le Tsar passa l’armée en revue, combla de paroles bienveillantes les Voïévodes, et s’informa de leur santé ; il ne témoignait aucune inquiétude, et disait qu’il avait mis toute son espérance en Dieu et en ses bons Russes.

Le 3 juillet Fédor reçut la nouvelle que le Khan, après avoir passé l’Oka sous Techtoff, couchait à Lopasnia et marchait droit sur Moscou ; que l’avant-garde de l’ennemi ayant rencontré l’intrépide voïévode prince Vladimir Bachteiaroff, envoyé à Pakhra avec deux cent cinquante enfans Boyards, l’avait battu et poursuivi jusqu’au village de Bitz. Alors nos troupes se préparèrent au combat ; chaque régiment prit sa place, sans sortir des retranchemens, et le soir ils furent joints par toute la garde du Tsar. Boris Godounoff parut enfin armé de pied en cap, sur son cheval de bataille, sous l’antique étendard des grands Ducs. Celui qui était l’âme de l’État dans le Conseil, devait également animer les troupes dans un combat où il y allait du sort de l’Empire ; Fédor lui donna tous ses Nobles et ses Gardes-du-Corps, jusqu’alors inséparables de sa personne ; il s’enferma dans un appartement isolé, avec sa femme et son confesseur, pour y prier ; il ne craignait point le danger, parce qu’il regardait la peur comme un péché, et après avoir fait tout ce qu’il pouvait pour la défense de la patrie, il se livrait lui et son Empire, avec une tranquillité angélique, à la volonté du Tout-Puissant. Le Régent entouré de tous les Boyards, qui le suivaient comme le Monarque, fut reçu et salué par les Voïévodes ; mais il ne prit pas le commandement des mains du prince Mstislafsky, le plus illustre et le plus expérimenté des chefs ; il se contenta du second rang dans la grande armée, s’étant composé un Conseil militaire de six Dignitaires au nombre desquels se trouvait aussi le célèbre banni, Bogdan Belsky, guerrier décoré des insignes de l’honneur et de la gloire, et réconcilié avec la Cour et le Peuple par la puissante entremise de Godounoff (149).

L’armée passa la nuit sous les armes ; Godounoff l’employa tout entière à animer les soldats, traversant les rangs et excitant leur courage (150). Il donnait et recevait des conseils, demandait qu’on eut confiance en lui, et l’inspirait en remplaçant par son génie ce qui lui manquait d’expérience. On savait que l’ennemi approchait, on entendait du bruit dans l’éloignement et le pas des chevaux ; à la pointe du jour on aperçut les masses épaisses des Tatares. Kazi-Ghiréï avançait avec précaution ; il s’arrêta devant le bourg de Kolemenskoï et la montagne Poklonnaïa. Ayant observé les lieux, il ordonna à ses Tsarévitches d’attaquer l’armée Russe. Jusqu’alors tout avait été tranquille, mais dès que l’innombrable cavalerie ennemie fut descendue de la hauteur dans la plaine, le feu partit à la foi de toutes les meurtrières du camp, des couvens et du Kremlin (151) ; des centaines d’hommes d’élite de tous les régimens avec des chefs choisis, les compagnies Lithuaniennes et Allemandes avec leurs capitaines, sortirent des retranchemens pour aller à la rencontre des Tatares. Les Voïévodes, avec le principal corps d’armée, restèrent dans le fort de planches, attendant que le moment fut venu pour eux. Le combat s’engagea à la fois sur plusieurs points, parce que l’ennemi, écrasé par nos boulets, s’était dispersé et lançait des flèches ; dans la mêlée, il se servait de sabre mieux que nous ; mais nous avions l’avantage sur lui, en faisant habilement usage d’arquebuses portatives, nous tenant serrés et attaquant avec plus d’ensemble. La plaine sablonneuse se jonchait d’un plus grand nombre de morts Musulmans que Russes, aux yeux du Khan et des Moscovites. Ceux-ci couvraient les murs, les tours et les clochers, les uns armés et les autres sans armes, tous remplis de curiosité et de terreur, car il y allait du sort de Moscou, dont le salut ou la perte dépendait du vainqueur. Le peuple, tantôt gardait le plus morne silence, tantôt jetait des cris, suivant des yeux tous les mouvemens de ce combat meurtrier. Spectacle toul-à-fait nouveau pour notre antique Capitale, qui avait vu ses murs escaladés, mais qui n’avait pas encore été témoin d’une bataille rangée dans ses plaines. On n’avait pas besoin de courriers, l’œil dirigeait le sentiment de l’effroi ou de l’espérance. Quelques-uns ne voulaient rien voir, et prosternés devant les saintes images, baignaient de leurs larmes le pavé des églises, où le chant des prêtres était couvert par le bruit des armes à feu, et où l’odeur de l’encens se mêlait à la fumée de la poudre. Un fait presqu’incroyable, c’est que, dans ce moment solennel et décisif, lorsque les cœurs battaient avec force, même dans les viellards centenaires de Moscou, un seul homme goûtait la paix d’une âme inébranlable ; celui dont le nom était invoqué par les Russes en même temps que celui de Dieu, dans le combat ; celui pour lequel ils mouraient devant les murs de la Capitale, le Monarque lui-même !.… Fatigué par une longue prière, Fédor reposait tranquillement à l’heure de midi (152) ! Il se leva, et, de son appartement, regarda le combat avec indifférence ; derrière lui se trouvait le boyard Grégoire Godounoff qui pleurait : Fédor se tourna vers lui et apercevant ses larmes : « Sois tranquille, lui dit-il, demain le Khan ne sera plus ici ». Ce mot, dit l’Annaliste, devint une prophétie.

Le combat ne fut pas décisif ; des deux côtés on réparait les pertes par de nouveaux combattans ; mais les forces principales n’étaient pas encore engagées ; Mstislafsky, Godounoff, avec les bannières du Tsar et la meilleure partie des troupes, n’avaient pas encore donné. Ils attendaient le Khan, qui, avec l’élite de son armée, avait occupé, vers le soir, le bourg de Vorobieff (152), et ne voulait pas descendre de la montagne, d’où son regard avide dévorait la Capitale, comme une proie pleine d’attraits pour lui, mais difficile à obtenir. Les airs retentissaient encore du bruit des canons de Moscou, et les Russes se battirent vaillament dans la plaine, jusqu’à la nuit, qui vint enfin apporter quelque repos à l’une et à l’autre armée. Une multitude de Tatares périrent dans le combat ; beaucoup furent blessés, au nombre desquels se trouvaient le tsarévitche Bachti-Ghiréï et quelques Mourzas (153). Plusieurs guerriers de distinction furent faits prisonniers. Le Khan et les princes de Crimée manquèrent de cœur, ils tinrent conseil, et, dans leurs conjectures sur les suites d’un nouveau combat décisif, ils trouvaient plus de raisons de s’épouvanter que de s’enhardir. Ils entendaient une canonnade vive et soutenue, et remarquaient un grand mouvement entre notre camp et Moscou. En effet, Goîlounoff, sans épargner la poudre, avait ordonné de continuer à tirer, même pendant la nuit, pour effrayer l’ennemi ; et les citoyens, après le combat, s’étaient précipités en foule dans notre camp, pour féliciter les braves, reconnaître les vivans et déplorer la perte des morts. Les prisonniers Russes, fidèles à la patrie même dans les chaînes, disaient, en répondant aux questions du Khan, qu’il était arrivé à Moscou des troupes fraîches de Novgorod et de Pskoff ; que la canonnade qu’il entendait était en signe de réjouissance, le succès de nos armes n’étant pas douteux, et qu’avant le jour, nous attaquerions les Tatares avec toutes nos forces réunies. Le Khan, peut-être, ne les croyait pas entièrement : mais déjà il voyait qu’il avait été trompé par le Roi de Suède, et que, la Russie, malgré sa guerre avec ce Prince, conservait encore assez de défenseurs ; il prit donc prudemment le parti de la fuite une heure avant le jour.

Après en avoir informé le Tsar, les Voïévodes, au son de toutes les cloches de Moscou triomphante, se mirent avec toute l’armée à la poursuite du Khan, qui fuyait en laissant sur sa route, ses bagages et ses munitions. Il entendait derrière lui le bruit des pas de notre cavalerie, et sans prendre un instant de repos, en vingt-quatre heures il parvint aux bords de l’Oka ; au soleil levant, il aperçut l’avant-garde des Russes et se précipita dans la rivière, abandonnant après lui ses propres voitures : une grande partie des siens fut noyée dans ce passage dangereux ; mais il continua de fuir, sans s’en embarrasser.

Mstislafsky et Godounoff couchèrent à Bitzi, de-là, ils poursuivirent l’ennemi avec des détachemens de cavalerie légère, qui atteignirent son arrière-garde près de Toula ; ils la battirent et firent prisonniers un millier de soldats et quelques Mourzas des plus distingués ; ils foulaient aux pieds et exterminaient les Tatares qu’ils trouvaient dans les Stèpes, et ils les chassèrent entièrement de nos possessions, où Kazi-Ghiréï n’eut pas le temps de commettre les ravages qu’il projettait. Il arriva le 2 août à Bakschisaraï, en charrette, au milieu de la nuit, avec un bras blessé et en écharpe ; quant aux Tatares de Crimée, il y en eut à peine le tiers qui revint, à pied, et mourant de faim. Cette invasion du Khan fut la plus désastreuse pour la Tauride et la moins fatale à la Russie, dont les villes, les villages et les habitans n’éprouvèrent aucun dommage.

Les principaux Voïévodes n’allèrent pas plus loin que Serpoukhoff. Le Tsar, peut-être par le conseil de la sage Irène, leur avait écrit de poursuivre le Khan et de tâcher de détruire son armée dans les déserts ; mais Mstislafsky lui répondit qu’il ne pouvait l’atteindre ; et,

comme il s’était nommé tout seul dans sa relation, il reçut une réprimande sévère de Fédor, pour ne pas y avoir fait mention du grand nom de Boris auquel la Cour attribuait la victoire. Cependant on observa une parfaite égalité dans les récompenses. Le 10 juillet, arriva à Serpoukhoff l’officier Iourieff, avec des paroles de grâce de son Souverain, et des dons pour les principaux chefs de l’armée. Il remit des médailles aux Voïévodes ; à Mstislafsky et à Godounoff, des portugaises, et à d’autres officiers de l’armée, des ducats de Hongrie. Le Monarque, ayant ordonné aux plus jeunes d’entr’eux de rester sur les bords de l’Oka, invita tous les autres à se rendre à Moscou où les attendaient encore de nouvelles faveurs. Dès qu’ils furent arrivés, Fédor revêtit Boris, après s’en être dépouillé lui-même, d’une pelisse Russe avec des boutons d’or de la valeur de mille roubles (cinq mille roubles d’argent actuel) et lui remit également une chaîne d’or qu’il portait ordinairement ; il lui donna encore le vase d’or de Mamaï, célèbre butin de la bataille de Koulikoff, et la possession des trois villes du district de Vaga ; il joignit à ces dons, Nouvelle dignité de Boris. le titre de Serviteur qui était plus important alors que celui de Boyard, et qui, pendant l’espace d’un siècle, n’avait été accordé qu’à trois grands Dignitaires, au prince Siméon Rapolofsky, dont le père avait sauvé le jeune Ivan III de la fureur de Schemiaka ; au prince Ivan Vorotinsky, pour la victoire de Vedrocha, et à son fils, l’immortel prince Michel, pour avoir vaincu les Tsarévitches de Crimée sur le Don et pour la prise de Kazan. Fédor donna également au prince Mstislafsky, une pelisse avec des boutons d’or qu’il ôta aussi de dessus ses épaules, pour l’en revêtir, un bocal d’or et le bourg de Kachin, avec son district. Aux autres Voïévodes, Chefs et enfans Boyards, ils donna des pelisses, des vases, des domaines ou de l’argent, des damas, des velours, des satins, des zibelines, et des martres ; aux Streletz et aux Cosaques, des taffetas, des draps et de l’argent ; en un mot, il ne resta pas un guerrier qui ne fut récompensé. Ce fut un festin continuel dans le Palais, beaucoup plus en l’honneur de Godounoff, qu’en celui du Souverain ; car Fédor ordonna d’annoncer solennellement en Russie et dans les pays étrangers, que le Tout-Puissant ne lui avait accordé la victoire que par la valeur et les talens de Boris. Ce favori de la gloire et du Prince, brilla donc de tout l’éclat que donnent les exploits militaires, aux yeux d’un peuple guerrier que tant de dangers et d’ennemis menaçaient encore. À la place où l’armée avait été retranchée, près de Moscou, on fonda une église en pierre, dédiée à la Vierge, Convent de Donskoï et un couvent nommé Donskoï, du nom de la Sainte Image qui avait été portée par Dmitri au camp de Koulikoff, et par Godounoff à la bataille de Moscou. Pour préserver désormais la capitale, d’une nouvelle invasion des Barbares, on entoura tous ses faubourgs de murailles en bois, surmontées de tours élevées.

Mais le triomphe de Boris, les festins de la Cour et de l’Armée, les grâces et les dons du Tsar, se terminèrent par des tortures et des supplices. Calomnie contre le Régent et sa vengeance. On rapporta au Régent qu’il avait couru des bruits déshonnorans pour lui dans les villes de province et surtout à Alexin. Ces bruits répandus par ses ennemis, étaient au moins absurdes. On disait, que c’était lui qui avait attiré le Khan aux portes de Moscou, afin de faire une sorte de diversion à la douleur profonde qu’avait éprouvée la Russie, depuis le cruel assassinat de Dmitri. Le peuple seul, écoutait et répétait cette calomnie. Godounoff, s’il avait été généreux et innocent, aurait dû mépriser cette ridicule accusation, qui se serait dissipée d’elle-même, mais comme il n’avait pas la conscience pure, il s’enflamma de colère à ces récits. Il expédia des officiers dans différens endroits, et leur ordonna d’interroger et de torturer des malheureux qui, dans leur simplicité, servaient d’échos à la calomnie et qui, au milieu de la terreur et des tourmens, accusaient des innocens. Plusieurs périrent dans les tortures ou en prison ; d’autres furent exécutés ; quelques-uns eurent la langue coupée, et beaucoup de lieux peuplés, (d’après ce que dit l’Annaliste), devinrent déserts en Ukraine ; nouvelles ruines ajoutées à celles d’Ouglitche.

Cette cruauté, digne du temps d’Ivan, parut indispensable à Godounoff pour sa sécurité et son honneur. Il voulait que personne n’osât ni parler, ni rien penser contre lui ; ce n’était qu’à cette condition qu’il était permis de vivre tranquille et heureux sous le règne de Fédor. Clémence et gloire de Godounoff. Terrible pour ses seuls ennemis, Godounoff, dans tout ce qui ne touchait pas à son autorité, voulait paraître clément. Si quelqu’un avait mérité un châtiment, mais pouvait s’en excuser sur la faiblesse naturelle à l’humanité, il était pardonné, et on disait dans la lettre de grâce. « Le Tsar pardonne par égard pour l’intercession de son grand Boyard et Serviteur ». (154) Boris alla jusqu’à proposer à des traîtres, à Michel Golovin lui-même, qui vivait en Lithuanie (155), de revenir dans leur patrie, ajoutant à cette permission la promesse d’un rang plus distingué et de plus riches domaines, comme s’il eut voulu récompenser leur infâme trahison. À l’égard de ceux qui étaient condamnés à mort, on se servait dans leur jugement des expressions suivantes : « C’est ainsi que l’ont ordonné les boyards princes Mstislafsky et ses collègues » ; et Godounoff n’était point nommé. Excepté l’autorité suprême qu’il gardait pour lui seul et sans partage, il ne refusait rien à ses amis, à ses flatteurs, et à ceux qui s’étaient dévoués à lui. Aussi en augmentait-il tous les jours le nombre ; et plus il méritait de reproches, plus il recherchait la louange et voulait l’entendre de tous côtés, fut-elle fausse ou vraie. Il la trouvait également dans les livres (156) que composaient les Écrivains ecclésiastiques et laïques du temps ; en un mot, par l’adresse et la force, la terreur et les bienfaits, il produisit autour de lui, comme un bruit de gloire qui, s’il n’étouffait pas tout-à-fait le cri de sa conscience, faisait taire au moins la voix de la vérité chez le peuple.

Mais Godounoff avait beau sacrifier, à une seule pensée, et le ciel et le véritable bonheur de l’homme sur la terre, cette tranquillité de l’âme, ces jouissances intérieures de la vertu, cette gloire légitime de bienfaiteur de l’état et celle d’un nom sans tache dans l’histoire ; il n’en fut pas moins au moment de perdre le fruit tant désiré de ses intrigues, par une circonstance naturelle, mais inattendue. Tout-à-coup, depuis le palais du Kremlin jusqu’aux contrées les plus reculées de l’Empire, se répand un bruit qui, à l’exception de Boris, remplit tous les cœurs d’une heureuse espérance ; Grossesse d’Irène. c’était la nouvelle de la grossesse d’Irène. Jamais la Russie, au rapport de l’Annaliste, ne témoigna une plus grande joie ; il semblait que le Ciel, irrité des crimes de Godounoff, mais touché des larmes secrètes des véritables patriotes, voulait se réconcilier avec ce grand peuple, et faire sortir des cendres du tombeau de Dmitri, une nouvelle tige de l’arbre royal dont les rameaux devaient ombrager les siècles futurs de la Russie. Il est facile de se faire une idée des sentimens d’une nation dévouée à la dynastie souveraine de Saint-Vladimir ; mais il est plus difficile de se rendre compte de ceux qu’éprouva Godounoff à cette nouvelle inattendue. Le plus affreux des assassinats devenait inutile à son auteur. Il était dévoré de remords, et l’espérance l’abandonnait pour toujours ou du moins jusqu’à l’accomplissement d’un nouveau crime, dont l’idée était terrible, même pour un scélérat ! Godounoff fut obligé de souffrir la joie générale, de paraître y prendre part, de tromper la Cour et sa sœur. Après quelques mois d’attente, Irène Naissance et mort de la tsarine Théodosie. accoucha d’une fille, ce qui soulagea le cœur de Godounoff ; mais les parens en furent satisfaits, quelque désir qu’ils eussent d’avoir un successeur au trône. La stérilité n’était plus à craindre, et leur tendresse pouvait être couronnée d’un nouveau fruit qui aurait répondu au désir général. Non seulement la tendre mère, mais même le tranquille et froid Fédor remercia avec transport le Tout-Puissant de lui avoir donné une fille chérie (157), qui fut baptisée sous le nom de Théodosie, le 14 juin, dans le couvent de Tchoudoff ; il pardonna à tous les disgraciés, même aux criminels qui avaient été condamnés à mort ; il ordonna d’ouvrir les prisons, fit de riches présens aux couvens, et envoya une quantité d’argent au clergé de la Palestine. Le peuple se réjouissait également, mais les hommes soupçonneux, croyant lire au fond de l’âme de Boris, se communiquaient secrètement un doute : Godounoff n’avait-il pas pu changer l’enfant, dans le cas où Irène aurait mis au monde un fils, et lui substituer par supercherie Théodosie qu’il aurait prise à quelque pauvre accouchée (158) ? Nous verrons plus loin les suites de cette idée, quoique peu vraisemblable. D’un autre côté, les curieux se demandaient « si Théodosie, venant à n’avoir point de frère, succéderait au trône, et si un cas, sans exemple jusqu’alors, ne pourrait pas servir de règle pour l’avenir ? Jamais en Russie une femme n’avait hérité de la Couronne ; mais ne valait-il pas mieux établir une nouvelle loi que de laisser le trône vacant ? » Ces questions délicates troublaient peut-être aussi Godounoff ; elles furent décidées, pour sa tranquillité, par la mort de Théodosie qui arriva l’année suivante. Malgré toutes les consolations de la religion, Fédor ne put de long-temps tarir ses larmes ; toute la capitale pleurait avec lui à l’enterrement de la jeune Tsarine dans le couvent des religieuses, nommé Vosnesensk, et partageait le chagrin d’une tendre mère qui, frappée de ce coup, renonça à toute espèce de bonheur sur la terre. Godounoff, renfermant dans son âme une joie féroce, feignit habilement le désespoir (car il est plus facile de témoigner une fausse affliction qu’une fausse joie) ; mais cet homme ambitieux et cruel fut de nouveau en butte au soupçon : on crut qu’ayant causé la mort d’Eudoxie, il était également l’auteur de celle de Théodosie (159) ; Dieu seul connaissait la vérité, mais celui qui s’était couvert du sang sacré de Dmitri, avait perdu le droit de se plaindre de la médisance et de la foi qu’on y accordait. Tout lui servait de juste punition, jusqu’à la calomnie la plus invraisemblable.


(82) Heidenstein (Res Pol. p. 238-241). Bathori mourut le 2 décembre, vieux style. — Rjevsky partit de Moscou le 20 janvier 1587, et retourna au mois de mai. — Voyez Affaires de Pologne (no, 17).

(83) Journal de la Diète de 1587 (t. IV), en langue Polonaise.

(84) Selon ce que dit Christophe Sborovsky qui ajoute : « Les Russes saluent en ôtant leurs bonnets avec une certaine gravité, qui approche plus de la grossièreté que de la politesse ». — Radzivil et le voïévode de Posen s’opposaient encore à l’élection de Fédor ; Les voïévodes de Vilna et de Troki, l’évêque de Vilna, Jean Sborovsky, et beaucoup d’autres étaient pour lui.

(85) Dans le discours du Maréchal de la Lithuanie.

(86) Affaires de Pologne (no. 18).

(87) La trève fut conclue le 16 août : les Ambassadeurs retournèrent à Moscou le 20 septembre. Rjevsky partit pour la Lithuanie le 20 octobre, et revint le 4 février 1588.

(88) Traités de Sigismond. — Affaires de Pologne (no. 18).

(89) Affaires d’Autriche (no. 5). Parmi les souverains de l’Asie prêts à nous aider contre les Turcs, il y avait un Tsarévitche d’Isoursk qui pouvait mettre en campagne jusqu’à trente mille soldats.

(90) Par l’entremise d’un des serviteurs de Nicolas Varkotche.

(91) V. plus haut dans ce volume.

(92) Affaires de la Crimée (no 17).

(93) Livres du Rosrède, années 1588 — 1590.

(94) V. plus haut dans ce volume. — Affaires de la Suède (no 5). — Dalin, Histoire du royaume de Suède (chap. XV, p. 134).

(95) Affaires de la Suède (no 6), dans la lettre de Fédor au Roi Jean.

(96) Affaires de Pologne (no 20).

(97) Affaires de la Suède (no 6), à la fin.

(98) Affaires de la Perse (no 1).

(99) Livres du Rosrède, années 1589—1590.

(100) Fletcher (f. 56). — Notices sur les Boyards dans la bibliothèque Russe (t. XX, p. 63).

(101) Livres du Rosrède. — Affaires de Pologne (no 20). — Affaires de Perse (no 1). — Dalin (p. 168).

(102) Les Annales de Pskoff.

(103) Affaires de Pologne (no 20).

(104) V. tome IX de cet ouvrage.

(105) Annales de Nikon.

(106) Dalin (p. 176, 177). — Affaires de Pologne (no 20).

(107) Chronique de Morosoff.

(108) Affaires de Pologne (no 21).

(109) Affaires de la Grèce (no 2).

(110) Affaires de la Grèce (no 3, p. 1—154.). Arsène prélat grec, le compagnon de voyage de Jérémie, décrit son séjour à Moscou en grec moderne. Ce manuscrit intéressant fut conservé dans la bibliothèque de Turin, et plus tard imprimé par trois savans italiens en 1749, sous le titre : Codices manuscripti Blblioth. Regii Taurinensis Athenaei. La traduction latine de ce voyage Descriptio itineris in Moscoviam, etc, se trouve aussi dans le recueil des écrits de Wichmann.

(111) Arsène avait tort de dire dans son ouvrage que Jérémie ne voulait absolument pas être Patriarche au grand regret de Godounoff et du Tsar.

(112) Collection des Actes du Gouvernement (t. II, p. 94).

(113) Cérémonial du Clergé. — Séjour d’Arsène à Moscou.

(114) Tel que nos anciens Métropolitains (V. Tome IX de cet ouvrage), les Patriarches, le jour de leur sacre, montés sur un âne, faisaient le tour des murs de la ville. On trouve la description détaillée d’une semblable procession dans la Bibliothèque Russe (t. XI, p. 245).

(115) Collection des Actes du Gouvernement (t. II, p. 95).

(116) Évêque savant qui vécut dans le IVe siècle et qui devint hérétique.

(117) Affaires de la Grèce (no 3).

(118) Cérémonial du Clergé, dans la Bibliothèque Russe (t. XVI, p. 308).

(119) Collection des Actes du Gouvernement (t. II, p. 98). — Les Évêques de Kroutitzy portaient antérieurement le titre d’Évêques de Saray (tome IV de cet ouvrage).

(120) Affaires de la Grèce (no 3). — Séjour d’Arsène à Moscou.

(121) Il est probable que le Tsar dépensa pour ces dons plus de cent mille roubles actuels.

(122) Af. de la Grèce (no 3). L’acte est revêtu de quatre-vingt-trois signatures : de celles des Patriarches de Constantinople, d’Antioche, de Jérusalem (celui d’Alexandrie était mort) et de beaucoup de Métropolitains (parmi lesquels se trouvaient ceux d’Athènes, de Lacédémone, d’Ibérie) et d’Archevêques et d’Évêques.

(123) Idem (p. 154). — Le Métropolitain de Terno, Dyonisi, quitta Moscou en février 1592.

(124) Chronique de Morosoff, et un manuscrit de ce temps, intitulé : Récit de la manière dont B. Godounoff usurpa le Trône des Tsars.

(125) Fletcher (p. 99).

(126) Chronique de Bär. — Pétréjus (p. 260). — Kelch. L. G. — Histoire d’Abraham Palitsin.

(127) Précis de l’Histoire de Russie (p. 257).

(128) Et non Marie, comme il est dit dans les Chroniques (V. dans la Collection des Actes du Gouvernement, t. II, p. 107).

(129) Annales de Nikon (t. VIII, p. 16). — Fletcher (p. 16), dit « La nourrice de Dmitri, ayant goûté le plat qui lui était destiné, mourut sur-le-champ ». Nous verrons cependant que long-temps après la bonne nourrice était encore en vie.

(130) Nikon. — Chronique de Rostoff et d’autres.

(131) Collection des Actes du Gouvernement (t. II, p. 113).

(132) Il n’est question de ces aveux que dans quelques copies de l’Annaliste de Moscou. La Chronique de Morosoff dit : « On s’empara aussitôt des assassins, on les conduisit sur la place, et les habitans leur crièrent : hommes damnés et méchans ! comment avez-vous osé commettre un tel crime » ?… Reconnaissant leur délit, ils répondirent au peuple : « Nous nous sommes couverts du sang innocent ; nous avons obéi au séducteur Boris Godounoff…, et à présent nous devons souffrir la mort pour lui ».

(133) C’est ce qui se trouve dans l’Annaliste de Moscou le plus digne de foi, dans Nikon et dans la Chronique de Rostoff.

(134) V. dans la Collection des Actes du Gouvernement (t. II, p. 103).

Il est vraisemblable que l’on n’a pas inscrit tout ce que Mich. Nagoï déclara ; dans les autres questions, le mensonge était mêlé à la vérité pour donner plus de force au premier. Cet interrogatoire, où l’on voit agir très-distinctement la crainte, les menaces, la contrainte et la mauvaise foi, prouve assez les embûches de Godounoff.

(135) Nikon et la Chronique de Rostoff, ainsi que la Collection des Actes du Gouvernement (t. II, p. 121, 123, 243).

(136) Annales de Nikon et Annales de Rostoff. — Annales de Morosoff. — V. la Légende des Saints le 3 de juin. — Le couvent de Viksinsk est détruit. À sa place exisiste actuellement le bourg de Viksino, à vingt-cinq verstes de Tchérépovetz. — Il renferme deux Églises, de Saint-Nicolas et de la Sainte-Trinité ; dans la première, se trouve la chapelle de Saint-Dmitri le Tsarévitche.

(137) Annales de la Sibérie et le Dictionnaire géographique de l’Empire Russe, sous l’article d’Ouglitche. À Tobolsk, on montre parmi les cloches de l’Église du Sauveur, le tocsin d’Ouglitche, qui avait annoncé aux habitans l’assassinat du Tsarévitche, et qui, si l’on doit en croire la tradition fut exilé, avec eux, en Sibérie, par Godounoff.

(138) Annales de Nikon et Annales de Rostoff. — Collection des Actes du Gouvernement (t. II, p. 120).

(139) Histoire du Père Abraham Palitzin. À Borovsk, dans le couvent de Pafnoutieff, dans l’Église de Sainte-Irène, construite, comme on dit par la Tsarine Irène, sœur de Godounoff, on trouve le tombeau d’André Klechnin, avec une inscription qui fixe sa mort au 6 avril de l’année 1599.

(140) Récits de la destruction de l’Empire Moscovite (no 95, parmi les manuscrits de ma Bibliothèque).

(141) Histoire d’Abraham Palitzin, et Annales de Nikon.

(142) Palitzin. — Margeret. — La Chronique de Morosoff. — Les livres du Rosrède. — Affaires de Pologne (no 21, f. 206), confirment le soupçon que l’incendie fut ordonné par Godounoff.

(143) Affaires de la Crimée (no 19, f. 109).

(144) Affaires de la Crimée (no. 19, f. 106).

(145) Affaires de la Pologne (no. 21, f. 178 et 183).

(146) Livres du Rosrède, ainsi que les annales de Nikon (t. VII, p. 336).

(147) Affaires de Pologne (no. 21). — Livres du Rosrède.

(148) Annales de Nikon (t. VII, p. 337-338).

(149) Bielsky se distingua dans la guerre de la Livonie, en 1577.

(150) Job, dans les annales de Nikon (t. VII, p. 341).

(151) Idem. Il est dit que, des murs de la ville et des couvens voisins, on tirait continuellement le canon. Mais, comme les murs du Kremlin étaient éloignés d’environ trois verstes du champ de bataille, et que les couvens de Novospask et Simonof étaient aussi assez éloignés de celui de Donskoï, il est probable que nous ne fîmes que tirer sans pouvoir atteindre.

(152) Quelques Annalistes chroniqueurs disent que Boris avait ordonné d’empoisonner Grégoire Godounoff, parce qu’il refusait son consentement à l’assassinat de Dmitri ; mais il vêcut encore, remplissant les fonctions de Maréchal de la Cour, jusqu’à 1598. — Voyez la liste des employés dans la Bibliothèque Russe (t. XX, p. 67).

(152 bis) Job, Annales de Nikon (t. VII, p.341).

(153) Affaires de Pologne (no. 21. f. 184).

(154) Récits de la destruction de l’empire de Moscou.

(155) Affaires de Pologne (no. 23).

(156) Récits de la destruction de l’empire de Moscou.

(157) Livres du Rosrède. — Le jour du baptême, le Clergé, les Boyards et toute la Cour dinèrent chez le Tsar, sans aucune distinction de rangs ni de dignités. — Dans les affaires de Pologne et de la Grèce, il est dit que le Tsar envoya Triphon Korobelnikoff et Michel Ogarkoff porter aux Patriarches grecs cinq mille cinq cent trente-quatre florins d’Ongorsk et trois pièces d’or de Portugal, dont chacune était de dix ducats, et, outre cela, une quantité de zibelines, de martres, etc. Nous avons une description de ce voyage, mais qui n’est pas très-intéressante. — Voyez encore la Bibliothèque Russe (t. XII, p. 425).

(158) Après le premier faux Dmitri, Il se présenta aussi un prétendu fils de Fédor, sous le nom de Pierre, comme nous le verrons plus loin.

(159) Voyez Müller, Collection de l’Histoire Russe (t. V, p. 60).