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Histoire de l’empire de Russie/Tome X/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Traduction par Pavel Gavrilovitch Divov.
Galerie de Bossange Père (Xp. 220-317).
CHAPITRE III.
Continuation du Règne de Fédor.
1591 — 1598.

Guerre et paix avec la Suède. La Russie pouvait, à cette époque comme par le passé, se glorifer de ses succès et de sa politique dans les affaires extérieures. 1591 Comptant sur la coopération du Khan, Jean, roi de Suède, avait rompu l’armistice qui lui avait été accordé par Fédor, à la considération de Sigismond (160) ; et son général, Maurice Gripe, étant entré dans le pays de Novgorod, incendia plusieurs villages, aux environs de Jama et de Koporié. Nos Voïévodes, étonnés de cette attaque imprévue, lui envoyèrent un courrier pour lui demander s’il avait connaissance de la convention signée à Moscou ? « Je ne la connais pas, » répondit-il, et il continua à s’avancer jusqu’à cinquante verstes de Novgorod. Ayant appris que de nombreuses troupes Russes l’attendaient devant cette ville, il ne voulut pas combattre et retourna sur ses pas ; mais après avoir presque perdu son armée qui avait été détruite par le froid et les maladies. Pendant l’été de 1591, lorsque le Khan marchait sur Moscou, les Suédois parurent de nouveau près de Gdoff, battirent un de nos détachemens et firent prisonnier le voïévode prince Vladimir Dolgorouky (161) ; d’autres détachemens de leurs troupes pénétrèrent, de la Caïanie, à travers les déserts et les forêts, dans la Russie septentrionale, et s’emparèrent du fort Soumsky, sur la mer Blanche, comptant également se rendre maîtres de tous ses ports. Mais cet important projet, de nous priver des avantages du commerce maritime, demandait des efforts impossibles à la faiblesse de la Suède. Le Tsar y envoya de Moscou les deux princes, André et Grégoire Volkonsky, avec des compagnies de Streletz ; le premier occupa le couvent de Solovetsk, menacé par l’ennemi ; le second détruisit tous les Suédois qui se trouvaient à Soumsky et prit quelques canons (162). Ayant appris que les brigands de la Caïanie avaient incendié, dans la nuit même de Noël, le couvent de Kola ou de Petchensk, après avoir cruellement massacré cinquante moines et soixante cinq serviteurs du couvent, le prince Grégoire Volkonsky s’en vengea par le ravage de la Caïanie, et revint au couvent de Solovetsk avec un riche butin. Ces hostilités manquèrent d’amener une rupture avec la Lithuanie, Sigismond s’étant refusé pendant long-temps à confirmer la trève conclue à Moscou, sans un engagement de notre part de ne point inquiéter la Suède. On lassait la patience des ambassadeurs de Fédor, Soltikoff et Tatistcheff (163), par les retards qu’on leur faisait éprouver dans leur voyage à Varsovie ; on les irritait par des insultes ; on les privait de toutes les commodités de la vie, même du nécessaire, au point que, dans leur indignation, ils offrirent au lieu d’argent, aux fonctionnaires du Roi, cinquante vases précieux, pour obtenir de la nourriture pour leurs serviteurs qui mouraient de faim. À quelque temps de là, Sigismond, ayant appris que le Khan s’était enfui de Russie, confirma la convention de Moscou, mais en obligeant nos Ambassadeurs à y ajouter une nouvelle clause, qui défendait au Tsar et à la Lithuanie de songer à la conquête de Narva, pendant l’espace de douze ans. Ce fut en baisant la Croix qu’il dit à Soltikoff : « Nous serons en paix avec le Tsar jusqu’à sa première attaque contre la Suède, car le fils doit prendre le parti de son père ». Cette menace ne sauva pourtant pas les possessions Suédoises de leur ruine.

1592—1596. Pendant l’hiver de 1592, le Tsar envoya les Voïévodes les plus illustres, le prince Mstislafsky et Troubetskoï, deux Godounoff, Ivan 1592—1596. et Étienne, le prince Nogotkoff et Bogdan-Belsky, en Finlande où ils incendièrent plusieurs villes et villages et firent quelques milliers de prisonniers (164). Les Suédois n’osèrent pas livrer bataille et se tinrent enfermés à Vibourg et à Abo, dont les Russes ne s’approchèrent pas, se contentant de les avoir entourés de cendres et de ruines. À la fin d’avril, les Voïévodes ayant terminé cette campagne, revinrent à Moscou se plaindre les uns des autres. Le prince Fédor Troubelskoï accusait les Godounoff, et ceux-ci l’accusaient lui-même de peu de zèle pour le service du Tsar. Le Monarque leur témoigna à tous son mécontentement de leurs divisions dangereuses pour la patrie, et leur ordonna de garder les arrêts dans leurs maisons, depuis la semaine des Rameaux jusqu’à celle de Pâques. Le Régent voulait, par cette légère disgrâce, passer pour juste et prouver qu’il n’épargnait pas même ses parens, lorsqu’il s’agissait du bien de l’État.

À l’époque même où nous ravagions sans opposition la Finlande, se trouvait à Stokholm un ambassadeur du Khan de Crimée, le Tcherkesse Antoine, qui demandait de l’or à la Suède, pour payer l’invasion de Kazi-Ghiréï en Russie. « L’or est prêt pour le vainqueur, répondit le roi Jean, Le Khan a vu Moscou, mais n’a pas sauvé notre pays du glaive des Russes (165) ». Voyant que Sigismond même ne pouvait être un défenseur puissant pour la Suède, Jean, dans les derniers momens de sa vie, désirait sincèrement la paix avec la Russie. Il envoya, au mois d’août 1592, le maréchal Flémingue, le général Boyé et d’autres dignitaires, sur les bords de la Plussa, où ils conclurent avec Michel Soltikoff, lieutenant de Sousdal, et déjà au nom du nouveau souverain de la Suède (166), une trève de deux ans. Jean était mort le 25 novembre, et son fils Sigismond lui avait succédé, réunissant ainsi sous son sceptre les forces de deux puissances ennemies de la Russie. Cet événement causa une grande joie à Varsovie et à Stokholm ; il inquiéta Moscou, mais pour peu de temps. Il se présenta des circonstances inattendues et plus favorables à la Russie que dangereuses pour elle ; car l’avénement de Sigismond au trône de Suède, au lieu d’une étroite liaison, fit naître une haine mutuelle entre les deux Royaumes. Plein de déférence pour les seigneurs de Pologne et de Lithuanie, Sigismond voulut traiter la Suède en état despotique, y rétablir la religion latine, et rendre l’Esthonie à la Pologne ; s’apercevant d’un mécontentement général et d’une opposition active, il prit presque la fuite de Stokholm, pour se rendre à Varsovie, en laissant le pouvoir suprême entre les mains du Sénat. La Suède, dans ces tristes conjonctures, au milieu de ces troubles et de ces divisions, ne pouvait songer à faire la guerre à la Russie. Elle chercha à conclure une paix solide et perpétuelle avec elle, et consentit, pour complaire au Tsar, à ce que ses ambassadeurs Sten-Banner, Horn et Boyé, se réunissent à ceux de Moscou, le prince Tourenin et Pouchkin, sur le territoire Russe, à Tiavsin, près d’Ivangorod (167) ; mais les Suédois rassemblèrent des troupes à Vibourg et à Narva, pour donner plus de poids à leurs demandes ou à leurs refus. L’armée Russe, beaucoup plus nombreuse, s’étendait depuis Novgorod jusqu’aux frontières de l’Esthonie et de la Finlande, attendant, en repos et dans l’inaction, le résultat des négociations. Des deux côtés, on exigea, pour la forme, nous, l’Esthonie, les Suédois, Ivangorod, Jama, Koporié, Orechek, Ladoga, Gdoff, ou de l’argent pour les frais d’une longue guerre ; mais, dans le fait, la Suède ne voulait que la paix sans aucune concession de sa part ; et la Russie voulait de plus la Carélie. Les Ambassadeurs des deux puissances se plaignirent de leur mutuelle obstination ; Irrités les uns contre les autres, ils se séparèrent, mais pour se réunir de nouveau. Enfin, on signa, le 18 mai 1595, la convention suivante :

« 1. Il y aura une paix perpétuelle entre la Suède et la Russie.

2. La première possédera Narva, Revel et toute l’Esthonie, en cédant Kexholm à la Russie.

3. Celle-ci n’accordera pas de secours aux ennemis de la Suède ; ni la Suède à ceux de la Russie, soit en argent, soit en hommes.

4. On délivrera les prisonniers sans rançon et sans échange.

5. Les Lapons de l’Osterbothnie et de Waranga, paieront leurs tributs à la Suède ; et ceux de l’Est (de Kola et voisins des contrées de la Dvina), à la Russie.

6. Les Suédois jouiront de la liberté de commerce à Moscou, Novgorod, Pskoff et autres lieux ; les Russes jouiront des mêmes avantages en Suède.

7. On se prêtera des secours mutuels en cas de naufrages et d’autres calamités.

8. Les ambassadeurs de Moscou pourront librement traverser la Suède, en se rendant auprès de l’Empereur, du Pape, du roi d’Espagne et d’autres grands souverains de l’Europe, de même que les ambassadeurs de ces puissances lorsqu’ils se rendront à Moscou. Les négocians, les militaires, les médecins, les artistes et les artisans jouiront des mêmes avantages (168).

Cette paix contenta l’une et l’autre puissance. Elle délivrait les Suédois d’une guerre ruineuse, consolidait les possessions de l’Esthonie et de Narva, et rendait à la Russie son ancienne possession de Novgorod, où nos frères et nos églises gémissaient sous l’empire de conquérans étrangers. Fédor, en envoyant des Voïévodes à Kexholm, fit partir avec eux un évêque, afin d’y purifier l’orthodoxie des traces d’une autre religion.

Quoique Sten-Banner, Horn et Boyé traitassent encore avec nous au nom de Sigismond, celui-ci prenait peu de part à ces négociations ; ne s’occupant que faiblement de la Suède rebelle, il était plongé dans une espèce de léthargie morale, Correspondance avec les Seigneurs de Lithuanie. et communiquait rarement avec Moscou, même pour les affaires de Lithuanie (169). Notre Conseil n’en agissait qu’avec plus de ruse avec les plénipotentiaires. Cherchant à inspirer aux seigneurs Polonais de la méfiance envers un roi indolent, et leur faisant remarquer avec étonnement que Sigismond mettait dans son titre le nom de la Suède avant celui de la Pologne, ils leur demandèrent, « Si c’était de leur aveu qu’il abaissait ainsi la couronne des Jagellons au dessous de celle des Goths, si nouvelle et si nulle ? Car il n’y avait pas long-temps que les Suédois étaient encore sujets du Danemarck, et qu’au lieu de Souverains, ils n’avaient que des Régents dont toutes les relations se bornaient à celles qu’ils entretenaient avec les commandans de Novgorod ». Mais les orgueilleux seigneurs Polonais, encore ulcérés de la fierté altière de Bathori, chérissaient le débonnaire Sigismond, et vantaient le bonheur qu’il avait eu de remporter une victoire sur le Khan de Crimée. Ils espéraient s’emparer sans guerre de l’Esthonie, après avoir obtenu de la Russie une trève dont elle était également contente.

Affaibli par la malheureuse campagne de Russie, le Khan n’en continuait pas moins d’agir offensivement envers les puissances chrétiennes ses voisines, et d’y chercher du butin. Cette conduite avait pour principal but de ne point encourir le mépris de ses Princes avides, et de conserver un pouvoir que la colère d’Amurat lui aurait infailliblement enlevé ; car le Sultan lui avait fait les plus cruels reproches sur sa fuite pusillanime de Russie, et dont la honte rejaillissait sur les drapeaux Ottomans (170). Pour endormir Fédor, Kazi-Ghiréï lui écrivit, en l’engageant à renouer leurs anciens rapports d’amitié ; il s’excusait sur sa facilité à croire des rapports d’hommes méchans qui voulaient les brouiller. L’envoyé de Crimée apprit confidentiellement au Régent, que le Khan, connaissant l’intention du Sultan de donner un autre maître à la Tauride, était décidé à abandonner les Turcs, à se réunir de toute son âme au Tsar, à faire sortir tous ses camps de la presqu’ile, à dévaster la Crimée, à fonder pour lui-même un nouvel état et une forteresse, sur les bords du Dniéper auprès du passage de Kochkin, afin de servir à la Russie de barrière insurmontable et d’épouvantail contre les Ottomans (171). Kazi-Ghiréi demandait seulement que Fédor lui donnât de l’argent pour la construction de cette forteresse, et que pour preuve de son amitié, et comme arrhes des importans services qu’il rendrait à l’avenir, le Khan s’engageait à aller de nouveau ravager la Lithuanie. Il nous trompait comme à son ordinaire ; mais nous n’étions pas ses dupes. Nous envoyâmes un courrier en Tauride, en lui répondant que nous oublierions tous ses outrages, s’il voulait être franc dans sa réconciliation avec nous ; que l’amitié du grand Monarque chrétien était, même pour un musulman, préférable au joug Ottoman ; que, quoique nous ne fussions point en guerre avec la Lithuanie, nous ne lui en voudrions pas des ravages qu’il commettrait dans ce pays qui était son ennemi ; cet acte de duplicité étant de ceux permis en politique. Mais l’envoyé n’était point encore parvenu en Tauride, Invasion des Tatares de Crimée. lorsqu’il apprit que les tsarévitches, Kalga-Feti-Ghiréï et Nouradin Bakhta, avaient déjà porté le fer et la flamme dans les pays de Rézan, Cachir et Toula. Le Régent ayant négligé de pourvoir à leur défense, ils devinrent la proie de leur vengeance et de leur cupidité. Cependant ils ne songèrent point à marcher contre Moscou ; ils retournèrent sur leurs pas, mais après avoir réduit en cendres les villages et fait prisonniers un grand nombre de nobles avec leurs femmes et leurs enfans. Ce défaut de prévoyance de la Russie lui valut les sarcasmes du Khan, qui dit, avec un air d’étonnement, à un des envoyés de Fédor : « Qu’est devenue l’armée moscovite ?…. Nos Tsarévitches et nos Princes n’ont tiré, ni leurs sabres de leurs fourreaux, ni leurs flèches de leurs carquois ; ils chassaient devant eux à coups de fouet des milliers de prisonniers, tandis que vos braves Voïévodes se cachaient dans les forêts ». Le Khan, revêtit cet officier Russe d’un habit d’or, lui ordonna d’assurer Fédor que les Tsarévitches avaient agi sans son ordre, et qu’il ne dépendait que de nous d’acheter la paix avec la Tauride, par de l’argent et des fourrures précieuses.

Ambassade à Constantinople. Cette paix était toujours l’objet des désirs de Fédor, aussi se décida-t-il alors à renouveler ses relations avec le Sultan. Il envoya à Constantinople, par Kafa, le gentilhomme Nastchokin, demander à Amurat qu’il défendit au Khan, aux Azoviens et aux Bielgorodiens (172), de ravager la Russie, par reconnaissance pour nos bonnes dispositions envers lui : « Car, écrivait le Tsar au Sultan, et Godounoff au grand Visir, nous n’écoutons pas l’Empereur, le roi d’Espagne, celui de Lithuanie, le Pape et le Schah qui nous conjurent de nous joindre à eux pour nous armer contre le chef des Musulmans ». Le Visir, après beaucoup de politesses, dit à l’envoyé. « Le tsar nous offre son amitié : nous y croirons lorsqu’il aura consenti à rendre au Sultan Astrakhan et Kazan. Nous ne redoutons, ni l’Europe, ni l’Asie. Notre armée est tellement nombreuse, que le monde peut à peine la contenir ; par terre, elle est prête à se précipiter sur le Schah, la Lithuanie et l’Empereur ; et par mer, sur les rois d’Espagne et de France. Nous ne pouvons que louer votre prudence si, effectivement, vous n’avez pas voulu vous joindre à eux ; et le Sultan ordonnera au Khan de ne point inquiéter la Russie, si le Tsar retire ses Cosaques des bords du Don et détruit les quatre nouvelles forteresses qu’il a fait construire sur ce fleuve et sur le Terek, afin de couper nos communications avec Derbent. Rendez-vous à cette proposition, sinon, j’en jure par Dieu, non seulement nous ordonnerons au Khan et aux Nogais d’inquiéter continuellement la Russie, mais nous marcherons nous-mêmes contre Moscou, par terre et par mer, sans redouter, ni les fatigues, ni les dangers, et sans épargner, ni nos trésors, ni notre sang. Vous aimez la paix ; mais pourquoi vous mêlez vous des affaires de l’Ibérie qui appartient au Sultan » ? Nastchokin répondit qu’Astrakhan et Kazan étaient inséparables de Moscou ; que le Tsar ordonnerait de chasser les Cosaques des environs du Don où nous n’avions aucune forteresse ; que nos rapports avec la Géorgie ne provenaient que de ce qu’elle professait la même religion que nous ; que nous y envoyions, non des troupes, mais des prêtres, et que nous ne permettions à ses habitans de venir en Russie, que pour y faire le commerce. Nastchokin proposa au Visir de s’expliquer avec le Tsar par le moyen d’un ambassadeur que le Sultan lui enverrait. Le Visir ne le voulut pas d’abord, en lui disant : « Nous ne connaissons point cet usage. Nous recevons les ambassadeurs étrangers, mais nous n’en envoyons pas chez les autres ». À la fin, cependant, il se décida à faire partir pour Moscou le dignitaire Tschaouch-Resvan avec les demandes qui avaient été faites à Nastchokin. De son côté, le Tsar envoya encore à Constantinople, au mois de juillet 1594, le gentilhomme Islenief, porter sa réponse et des présens qui consistaient en une pelisse de renard noir, pour le Sultan, et de zibelines, pour le Visir. Il promettait de réprimer les Cosaques et de laisser passer librement les Turcs qui se rendraient à Derbent, à Schamakha et à Bakou, si Amurat s’engageait à tenir en respect Kazi-Ghiréï. « Nous avons ordonné, écrivait Fédor au Sultan, de construire des forteresses dans les pays de la Kabarda et du Schafkal, non pour t’irriter, mais pour assurer la tranquillité des habitans. Nous ne vous avons rien enlevé, car les Princes des montagnes, des Tcherkesses et le Schafkal étaient nos anciens sujets de la province de Rézan. Ils s’enfuirent dans les montagnes et se soumirent ensuite à mon père, leur ancien et légitime souverain ». Cette histoire nouvelle de la Cabardie et du Caguestan, ne persuada pas le Sultan que leurs princes fussent des transfuges de Rézan. Il vit la tendance de la politique de Moscou à s’étendre dans l’Orient. Il ne pouvait la favoriser, et il ne songea point à contribuer à la tranquillité de la Russie, c’est-à-dire à la réconcilier avec le Khan.

Les seuls fruits que nous retirâmes de ces ambassades à Constantinople, furent des notions intéressantes sur l’état de l’empire Ottoman et des Grecs. « Tout est changé aujourd’hui en Turquie, disait Nastchokin ; le Sultan et les Pachas ne songent qu’à l’intérêt ; le premier augmente le trésor, et l’on ne sait à quelle fin ; il cache l’or dans des coffres et ne paye point l’armée qui dernièrement se révolta et assaillit le palais, en demandant la tête du Defterdar ou Trésorier. Il n’y a plus ni ordre ni justice dans l’Empire. Le Sultan pille les fonctionnaires, et ceux-ci pillent le peuple. L’on ne voit partout que vols et assassinats ; plus de sécurité pour les voyageurs sur les routes, ni pour les marchands dans le commerce ; ces violences et la guerre de Perse, ont épuisé l’Empire, surtout la Moldavie et la Valachie, où sans cesse on change les Hospodars par vénalité. Les Grecs sont opprimés et gémissent sans avoir même d’espoir dans l’avenir ». Islenief fut retenu à Constantinople par l’avénement au trône de Mahomet III, en 1595 ; ce nouveau Sultan, infâme assassin de ses dix-neuf frères, n’attendait qu’un moment propice pour déclarer la guerre à la Russie. Cependant, quoiqu’à Constantinople nous traitassions de brigands, les guerriers du Don, nous leur fournissions des munitions de guerre, du plomb et du salpêtre. Leur nombre s’accrut des Cosaques du Dniéper et de tous les déserteurs, qu’ils accueillirent parmi eux. Indiscipline des Cosaques du Don. Ils étaient continuellement en guerre avec Azof et les Nogais, les Tcherkesses et la Tauride, et allaient en mer chercher du butin, tantôt soumis au Tsar, tantôt en révolte contre lui. Nastchokin écrivit d’Azof à Moscou, que les Cosaques des camps du midi lui avaient enlevé de vive force les présens du Tsar ; qu’ils ne voulaient pas lui rendre sans rançon, leurs prisonniers, un Tschaousch du Sultan avec six Princes Tcherkesses, et que, dans un accès de colère, ils avaient coupé la main à un d’entr’eux en s’écriant : « nous sommes fidèles au Tsar blanc, mais ceux, dont nous nous rendons maîtres par nos armes, nous ne les rendons pas pour rien ». Les Cosaques méritaient d’être punis de leur indiscipline ; mais à titre d’ennemis irréconciliables de ceux de la Russie, ils avaient des droits à l’indulgence du Tsar.

N’ayant point réussi dans notre projet de maîtriser le Khan par l’entremise de la Turquie, nous y parvîmmes sans elle et par nos propres moyens. Nous le désarmâmes, moins par nos complaisances et nos négociations, que par des mesures sages, prises pour la défense des possessions méridionales de la Russie. Ayant renouvelé l’ancienne ville de Koursk déserte depuis long-temps (173), Construction de villes. et construit les forteresses de Livna, Kroma et Voronège, le Tsar, en 1593, ordonna d’en bâtir encore de nouvelles sur toutes les routes des Tatares, depuis le Donetz jusqu’aux bords de l’Oka, telles que Bielgorod, Oskol et Valouïka, et de les peupler de soldats, de Streletz et de Cosaques, ensorte qu’il devint difficile aux brigands de Crimée de tourner ces forteresses d’où, pendant l’été, il sortait sans cesse des détachemens de cavalerie pour les observer, et où le bruit continuel du canon les tenait en respect. Le Tsar, ayant le glaive dans une main, de l’or dans l’autre, faisait dire au Khan : « Le Pape, l’Empereur, les rois d’Espagne, de Portugal et de Danemark m’ont conjuré de détruire ton royaume, pendant qu’ils agiraient de toutes leurs forces contre le Sultan. Mes propres Boyards, mes Princes, mes Voïévdes et particulièrement les habitans de l’Ukraine, me supplient également de me rappeler toutes vos iniquités et vos cruautés, de faire marcher mes troupes et de ne point laisser pierre sur pierre dans le centre même de ta horde. Mais, désirant ton amitié et celle du Sultan, je n’écoute, ni les ambassadeurs des Souverains européens, ni les cris de mon peuple, et je te propose mon alliance et de riches présens (174) ». Obligé par Amurat d’aller sans cesse d’un pays à un autre, en Moldavie, en Valachie ou en Hongrie, pour réprimer les révoltes des tributaires Ottomans, ou combattre les Autrichiens, le Khan fatiguait ses troupes par des marches continuelles, et en perdait un grand nombre dans les combats, sans en retirer d’autre avantage qu’un faible butin. Dans ces fâcheuses conjonctures, Kazi-Ghiréï obtint du Sultan la permission de tromper la Russie par une fausse réconciliation solennelle, éclatante et telle que nous n’en avions pas eue avec la Tauride dans l’espace de soixante-quinze ans. Au mois de novembre 1593, les ambassadeurs du Khan, Achmet-Pacha, et ceux de Moscou, le prince Fédor Khvorostinin et Bogdan Belsky, se réunirent sur les bords de la Sosna, au-dessous de Livna, pour les conférences préliminaires. Cette rivière servait alors de frontière à la Russie habitée. Plus loin, vers le midi, commençaient les stèpes. L’envoyé de Kazi-Ghiréï ne voulut pas passer sur le côté gauche de la rivière, craignant de se livrer entre nos mains, et de compromettre ainsi la dignité du Khan. Les Ambassadeurs, après s’être réunis sur un pont, convinrent de cesser les hostilités de part et d’autre, de délivrer les prisonniers, et de conclure une paix et une alliance perpétuelles. À cette fin, le prince de Crimée, Ichimamet, devait se rendre à Moscou, et le prince Mercure Stcherbatoff, en Tauride. Ces deux nouveaux Ambassadeurs s’étant rencontrés sur le pont, se saluèrent avec politesse et continuèrent leur route. Comme gage de son amitié, Fédor permit à la veuve du tsarévitche Mourat qui était mort à Astrakhan, de se rendre auprès du Khan ; il envoya à Kazi-Ghiréï dix mille roubles, outre des pelisses et des étoiles précieuses, promettant de lui en faire passer autant chaque année ; enfin, il parvint, dans le courant de l’été de 1594, Paix avec le Khan. à recevoir de lui un acte d’alliance avec un cachet d’or. Cet acte, par les conditions qu’il contenait et par ses termes, rappelait les anciens traités par lesquels le bon et sage Mengli-Ghiréï assurait Ivan III de son amitié fraternelle. Kazi-Ghiréï s’engageait à être l’ennemi de nos ennemis ; à punir sans miséricorde ceux de ses sujets qui attaqueraient la Russie ; à rendre le butin et les prisonniers qu’ils pourraient faire ; à veiller à la sureté des ambassadeurs du Tsar, à celle des négocians, et à ne point arrêter dans leur route les étrangers qui se rendraient à Moscou. Quoiqu’à dater de cette époque, et pendant environ trois ans, les Tatares de Crimée n’eussent pas inquiété nos possessions, employant toutes leurs forces à aider le Sultan dans sa guerre avec la Hongrie, l’armée Moscovite n’en continua pas moins à rester sur les bords de l’Oka, prête à combattre.

Ce temps de paix profonde pour la Russie, ne fut pas perdu pour sa politique extérieure. La Cour de Moscou, tout en assurant le Sultan qu’uniquement par amitié pour lui, nous ne voulions pas nous lier avec ses ennemis, recherchait leur alliance avec plus d’ardeur que jamais. Au mois de septembre 1593, l’Empereur envoya de nouveau à Moscou, le dignitaire Nicolas Varkotsche, pour prouver avec éloquence la nécessité d’un armement général de toutes les puissances chrétiennes, contre le Sultan, et exiger de nous, ou des secours pécuniaires, ou de riches pelleteries, pour la guerre contre les Infidèles. Dans une conversation confidentielle, il dit à Godounoff, que Rodolphe avait le projet d’épouser la fille de Philippe, roi d’Espagne, et de s’approprier la France, du consentement d’un grand nombre de seigneurs de ce pays, qui détestaient Henri IV ; que Sigismond, offensé de l’arrogance et de l’indépendance des seigneurs Polonais, voulait abdiquer la couronne des Jagellons et retourner en Suède ; que Maximilien, frère de l’Empereur, avait de nouveau l’espoir d’être roi de Pologne, et priait Fédor de l’aider de tous nos moyens pour y parvenir, promettant de céder à la Russie une partie de la Livonie. Les Boyards répondirent au nom du Tsar : « Le grand-père, le père de Fédor et Fédor lui-même ont témoigné plus d’une fois, à la Cour de Vienne, leur disposition de se joindre à l’Europe, pour combattre les Ottomans ; mais c’est envain que nous avons attendu, jusqu’à présent et que nous attendons encore une ambassade à Moscou, de la part de l’Empereur, de l’Espagne et de Rome, pour établir nos conventions. Nous ne refusons pas l’argent, pourvu que le grand œuvre du salut et de la gloire des Chrétiens commence. Le Tsar souhaite en tout le plus grand succès à l’Empereur ; il agira avec le plus grand zèle, afin de procurer la couronne de Pologne à Maximilien, et, dans ce cas, nous lui céderons toute la Livonie, à l’exception de Dorpat et de Narva, qui sont indispensables à la Russie ». On congédia Varkotche en lui remettant des lettres pour Rodolphe, pour Philippe et pour le Pape, auxquels nous demandions qu’on envoyât au plutôt des ambassadeurs à Moscou, de même que pour le prince de Suède, Gustave fils d’Erick, à qui Fédor offrait un refuge en ces termes : « Nos pères étaient amis et alliés, ayant appris que tu errais en fugitif, en Italie, je t’invite à venir en Russie où tu auras un traitement convenable, plusieurs domaines, une vie tranquille, et la liberté d’en sortir et d’aller où bon te semblera et quand tu le voudras ». La suite nous expliquera pourquoi nous faisions ces avances à Gustave.

Cependant l’indolent Rodolphe combattait le Sultan en Hongrie, et ne se hâtait pas de conclure une alliance avec la Russie. Au mois d’août 1594, il arriva à Moscou un de ses envoyés avec une lettre singulière, en latin et ouverte, adressée en même temps à Fédor et à l’hospodar de Moldavie Arron, au voïévode de Briaslavle, et aux Cosaques du Dniéper ; voici ce qu’elle contenait : « Le porteur de la présente, Stanislas Chlopitzky, chef des guerriers Zaporogues, nous a témoigné le désir de servir l’Empire contre l’infidèle Sultan, avec huit ou dix mille Cosaques ; nous l’avons accueilli avec plaisir et lui avons remis notre bannière, portant une aigle noire, à condition qu’il fermerait tous les passages aux Tatares de Crimée, vers le Danube, et porterait le fer et la flamme dans les possessions du Sultan, en épargnant la Lithuanie et les autres pays chrétiens. C’est pourquoi nous vous prions de favoriser notre serviteur dévoué (175) ». L’adresse à Fédor était visiblement controuvée : l’Empereur ne pouvait tenir le même langage au Tsar et aux Cosaques. Chlopitzky, en causant avec les Boyards, les informa, au nom de Rodolphe, des victoires de l’Empereur et de l’alliance que le prince de Transylvanie et les hospodars de Moldavie et de Valachie avaient conclue avec lui ; il les assura que les Zaporogues, regardant la Russie comme leur véritable patrie, n’osaient agir sans la volonté du Tsar, et demanda que Fédor, après leur avoir donné quelques troupes moscovites, leur ordonnât de marcher avec elles et sous les drapeaux de la Russie, contre les Turcs. On ne laissa pas parvenir Chlopitzky jusqu’au Tsar, en lui représentant l’inconvenance de la lettre de l’Empereur ; et on lui dit : « Le Tsar, par considération pour Rodolphe, te laisse partir sans colère, et il écrira à Bogdan Mikochinsky, hetman des Zaporogues, qu’ils peuvent servir l’Empereur ». Cette circonstance est très-remarquable, en ce qu’elle présente les Cosaques du Dniéper comme sujets de la Lithuanie, qui elle-même tremblait d’offenser le Sultan, s’alliant, contre le gré de leur Souverain, à l’Empereur pour faire la guerre aux Turcs, et se reconnaissant, en quelque façon, dépendans du Tsar. Quoique cette alliance illégale n’eut point pour l’Autriche le succès qu’elle en attendait ; quoique le gouvernement Lithuanien punit les Cosaques de cette manière indépendante d’agir, en leur ôtant les canons, les drapeaux, les trompettes d’argent, la massue qui leur avaient été donnés par Étienne Bathori, et l’aigle noire de l’Empereur (176) ; cependant les souvenirs d’une ancienne patrie commune, l’unité de religion, l’oppression sous laquelle gémissait l’Église grecque en Lithuanie, et la vengeance nationale, préparaient déjà dans l’âme des guerriers du Dniéper, le désir de réunir leur contrée florissante à l’empire de Moscou.

Fédor voulant obtenir un résultat de nos longues et inutiles négociations avec l’Autriche, envoya un courrier à Rodolphe (177), pour lui demander les véritables raisons des retards qu’il apportait dans une affaire d’une aussi haute importance. Il apprit que Nicolas Varkotche, ayant quitté la Russie, avait trouvé l’Empereur à Prague, mais qu’il n’avait pu lui être présenté que long-temps après son arrivée, à cause de l’indolence ordinaire de ce Monarque ; que Rodolphe avait enfin communiqué à la Diète des électeurs la réponse favorable de Fédor, et que ceux-ci, attachant un grand prix à l’alliance de la Russie, avaient obtenu de lui qu’il envoyât une nouvelle ambassade à Moscou. Quelques mois après, en décembre 1594, arriva dans cette ville le même Varkotche, avec la nouvelle que les Turcs se renforçaient de plus en plus en Hongrie. Il demandait de prompts secours pécuniaires, et nous étonnâmes l’Autriche par notre générosité, Secours donnés à l’Empereur. en envoyant à l’Empereur, pour les frais de la guerre, quarante mille trois cent soixante zibelines, vingt mille sept cent soixante martres, cent vingt renards noirs, trois cent trente-sept mille deux cent trente-cinq petits-gris, et trois mille castors, valant quarante-quatre mille roubles d’alors. Le gentilhomme du Conseil, Véliaminoff, fut chargé de les porter ; on lui rendit des honneurs extraordinaires à Prague : les troupes étaient sous les armes dans toutes les rues par lesquelles il devait passer, pour se rendre au palais, dans la voiture de l’Empereur ; il reçut des invitations de toutes parts et fut l’objet de toutes les prévenances. Il était sans cesse prié à des diners qui étaient toujours accompagnés de musique ; cet envoyé, cependant, ne recherchait point ces occasions de plaisir, disant que le Tsar pleurait la mort de sa fille, et que toute la Russie pleurait avec lui. Après avoir étalé, dans vingt chambres du palais, les présens de Fédor aux yeux de l’Empereur et de ses seigneurs, il satisfit leur curiosité par la description de la Sibérie si riche en belles fourrures, mais il ne leur dit pas le prix de cet envoi du Tsar, que les juifs de Bohême et les marchands estimèrent à huit tonneaux d’or. Véliaminoff fit sentir au ministère Autrichien qu’un secours pécuniaire de cette importance prouvait toute la sincérité des bonnes dispositions de Fédor, malgré les retards inexplicables de l’Empereur et de ses alliés, à conclure un traité solennel avec nous. On comprend, en effet difficilement pourquoi la Cour de Vienne avait l’air d’éviter cette alliance, beaucoup plus dangereuse et sujette à des chances plus fâcheuses pour nous que pour l’Autriche, puisqu’elle devait conduire la Russie, qui était en paix, à une guerre avec le Sultan, qui combattait déjà l’Autriche. L’Empereur répondit au Tsar, que l’éloignement des lieux, la haine qui existait en Espagne contre l’Angleterre et la France, les troubles des Pays-Bas, la vieillesse de Philippe et le nouvel avénement du pape Clément VIII, retardaient une alliance générale des puissances chrétiennes contre les Ottomans. Illustre Ambassadeur de l’Empereur. Il envoya pourtant auprès de Fédor un grand de sa Cour, Abraham, burgrave de Donau (178), avec un membre du Conseil, Georges Kal, vingt gentilshommes et quatre-vingt-douze valets.

Cette ambassade ne satisfaisait que l’amour-propre de la cour de Moscou par sa magnificence, et en exigeait une pareille de sa part. Le Burgrave, en traversant la Russie, vit, dans toutes les villes et à tous les relais, une quantité de gens proprement vêtus et rassemblés des endroits les plus éloignés par ordre du Tsar, afin de lui prouver combien le pays était peuplé et riche. Depuis la frontière jusqu’à Moscou, il fut reçu et accompagné par des détachemens de troupes, montés sur de magnifiques chevaux. Partout sur son passage, il trouvait le luxe et toute espèce d’agrémens, à la liberté près ; car, sans cesse on veillait autour de lui, afin qu’il ne vint à sa connaissance rien de ce qui pouvait offenser l’amour-propre des Russes. À Moscou, cet illustre étranger fut conduit par les plus belles rues et devant les plus beaux édifices. On lui assigna pour demeure l’élégante maison du prince Nosdrovatoï. On lui donna le service de la Cour. On lui apportait, sur des plats d’or et d’argent, toutes les friandises de la table du Tsar, et on lui servait les vins les plus précieux du midi de l’Europe. Le jour de son audience, le 22 mai 1597, la cour de Moscou resplendissait de magnificence. Le Burgrave, ayant la goutte, ne put monter à cheval, mais il se rendit au Kremlin dans une voiture allemande, ouverte. Il était précédé par cent vingt cavaliers nobles, couverts d’habits magnifiques. Fédor le reçut dans le grand Palais doré, assis sur son trône, le diadême sur la tête et le sceptre en main. Godounoff était debout derrière lui et tenait la pomme d’or ; à sa droite étaient assis le tsarévitche Araslan-Aley, fils de Kaïboula, Mamet-Koul, de Sibérie, et le prince Mstislafsky ; à sa gauche, Ouraze Mahmet, tsarévitche des Kirguisses ; plus loin étaient les Boyards, les fils des Hospodars de Moldavie et de Valachie, les grands Officiers, les Gentilshommes du Conseil, deux cents Princes et Nobles ; les Secrétaires du Conseil, étaient dans un appartement voisin. L’Empereur envoyait en présent, au Tsar, les reliques de Saint-Nicolas renfermées dans une chasse d’or, deux voitures, douze chevaux, une pendule avec de la musique et quelques vases en cristal ; à Godounoff, un bocal précieux, orné d’émeraudes, une pendule et deux étalons avec des housses de velours ; et à son jeune fils, Fédor, des singes et des perroquets. Il adressait ses remercîmens au Tsar et au Régent ; celui-ci permit, quelques jours après, à l’Ambassadeur, de venir dans sa propre maison ; et prenant un air de Souverain, il lui adressa des paroles gracieuses et donna sa main à baiser aux Gentilshommes d’Ambassade.

Mais, la magnificence et le bon accueil ne produisirent rien d’important. L’Ambassadeur d’Autriche, en entamant l’affaire principale, déclara que Rodolphe attendait de nous de nouveaux services ; que nous devions nous opposer aux incursions du Khan en Hongrie et à la paix du Schah avec le Sultan ; que nous devions donner encore à l’Empereur des secours pécuniaires à des époques fixes, et dont les quotités seraient réglées en or ou en argent et non en pelleterie, car l’Autriche ne pouvait s’en défaire avantageusement en Europe. Mais les Boyards répondirent catégoriquement que, sans un engagement mutuel et par écrit de la part de l’Autriche, Fédor n’était point disposé à prodiguer pour elle les trésors de la Russie ; qu’Islenief, envoyé par le Tsar avait été retenu à Constantinople ; à cause des secours pécuniaires que nous avions accordés à Rodolphe ; que toujours nous tenions le Khan en respect, et que depuis long-temps nous aurions obtenu l’alliance de l’Europe chrétienne avec la Perse, si l’Empereur ne nous avait point trompés par de vaines promesses. En même temps il arriva à Moscou, un courrier de Maximilien qui désirait que Fédor lui accordât des secours en argent, pour l’aider à obtenir la couronne de Pologne ; on désirait qu’il l’obtînt, mais on lui refusa l’argent. Le Burgrave quitta Moscou au mois de juillet, n’emportant que beaucoup d’honneurs et de riches présens.

Le Légat du Pape à Moscou. Ce qu’il y a de plus étonnant c’est que Rodolphe, pour excuser ses délais, prétextait le nouvel avénement du pape Clément VIII, et que ce pape envoyait, à cette époque même, auprès de Fédor, par la Lithuanie, le légat Alexandre Comuleus pour la même affaire, conjurant le Tsar de délivrer les puissances chrétiennes du joug des Ottomans (179). Il est douteux que Comuleus et l’ambassadeur Autrichien se soient vus à Moscou ; du moins ils parlaient et agissaient sans la moindre communication entre eux. Le Pape, avec la finesse ordinaire de la cour de Rome, flattait le Tsar et la Russie ; il lui représentait que les Ottomans, une fois maîtres de la Hongrie, pouvaient s’emparer également de la Pologne et de la Lithuanie ; que déjà ils touchaient à nos possessions, ayant soumis d’un autre côté une partie de la Géorgie et de la Perse ; et que l’empire de Byzance et beaucoup d’autres n’avaient trouvé leur ruine que dans leur trop grand amour pour la paix, dans leur inaction et dans leur imprévoyance des dangers. Il était facile à Fédor, disait-il, d’envoyer des troupes en Moldavie, et de s’emparer des villes appartenant au Sultan, sur les bords de la mer Noire, où nous attendaient la gloire et un riche butin ; et où nous pourrions nous perfectionner dans l’art de la guerre, en voyant comment les Allemands, les Hongrois et les Italiens combattent les Turcs, et combien ils ont d’avantage sur eux. Il ne dépendait que de nous, ajoutait-il, de réunir à la Russie des contrées que la beauté du climat, la fertilité du sol et les richesses de la nature, rendaient heureuses et florissantes ; et de nous ouvrir, par la Thrace, un chemin jusqu’à Byzance, domaine héréditaire des souverains de la Russie. Le zèle de la religion, disait-il encore, rapproche les distances ; Rome et Madrid étaient loin du Bosphore, cependant Constantinople verrait les étendards du Saint Apôtre et de Philippe ; les peuples opprimés par les Turcs étaient nos frères, par leur langage et leur religion ; le moment était favorable, les troupes Ottomanes ayant été défaites en Perse et en Hongrie. Enfin, ajoutait-il, au centre de l’Empire Turc où il n’était point resté la moitié des habitans, régnait le plus complet désordre. Les passages suivans des instructions données par le Pape au Légat, sont également dignes d’être remarqués : « Nous avons appris que les Souverains de Moscou, aiment à se glorifier de descendre des anciens Empereurs Romains et se donnent des titres pompeux ; expliquez aux Boyards, que les degrés de la dignité et de la grandeur des Monarques doivent être confirmés par nous, et citez pour exemple, les rois de Pologne et de Bohême qui doivent leur couronne au chef de l’Église œcuménique. Cherchez à imprimer dans leurs âmes le respect pour le chef des chrétiens, tranquilles et heureux sous notre pouvoir spirituel. Cherchez à persuader que la véritable Église de Jésus-Christ est à Rome et non à Constantinople, où les infidèles Sultans vendent les titres de Patriarches esclaves, étrangers à l’influence du Saint-Esprit ; que dépendre des prétendus pasteurs de Byzance, c’est dépendre des ennemis du Sauveur, et que l’illustre Russie est digne d’un plus beau sort. Vous, homme éclairé, vous connaissez la différence des dogmes des religions Romaine et Grecque ; persuadez les Russes des vérités de notre orthodoxie, avec force, mais avec ménagement, et d’autant plus qu’ils aiment la précision, et que, parlant leur propre langue, vous ne pouvez vous excuser sur l’ignorance de la véritable valeur des mots. Mais que d’avantages n’avez-vous pas sur tous les docteurs qui ont été envoyés chez eux de Rome, dans l’espace de sept siècles, et qui ne connaissaient, ni la langue, ni les usages des Russes ? Si le Tout-Puissant couronne votre entreprise, s’il ouvre un chemin à la réunion des religions, notre cœur sera consolé, et par la gloire de l’Église, et par le salut d’une quantité innombrable d’âmes ». Nous savons que l’ambassadeur de Clément vint deux fois à Moscou avec ces mêmes instructions, en 1595 et en 1597 ; mais nous ne connaissons rien de ses négociations qui, au reste, n’eurent pas des résultats importans, et diminuèrent probablement, au moins pour quelque temps, les espérances qu’avait conçues Rome, de conclure une alliance politique et spirituelle avec la Russie.

Amitié entre Fédor et le schah Abbas. En promettant à l’Empereur et probablement au Pape, un allié fidèle dans le Schah de Perse, nous pouvions effectivement tenir notre parole, ayant renouvelé nos rapports d’amitié avec lui. Déjà l’illustre Schah Abbas se préparait à des exploits glorieux qui lui méritèrent dans l’Histoire le nom de Grand ; héritier d’un empire désorganisé par la faiblesse de Tamasse et de Godabent, troublé par les révoltes des Khans apanagés, restreint par les conquêtes des Turcs, il ne voulait obtenir de ces derniers qu’une paix momentanée, pour s’affermir sur le trône et appaiser les rebelles de son pays ; il cherchait à connaitre les rapports qui existaient entre les États les plus éloignés ; saluant, au-delà des mers, un fidèle allié dans le roi d’Espagne, il en voyait un bien plus fort dans le puissant monarque de la Russie, dont les possessions confinaient déjà avec la Perse et la Turquie. Azi Khosref, nouvel ambassadeur du Schah, après avoir remis une lettre amicale d’Abbas, s’occupa principalement à flatter le Régent ; dans les entrevues particulières qu’il eut avec lui, il lui disait, avec la pompe des expressions orientales : « D’une seule main tu gouvernes le pays Russe, tu dois tendre l’autre au Schah et établir une amitié fraternelle entre lui et le Tsar (180) ». Boris répondit modestement : « Je ne fais que remplir la volonté de mon Souverain ; son impulsion seule dirige mon esprit ». Mais il se chargea d’être auprès de Fédor le plus ferme appui du Schah. L’Ambassadeur expliqua à Godounoff que la trève, conclue par la Perse avec les Turcs, n’était qu’une ruse de guerre. « Afin de les endormir, lui dit-il, le Schah leur a donné son neveu âgé de six ans pour ôtage ou pour victime ; ils n’ont qu’à le tuer au premier moment où ils verront briller nos cimetères, et tout n’en ira que mieux, car le terrible Abbas n’aime, ni ses neveux, ni ses frères, et il leur réserve le repos éternel de la tombe ou la nuit des cachots ». Azi ne calomniait point le Schah. Cependant ce destructeur impitoyable de sa race déploya les qualités et l’appareil d’un grand monarque aux yeux de l’ambassadeur de Fédor, le prince Svénigorodsky, qui devait prendre connaissance de l’état des choses en Perse et des projets d’Abbas. En 1594, cet envoyé traversa le pays de Ghilan, déjà soumis au Schah qui en avait chassé le roi Achmet, accusé par lui d’infidélité. L’ordre et la tranquillité qui y régnaient prouvaient l’infatigable activité du nouveau Souverain. On traita partout avec distinction l’ambassadeur de Fédor. Abbas le reçut à Kachan, environné d’une Cour brillante de Tsarévitches et des grands de son Empire. Il portait à son côté un sabre enrichi de diamans, et il avait auprès de lui un arc et une flèche. Il lui tendit la main sans lui proposer de baiser son pied ; il témoigna la plus grande satisfaction, et fit l’éloge du Tsar et de Godounoff. Les plaisirs et les festins précédèrent les affaires ; pendant le jour, il y eut des promenades dans les jardins, de la musique, des danses et des exercices militaires dans lesquels Abbas lui-même montra une grande adresse, tant à lancer un coursier avec la rapidité de l’éclair, qu’à frapper juste un but avec des flèches. Le soir on fit des feux de joie ; on illumina les jardins, les cascades, les places publiques et les boutiques, où se précipitait une foule de peuple, et où l’on étalait les plus riches productions de l’Asie. Le Schah se glorifiait de son armée, de l’état florissant des arts et du commerce, et de sa magnificence. En montrant au prince Svénigorodsky ses nouveaux palais, il lui dit : « Ni mon père, ni mon grand-père n’en eurent de pareils ». Il lui fit voir aussi son trésor, et lui fit admirer un diamant jaune qui pesait cent zolotniks, et qu’il destinait en cadeau au Tsar, la riche selle de Tamerlan, des cuirasses et des casques travaillés en Perse. À diner, l’ayant placé à côté de lui, le Schah lui dit : « Vois-tu l’ambassadeur des Indes qui est placé plus bas que toi : son maître, Djéladin-Aïber, possède des contrées incommensurables et presque les deux tiers du monde peuplé ; mais j’estime encore plus ton maître que lui ». Ensuite Abbas commença à traiter d’affaires avec le prince Svénigorodsky ; il l’assura qu’il était fermement résolu à chasser les odieux Ottomans des possessions occidentales de la Perse, mais qu’auparavant il voulait reprendre le Khorozan à Abdoula, Tsar de Bukharie, qui s’en était emparé dans les malheureux temps de Godabent, et qui avait aussi conquis le pays de Khiva. « Je ne nourris, dit-il, qu’une seule grande idée, celle de rétablir l’intégrité et la gloire de l’ancienne Perse. J’ai quarante mille homme de cavalerie, trente mille d’infanterie et six mille canonniers. Je commencerai par mettre à la raison l’ennemi le plus voisin et je parviendrai jusqu’au Sultan, j’en fais le serment. Il me suffira de la promesse sincère du souverain de Moscou, de me seconder lorsqu’arrivera le moment de cette grande entreprise, afin que nous en partagions et la gloire et les avantages ». Abbas consentait à entrer en rapports avec l’Autriche ; son Ambassadeur vit celui de Rodolphe, à Moscou ; il nous cédait sans opposition l’Ibérie, mais il ajouta : « Le Tsar Alexandre trompe la Russie ; il me manque de respect et paye secrètement un tribut au Sultan ». Constantin, fils d’Alexandre, se trouvait en ôtage en Perse, ou, de gré ou de force, il avait embrassé l’Islamisme et avait épousé une musulmane. Le Schah, pour complaire à Fédor, lui permit d’aller à Moscou ; mais le jeune Prince s’y refusa, et dit à notre Ambassadeur, en versant des larmes : « Mon sort est de mourir ici dans un honorable esclavage ». Abbas, pour prouver toute l’amitié qu’il portait à la Russie, vint inopinément visiter le prince Zvénigorodsky, amenant avec lui Azim, Tsar chassé de Khiva, et son premier ministre, Tergat-Khan. Il y but du vin et de l’hydromel (car il aimait les boissons fortes, en dépit de Mahomet). Il examina, avec la plus grande attention, les images de la Vierge et de Saint Nicolas. Il accepta de l’Ambassadeur un bonnet de renard noir, en lui faisant cadeau à son tour d’un superbe coursier et d’une image de la Vierge, peinte sur or en Perse, d’après une image italienne qui avait été envoyée d’Ormus au Schah (181). Pour confirmer tout ce qui avait été dit au prince Zvénigorodsky, Abbas envoya avec lui à Moscou, un de ses grands seigneurs, nommé Kouli, et Fédor envoya au Schah le Prince Tioufiakin (182), avec le projet d’un traité dont les bases étaient qu’ils seraient alliés fidèles, et qu’ils employeraient conjointement leurs forces pour chasser les Turcs des contrées de la mer Caspienne ; que la Russie s’emparerait de Derbent et de Bakou, et la Perse, du pays de Schirvan. Mais Tioufiakin et son secrétaire moururent en route, ce qu’on ignora long-temps à Moscou ; et les relations avec Abbas, occupé alors à une guerre heureuse en Bukharie, furent interrompues jusqu’à un nouveau règne en Russie.

Le Schah nous céda du moins l’Ibérie. Fédor, sans la disputer encore ouvertement au Sultan, voulut établir un droit de souveraineté sur elle, Campagne contre le Schavkal. en soumettant le Schavkal, implacable ennemi d’Alexandre. Deux fois il envoya contre lui ses Voïévodes, les princes Zassekin, et Khvorostinin. Le premier mit en fuite le Schavkal et le força de se réfugier dans des montagnes inabordables ; le second devait achever de réduire cette partie du Daguestan, s’y joindre aux troupes d’Ibérie, conduites par Youri, fils d’Alexandre, s’emparer de Tarky, sa capitale, afin de la donner au beau-père d’Youri, autre prince du Daguestan (183). Khvorostinin prit en effet Tarky, mais n’y trouva ni Youri, ni son beau-père : il les attendit envain ; ses forces s’épuisaient dans des combats journaliers contre les habitans des montagnes. Enfin, après avoir rasé Tarky, il fut obligé de se retirer dans la forteresse de Térek. Près de trois mille Russes périrent dans ces pays sauvages. Ce malheur pouvait être attribué à Alexandre. Le Tsar lui témoigna son étonnement de ce que son fils ne s’était point réuni à notre Voïévode. Alexandre s’excusa sur la difficulté de traverser les montagnes ; mais Fédor lui fit observer judicieusement que, puisque le Schavkal trouvait des routes pour aller piller l’Ibérie, les troupes d’Ibérie auraient pu également les trouver pour entrer dans le pays du Schavkal. Cependant, ni cette cause de mécontentement, ni l’avarice d’Alexandre, ni ses hésitations à nous payer tribut, ne changèrent rien à notre politique patiente et sage. « Mon trésor est épuisé, disait ce Prince, par le mariage de ma fille avec le prince de Dadian, et par les présens qu’exigent de moi les puissans Souverains mahométans (184) ». Ayant appris qu’Alexandre avait fait la paix avec son gendre Siméon, sous prétexte de complaire à la Russie, le Tsar écrivit au premier : « Je crois à ton zèle et j’y croirai encore davantage si tu engages Siméon à nous prêter serment de fidélité ». Alexandre trompait-il la Russie, comme l’avait assuré le Schah au prince Zvénigorodsky ? Non, il n’était que faible au milieu des forts ; nul doute qu’il ne préférât sincèrement la domination de la Russie à celle de la Turquie ou de la Perse. Il conservait l’espoir, il reprenait courage ; mais en voyant que nous ne pouvions ou ne voulions point envoyer en Ibérie des forces assez considérables pour sa défense, son zèle pour nous se refroidissait. Il ne quittait point le titre de tributaire de la Russie, mais, en réalité, il payait tribut au Sultan, en soie et en chevaux ; en même temps il conjurait Fédor de défendre au moins l’Iberie du côté du Daguestan, où les Voïévodes de Moscou avaient construit alors de nouvelles forteresses sur les bords de la Koïssa, afin de réprimer le Schavkal et d’effacer l’échec du prince Khvorostinin.

Déjà maître prétendu de l’Ibérie, des princes Tcherkesses et Nogais également nos vassaux, quoique souvent rebelles (185), Fédor, dans l’année 1595, se fit encore proclamer Souverain de la horde populeuse des Kirguises. Son Khan, Tefkel, qui prenait le titre de Tsar des Cosaques et des Calmaks, se soumit volontairement à lui, ne demandant que la liberté de son neveu, Ouraze-Mahmet, que nous avions fait prisonnier avec le prince de Sibérie Seïdiak. Fédor promit à Tefkel de le protéger et de lui donner de l’artillerie. Il consentait à lui rendre son neveu à condition qu’il lui enverrait son fils en ôtage. Outre l’honneur d’être Roi des Rois, Fédor attendait du profit de ce nouveau serviteur de la Russie. Koutschoum notre ennemi, chassé de Sibérie, errait dans les stèpes des Kirguises ; nous exigions de Tefkel qu’il nous en défît, ou qu’il l’envoyât à Moscou, et portât ensuite la guerre en Bukharie, parce que son souverain, Abdoula, protégeait Koutschoum et manquait de respect à Fédor dans ses lettres. C’est ainsi qu’en agissait notre politique en Asie pour établir la puissance de la Russie dans l’Orient.

Relations avec le Danemarck et l’Angleterre. En Europe, nous étions encore en relations avec le Danemarck et l’Angleterre ; avec le premier, pour les limites en Laponie, et avec la seconde, pour le commerce. Frédéric, le dernier roi de Danemarck, désirant établir des frontières certaines entre ses possessions et les nôtres, au fond du Nord, entre Kola et vargaw, y avait envoyé un fonctionnaire nommé Kersten-Frise (186) ; mais il était reparti sans attendre l’envoyé de Moscou, le prince Bariatinsky. Le nouveau roi, Christian IV, fils de Frédéric, ayant témoigné à Fédor le désir de vivre avec lui dans la plus intime amitié, convint d’une réunion d’Ambassadeurs en Laponie, qui n’eut également point de résultat. En 1592, le voïévode prince Zvénigorodsky et le gentilhomme Vassiltchikoff demeurèrent long-temps à Kola, et ne virent point arriver les plénipotentiaires de Christian. Des deux côtés on allégua, pour excuse, l’éloignement et les dangers de la route, les tempêtes et les neiges ; mais de part et d’autre on parvint à connaître par les anciens habitans de Kola et de Vargaw, la véritable ligne de démarcation entre la Norwège et la Laponie Novgorodienne ; on ordonna aux habitans de cesser leurs querelles et de faire librement et tranquillement le commerce, jusqu’à un nouveau traité par écrit entre le Tsar et le Roi. Fédor, par égard pour Christian, donna sa parole de délivrer quelques prisonniers faits par les Russes, lors de l’invasion des Danois, dans le district de Kolmogor, et en donna effectivement l’ordre aux commandans d’Astrakhan, de la forteresse de Térek et de Sibérie, où l’on exilait les prisonniers de guerre. En un mot le Danemarck rechercha de nouveau notre alliance, ne songeant plus à mettre d’entrâves au commerce maritime de la Russie avec l’Angleterre.

Ce commerce important manqua d’être interrompu par des mécontentemens mutuels de notre gouvernement et de celui d’Angleterre, Nous nous plaignions de la mauvaise foi des marchands de Londres, et nous réclamions d’eux près d’un demi million de roubles actuels (187) qu’ils avaient empruntés au trésor du Tsar, à Godounoff, aux Boyards et aux Nobles. Les marchands niaient cette dette, en chargeaient tantôt l’un, tantôt l’autre, et se plaignaient d’être opprimés. Le Tsar, en 1588, envoya un seconde fois Bekman à Londres, pour s’expliquer avec Élisabeth ; mais il fut long-temps sans pouvoir être admis auprès d’elle. La Reine pleurait alors un homme qui avait été cher à son cœur, le comte de Leicester ; enfin elle reçut l’envoyé Russe avec une grande bienveillance, elle le prit à part, et s’entretint avec lui à voix basse ; elle lui reprocha, mais sans colère, que quatre ans auparavant, l’ayant entretenu dans un jardin, il s’était servi dans un rapport au Tsar, du mot trivial de potager, en parlant de ce lieu de plaisance ; elle demanda des nouvelles de Godounoff ; elle assura qu’il n’y avait rien qu’elle ne fît par amitié pour Fédor ; mais elle annonça de nouvelles prétentions ; et le docteur Fletcher arriva à Moscou, chargé de les faire connaître. Cet envoyé, plus distingué par son instruction que par son rang, proposa à notre Conseil, au nom d’Élisabeth, les articles suivans : « La Reine désire conclure une étroite alliance avec le Tsar ; mais l’Océan les sépare : l’éloignement, qui s’oppose à ces rapports intimes entre leurs états, ne peut être un obstacle pour les sentimens du cœur. C’est ainsi que le père de Fédor, Souverain illustre et sage, se montra toujours ami sincère d’Élisabeth, qui veut également conserver pour son illustre fils les sentimens d’une tendre sœur. Cette affection, quoique désintéressée, s’entretient par les rapports fréquens des Souverains pour les affaires de commerce : s’il n’y avait plus de négocians Anglais en Russie, la Reine n’entendrait plus parler du Tsar ; et toute relation venant à manquer entr’eux, leur amitié mutuelle ne courrait-elle pas risque de se refroidir ?

» Pour affermir cette union agréable à son cœur, la Reine conjure le Tsar d’ordonner, 1o. qu’on examine avec plus d’attention l’affaire de la dette douteuse des marchands de Londres ; 2o} qu’ils ne soient jugés que par le seul Godounoff, bienfaiteur des Anglais ; 3o. qu’il leur soit accordé, comme au temps d’Ivan, un libre passage de Moscou en Bukharie, à Schamaka et en Perse, sans les arrêter et les visiter à Astrakhan et à Kazan ; 4o. que les dignitaires du Tsar ne leur prennent rien de force et sans les payer ; 5o. qu’on supprime toute espèce d’exception dans les marchandises que les Anglais achèteront en Russie ; 6o. qu’on les aide à découvrir une route pour parvenir en Chine, en leur fournissant des conducteurs, des vaisseaux et des chevaux sur toutes les routes ; 7o. qu’on n’admette pas sans un passeport signé par Élisabeth, aucun négociant anglais dans les ports entre Vargaw et l’embouchure de la Dvina, ni à Novgorod ; 8o. que les ouvriers employés à la monnaie puissent fondre sans rétribution les écus pour les marchands de Londres ; 9o. que, dans aucune circonstance, on ne mette les Anglais à la question, mais qu’on les envoie pour être punis à leur Ancien ou en Angleterre ; 10o. qu’aucun d’eux ne soit inquiété sous le rapport de la Religion. C’est en remplissant ces conditions que le Tsar peut prouver son amitié pour Élisabeth ».

Les Boyards écrivirent en réponse : « Notre maître, en remerciant la Reine de ses bonnes dispositions à son égard, désire lui-même l’affection d’Élisabeth, avec la plus grande ardeur et à l’égal de son illustre père ; mais il ne peut convenir que l’amitié des Souverains ne soit entretenue que par les rapports commerciaux et que sans eux il n’y ait plus de moyen de communication. Des expressions de ce genre sont inconvenantes. Le Tsar désire vivre en bonne intelligence avec tous les illustres souverains, le Sultan, l’Empereur, les rois d’Espagne et de France, Élisabeth et tous les autres ; non pour les avantages des marchands, mais pour l’honneur de son empire. Pour complaire à Élisabeth, il protégeait les négocians de Londres qui, oubliant ses bienfaits, ont commencé à vivre de fraudes, à ne pas payer leurs dettes, à exercer un vil espionnage, à médire de la Russie dans leurs lettres et à intercepter la route aux vaisseaux des autres puissances, aux bouches de la Dvina ; en un mot ils ont mérité le dernier supplice, d’après les réglemens de tous les États ; mais le Tsar, par considération pour la Reine, a épargné les coupables, et lui a écrit sur ces affaires ; il les épargne encore, et voici l’expression de sa volonté :

» 1o. Quoique les dettes des marchands de Londres soient parfaitement connues ; quoique cette affaire ait été examinée à fond dans le conseil du Tsar, le Monarque, par générosité, leur fait grâce de la moitié, exigeant qu’ils payent sans retard deux mille quatre cents livres d’argent. 2o. Il ne convient point au plus grand des Boyards, allié et beau-frère du Souverain, de juger les marchands ; c’est à lui qu’est confiée l’administration de l’État, et rien ne se fait sans ses ordres. Les Anglais seront jugés par des employés qui, seulement lui feront leur rapport. 3o. Ce n’est que par l’amitié personnelle que le Tsar porte à sa sœur Élisabeth qu’il permet aux Anglais de traverser la Russie pour se rendre en Bukharie et en Perse, sans payer de droits sur leurs marchandises, quoiqu’il soit défendu à tous les autres étrangers d’aller à une verste au delà de Moscou. 4o. Le Tsar ne permet pas que, dans son pays, on s’empare de force de la propriété de qui que ce soit. 5o. Il n’existe en Russie aucune défense pour les marchandises que les négocians de Londres peuvent acheter chez nous, à l’exception de la cire que les étrangers échangent contre de la poudre à canon et du soufre. 6o. Il n’est point possible au Tsar de permettre aux étrangers de traverser la Russie pour aller à la recherche d’autres États. 7o. Il est étonnant que la Reine fasse de nouveau une demande si peu raisonnable et si peu amicale. Nous avons déclaré et nous le répétons, pour complaire à l’Angleterre, nous ne fermerons pas nos ports et ne changerons pas les lois de notre commerce qui est libre. 8o. Les Anglais sont maîtres de faire frapper monnaie en payant l’impôt d’usage à l’égal des Russes. 9o. En Russie on ne livre aucun étranger à la question, et l’on remet entre les mains de leurs Anciens les Anglais accusés des plus grands crimes. 10o. Quant à la religion, le Souverain ne s’en occupe même pas ; chacun vit tranquillement et en paix dans la sienne, comme cela s’est toujours pratiqué et se pratique encore ».

L’Ambassadeur, peu content des réponses à chacun des articles de son mémoire, demanda une entrevue à Godounoff, et lui écrivit : « Illustre Seigneur, la Reine m’a ordonné de te saluer affectueusement ; elle connait tes bonnes dispositions pour sa nation, et t’aime plus que tous les Souverains de la chrétienté. Je n’ose importuner celui sur lequel repose tout l’Empire, mais je me réjouirai dans le fond de mon âme si tu me permets de contempler l’éclat de tes yeux, car tu es l’honneur et la gloire de la Russie ». Malgré toutes ses flatteries, Fletcher n’obtint point un succès complet ; et dans les nouveaux privilèges donnés aux marchands de Londres, il est question de paiement de droits, quoique légers. Godounoff n’accepta même pas les présens de la Reine ; « parce que, écrivait-il à Élisabeth, comme si tu voulais manquer de considération au grand Tsar, tu lui as envoyé en don, des petites monnaies d’or ». Notre Cour eut encore un plus grand sujet de mécontentement, lorsqu’elle vit arriver à Moscou, un nouvel Ambassadeur d’Angleterre, Jérome Horsey, autrefois chéri d’Ivan et de Boris, mais chassé de Russie, en 1588, pour avoir conçu le projet d’empêcher les Allemands de faire le commerce à Arkhangel (188). Ni le Tsar, ni le Régent ne le virent, et la Reine écrivit à Boris, qu’elle ne reconnaissait plus en lui son ancien ami ; que les Anglais persécutés par André Stchelkaloff, ne trouvaient plus de protecteur en Russie et devaient se résoudre à la quitter pour toujours. Cette menace produisit peut être son effet ; car Godounoff connaissait tout l’avantage que nous retirions de notre commerce avec l’Angleterre, pour notre prospérité et notre civilisation. Il savait qu’Ivan III n’avait jamais pu réparer la faute qu’il avait commise en éloignant, par trop de sévérité, de Novgorod, les marchands anséatiques. Godounoff, à ce que l’on assure (189), préférait les Anglais à tous les autres Européens, et portait un respect particulier à l’adroite Élisabeth qui, au milieu de ses plaintes et de ses menaces, ne cessait de témoigner de l’amitié à Fédor, et qui, pour lui en donner une preuve, avait défendu un livre publié par Fletcher, en 1591, sur la Russie ; livre offensant pour le Tsar, et écrit en général, dans un esprit d’inimitié contre notre patrie (190). Peut être aussi la mort d’un illustre dignitaire du Tsar, que les Anglais haissaient, contribua-t-elle à leur succès. En 1595 (191), mourut le premier Diak, André Stchelkaloff, le plus habile homme d’État de la Russie et qui, pendant l’espace de vingt-cinq ans, avait su plaire à Ivan et à Boris par ses talens, par son esprit subtil et rusé, par une conscience facile, et un mélange de bonnes et de mauvaises qualités nécessaire au serviteur de pareils maîtres. En 1596, Élisabeth remerciait déjà le Tsar de ses bonnes dispositions et des nouveaux privilèges donnés au commerce de Londres ; ces privilèges lui accordaient le droit de faire le commerce dans toute la Russie, avec toute liberté, sans aucune restriction et sans payer de droits. Élisabeth, en louant la sagesse de notre Conseil Suprême, dans lequel Vassili Stchelkaloff, frère d’André, avait pris sa place et le titre de Diak et Garde des Sceaux, écrivit une seconde lettre à Godounoff, et repoussa en ces termes, une calomnie qui lui était sensible : « Tu es le véritable bienfaiteur des Anglais en Russie, et c’est à toi seul que sont dûs les privilèges que le Tsar leur a accordés. Tu m’as informée secrètement que les Ambassadeurs de l’Empereur et du Pape, se trouvant à Moscou, ont inventé un indigne mensonge sur ma prétendue alliance avec les Turcs, contre les puissances chrétiennes ; tu n’y as point cru et tu ne dois pas y croire. Non, je suis pure devant Dieu et devant ma conscience, ayant toujours voulu du bien aux Chrétiens. Demandez au Roi de Pologne qui lui a procuré la paix avec le Sultan ?…. C’est l’Angleterre. Demandez à l’Empereur lui-même si je n’ai point employé tous mes moyens pour éloigner la guerre de ses États ? Il m’en a remercié, mais il a voulu cette guerre ; maintenant il s’en repent, et malheureusement il est trop tard. Si un de mes Dignitaires réside à Constantinople, c’est uniquement pour veiller aux avantages de notre commerce, et pour la délivrance des esclaves Chrétiens. Le Pape me déteste à cause du Roi d’Espagne, ennemi irréconciliable de l’Angleterre, puissant par ses flottes et par les richesses des deux Indes, mais que j’ai mis à la raison aux yeux de toute l’Europe occidentale. Je compte aussi dans l’avenir sur la protection du Très-Haut, dont puisse également jouir la Russie ».

Tels furent les derniers actes de la politique extérieure de Fédor, marquée par le génie de Godounoff. Passons aux affaires de l’intérieur.

Loi sur l’asservissement des Paysans et des Domestiques. Nous savons que dans les temps les plus reculés, les paysans jouissaient en Russie de la liberté civile, mais sans posséder de biens fonds ; qu’à une époque désignée par la loi (192) ils avaient le droit de changer de domicile et de Seigneur, à la condition de faire valoir une partie de la terre pour leur propre compte, et l’autre, pour celui du propriétaire ; ou bien de lui payer une redevance (Obrok). Le Régent vit le désavantage de ces émigrations qui souvent trompaient l’espoir qu’avaient eu les cultivateurs, de trouver un meilleur maître, et ne leur donnaient le temps ni de s’établir, ni de s’habituer au pays et aux hommes. Il vit, qu’en augmentant le nombre des fainéans et des pauvres, elles s’opposaient aux progrès de l’économie domestique, et à ceux de la sociabilité. Des bourgs et des villages abandonnés par ces habitans nomades, devenaient déserts (193) ; les maisons et les chaumières tombaient en ruine par la négligence de propriétaires momentanés. Le Régent se vantait d’avoir accordé des avantages particuliers aux cultivateurs, dans les domaines du Tsar, et peut être dans les siens propres : animé sans doute d’une égale bienveillance envers les propriétaires et les fermiers ; désirant établir entre eux une union constante, comme entre membres d’une même famille, et voulant fonder cette union sur leur intérêt commun, il supprima en 1592 ou 1593 (194), la loi qui donnait aux paysans le droit de passer d’un village à l’autre, et il les rendit à jamais serfs des Seigneurs. Quelle fut la conséquence de cette innovation ? Le mécontentement de la plus grande partie de la nation et de beaucoup de riches propriétaires. Les paysans regrettèrent leur ancienne liberté, quoique souvent avec elle ils errassent en vagabonds, depuis leur enfance jusqu’au tombeau, et qu’elle ne les sauvât pas des violences des Seigneurs temporaires, impitoyables envers des fermiers qu’ils n’étaient jamais sûrs de garder ; d’un autre côté, les riches propriétaires qui possédaient beaucoup de terres désertes, se trouvaient privés par là, de l’avantage de les peupler de cultivateurs libres. Les Seigneurs moins riches en devaient d’autant plus de reconnaissance à Godounoff, n’ayant plus à craindre de voir leurs villages et leurs champs abandonnés, par l’émigration des habitans et des cultivateurs. Nous verrons plus loin que, si le législateur bien intentionné avait prévu la satisfaction des uns et le mécontentement des autres, il n’avait pas deviné toutes les graves conséquences de ce nouveau réglement, auquel l’Édit de 1597 servit de complément. Cet édit prescrivait les mesures les plus rigoureuses pour rendre aux Seigneurs ceux de leurs paysans qui avaient fui dans l’espace des cinq dernières années, pour échapper au servage, avec leurs femmes, leurs enfans et leurs biens. À cette même époque, parut l’Oukase qui ordonnait que tous les Boyards, les Princes, les Nobles, les Employés militaires et civils, et les Marchands, fissent valoir leurs droits sur leurs domestiques-serfs, afin qu’ils fussent inscrits sur le livre du Tribunal des Serfs, avec ordre à ce Tribunal de reconnaître pour tels, même les domestiques-libres qui servaient, ne fut-ce que depuis six mois. C’est-à-dire, que le législateur voulait contenter les Seigneurs, sans craindre d’opprimer les pauvres serviteurs, ni l’humanité ; mais il contirma la liberté des affranchis et celle de leurs femmes et de leurs enfans des deux sexes.

Nouvelle forteresse à Smolensk. Boris, après avoir mis à couvert le midi de la Russie par de nouveaux forts, voulut pourvoir de même à la sureté de notre frontière du côté de la Lithuanie. Il fonda, en 1596, une nouvelle forteresse en pierre à Smolensk, où il se rendit lui-même, pour indiquer la place des fossés, celle des murs et des tours. Ce voyage avait encore un autre but ; Boris voulait, par ses bienfaits, gagner l’amour des habitans de la Russie occidentale ; il s’arrêtait dans tous les villages et dans les villes, satisfaisait à toutes les demandes, donnait de l’argent aux pauvres, et recevait les riches à sa table. De retour à Moscou, le Régent dit au Tsar que Smolensk serait comme un beau collier pour la Russie. « Mais dans ce collier, lui répliqua Troubetskoï, il peut s’introduire une vermine que nous n’en chasserons pas de sitôt (195) ». Paroles mémorables, dit l’Annaliste, et qui se réalisèrent, car Smolensk, fortifié par nous, devint pour la Pologne un bouclier contre la Russie. Fédor y envoya des maçons de toutes les villes voisines et éloignées. Cette construction fut terminée en 1600.

Moscou s’embellit d’édifices durables. En 1595, pendant que Fédor était allé au monastère de Borofsk, tout le Kitaïgorod fut consumé par les flammes. Quelques mois après, il se releva de ses cendres avec des maisons et des boutiques en pierres (196) ; mais il manqua de nouveau de devenir la proie d’un incendie et d’être anéanti par un crime dont l’audace impie remplit les habitans de Moscou de terreur. Incendiaires. Des scélérats, parmi lesquels il se trouva même des gens de distinction, tels que le prince Stchepin, les gentilshommes Lebedef, les deux Baykoff père et fils, et d’autres, convinrent en secret de mettre le feu à la Capitale, pendant la nuit, et sur différens points, afin de profiter du trouble général pour s’emparer du Trésor, en dépôt dans l’église de Saint-Basile. Heureusement le gouvernement fut instruit de ce complot. On s’empara des coupables, et ils furent punis. Le prince Stchepin et les Baykoff eurent la tête tranchée sur la place publique ; d’autres furent pendus ou enfermés pour le reste de leurs jours. Cette exécution produisit une forte impression sur le peuple de Moscou qui commençait à se déshabituer de ces spectacles sanglans. Plein d’une juste horreur pour cet infernal projet, il sentait vivement combien la rigueur des lois était nécessaire pour prévenir de semblables attentats.

L’activité bienfaisante du pouvoir suprême se montra dans plusieurs calamités ; des villes entières, détruites par des incendies, furent reconstruites aux frais du Tsar (197). Le blé des provinces fertiles était transporté dans les endroits où se déclarait la disette, des quarantaines étaient établies dans ceux où éclataient des maladies contagieuses. La Peste. En 1595, les Annales font mention de la peste épouvantable qui désola Pskoff où il resta si peu d’habitans que le Tsar ordonna d’y transporter de plusieurs autres villes, des familles entières. La tranquillité intérieure de la Russie fut troublée par l’invasion des brigands de la Crimée dans les contrées de Mestchersk, de Koselsk, de Vorotinsk et Pérémichle. Le voïévode de Kalouga, Michel Besnin, les rencontra sur les bords de la Vissa et les défit complètement.

La Cour du Tsar. La Cour de Moscou était plus brillante que jamais ; tandis qu’au temps orageux d’Ivan, les seuls favoris du Souverain étaient admis auprès de lui, sous Fédor, tous les Boyards et tous les hommes d’État se rassemblaient journellement le matin et le soir (198) dans le palais du Kremlin, pour saluer le Tsar, faire leurs prières avec lui, assister au Conseil, qui se réunissait, à moins de cas extraordinaires, trois fois par semaine, le lundi, le mercredi et le vendredi, depuis sept heures du matin jusqu’à dix et plus tard, ou bien pour recevoir les Ambassadeurs, ou seulement pour s’entretenir ensemble. Ils retournaient chez eux pour diner et pour souper, à l’exception de deux ou trois Grands de l’État, qui, de temps en temps, étaient invités à la table du Tsar ; car Fédor, d’une santé faible et délicate, avait supprimé les nombreux et fatigans repas usités du temps de son père, de son grand-père et de son bisaïeul. Il dinait aussi très-rarement avec les Ambassadeurs. La magnificence de sa Cour était augmentée par la présence de quelques illustres bannis de l’Asie et de l’Europe. Le tsarévitche de Khiva, les hospodars de Moldavie, Étienne et Dmitri ; les fils de celui de Valachie ; un parent des empereurs de Byzance, Emmanuel Muskopolo ; Dmitri, seigneur de Thessalonique, et un grand nombre de nobles Grecs, environnaient le trône de Fédor avec d’autres étrangers titrés qui venaient demander du service en Russie. Devant le Palais se tenaient ordinairement deux cent cinquante Streletz avec leurs arquebuses chargées et les mêches allumées. La garde intérieure du palais du Kremlin était composée de deux cents enfans Boyards les plus distingués, ils passaient la nuit à tour de rôle, dans la troisième pièce, avant la chambre à coucher du Tsar : dans la première et la seconde étaient les grands officiers de la Cour. Chaque porte était gardée par un laquais qui connaissait ceux qui avaient le droit d’y passer. Partout l’ordre était uni à une dignité imposante (199).

Godounoff en approchant de son but, cherchait de plus en plus à fasciner les yeux par l’apparence de toutes les vertus privées et politiques. Mais, si l’on doit en croire le tradition, il ajouta encore à ses crimes secrets un nouveau forfait. Cécité de Siméon. Siméon, qui portait le nom de Tsar, Grand-Duc de Tver, marié à la sœur du boyard Fédor Mstislafsky, et qui avait mérité la faveur d’Ivan, tant par ses fidèles services que par sa conversion au Christianisme, Siméon, qui avait à Tver une cour brillante et le pouvoir d’un gouverneur avec quelques priviléges de prince apanagé (200), fut obligé, sous le règne de Fédor, de quitter cette ville et de vivre isolé dans sa terre de Kouchaline. Peu distingué par son esprit et par son caractère, il montrait pourtant de la modestie dans la prospérité, et de la noblesse dans l’exil. Il parut dangereux au Régent par son titre pompeux de Tsar et comme gendre du plus illustre des Boyards. Boris, en gage d’amitié, lui envoya, pour le jour de sa fête, du vin d’Espagne. Siméon en but un bocal en portant la santé du Tsar, et perdit la vue quelques jours après. On attribua cet accident à du poison qui avait été mêlé à ce vin. C’est du reste ce que dit l’Annaliste et ce qu’avait dit le malheureux Siméon lui-même au français Margeret. Cette cécité, du moins, pouvait être utile à Boris ; car des actes officiels, du siècle suivant, prouvent que l’idée de mettre la couronne de Monomaque sur la tête d’un Tatare, ne paraissait point absurde aux Russes de ce tems (201).

Pour la dernière fois, attachons nos regards sur Fédor lui-même. N’ayant eu à la fleur de l’âge d’autre idée que le salut de son âme, il s’occupait encore moins que jamais, à cette époque, du monde et de l’État. Il allait à pied ou en voiture d’un couvent à l’autre, répandait ses bienfaits sur les pauvres et sur les ecclésiastiques, principalement sur les moines grecs de Jérusalem, du Péloponèse et d’autres qui nous apportaient des objets auxquels la Religion seule donnait du prix, et qui, par cette raison, n’avaient pas été pillés par les Turcs ; des croix, des images et des reliques. Plusieurs de ces pauvres exilés restaient en Russie ; Évêques grecs à Moscou. Ignace, archevêque de Chypre, demeurait à Moscou ; Arsène, archevêque d’Élasson, qui était venu chez nous avec le patriarche Jérémie, était revenu et se trouvait à la tête de l’Éparchie de Sousdal. Fédor apprit avec joie l’apparition à Ouglitche, des reliques (202) du prince Roman Vladimirovitche, petit-fils de Constantin, et fut sensiblement affecté du malheur arrivé au monastère de Petchersk, près de Nijnigorod, dans lequel avaient cherché leur salut Dionisi de Sousdal, son disciple, Euphem et Makaire d’Ounja (203). Destruction du Monastère de Petchersk. La montagne au pied de laquelle se trouvait ce monastère s’éboula tout à coup avec un fracas effroyable vers le Volga, et détruisit, en les couvrant de terre, l’Église, les cellules et l’enceinte. Cette destruction d’un lieu saint, porta le trouble dans l’âme des gens superstitieux et fut appelée, dans les annales, un terrible présage du sort qui attendait la Russie, ainsi que Fédor, dont la santé s’affaiblissait visiblement. On écrit qu’en 1596, pendant qu’il était occupé à la translation solennelle des reliques du métropolitain Alexis, dans un nouveau sarcophage d’argent, il ordonna à Godounoff de les prendre dans ses mains, et qu’en portant sur lui ses regards avec tristesse, il lui dit : Paroles de Fédor à Godounoff. « Touche aux choses saintes, Régent du peuple orthodoxe ; gouverne-le aussi à l’avenir avec zèle, tu parviendras à ce que tu désires ; mais tout, sur cette terre, n’est que vain et transitoire » (204). Fédor prévoyait sa fin prochaine et son heure était venue.

Nous ne voulons point ajouter foi à l’horrible tradition qui accusa Boris d’avoir hâté ce moment par le poison (205) ; les Annalistes les plus dignes de foi n’en parlent pas, quoiqu’ils mettent au grand jour, et avec une juste horreur, tous les autres forfaits de Godounoff. Il n’est pas jusqu’au lion farouche que la reconnaissance ne captive (206). Alors même que le sacré caractère de Monarque et de bienfaiteur n’eut pas été un frein pour Godounoff, il aurait pu s’arrêter encore en voyant, dans le débile Fédor, une victime prochaine de la mort naturelle, tandis que lui même jouissait de tous les charmes du pouvoir que chaque jour consolidait entre ses mains. Quand par des forfaits on a mérité d’être calomnié, l’Histoire ne peut passer ces calomnies sous silence.

Mort de Fédor. À la fin de 1597, Fédor tomba dangereusement malade (207). Le 6 janvier, il se déclara en lui des symptômes mortels. Cette nouvelle répandit la terreur dans la Capitale. Le peuple chérissait Fédor comme un Ange descendu sur la terre ; et il attribuait à ses ferventes prières le bonheur de la Patrie. Il l’aimait avec vénération, comme le dernier Tsar du sang de Monomaque ; et lorsque dans les temples, sans cesse ouverts, il demandait au Tout-Puissant la guérison de ce bon Monarque, le Patriarche, les grands de l’État, les dignitaires, ayant perdu tout espoir et dans une affliction profonde, entouraient le lit du malade, attendant le dernier acte de l’autorité souveraine de Fédor, ses dernières volontés sur le sort de la Russie orpheline ; mais Fédor, à cette heure suprême, comme pendant la durée de sa vie, n’eut d’autre volonté que celle de Boris ; il tournait encore ses regards mourans sur Godounoff, écoutant avec effort les instructions qu’il lui donnait à voix basse.

Les Boyards gardaient le silence, le métropolitain Job dit enfin, d’une voix tremblante : « La lumière s’obscurcit à nos yeux ; le juste va passer dans les bras de l’Éternel.… Seigneur, à qui lègues-tu la couronne, nous autres orphelins et ton épouse » ? Fédor répondit d’une voix éteinte : « Le Tout-Puissant doit disposer de ma couronne, de vous autres et de mon épouse… Je laisse un testament ». Ce testament était déjà écrit. Fédor remettait le sceptre à Irène (208) et nommait exécuteurs testamentaires le Métropolitain, son cousin Fédor Romanoff-Jourieff, neveu de la Tsarine Anastasie, et son beau-frère Boris-Godounoff, comme principaux conseillers du Trône. Il voulut être seul en prenant congé de sa tendre épouse, et lui parla sans autre témoin que le Ciel (209). Cet entretien resta inconnu. À onze heures du soir, Job donna l’Extrême-Onction au Tsar, le confessa et le fit communier. À une heure du matin, le 7 janvier, Fédor expira sans convulsions, sans agonie, et comme s’il s’était endormi d’un sommeil doux et tranquille (210).

Serment prêté à Irène. Dans ce premier moment de saisissement et de douleur, parut la Tsarine, qui se précipita sur le corps du défunt ; on l’emporta évanouie. Alors Godounoff, témoignant une profonde affliction et une grande fermeté de caractère, rappela aux Boyards, que n’ayant plus de Tsar, ils devaient prêter serment à la Tsarine. Tous remplirent avec zèle ce devoir sacré, en baisant la Croix que tenait le Patriarche. On n’avait encore rien vu de semblable dans les fastes de la Russie ; car Hélène, mère d’Ivan, n’avait régné qu’au nom de son fils enfant ; mais, quant à Irène, on lui remettait le sceptre de Monomaque, avec tous les droits d’un pouvoir absolu. À la pointe du jour on sonna la grande cloche de l’église de l’Assomption, pour annoncer au peuple la mort de Fédor ; et, tout retentit de gémissemens, depuis les palais jusqu’aux chaumières. Chaque maison, d’après l’expression d’un contemporain, devint une maison de deuil. Le palais ne pouvait contenir la quantité de monde qui accourait auprès du lit de mort du Tsar. Pauvres et grands, tous s’y précipitaient. Les larmes coulaient ; mais les fonctionnaires et les citoyens, à l’exemple des Boyards, prêtèrent avec zèle le serment de fidélité à la Tsarine, princesse chérie, par qui la Russie se voyait encore préservée du malheur de rester entièrement orpheline. La capitale était désolée, mais paisible. Le conseil envoya des courriers dans les provinces, enjoignit de cesser, jusqu’à nouvel ordre, toutes les communications avec l’étranger, et de veiller parlout avec les plus grands soins à maintenir la tranquillité.

Le corps de Fédor fut mis dans un cercueil, en présence d’Irène, qui effrayait tous les spectateurs par l’excès de son inexprimable douleur. Elle se lamentait, se tordait les membres, n’écoutait ni son frère, ni le Patriarche ; de sa bouche, d’où jaillissait le sang, s’échappaient quelques mots entrecoupés. « Je suis une veuve stérile… C’est par moi que périt la souche souveraine » !… Le soir on transporta le cercueil dans l’église de Michel-Archange. Le Patriarche, les Évêques, les Boyards et le peuple étaient pêle-mêle ; il n’exislait plus de distinction de rangs, la douleur les avait rendus égaux. Le 8 janvier, eut lieu l’enterrement ; cérémonie mémorable, non par sa magnificence, mais par un désordre touchant. Le Clergé, que suffoquaient les larmes, interrompait l’office, les chants cessaient, ou l’on ne pouvait les entendre à cause des gémissemens du peuple. Irène seule ne pleurait plus ; on l’avait apportée presque morte à l’Église. Godounoff avait les yeux noyés de larmes en la regardant, mais en même temps il donnait tous les ordres nécessaires. On ouvrit une fosse pour le cercueil de Fédor, auprès de celui d’Ivan ; le peuple exprima à haute voix sa reconnaissance au défunt, pour le bonheur dont il avait joui pendant son règne, louant avec attendrissement les vertus personnelles de cet ange de douceur, qu’il avait reçues en héritage d’Anastasie, d’éternelle mémoire. Il l’appelait, non pas son Tsar, mais son tendre Père, et, dans sa sincère affliction, il oubliait la faiblesse de caractère de Fédor. Lorsque l’on eut livré le corps à la terre, le Patriarche et tout le peuple levant leurs mains au Ciel, demandèrent au Tout-Puissant qu’il sauvât la Russie et qu’il la prît sous sa protection. Quand cette lugubre cérémonie fut terminée, on répandit de riches aumônes sur les pauvres, sur les Églises et les Monastères ; ou ouvrit les prisons et on délivra tous les détenus même les meurtriers, afin de couronner par cet acte de clémence, la gloire terrestre des vertus bienfaisantes de Fédor.

Ainsi s’éteignit sur le trône de Moscou l’illustre dynastie Varègue, à laquelle la Russie doit son existence, son nom et sa grandeur ; qui, faible comme on l’a vue à sa naissance, parvint, à travers des siècles de troubles, au milieu des combats et du sang, à maîtriser le nord de l’Europe et de l’Asie, par l’esprit martial de ses souverains et de son peuple, par le bonheur qui accompagna ses entreprises, et la volonté de la divine Providence.

Bientôt la Capitale apprit que la mort de Fédor avait frappé du même veuvage Irène et le trône de Monomaque ; que la couronne et le sceptre y restaient déposés, et qu’enfin la Russie, privée de son Tsar, était également privée de sa Souveraine.

On dit que le pieux Fédor, dans ses adieux à Irène, et malgré son testament, lui avait ordonné secrètement de mépriser les grandeurs mondaines et de se consacrer à Dieu. Peut-être aussi qu’Irène, veuve, sans enfans, et ne trouvant pas de consolation dans le pouvoir suprême, prit, dans son profond désespoir, le monde en haine. Mais il est beaucoup plus probable que telle était la volonté de Godounoff qui disposait du cœur et du sort d’une tendre sœur. Après avoir joui sous Fédor d’une puissance illimitée, il ne voyait plus d’élévation possible sous le règne d’Irène. Il approchait d’ailleurs de sa cinquantième année, et ne pouvait plus attendre ni temporiser. Il avait donc remis le sceptre à Irène pour le reprendre des mains d’une sœur, comme par droit d’héritage ; remplacer sur le Trône une Godounoff, et non la dynastie souveraine de Monomaque, et paraître ainsi moins usurpateur aux yeux du peuple. Jamais cet adroit ambitieux n’avait été aussi actif en secret et publiquement que dans les derniers jours de la vie de Fédor, et dans les premiers du prétendu régne d’Irène. Au dehors, cette activité avait pour but de persuader le peuple qu’il n’était pas possible que l’ordre existât dans l’État, sans les soins de Boris ; et secrètement, il travaillait à donner une apparence de liberté et d’amour à ce qu’il obtenait par la force, par la séduction et l’artifice. Il tenait Moscou, comme dans une main invisible, et par ses innombrables affidés, dirigeait les mouvemens de la Capitale (211). L’Église, les autorités laïques, l’armée et le peuple écoutaient et suivaient l’impulsion qu’il donnait. Tous le servaient, moitié par crainte, moitié par un sentiment de reconnaissance sincère pour ses services et ses bienfaits. On promettait et on menaçait ; on disait en secret et à haute voix que le salut de la Russie était inséparable du pouvoir de Boris. Enfin, après avoir préparé les passions et les esprits à une grande scène dramatique, le neuvième jour après la mort de Fédor, on déclara solennellement qu’Irène refusait la couronne et se retirait pour toujours dans un couvent, pour y prendre l’habit monastique. Prise de voile d’Irène. Cette nouvelle affligea Moscou ; les Évêques, le Conseil, les Nobles et les citoyens en masse, tombèrent aux pieds de la veuve couronnée ; ils versaient des larmes, l’appelaient leur mère, et la conjuraient de ne pas les délaisser dans une telle crise ; mais la Tsarine, qui jusqu’alors avait toujours montré un cœur compatissant, ne fut point touchée de leurs supplications, et dit que sa résolution était inébranlable et que l’État serait gouverné par les Boyards conjointement avec le Patriarche, jusqu’au moment où tous les Ordres de l’empire de Russie pourraient se réunir à Moscou (212), afin de décider du sort de la patrie selon l’inspiration divine. Le même jour (213), Irène sortit du palais du Kremlin pour se rendre au monastère des Vierges, et prit le voile sous le nom d’Alexandra. La Russie resta sans chef et Moscou dans le trouble et l’agitation.

Où se trouvait alors et que faisait Godounoff ? Il s’était enfermé dans le monastère avec sa sœur, pleurait et priait avec elle. Il semblait qu’à son exemple, il avait renoncé au monde, à ses grandeurs, au pouvoir, et qu’il avait abandonné le gouvernail de l’Empire et livré la Russie aux orages ; mais le pilote ne s’endormait pas, et Godounoff, du fond de l’humble cellule d’un monastère, tenait l’Empire d’une main ferme.

Dès que le Clergé, les Dignitaires et les citoyens, connurent la prise de voile d’Irène, ils se rassemblèrent au Kremlin où Vassili Stchelkaloff, Diak d’État et Garde des Sceaux, après leur avoir représenté les funestes conséquences de l’anarchie, exigea d’eux le serment d’obéir au Conseil. Personne ne voulut en entendre parler ; tous s’écrièrent : « Nous ne connaissons, ni les Princes, ni les Boyards, nous ne connaissons que la Tsarine ; c’est à elle que nous avons prêté serment et nous ne le prêterons pas à d’autres ; même sous ses habits religieux, elle est toujours la mère de la Russie (214) ». Le Garde des Sceaux, après avoir pris conseil des Grands, se présenta de nouveau aux citoyens, et leur dit : Que la Tsarine ayant abandonné le monde, ne s’occupait plus des affaires de l’État, et que le peuple devait prêter serment aux Boyards, s’il ne voulait voir la destruction de l’Empire. La réponse unanime fut : « S’il en est ainsi, que son frère règne ». Nul n’osa contredire ce vœu ni garder le silence : tous s’écrièrent : Boris proclamé Tsar. « Vive notre père Boris Godounoff ! Il succédera à notre mère la Tsarine ». Sur le champ on se rendit en corps au monastère des Vierges, où le patriarche Job, au nom de la patrie, conjura la religieuse Alexandra d’autoriser, par sa bénédiction, son frère à monter sur le Trône qu’elle avait méprisé, par amour pour Jésus-Christ son immortel époux ; ajoutant qu’elle remplirait par-là la volonté divine et celle de la nation ; qu’elle calmerait le trouble qui agitait tous les cœurs ; qu’elle essuyerait les larmes des Russes, malheureux orphelins sans protecteur, et rétablirait l’Empire ébranlé, avant que les ennemis du Christianisme n’eussent appris que le trône de Monomaque était vacant. Tous, sans en excepter Irène, répandaient des larmes en écoutant les paroles éloquentes du Patriarche. Job se tourna vers Godounoff, lui offrit humblement la Couronne et le nomma élu de Dieu pour renouveler la dynastie régnante en Russie, et successeur légitime du Trône, après son beau-frère et son ami qui avait dû tous les succès de son règne à la sagesse de Boris.

C’est ainsi que s’accomplit le désir de l’ambitieux Boris ; mais il savait se contraindre, et la joie qu’il éprouvait au fond de son âme, ne l’empêcha pas de rester maître de lui-même. Il avait eu, sept ans auparavant, l’horrible courage de plonger le poignard dans le sein du jeune Dmitri, pour s’emparer de la couronne ; il feignit de la repousser avec effroi lorsqu’elle lui fut offerte solennellement et d’un accord unanime, par le Clergé, les Autorités et la nation. Il jura qu’étant né sujet fidèle, il n’avait jamais songé à régner, et qu’il n’oserait jamais prendre le sceptre sanctifié par les mains du défunt Tsar, qu’il regardait comme un ange, un père et un bienfaiteur. Il dit que la Russie comptait beaucoup de Princes et de Boyards plus illustres et plus recommandables que lui ; mais que, sensible à l’amour que la nation lui portait, il promettait de s’occuper conjointement avec eux du bien de l’État avec plus de zèle encore qu’auparavant. À ce discours préparé d’avance, le Patriarche répondit par un discours semblable, rempli de mouvemens oratoires et de citations historiques. Il accusa Boris de trop de modestie et même de désobéissance envers la volonté de Dieu qui se manifestait si visiblement dans celle de toute la nation. Il prouva que le Tout-Puissant avait destiné depuis long-temps à lui et à ses descendans le Trône occupé par la dynastie de Vladimir, qui venait de s’éteindre dans la personne de Fédor. Il parla de David, roi des Juifs, de Théodose-le-Grand, de Marcian, de Michel-le-Bègue, de Bazile de Macédoine, de Tibère et d’autres Empereurs de Byzance qui, des rangs les plus obscurs, avaient été élevés au Trône, par des décrets incompréhensibles de la Providence ; il compara leurs vertus à celles de Boris ; il l’exhorta, le conjura de céder, et ne put ébranler sa fermeté, ni dans ce jour, ni dans les suivans, ni devant le peuple, ni sans témoins, ni par les prières, ni par les menaces. Godounoff refusa positivement la couronne.

Mais les Patriarches et les Boyards ne perdaient point encore l’espoir ; ils attendaient l’assemblée générale qui devait avoir lieu à Moscou, six semaines après la mort de Fédor ; c’est-à-dire, qu’ils y convoquèrent tous les hommes notables des villes, des gouvernemens ; le clergé, les employés civils et militaires, les marchands et les bourgeois. Godounoff voulait que ce ne fut point la Capitale seule, mais la Russie entière qui l’appelât au Trône ; et il prit ses mesures pour la réussite de ce projet, en envoyant partout des serviteurs dévoués. Cette apparence d’un choix libre et unanime lui paraissait nécessaire, peut-être pour calmer sa conscience, peut-être pour la sécurité de son pouvoir. En attendant, Boris se tint renfermé dans le couvent ; et l’État fut gouverné par le Conseil, qui en référait au Patriarche dans les affaires importantes, mais qui ne donnait ses Édits qu’au nom de la Tsarine Alexandra. Les rapports des Voïévodes parvenaient également au Conseil, adressés à la Tsarine. Cependant il se manifesta quelques désordres ; à Smolensk, à Pskof et dans d’autres villes, les Voïévodes refusaient d’obéir les uns aux autres, et même aux ordres du Conseil (215). Le bruit se répandit en même temps, que le Khan de Crimée faisait une invasion en Russie ; et le peuple effrayé disait : le Khan sera aux portes de Moscou, et nous sommes sans Tsar et sans défenseurs. En un mot, tout favorisait Godounoff, car tout avait été arrangé par lui.

Le vendredi 17 février, s’ouvrit au Kremlin la grande assemblée nationale, où siègeaient, outre les principaux membres du clergé, les autorités séculières et celles de la cour, plus de cinq cents fonctionnaires, députés de tous les gouvernemens, pour une affaire de la plus haute importance et qui ne s’était point présentée depuis les temps de Rurik. Il s’agissait d’élire un souverain à la Russie, où jusqu’alors avait régné sans interruption et par droit de succession, la dynastie des princes Varègues ; où l’État n’existait que par le Souverain, où toutes les lois ne provenaient que de son droit absolu de juger et de gouverner son pays d’après sa seule conscience. Ce moment était critique : celui qui choisit donne le pouvoir et par conséquent le possède. Ni les réglemens, ni l’exemple du passé ne garantissaient la tranquillité de la Nation dans l’acte imposant qu’elle allait remplir ; et la Diète du Kremlin, pouvait ressembler à celle de Varsovie. Mais une longue habitude de l’obéissance et l’adresse de Boris, offrirent un spectacle surprenant, l’ordre, l’accord le plus parfait et une condescendance mutuelle dans une foule si diverse, et dans ce mélange de rangs de toute espèce. Ils semblaient tous n’avoir qu’un désir ; on eut dit des orphelins empressés de trouver un père et qui savaient où le chercher. Les citoyens regardaient les nobles, les nobles les grands et ceux-ci tournaient leurs regards vers le Patriarche. Enfin Job, après avoir annoncé à l’assemblée qu’Irène n’avait point voulu régner, ni donner le Trône à son frère, et que Godounoff refusait lui-même la couronne de Monomaque, s’exprima ainsi : « La Russie privée d’un Souverain, l’attend avec impatience de la sagesse de l’assemblée ; vous Évêques, Archimandrites et Abbés ; vous Boyards, Nobles, Employés, Enfans-Boyards et gens de toutes les classes de la ville souveraine de Moscou et de toute la Russie, faites-nous part de vos idées et donnez-nous vos conseils pour chercher un Maître ? Quant à nous, témoins de la mort du Tsar et Grand-Duc Fédor, nous croyons que nous ne devons point chercher d’autre monarque que Boris Godounoff ». Alors tout le clergé, les Boyards, les Militaires et le peuple répondirent unanimement (216). « Notre conseil et notre vœu est de nous prosterner devant Boris, et de ne point chercher à la Russie d’autre maître que lui ». Le zèle devint un transport, et pendant long-temps l’on ne put entendre autre chose que le nom de Boris, répété à haute voix par cette nombreuse assemblée. Il s’y trouvait des princes du sang de Rurik, tels que les Schouisky, les Sitsky, les Vorotinsky, les Rostofsky, les Teliatefsky et d’autres ; mais ils étaient privés, depuis long-temps, des droits de Princes souverains, et se trouvaient serviteurs de ceux de Moscou. À l’égard des simples Enfans-Boyards, ils n’osèrent même pas songer à leur droit de naissance, ni disputer la couronne à celui qui, sans porter le titre de Tsar, avait gouverné la Russie pendant treize ans avec un pouvoir absolu et qui, quoique descendant d’un Mourza Tatare, était frère de la Tsarine. Le calme étant rétabli, les grands racontèrent, en l’honneur de Godounoff, les circonstances suivantes, au clergé, aux fonctionnaires et aux citoyens : « La Tsarine Irène et son illustre frère, dès leur plus tendre enfance, ont été élevés dans le palais du grand Tsar Ivan et nourris de sa table ; le Tsar ayant trouvé Irène digne d’être sa belle-fille, depuis ce temps Boris ne le quitta plus et se forma sous lui dans la science du gouvernement. Un jour le Tsar ayant appris que son jeune favori était malade, il alla le voir avec nous et lui dit avec bienveillance : Boris, je souffre pour toi comme pour mon fils, pour mon fils, comme pour ma belle-fille, et pour ma belle-fille, comme pour moi-même. Il leva trois de ses doigts et dit : Voilà Fédor, Irène et Boris ; tu n’es point mon sujet, mais mon fils. À ses derniers momens, lorsque tout le monde s’éloigna pour lui laisser faire sa confession, Ivan garda Godounoff auprès de son lit et lui dit : Mon cœur n’a rien de caché pour toi ; je remets à tes soins mon fis, ma fille et tout l’Empire ; veille sur eux ; tu en répondras devant Dieu. Boris, se rappelant ces paroles mémorables, a veillé avec un soin religieux sur le jeune Monarque et sur l’État ». Ils dépeignirent ensuite comment le Régent, par sa prudence et son infatigable activité, avait élevé notre Patrie, vaincu le Khan et les Suédois, réprimé la Lithuanie, étendu les possessions de la Russie, augmenté le nombre des Princes, ses tributaires et ses serviteurs (217). Ils firent valoir la considération que lui témoignaient les plus illustres souverains de l’Europe et de l’Asie, la tranquillité dont on jouissait à l’intérieur, les bienfaits répandus sur l’armée et sur le peuple, la justice qui régnait dans les tribunaux, la protection que trouvaient les pauvres, les veuves et les orphelins. Les Boyards conclurent en disant : « Nous vous rappellerons une particularité mémorable. Lorsque le Tsar Fédor eut, par le courage et les talens du Régent, remporté une éclatante victoire sur le Khan, il s’en réjouit dans un festin avec les Évêques et les Grands de l’État. Alors, dans une effusion de reconnaissance, il ôta de son cou la chaîne d’or des Tsars et la passa à celui de Godounoff ». Le Patriarche expliqua à l’Assemblée que le Tsar, par une inspiration du Saint-Esprit, avait ainsi mystérieusement signalé le rang suprême réservé à Boris. De nouveaux cris de « vive notre Souverain Godounoff » se firent entendre ; et le Patriarche dit à l’Assemblée ; « La voix du peuple est la voix de Dieu ; que sa volonté soit faite ».

Le lendemain, 18 février, l’église de l’Assomption se remplit de monde, dès le plus grand matin. Le Clergé, les autorités civiles et le peuple, à genoux, adressèrent avec ferveur leurs prières au Tout-Puissant, pour obtenir du Régent, qu’il s’attendrît et acceptât la couronne. On pria pendant deux jours, et le 20 février, Job, les Évêques, les Grands déclarèrent à Godounoff qu’il était élu Tsar, non-seulement par Moscou, mais par toute la Russie. Cependant, Godounoff répondit encore que l’élévation et l’éclat du Trône de Fédor effrayaient son âme ; il jura de nouveau qu’une pensée aussi hardie ne s’était jamais présentée à lui dans les mouvemens les plus secrets de son cœur. Il vit les pleurs, entendit les supplications et resta inébranlable. Il renvoya du couvent les Tentateurs, le Clergé et les Boyards, et leur défendit de revenir auprès de lui.

Il fallut chercher un moyen plus efficace ; on s’en occupa et on le trouva. Les Évêques, dans un conseil général qu’ils tinrent avec les Boyards, convinrent de faire chanter, le 21 février, un Te Deum dans toutes les Églises ; et d’aller ensuite avec les insignes de la Religion et de la Patrie, tenter, pour la dernière fois, le pouvoir des larmes et des instances sur le cœur de Boris. En même temps, le Patriarche et les Évêques décidèrent secrètement entr’eux ce qui suit :

« Si Boris prend pitié de nous, nous le reléverons du serment qu’il a fait de ne point accepter la couronne de Russie ; s’il ne le fait pas, nous l’excommunierons et dans le même couvent où il se trouve, nous déposerons nos croix et nos ornemens pontificaux ; nous y laisserons les images miraculeuses, nous défendrons le service divin et les chants dans toutes les Églises ; nous livrerons le peuple à son désespoir et l’Empire à sa ruine, aux troubles et aux massacres ; l’auteur de tous ces maux en répondra devant Dieu au jour du jugement dernier ».

Cette nuit, toutes les maisons de Moscou restèrent éclairées : tout se préparait à l’acte solennel ; dès l’aube du jour, au son de toutes les cloches, la Capitale se mit en mouvement. Les Temples et les maisons s’ouvrirent, le Clergé, en chantant des prières, sortit du Kremlin ; le peuple se pressait sur les places, dans un profond silence. Le Patriarche et les Évêques portaient les images illustrées par de glorieux souvenirs, celle de la Vierge de Vladimir, celle du Don, et les Étendards sacrés de la Patrie. Le Clergé était accompagné des Boyards, de la Cour, des hommes de guerre, des Tribunaux, des Députés des villes. Tous les habitans de Moscou, à leur suite, les citoyens et la populace, femmes et enfans, se précipitèrent vers le Monastère des Vierges, d’où l’on fit sortir, également au son des cloches, à la rencontre du Patriarche, l’image de Notre-Dame de Smolensk. Godounoff la suivait, comme étonné d’une procession aussi solennelle. Il se prosterna devant l’image de la Vierge de Vladimir et les yeux remplis de larmes, il s’écria : « Ô mère de Dieu ? quelle est la cause de ton apparition dans ce lieu ? Prends, ô prends-moi sous ta sainte protection » ! Il se tourna vers Job, et lui dit avec un air de reproche : « Grand Patriarche, tu en répondras devant Dieu ». Job lui répliqua : « Mon fils, cesse de t’affliger et crois à la Providence. C’est la Sainte-Vierge, qui, par amour pour toi, vient ici te faire rougir de ton obstination ». Il se rendit alors dans l’église du Monastère avec le Clergé et les Grands ; les Dignitaires et les Députés se tenaient dans l’enceinte, et le peuple, en dehors, couvrait toute l’immense étendue de la plaine. Après avoir célébré la Messe, le Patriarche conjura de nouveau, mais vainement, Boris de ne point refuser la Couronne, et ordonna de porter les Images dans les cellules de la Tsarine, et là, avec les Évêques et les Grands, ils s’inclinèrent jusqu’à terre. Au même instant, à un signal convenu, la foule innombrable qui remplissait les cellules, l’enceinte et les environs du couvent, tomba à genoux en poussant des gémissemens inouis. Tous demandaient un Tsar, un père, enfin Boris. Les mères jetèrent à terre les enfans qu’elles avaient à leurs mamelles, sans écouter leurs cris (218). L’enthousiasme l’emportait sur la ruse ; il agissait sur les indifférens et sur les hypocrites eux-mêmes. Le Patriarche, ensanglottant, conjura long-temps la Tsarine, au nom des saintes Images qui se trouvaient devant elle, au nom du Sauveur, de l’Église et de la Russie, de donner à des millions de Chrétiens un Souverain adoré dans son illustre frère.

Enfin, on entendit la parole de grâce ; les yeux de la Tsarine, qui avait été insensibles jusqu’alors, se remplirent de larmes, et elle dit : « Puisque telle est la volonté du Tout-Puissant et de la Sainte-Vierge, prenez pour vous gouverner, mon frère, afin de sécher les larmes du peuple. Que le désir de vos cœurs s’accomplisse pour le bonheur de la Russie. Je donne ma bénédiction à votre élu, et je le confie au Tout-Puissant, à la Vierge, aux saints de Moscou, à toi Patriarche et à vous Évêques et Boyards ; qu’il monte à ma place sur le Trône » ! Tous tombèrent aux pieds de la Tsarine, qui, ayant jeté un regard de tristesse sur l’humble Boris, lui ordonna de régner sur la Russie. Mais il témoigna encore de la répugnance, effrayé du poids que l’on confiait à ses faibles mains, et il demanda à en être exempté en disant à sa sœur : « Que, ne fut-ce que par pitié, elle ne devait pas faire de lui une victime du Trône ». Il jura de nouveau que jamais son esprit timide n’avait conçu l’idée d’une pareille élévation, effrayante pour un mortel. Il prenait à témoin le Tout-Puissant, Irène elle-même, qu’il n’avait point d’autres désirs que de vivre auprès d’elle et de contempler sa figure angélique. La Tsarine insista, et Boris, comme au désespoir, dit : « Que ta volonté s’accomplisse, ô mon Dieu ! montre-moi la véritable route et ne sois point un juge rigoureux de ton serviteur. Je me soumets à tes décrets, en remplissant le désir de la nation ». Les Évêques et les grands fléchirent le genou devant lui. Le Patriarche, après avoir béni de la Croix Boris et la Tsarine, se hâta d’informer les nobles, les magistrats et tous les citoyens, que le Tout Puissant leur avait donné un Tsar. La joie fut universelle et inexprimable. On levait les mains au ciel, on lui adressait des actions de grâce ; on pleurait ; on s’embrassait, et, depuis la cellule de la Tsarine jusqu’à l’extrémité de la grande plaine, on n’entendait que le cri d’allégresse : Gloire ! Gloire à Dieu ! Entouré des nobles, pressé par le peuple, Boris, précédé du Clergé, se rendit à l’église du monastère, où le Patriarche, devant les images de la Vierge de Vladimir et du Don, lui donna sa bénédiction pour régner sur Moscou et sur toute la Russie, le proclama Tsar et lui adressa le premier In plurimos annos.

Quel choix, en effet, aurait pu être, en apparence, plus solennel, plus unanime, plus légitime que celui-ci et en même temps plus sage ? Il n’y avait de changé que le titre de Tsar : le pouvoir restait entre les mains de celui qui le possédait depuis long-temps, et l’exerçait heureusement pour le salut de l’Empire, sa tranquillité intérieure, son honneur au dehors et sa sécurité au dedans ? Telles étaient les apparences ; mais ce nouveau Monarque, doué de tant de sagesse humaine, était parvenu au Trône par un forfait : la colère céleste menaçait le Souverain criminel et l’Empire malheureux.


(160) Affaires de Pologne (no. 20). — Dalin (t. XV, p. 178).

(161) Affaires de Pologne (no. 21). — Les Suédois écrivirent (voyez Dalin, p. 179) qu’ils avaient tué alors (août 1591) six mille Russes, et fait prisonniers trois Voïévodes et cinquante Boyards, c’est-à-dire enfans Boyards.

(162) Annales de Nikon (t. VIII, p. 23), et l’Histoire de l’hiérarchie Russe (t. IV, p. 584).

(163) Voyez les Affaires de Pologne (no. 21). Sigismond baisa la croix le 4 décembre, et Soltikoff et Tatistcheff retournèrent à Moscou en janvier 1592.

(164) Livres du Rosrède. — Annales de Nikon (t. VIII, p. 24-25). — Affaires de la Crimée (no. 19). — Bielsky commandait l’artillerie, et la campagne se termina le 21 février.

(165) Affaires de la Crimée (no. 19). — Dalin (p. 179).

(166) Affaires de l’Autriche (no. 5). — Dalin (t. XVI, p. 207).

(167) Affaires de la Suède (no. 7). — Dalin, (t. XVII, p. 254.).

(168) Voici quelques articles de la convention : « Nous, Ambassadeurs plénipotentiaires ; moi, Okolnitchei et Lieutenant de Kalouga, Prince Ivan Tourenin ; moi, Noble et Lieutenant d’Élatomsk, Ostafei Pouchkin ; nous, Diaks, Kloboukoff et Dmitrieff, nous nous sommes rendus sur la Narova, près de Tavzin, sur la rive d’Ivangorod… Tous les sujets Suédois pourront venir sur leurs vaisseaux et avec leurs marchandises à Rougodive (Narva) ; mais non ceux des contrées étrangères ; et le commerce doit se faire sur la rive de Rougodive, et non sur celle d’Ivangorod.… Le Roi prélevera des impôts sur les Lapons, du côté oriental, près de Varanga.… et le Tsar, sur ceux qui sont vers la Dvina et les pays de Korel et de Kola.… Tous les prisonniers seront délivrés.… Les Russes auront la liberté d’envoyer des hommes à eux en Suède, pour y chercher les prisonniers.… et lorsque les Voïévodes auront fixé les frontières des deux côtés, comme elles l’étaient anciennement, la ville de Korel et ses districts doivent être évacués, et les Russes qui habitent la province de Korel ne doivent pas être conduits en Suède etc. »…

(169) Affaires de Pologne (no. 19).

(170) Parce qu’il y avait beaucoup de Turcs avec le Khan.

(171) Affaires de la Crimée (no. 19).

(172) C’est-à-dire aux habitans d’Akerman. — Voyez les Affaires de la Turquie (no. 3).

(173) Tome IV, de cet Ouvrage, dans l’année 1284. — Il est dit dans les Annales que Koursk fut fondé en même temps que Voronège et Livny, conséquemment en 1586. Je n’ai rien trouvé dans les relations des contemporains sur la fondation de Saratoff.

(174) Affaires de la Crimée (no. 21). — Affaires de l’Autriche (no. 5).

(175) Idem (no. 6, f. 4, 25 et 34). — Klopitzky quitta Moscou le 3 septembre.

(176) Heidenstein, (Res Pol. p. 326-337), l’année 1596.

(177) L’Allemand Jean Hanse. — Voyez Affaires de l’Autriche (no. 6).

(178) Voyez collection de Wichmann, et relations de M. Schièle.

(179) Alexandre Comuleus (et dans les actes Russes, Kolemus), vint deux fois à Moscou, en avril 1595 et en mars 1597. — Voyez Affaires de la Cour de Rome. L’instruction qui lui avait été donnée par le Pape, en langue Italienne, a été copiée, par ordre de l’impératrice Catherine II, sur le manuscrit conservé à la bibliothèque du Vatican, et transmise par le prince Michel Stcherbatoff aux archives de Moscou.

(180) Affaires de la Perse (no. 4).

(181) « Le Schah fit présent au prince André d’une cornaline montée en or, et de l’image de la Sainte Vierge, peinte sur or, en disant qu’elle avait été peinte pour lui d’après une image italienne, et qu’elle lui fut envoyée d’Ormus ».

(182) Le prince Vassili Tioufiakin, et le diak Jémélianoff (le premier ayant reçu du Trésor trois cents roubles et le second deux cents), furent envoyés de Moscou au mois de juin 1595. Tioufiakin mourut avant d’arriver en Perse, le 8 août ; le Diak à Guilan, et l’écrivain, l’interprête et leurs gens, au nombre de trente-huit personnes, moururent en Perse. Il ne revint, en 1598, que trois fauconniers, un archimoine et quelques Streletz.

(183) Voyez Affaires de Géorgie. — Fédor écrivit à Alexandre, au mois de juin de 1596 : « J’ai envoyé contre Schavkal mes Voïévodes ; ils ont tué beaucoup de monde et blessé Schavkal lui-même. Après, tu as envoyé auprès de notre Majesté, pour nous conjurer de faire marcher une armée considérable contre Schavkal, pour nous emparer de la ville de Tarki et d’en donner de nos mains la souveraineté à ton parent Krim-Schavkal.… et nous t’avons écrit pour te dire que tu devais, de ton côté, envoyer contre Schavkal, à la tête de ton armée, ton fils Jouri et ton parent Krim-Schavkal ». On dit que le nom de Krim-Schavkal était toujours porté par le successeur de Schavkal (Voyez Müller, collection de l’Histoire de Russie, t. IV, p. 35). Plus loin : « Nous avons reçu de Tarky le rapport de notre voïévode prince Khvorostinin et de ses compagnons, par lequel il nous informent qu’ils ont porté la guerre dans le pays du Schavkal et qu’ils se sont emparé de Tarki, mais que tu n’y avais pas envoyé ton fils ; que ton parent, Krim-Schavkal, n’avait pas marché contre Schavkal, et que les Voïévodes, étant restés long-temps à Tarki, avaient fini par détruire cette ville et étaient retournés sur le Térek ». — Gärber, en parlant de Tarki, dit en 1730 : « Cette ville est située à cinq verstes de la mer Caspienne dans une grande vallée, au milieu des rochers.… Le palais du Schamkhal ou Schavkal est construit sur un endroit élevé ; les rues en sont étroites et les maisons mal bâties ; l’eau y arrive des montagnes par des conduits, dans le palais du Khan et dans les différens quartiers de cette ville ancienne et assez considérable ». Actuellement l’on n’y voit que des ruines. Gärber dit encore : « Le titre de Schamkhal tire son origine des Maures qui, dans les premiers siècles de l’ère musulmane ; s’étaient emparé des bords de la mer Caspienne. Scham est le nom de la ville de Damas, d’où l’on envoyait des gouverneurs ou des princes dans ces provinces conquises. Le mot de Khal signifie prince ». — Oléarius explique que Schemkhal signifie clarté.

(184) Affaires de la Géorgie. — Dans les rapports de nos envoyés en Géorgie il est dit, que les Voïévodes Russes avaient construit des forts sur les bords de la Koïssa.

(185) Le prince Stcherbatoff, se référant aux livres du Rosrède, dit qu’au mois de mai 1594, le prince des Nogais, Kasi, avec huit mille Nogais, et le Tsarévitche Iarouslam, avec douze mille Azoviens assiégeaient la ville de Schatzk, commandée par le voïévode prince Mossalsky ; que ce vaillant guerrier les vainquit et les obligea à se retirer sur la rivière Medvèditsa. Je n’ai point trouvé ce passage dans les livres du Rosrède que je possède. Il n’existait point alors de princes nommés Kasi ; il n’existait que le Camp de Kasi, et la rivière Medvèditsa est loin de Schatzk.

(186) Archives du Collège des Affaires Étrangères. — Copies de deux lettres au roi de Danemarck ; la première, écrite le 15 août 1592, de Kola, par nos ambassadeurs, Zvénigorodsky et Vassiltchikoff ; et la seconde, par le Tsar lui-même. Ces copies ont été obtenues des archives de Copenhague par M. le comte Nicolas Romanzoff.

(187) Affaires de l’Angleterre (no. 1).

(188) Si l’on doit ajouter foi à ce que dit Horsey, il éprouva la disgrâce de Fédor par une fausse dénonciation d’un de ses serviteurs, et les intrigues du premier diak, André Stchelkaloff (Notable bad man of that country) ; on l’accusait d’avoir mal parlé du Tsar à un diner chez lui (Voyez, A discourse of the second and third imployment of M. Jer. Horsey, Esq. sent from his Majesty to the Emperor of Russia, dans les papiers envoyés au comte de Romanzoff, du Musée Britannique, en 1817). Même les Anglais qui faisaient le commerce en Russie se plaignaient des tromperies de Horsey : par exemple, ayant obtenu de la Reine une sage-femme habile pour la Tsarine, il la retint quelque temps à Vologda et la fit repartir secrètement pour Londres (Voyez les mêmes papiers du Musée Britannique). Horsey arriva à Moscou le 15 août 1590, avec le titre d’Ambassadeur d’Élisabeth. L’année suivante la Reine écrivit à Fédor et à Boris pour s’excuser d’avoir choisi un pareil homme pour ses rapports avec le Tsar. En 1592 et 1593, la correspondance entre les Cours de Moscou et de Londres, se fit par l’entremise des négocians Anglais. En 1594, Élisabeth envoya à Moscou son médecin Marc Ridley, d’après le désir du Tsar, et le chargea de lui remettre une lettre très-amicale, dans laquelle elle le félicitait sur la naissance de sa fille. — Voyez Affaires de l’Angleterre (no. 2).

(189) Discours de Horsey.

(190) Cambden (f. 365), et les papiers du Musée Britannique, dans la bibliothèque du comte Romanzoff. Voici le titre du livre de Fletcher : Of the Russe Common Wealth, or manner of government by the Russe Emperour, commonly called the Emperour of Moskovia, with the manners and fashions of the people of that country, at London printed by T. D. for Thomas Charde 1591. Fletcher dédia son livre à Élisabeth, et, dans sa lettre, il dit de la Russie que c’était un pays sans lois écrites, sans justice générale ! Malgré cette phrase étrange, Fletcher a dit beaucoup de choses justes et intéressantes sur l’état d’alors de notre patrie.

(191) Affaires de l’Autriche (no. 26). — Horsey discourse. — Papiers du Musée Britannique.

(192) Le jour de Jouri. — Voyez le tome VI de cet ouvrage, en Russe (p. 358 de la deuxième édition, et le tome VII, p. 214).

(193) Fletcher (f. 46). — Herberstein (p. 40) — Tome. VII de cet ouvrage.

(194) Soudebnik d’Iv : Vassili et les Oukases de ses prédécesseurs, rassemblés par Tatistcheff (p. 221 et 240). — Cette loi de 1593 n’est pas parvenue jusqu’à nous, mais on en fait mention dans la loi de 1597 (voyez plus bas). — Dans l’Oukase du Tsar Vassili Schouisky il est dit, « Qu’en 7115 (1607), le 9 mars, le Tsar et Grand-Duc de toute la Russie, Vassili-Iv :, avec son père, le patriarche Hermogène, en présence de tout le clergé et des autorités civiles du Tsar, ayant entendu le rapport du tribunal des Domaines, que l’émigration des paysans causait de grandes émeutes, des procès et des violences de la part des puissans, ce qui ne pouvait pas arriver sous le Tsar Iv : Vassili, parce qu’alors les paysans étaient libres ; le Tsar Fédor Iv :, sur l’insinuation de Boris Godounoff, et contre l’opinion des plus vieux Boyards, ôta aux paysans le droit de choisir leur domicile, et fit inscrire dans un livre le nombre des paysans que chacun possédait ». — Voyez aussi Guide des lois Russes (t. Ier., p. 127 et 130). J’avoue que cet Oukase de Schouisky et même celui de Fédor sur les paysans, me paraissent douteux par leur style et leurs expressions peu analogues à ce temps ; je laisse aux recherches futures des historiens à décider si les copies de Tatistcheff sont vraies ou non. Tatistcheff dit qu’il a copié les lois de Fédor et de Boris, sur les manuscrits de Bartenevsky, Galitzin et Valinsky, et qu’il reçut la loi du Tsar Vassili Schouisky, du gouverneur de Kasan le prince Serge Galitzin.

(195) Livres des Degrés de Latoukhin. — Annales de Nikon) t. VII, p. 30 et 45).

(196) Annales de Nikon (t. VII, p. 328 et t. VIII, p. 28). — Livres des Degrés de Latoukhin. — Dans les Chronographes, il est dit que l’on construisait à Kilaïgorod des maisons et des boutiques en pierre, qui furent achevées en 7104 (1596).

(197) Récit de la destruction de l’Empire Moscovite.

Sur la famille, il est dit dans les Annales de Pskoff : « Le 8 mai, il tomba une forte neige et il fit un froid très-rigoureux ; la famine régnait à Novogorod et dans les bourgs ; le blé se vendait à vingt altines le tchetverte, et il manquait entièrement dans les bourgs ».

(198) Fletcher (f. 36). — Margeret dit que les séances du Conseil duraient depuis la première heure du jour jusqu’à la sixième.

(199) Annales de Nikon (t. VIII, p. 23). — Livres des Degrés de Latoukhin.— Fletcher (t. III).

(200) Margeret (p. 94, 95). Annales de Nikon (t. VIII, p. 30), en 1595. — Livres des Degrés de Latoukhin.

(201) V. le serment des Boyards, des Dignitaires et du peuple, prêté au Tsar et à Fédor Borissovitche, dans la Collection des Actes du Gouvernement (t. II, p. 192).

(202) En 1595. — V. Annales de Nikon (t. VIII, p. 23, 31 et 32. — Le Prince d’Ouglitche mourut en 1286.

(203) Histoire de l’hiérarchie Russe (t. V, p. 164). — Ce couvent bâti par Saint-Dionysi, dans le XIVe siècle, était éloigné d’une verste du couvent de Petchersk, en descendant le Volga et sur sa rive droite.

(204) Livres des Degrés de Latoukhin.

(205) Annales de Pskoff (f. 39). — Livres des Degrés de Latoukhin. — (Chronique de Morosoff, où les détails sont assez fabuleux. — Chronique de Pétréjus (p. 263).

(206) On connaît l’histoire touchante d’Androclès et du Lion, dans les Nuits Athéniennes.

(207) Annales de Nikon (t. VII, p. 347 et t. VIII, p. 34). — Livres des Degrés de Latoukhin et Chronique de Morosoff, où il est dit que Fédor eut une agonie de 12 jours.

(208) Dans les Livres des Degrés de Latoukhin et dans d’autres, il est dit, que Fédor avait nommé pour son successeur Fédor Nikititche Romonoff. — Pétréjus (p. 263), copiant Bär, conte la fable suivante : « Sur la question des Boyards, qui devrait régner en Russie ? Fédor répondit en mourant : Celui auquel, dans le dernier moment de ma vie, je remettrai le sceptre, et il le donna à Fédor Nikititche Romanoff. Mais celui-ci voulut transférer cet honneur à son frère Alexandre, Alexandre à son frère Ivan, Ivan à son frère Michel, Michel à quelque autre Boyard. Le Tsar, perdant patience, jeta le sceptre par terre, en s’écriant : règne donc qui voudra ! C’est alors que Godounoff s’en saisit et devint Souverain ».

Les Livres du Rosrède et les Listes du service des Dignitaires (Bibliothèque Russe, t. XX, p. 66), disent que Fédor transféra le sceptre à son épouse ; c’est ce que confirment le Patriarche Job (Annales de Nikon (t. VII, p. 352), David Chitrée (V. de Thou, Histoire Universelle, livre CXX, p. 177), et l’envoyé Autrichien, Michel Schille ou Schelle (Collection, etc., de Wichmann, t. I, p. 447). Voici encore un témoignage des plus véridiques : Dans l’acte de l’élection au Trône Moscovite, non-seulement de Godounoff, mais encore dans celui de Michel Fédorovitche, il est dit (V. Bibliothèque Russe, t. VII, p. 136) : « Fédor Ivanovitche laissa la souveraineté de tous ses états à la Tsarine Irène Fédorovna, et recommanda son âme au Patriarche Job… et à son cousin Fédor Nikititche, Romanoff-Jourieff et à son beau-frère, Boris F: Godounoff ».

(209) Annales de Nikon (t. VIII, p. 34).

(210) Fédor fit appeler Job, dans la septième heure de la nuit, pour recevoir l’Extrême-Onction, et mourut dans la neuvième heure de la nuit. On rapporte qu’il avait vu, en mourant, des Anges, etc.

(211) Livres des Degrés de Latoukhin. — Chronique de Morosoff, et Bär dit, que c’était la Tsarine Irène qui faisait venir chez elle beaucoup de sotniks et piatidicetniks, de la ville, et qu’elle les disposait par des promesses et par de l’argent à élire Boris pour Tsar.

(212) V. l’acte de l’élection de Boris, dans la Bibliothèque Russe (t. VII, p. 39 et 40). — Une autre copie de cet acte m’est parvenue par M. J. Jermolajeff. Les noms de tous les membres du Clergé et des Députés ecclésiastiques et séculiers y sont désignés.

(213) Dans les Chroniques, il est faussement dit qu’Irène, dès l’instant de l’enterrement de Fédor, ne voulut plus rentrer dans les appartemens du Palais, et qu’elle se fit conduire au couvent.

(214) Schèle (p. 451, 452) et de Thou (Histoire Universelle, t. CXX, p. 180) ; selon leur récit, Godounoff était présent à cette assemblée des Dignitaires et des Bourgeois, et après avoir déclaré qu’il ne voulait pas être Tsar, il alla rejoindre sa sœur. Mais l’acte d’élection dit, qu’il était déjà au couvent, lorsqu’on lui offrit la couronne.

(215) Livres du Rosrède. — Le Patriarche écrivit en son nom aux Voïévodes opiniâtres qu’ils aient à obéir aux ordres de la Tsarine ; mais les Voïévodes s’y refusèrent. — Selon Margeret, c’était Godounoff qui répandit le bruit de l’invasion du Khan en Russie.

(216) Dans les Chroniques il est dit (V. Annales de Nikon), que les Schouisky seuls ne voulaient pas de Godounoff sur le Trône ; mais les Schouisky même ne s’y opposèrent pas. (V. L’acte d’Élection.)

(217) C’est-à-dire par la Géorgie et le pays des Kirguises.

(218) V. L’Acte d’Élection. Il est dit dans une Chronique, que quelques personnes craignant de ne pas pleurer, et qui ne connaissaient pas l’art de répandre des larmes feintes, s’humectaient les yeux avec de la salive.