Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 3/1

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LIVRE I

LA COMMUNE À L’HÔTEL-DE-VILLE

L’ÉLECTION DU 26 MARS

Dans les derniers jours de mars 1871, un changement important s’était produit à Paris : la Commune avait été élue. La France, prise dans son ensemble, avait semblé se désintéresser de cette transformation du pouvoir insurrectionnel. Aucune modification à la situation tendue n’avait paru en résulter ; rien de nouveau dans l’attitude, dans les dispositions du gouvernement et de l’Assemblée, retranchés dans Versailles. L’hostilité parlementaire se montrait aussi ardente et les préparatifs militaires étaient poussés avec une vigueur croissante par M. Thiers.

Le Comité central avait, officiellement, renoncé à l’autorité qu’il exerçait depuis le Dix-Huit mars, et avait cédé l’Hôtel-de-Ville aux nouveaux élus de Paris. Le gouvernement provisoire de l’insurrection faisait ainsi place à un conseil municipal légalement et régulièrement élu. Ce pouvoir était issu directement du suffrage universel, et rien ne paraissait entacher la régularité de la consultation des électeurs, ni faire douter de la légalité du vote.

Par la suite, des contestations passionnées et des arguties de procureur ont soulevé un doute sur le caractère régulier et légal du nouveau conseil municipal, qui prit le nom de Commune. Ces chicanes ne sauraient avoir une valeur juridique, et n’ont qu’un intérêt anecdotique. D’où serait provenue l’irrégularité de l’élection ? Du nombre des abstentions ? Il fut à peu près le même lors du vote de novembre 1870 pour les maires et les adjoints. Les chiffres donnés dans le précédent volume établissent qu’au 26 mars le suffrage parisien a été aussi complet qu’il pouvait l’être. On devait tenir compte des circonstances. On ne pouvait négliger, dans l’évaluation du résultat, l’absence de nombreux habitants, inscrits sans doute sur les listes, mais ces listes avaient été dressées sous l’empire, pour le plébiscite. Il s’était produit, depuis le mois de mars 1870, des événements qui avaient modifié la proportion normale des suffrages exprimés et du nombre des électeurs appelés à voter : il y avait eu la guerre d’abord, puis l’invasion et l’investissement, suivis de l’exode, à l’ouverture des portes, d’une notable partie de la population. Il manquait un tiers des électeurs inscrits en 1870.

L’Assemblée municipale fut nommée le 26 mars dans les mêmes conditions électorales que l’Assemblée nationale l’avait été, moins toutefois la confusion et les tripotages du recensement de février. Le scrutin municipal avait été libre partout, sans irrégularité constatée. Le comité insurrectionnel avait, il est vrai, présidé au scrutin, mais cette présidence n’avait été que nominale, sans aucune influence directe, ni pression arbitraire sur le corps électoral, sans qu’on pût attribuer aux délégués du Comité central une intervention autoritaire quelconque, une altération du vote des sections ou une immixtion frauduleuse dans le dépouillement des bulletins. Aucune protestation sérieuse n’avait été formulée. Dans plusieurs arrondissements, les adversaires notoires du Comité central avaient été nommés avec des majorités importantes. Cela devait suffire à démontrer la liberté des électeurs, la sincérité de l’élection. Si les maires, si les candidats modérés en vue avaient échoué dans certains quartiers, notamment à Belleville, à Montmartre, ce résultat ne devait surprendre personne.

Si le vote ne pouvait être contesté, soit à raison de la disproportion entre le nombre des votants et le chiffre des inscrits, soit par suite de violences qui se seraient produites autour des urnes, ni encore sous le prétexte que les opposants intimidés n’avaient pu venir déposer librement leur bulletin, était-il permis de protester contre la convocation considérée comme illégale, et pouvait-on conclure de son illégitimité à l’illégalité des opérations, entraînant par conséquent la nullité du scrutin ? La loi exigeait en effet que la convocation électorale fût faite par le gouvernement, publiée par le préfet de la Seine, sous l’autorité et le visa du ministre de l’Intérieur. Cette condition était d’ordre sans doute absolu, mais en temps normal. Ne pouvait-elle être jugée, sinon comme abrogée, du moins comme suspendue à raison des circonstances ? Le gouvernement n’avait-il pas renoncé à l’usage de sa prérogative en prenant la fuite, en s’abstenant de convoquer directement les électeurs ? Il avait délégué ses pouvoirs, en ce qui concernait cette convocation nécessaire et urgente. Les maires restés à Paris avaient été mandatés expressément par le ministre de l’Intérieur Picard, pour prendre toutes les mesures intéressant l’administration et la sécurité de la ville pendant l’absence du gouvernement. Il n’y avait pas de mesure plus indispensable à prendre que la convocation des électeurs, qui devait, pensait-on, éviter la guerre civile. Elle l’a retardée seulement, mais n’était-ce pas là le désir, le calcul de M. Thiers, la suite de l’exécution de son plan détestable ?

Les pourparlers, afin d’arriver à cette convocation, avaient été longs et difficiles. À la fin on avait cédé, transigé, et la convocation avait été décidée. Sa régularité n’était contestable alors pour personne, à Paris du moins. On était de bonne foi au Comité Central, et ceux des maires qui n’étaient pas dans le secret des fourberies de M. Thiers croyaient ingénument avoir capacité de traiter. Ils pensaient agir en pleine légalité. Les honnêtes gens qui mirent leur signature au bas de l’accord, et qui appelèrent aux urnes les citoyens, ne pouvaient supposer que cet accord était une frime. Il leur était impossible de croire qu’ils signaient, après tant d’hésitations et de formules débattues, un papier nul. Personne ne vint de Versailles les avertir, même officieusement, qu’ils convoquaient en pure perte, et que la convention qu’ils avaient signée était un acte illégal autant qu’inutile. On ne prévint pas davantage les électeurs que, s’ils répondaient à cet appel sans valeur, ils se dérangeraient inutilement, et nommeraient une assemblée dépourvue d’existence légale.

Les parisiens avaient été au scrutin avec sincérité, avec espoir. Il y avait deux camps en présence, numériquement inégaux, il est vrai, mais dans chacun on avait admis de s’en rapporter au vote. On espérait que de l’urne sortirait la paix, un régime acceptable et durable pour Paris. Nul n’avait le moindre doute sur la légitimité du vote qu’on allait émettre. Si le gouvernement n’avait pas directement convoqué les électeurs, il avait certainement connu la convocation et il ne s’y était pas opposé. Adhésion tacite peut-être, mais non ignorance. M. Thiers, s’adressant à M. Tirard, avait parlé de la transaction en cours ; sans l’approuver franchement, ouvertement, il ne s’était pas opposé à la convocation des électeurs. Il pouvait le faire par une déclaration à la tribune, par un message aux maires, par une affiche du gouvernement. Aucun désaveu formel ne fut proféré, aucun avis n’avait paru à l’Officiel portant que, si les parisiens persistaient à voter le 26 mars, il ne serait tenu nul compte de leur vote considéré comme illégal, et prévenant le public que les maires, co-signataires avec le Comité Central de l’accord et de l’appel aux électeurs, seraient désavoués.

La perfidie de M. Thiers, cherchant seulement à gagner du temps pour rassembler des troupes et préparer son attaque, ne fut connue que plus tard. Aucun citoyen, adversaire ou partisan du Comité Central, en allant déposer son bulletin à la section de vote, n’eut le soupçon que ce bulletin serait annulé par la suite. Chacun, dans les deux partis, crut à la régularité de la convocation et du vote. Même par les élus qui ne tardèrent point à donner leur démission, l’élection était considérée comme valable. En démissionnant, ne reconnaissaient-ils pas avoir été légalement élus ? Paris se trouvait donc, le 26 mars, pourvu d’une assemblée régulièrement nommée par le suffrage universel et remplaçant un comité provisoire, issu du suffrage restreint des bataillons fédérés de la garde nationale. Cette assemblée aux pouvoirs encore indéterminés avait au moins les droits et l’autorité d’un conseil municipal, et sa légitimité comme corps électif constitué ne pouvait être contestée. M. Thiers cependant continuait à lancer des regards malicieux sous ses lunettes, en étudiant la carte des environs de Paris, avant de donner les ordres suprêmes aux généraux avec lesquels il conférait durant de longues heures, indifférent au vote des parisiens, et feignant d’ignorer que la cité rebelle avait prétendu se donner un conseil municipal.

ERREUR ET ILLUSIONS

L’insurrection, pour les parisiens, paraissait terminée avec l’accord des maires, le vote et la constitution de la Commune de Paris. Les combattants avaient bien gardé leurs fusils chargés, mais ils espéraient que la Commune ne leur commanderait pas de s’en servir. On avait repris possession des canons de Montmartre, et des pièces étaient aussi disposées sur d’autres points stratégiques, mais nul ne souhaitait les entendre tonner. On avait été assez longtemps assourdi par l’artillerie. On respirait comme au sortir d’un long et pénible hiver, tout à la joie du soleil revenu, et l’on ne redemandait pas l’ouragan. Paris était tranquille ; il attendait la reprise, nou des hostilités, mais du travail. L’opinion s’affirmait optimiste. On était persuadé que la nomination d’une assemblée municipale mettrait fin au conflit, jusque-là jugé imminent, et ramènerait le cours normal de l’existence. Cette croyance tenait en haleine la cité. Heureusement, la révolution n’avait pas été sanglante ! Un ordre de choses nouveau, sans combat intérieur, sans violences, était donc possible. Il serait inauguré dès la Commune installée à l’Hôtel-de-Ville, les chefs des insurgés l’ayant quitté, empressés à se démettre de leurs pouvoirs désormais sans objet.

L’insurrection, le Comité Central, c’était le passé : le présent, et sans doute aussi l’avenir appartenaient à la Commune de Paris. Une joyeuse clarté d’aube illuminait toutes choses.

Le gouvernement communal s’était promptement constitué. Il ne semblait pas différent, quant aux origines, des régimes précédents, étant né, comme eux, au milieu d’événements insurrectionnels. Une différence profonde existait cependant, qui ne permettait pas de considérer la révolution du Dix-Huit mars comme le point de départ d’un régime régulier et durable. Les pouvoirs sortis des coups de force de 1830, de février 1848, de décembre 51, dispersant des gouvernements établis et se substituant à eux, avaient été acceptés, acclamés ou subis, par la France entière. La Commune, au contraire, eut, dès son premier jour, sa légitimité originelle contestée, et vit son autorité méconnue en dehors de l’enceinte de Paris et des localités suburbaines immédiates. De plus, elle avait en face d’elle une Assemblée et un gouvernement qui représentaient pour la majorité du pays, l’autorité légale, le pouvoir national. Sa situation était donc neuve, exceptionnelle et périlleuse.

Ainsi la Commune ne pouvait être et ne fut jamais qu’un pouvoir insurrectionnel, au domaine restreint, à l’autorité combattue. On a pu lui reprocher d’agir comme un gouvernement ordinaire, mû par des rouages compliqués et dociles, comme si elle en avait à sa disposition tout le mécanisme traditionnel. Elle s’efforça de légiférer, d’administrer, alors que son rôle devait consister à briser la résistance versaillaise, à attirer ou à dominer la démocratie des départements, enfin, à préparer l’avènement et l’organisation de la Révolution sociale. Sans la victoire complète sur Versailles, sans l’approbation expresse ou tacite des départements, sa défaite plus ou moins retardée était certaine. Les fautes qu’elle put commettre par la suite, les faiblesses, les violences qu’on lui a imputées, les divisions signalées parmi ses membres, ne furent que les causes secondaires de son écrasement. Eût-elle administré avec la sagesse légendaire de Solon ou de Lycurgue, avec la prudence et l’énergie du sénat romain, qu’elle n’eût pas évité la chute finale. C’est une erreur d’optique et de jugement que de voir seulement dans l’assemblée parisienne une cohue d’incapables et de médiocrités, dont la présence et l’autorité vouaient à l’échec le gouvernement tombé en leurs mains. Richelieu et Napoléon, ne disposant que des mêmes moyens militaires et enfermés comme eux dans une cité sans secours extérieur possible, eussent été impuissants et vaincus, comme l’ont été Rossel et Delescluze. Tout dépendait du succès des armes, qui, les premiers jours passés, devenait problématique, puis fut impossible. La Révolution du Dix-Huit mars a été vaincue, parce qu’elle a laissé passer l’heure de la victoire. Il est dans les insurrections, comme dans toutes les batailles, un instant psychologique dont il faut savoir profiter. Le Comité Central ne sut pas.

Non seulement le Comité Central, pouvoir absolument maître de Paris, et qui ne pouvait rencontrer aucune résistance intérieure sérieuse, dès le 19 mars ne songea pas à tirer avantage du désarroi moral des adversaires de la Révolution, de la fuite de M. Thiers, de la situation pour lui si favorable de la France sans gouvernement, avec la possession de Paris, mais il parut avoir cette unique préoccupation de proclamer finie l’insurrection. Or elle commençait seulement. On cessa le combat avant qu’il ait eu lieu. Les membres du Comité Central avaient hâte de quitter le rôle d’insurgés. Ils voulaient se montrer des citoyens aptes à gouverner selon les modes traditionnels ; ils cherchaient à renouer les traits cassés de l’attelage gouvernemental. Ils s’efforçaient de remettre sur pied, sous le vieil harnachement administratif et parlementaire, l’équipage du passé, changeant seulement les conducteurs, prenant leur place, en invoquant les formes légales. C’était aller au devant de la catastrophe.

Pouvait-elle être évitée ? Peut-être, mais à la condition que l’obstacle versaillais eût été d’abord brisé ou écarté. Il fallait aussi que la démocratie départementale, n’ayant pas eu le temps d’être trompée, intimidée et captée par M. Thiers et ses agents, vint pousser à la roue et faire escorte. En durant, en poursuivant la route, on permettait l’arrivée de ce secours ; il serait probablement venu à l’attelage embourbé. Pour obtenir cette prolongation de la lutte, qui était pour la Commune la seule chance de prolonger son existence et d’être secourue, il ne fallait pas une assemblée parlante, mais un conseil de guerre permanent. La tribune était alors non seulement superflue, mais dangereuse. Tout ne fut pas assurément oiseux, inutile ou incohérent, dans les délibérations politiques ou sociales de l’Hôtel-de-Ville, mais c’était là une action parallèle nuisible. La Convention avait pu mener de front les délibérations parlementaires, le vote des lois civiles, les mesures réformatrices, avec la conduite des armées au feu. Cette grande assemblée, le même jour, écoutait l’exposé des motifs d’un titre nouveau du Code civil et le rapport d’une victoire sur le Rhin. La situation en 1871 n’avait aucune analogie. Si la Convention eût été bloquée entre les Allemands et les Vendéens, anxieuse d’une surprise pour le lendemain, incertaine de siéger encore la semaine suivante, elle eût ajourné sagement les intéressantes propositions de Treilhard ou de Cambacérès, et n’aurait laissé la parole qu’à Hoche ou à Kléber. L’élection et les délibérations d’un gouvernement parlementaire furent une aberration, une funeste et même coupable résolution. La première semaine de la Commune fut ainsi en proie à l’erreur et aux illusions.

LE COMITÉ CENTRAL SE MAINTIENT

Le Comité Central, à qui est imputable l’initiative de la réunion d’une assemblée parlante remplaçant un pouvoir insurrectionnel dont toute la tâche devait être la résistance armée, comprit certainement la sottise et le danger de sa retraite. Mais il comprit trop tard. Il ne vit le péril que lorsqu’il ne pouvait être évité. Il fallut, pour lui ouvrir les yeux, le spectacle, auquel il ne s’attendait pas, d’une assemblée communale, son œuvre, sa fille, entrant à l’Hôtel-de-Ville, mais sans lui, Il avait ouvert la porte et on le laissait dehors. Aussi, la plupart de ces vainqueurs au 18 mars, vaincus et dépossédés le 26, forts de leurs droits de premiers occupants, s’efforcèrent-ils de rentrer par une voie détournée dans ce palais de la Révolution, où ils n’avaient plus leur place.

Les membres du Comité Central étaient sincères, lorsqu’ils déclaraient, à la veille du scrutin, qu’ils ne prendraient point part aux luttes électorales, et ne poseraient pas leur candidature. Ils ne sollicitèrent point les suffrages, pas plus d’ailleurs que leurs concurrents. Le temps, pour cela, aux uns et aux autres manquait. Il n’y eut pas à proprement parler de période électorale. Quelques membres du Comité Central furent exceptionnellement élus à raison de leur notoriété générale ou d’une situation influente dans leur arrondissement. Leurs collègues, laissés de côté par le suffrage universel, dont l’indifférence leur parut de l’ingratitude, estimèrent que leur présence était toujours nécessaire, à côté des membres de la Commune, pour maintenir l’organisation et assurer le service de la garde nationale. Irrités et déçus, ils ne voulurent pas cependant paraître s’immiscer trop brutalement dans des fonctions déjà occupées, ni réclamer des attributions qui pouvaient faire double emploi avec celles des membres de la commission militaire, que la Commune venait de désigner.

La publication, dans Paris-Journal, d’une note annonçant que le Comité Central s’était perpétué sous le nom de « Sous-Comité de la garde nationale », attira l’attention sur ses équivoques manœuvres. Paris-Journal avait ensuite donné des comptes rendus de cinq séances, tenues par ce sous-comité, les 27, 28, 29, 30 et 31 mars. On se serait occupé notamment, au cours des trois premières séances, de l’élection des officiers de la garde nationale, et les rapports du Sous-Comité avec la Commune auraient été discutés dans la séance du 29 mars. Ce compte rendu fut attribué depuis à des indiscrétions d’Assi, car lorsque celui-ci fut arrêté, par ordre de la Commune, la publication des procès-verbaux dans Paris-Journal fut interrompue. On y avait lu, entre autres, le renseignement suivant : « Le citoyen Maljournal demande si le Comité de la garde nationale aura le droit d’initiative auprès du conseil de la Commune. Le citoyen Assi répond que : le Comité actuel ayant un grand nombre de ses membres au sein du conseil municipal, il sera de plein droit autorisé à exprimer ses désirs. Quant au Comité, que l’élection doit nommer dans quelques jours, il aura le droit, comme étant issu du suffrage universel, d’émettre des avis que le conseil municipal suivra ou ne suivra pas, mais qu’il devra écouter. » C’était prévoir l’établissement d’un pouvoir parallèle à celui de la Commune.

Une protestation fut adressée aux journaux qui avaient reproduit cette note de Paris-Journal. Elle était conçue en termes modérés, mais énergiques. Elle parut ainsi signée : « Par délégation du Comité Central, Boursier, Prud’homme. » Elle portait cet en-tête : « Conseil municipal. »

Certains journaux, disaient les signataires, ont imaginé une foule d’histoires d’arrestations, de comptes rendus de nos séances ou enfin d’actes arbitraires, le tout d’un fantaisiste qui nous a égayés nous-mêmes.

Mais dès l’instant où quelques feuilles, pouvant être considérées comme ayant un caractère sérieux, prennent ces plaisanteries pour autre chose que pour ce qu’elles valent, nous croyons de notre devoir, surtout à l’heure où nous avons remis le pouvoir aux mains de la Commune, de dire aux citoyens trompés par ces élucubrations, que rien, absolument rien des faits que vous avez jugé à propos de reproduire, n’est vrai ; que votre bonne foi a été entièrement surprise, et que les actes du Comité Central, ayant reçu la plus entière publicité, les journaux sérieux devraient bien, s’ils veulent conserver une juste considération, contrôler de pareilles choses avant de s’en faire l’organe.

Nous avons respecté toutes les libertés, nous avons été justes, nous avons fait notre devoir.

L’Opinion nationale du 31 mars, en insérant cette protestation, ajouta le commentaire suivant :

Ainsi, sur l’affirmation des délégués du Comité Central, il est constaté et avéré qu’il n’existe pas un Sous-Comité de la Fédération de la garde nationale ; que les séances du Comité, chaque jour racontées dans Paris-Journal, n’ont jamais eu lieu ; que le Comité Central a remis le pouvoir aux mains de la Commune, et qu’il ne retient plus aucune portion de l’autorité publique. Nous insistons sur cette déclaration des délégués du Comité, parce que, selon nous, l’abdication pleine et entière est le seul parti logique, équitable, auquel le Comité Central doive se résoudre.

Les compliments de l’Opinion nationale s’appliquaient à faux. Le Comité Central ne tarda pas à faire paraître une seconde protestation, dans un sens tout différent de la première, et où l’on retrouve la signature par délégation du citoyen Prud’homme, l’un des protestataires.

Des journaux ont publié que le Comité Central, ayant rempli sa mission, s’est dissous : cette nouvelle est complètement fausse.

Le Comité, comme la Garde Nationale, dont il est l’émanation, ne peut disparaître qu’avec la liberté.

Le siège du Comité Central est rue de l’Entrepôt, 2, derrière la caserne du Château-d’Eau.

Les arrondissements qui ne sont plus représentés complètement au Comité Central sont invités à envoyer, dans le plus bref délai, leurs représentants munis des procès-verbaux de leur élection.

Pour le Comité Central et par délégation :
Audoynaud, Prud’homme.

Le Comité Central continua donc à siéger et à agir comme pouvoir indépendant, auxiliaire de la Commune, disait-il ; rival plutôt. Cette rivalité devint funeste. Le Comité Central consentait à laisser à la Commune le pouvoir civil, c’est-à-dire l’action parlementaire, l’administration des services publics, la législation, la nomination aux emplois, mais il entendait conserver le pouvoir militaire, c’est-à-dire la direction de la garde nationale. C’était une véritable usurpation des pouvoirs conférés par la Commune à la Commission militaire, qu’elle avait nommée dès son installation.

Dans sa séance du 29 mars, le Comité Central discuta cette question de la délimitation des pouvoirs. Arnold dit que « la Commune ne devait pas nommer des commissions militaires, qui annulaient complètement l’action du Comité Central ». Lucipia insista, disant « qu’il était de toute logique qu’à la Commune restât le pouvoir politique et administratif, mais que le Comité devait rester chargé de l’action militaire ». Varlin appuya la formule en ces termes : « La question vient d’être posée d’une manière logique, il ne reste qu’à bien déterminer les attributions de chacun. »

Le Comité Central adopta alors la proposition suivante, qui devait être soumise à la Commune :

La Commune représente à Paris le pouvoir politique et civil. Elle est l’émanation de l’autorité du peuple. Le Comité Central, conséquence directe des principes fédératifs de la garde nationale, représente la force militaire, Il fait exécuter les ordres donnés par la Commune. Son autonomie est complète. Il lui appartient de faire l’organisation de la garde nationale, d’en assurer le fonctionnement et de proposer à l’acceptation de la Commune toutes les mesures politiques et financières nécessaires à la mise à exécution des décisions prises par le Comité.

Les citoyens Arnold, Bouit et Lucipia furent désignés pour soutenir cette proposition, qui équivalait à faire de la Commune le pouvoir administratif et législatif, le Comité Central se réservant le rôle de l’exécutif. Restait à établir l’autorité judiciaire. C’était en somme conforme au principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs, mais combien inutile et dangereux dans un pareil moment !

RIVALITÉ DES POUVOIRS

L’antagonisme entre la Commune et le Comité Central se manifesta en plusieurs occasions. Édouard Moreau, l’un des membres les plus intelligents du Comité, reproche, dans la séance du 20 avril, l’abandon des idées révolutionnaires par la Commune. Il réclame le droit de contrôle :

Nous devons, dit-il, repousser tout établissement d’oligarchie. Nous devons refaire une assemblée générale, lui exposer nos actes, lui faire comprendre qu’elle doit nous décerner le mandat de faire reconnaître par la Commune le droit de contrôle pour le Comité Central. L’administration est essentielle et nous devons en exiger une réorganisation complète. La Commune doit penser à encercler Versailles dans le mouvement révolutionnaire.

Les cas de conflit se produisirent fréquemment. Il y eut plusieurs arrestations de chefs de légion et de commandants, sur des ordres émanant de la Commune. L’arrestation de Faltot, chef de la 17e légion, souleva des protestations. Un des membres du Comité, Rousseau, écrivait à son collègue Arnold, de la commission de la guerre, une lettre irritée contre le procès-verbal visant les incidents survenus à propos de l’arrestation de Faltot et de plusieurs de ses collègues du conseil de la 17e légion, et aussi à la suite de l’élection de Jaclard[1] :

Les membres de la Commune qui l’ont signé, dit Rousseau, n’ont pas conscience de ce qu’ils ont fait. Ils ne connaissent pas les premiers mots des statuts de la Fédération. La garde nationale a fait la révolution du 18 mars, pour avoir son entière autonomie, elle entend la conserver.

J’ai lu hier une note de vous, invitant le citoyen Jaclard à se présenter à votre burcau. Dites, je vous prie, à ce citoyen, de la part du Comité, qu’il n’a été nommé qu’à titre provisoire ; que le conseil de légion du 17e use de son droit, en provoquant une élection (le commandant Muley avait été nomme chef de légion), et qu’il ferait beaucoup mieux de s’y soumettre que de vouloir s’imposer par un petit Brumaire.

Les trois délégués qui se succédèrent au ministère de la guerre, Cluseret, Rossel, Delescluze, subirent, non sans une secrète résistance, l’influence et la surveillance des membres du Comité Central. Rossel, un instant, parut vouloir tenir tête au redoutable Comité. Il parla même du peloton d’exécution qui attendait dans la cour du ministère, à l’intention des plus turbulents de ses membres. IL finit par céder. Un des officiers de l’État-Major, approchant quotidiennement Rossel, et bien placé pour observer ce qui se passait au ministère, a donné ce renseignement intéressant sur les rapports du Comité et du délégué à la guerre :

Rossel, ayant accepté l’adjonction d’un Comité de la guerre, s’imagine avoir la paix intérieure ; il a compté sans le Comité Central. Cette assemblée-phénix, qui, dorénavant sans objet et sans mandat, a, solennellement hypocrite, déclaré le 26 mars qu’elle se retirait devant les élus, les mandataires réguliers du peuple, elle subsiste pourtant, renouvelée en secret, tient d’obscurs conciliabules, et n’a pas renoncé un seul jour à jouer le premier rôle.

Elle intrigue dans les municipalités. Un de ses comités, sous prétexte de surveiller les légendaires canons de Montmartre, détient l’artillerie au grand dommage de la défense. Volontiers elle se serait, plus tôt et plus intimement, immiscée dans les affaires de la guerre, mais l’influence révolutionnaire de Cluseret l’en a éloignée. Astucieusement dirigée par Edmond Moreau elle revient à la charge sous Rossel. Très entouré, accablé d’avis, le nouveau délégué à la guerre est invité à partager le pouvoir avec les véritables représentants du peuple. On lui représente qu’il trouvera, dans l’adjonction du Comité Central, un supplément d’autorité, de prestige. Il cède, il croit habile de paraître persuadé ; il espère balancer l’hostilité sourde de la majorité de la Commune, par la sympathie intéressée qui lui est offerte. Il se pressa même.

Le 4 mai, comme par une illumination subite, il informe la Commune qu’il va « mettre en pratique le concours complet du Comité Central de la Fédération de la garde nationale, pour les services administratifs et pour la plus grande partie des services d’organisation dépendant de la délégation. La séparation des pouvoirs lui semble indispensable pour le recrutement du personnel. Selon lui, il faut que l’administration soit distraite du commandement.

(Louis Barron. — Sous Le Drapeau Rouge, p. 141, Savine, édit.)

Le Comité Central s’installa donc au ministère de la guerre. Ses membres, qui portaient une écharpe rouge semblable à celle des membres de la Commune, différente seulement par les franges d’argent, demeurèrent, jusqu’à la fin, plus ou moins mêlés à la direction et à l’organisation des bataillons.

Il faut reconnaître que le Comité Central représentait la véritable force du régime issu du Dix-Huit mars. Si l’assemblée de l’Hôtel-de-Ville semblait être l’expression des fanatiques du parlementarisme, des imitateurs des hommes de 93, des théoriciens et des utopistes, le Comité Central incarnait plutôt des espérances nouvelles, les éléments combatifs et révolutionnaires. La Commune eut surtout pour part le rêve et le Comité Central l’action. Il disposait, il est vrai, des bataillons, ou, pour être plus exact, des gardes nationaux résolus à marcher sans relâche, à combattre jusqu’au bout. Plus les jours s’écoulèrent, avec les insuccès au dehors, les lassitudes et les désertions au dedans, plus le cercle de fer et de feu se resserrait autour de l’enceinte, et plus grandissaient le courage et l’importance des bataillons, à peu près toujours les mêmes, qui soutenaient le combat dans les forts, dans les tranchées, aux barricades de Neuilly, d’Issy, de Vanves, de Gentilly.

Ces 25,000 hommes environ, pas davantage, bientôt réduits par les pertes et le découragement, qui continuèrent jusqu’au bout la lutte, ne connaissaient que le Comité Central. C’était lui qui fut pour eux l’âme de la résistance. On comprend que ses membres fussent désireux d’affirmer leur pouvoir, et de jouir des prérogatives qu’ils estimaient leur être dues comme chefs des combattants. Le Comité Central qui, durant les premières journées, se montra si disposé à négocier, qui se laissa si facilement duper par M. Thiers lors des pourparlers avec les maires, fut, dès les premières hostilités, la Commune étant installée, le véritable directeur des bataillons. Il se montra ainsi le continuateur du mouvement du Dix-Huit mars. Tout entier à son rôle insurrectionnel, il agit et ne pérora guère. Il fut au combat et non à la tribune. Le Comité Central, dont l’histoire officielle cesse au 26 mars avec l’élection des conseillers municipaux, prend, à partir du 2 avril, une importance considérable. Comme il est la force militaire organisée, comme il se bat et lance des combattants, il est le véritable pouvoir. Avec lui est l’espoir, c’est de lui que dépend le salut. C’est donc à lui que revient tout l’intérêt, et aussi toute la grandeur de la lutte. La Commune, malgré le talent de plusieurs de ses membres, malgré l’excellence de ses intentions, passe au second plan. Elle n’est plus, pour l’observateur distant et impartial, qu’une réunion de philosophes, de réformateurs, de théoriciens de la révolution et de précurseurs du socialisme organisé. Or c’est d’une armée que dépend le maintien des avantages déjà obtenus pour les travailleurs, et l’avènement de la société future. Ce n’était ni par des formules, ni par des décrets, que la révolution du Dix-Huit mars pouvait devenir une révolution sociale, c’était par l’obus.

Ceux qui tiraillaient dans les tranchées, qui défendaient les forts, qui gardaient les remparts, qui commandaient les artilleurs et servaient les pièces, ceux qui marchaient avec les compagnies à l’attaque des positions, à l’assaut des villages crénelés, ou qui rassemblaient les bataillons déployés à travers les plaines de Clamart, de Montrouge, les rues d’Issy ou de Levallois, ralliaient les tirailleurs battant en retraite sous la mitraille, ces commandants à l’écharpe rouge frangée d’argent apparaissent, dès que la guerre civile entre dans la phase des batailles, comme les véritables chefs de ce grand mouvement populaire. Leur victoire eût été celle de la Révolution, leur défaite devait entraîner celle de la Commune, c’est-à-dire l’ajournement à une époque indéterminée de l’ordre social nouveau rêvé, proclamé, et qui n’est pas encore près d’être atteint.

Les plus intelligents, les plus avancés des républicains et des socialistes d’alors préparaient cet avenir, entrevu, annoncé dans les discours, formulé dans les manifestes de la Commune, mais l’armée de la Commune pouvait seule le réaliser, l’imposer. Le Comité Central fut pour les contemporains, non pas un gouvernement occulte, ainsi que la postérité l’envisage volontiers, mais le véritable pouvoir actif et utile de l’insurrection obligée de lutter pour permettre à la Commune de vivre.

DEUX VRAIS CHEFS DE LA COMMUNE

Le gouvernement de la Commune et le Comité Central ont compté plusieurs membres ayant le programme et l’esprit socialistes, et cependant le Socialisme, considéré comme un groupe séparé, comme un parti nouveau en dehors des anciens partis politiques ou révolutionnaires, n’y était représenté que par une minorité. C’était la conséquence de l’état de l’opinion. Les socialistes, tels qu’ils sont aujourd’hui groupés, agissants, n’étaient alors qu’en petit nombre ; noyés dans la population parisienne, ils contribuèrent au succès de l’insurrection, le Dix-Huit mars, mais ils ne furent que des auxiliaires, quoi qu’en aient prétendu depuis certains théoriciens et historiens du parti.

Un principe a cependant dominé toute la période communaliste, c’était l’avènement de la classe populaire au commandement des forces militaire et de police.

C’était la première révolution, a dit Karl Marx, dans laquelle la classe des travailleurs eût été reconnue comme la seule capable d’initiative sociale, même par la grande majorité de la bourgeoisie parisienne, les boutiquiers et les commerçants, les négociants ; les grands capitalistes étant seuls exceptés. Le grand acte socialiste de la Commune, ce fut son existence même et son propre fonctionnement. En ses mesures spéciales, elle ne pouvait point manifester la tendance d’un gouvernement du peuple par le peuple.

Un grand nombre de décrets d’un caractère absolument socialiste furent proposés par la minorité de la Commune et adoptés par la majorité. Les politiques exclusifs, comme les blanquistes, les votèrent aussi bien que les proud’honiens, mais ce furent là surtout des mesures d’une réalisation d’ordre général, des vœux et des déclarations de principes. Les non-socialistes les votèrent par sentiment révolutionnaire, par adhésion d’opinions et de tendances, plutôt que comme étant l’expression de leur programme. Avec raison, les masses socialistes célébrèrent, par la suite, le Dix-Huit mars et la Commune, non seulement comme date révolutionnaire mais aussi comme le point de départ de l’évolution du Quatrième État, comme une ère nouvelle prise pour l’avènement encore incertain du prolétariat, devenu à son tour classe dirigeante, disposant du capital, du crédit, des grands services publics, de la justice et de la force armée, tout l’idéal, toute l’utopie d’une société future.

Le socialisme fut le résultat et non la cause de la Révolution du Dix-Huit mars. Il profita du régime communaliste qu’il n’avait pas constitué. Ceci explique comment la Commune, régime instable, pouvoir éphémère, qui ne put avoir, malgré la bonne volonté de la plupart de ses chefs et les aspirations vagues de ses soldats, ni le temps ni la force pour établir un ordre nouveau et pour entreprendre les grandes réformes sociales souhaitées, dut se borner à les énoncer dans ses programmes et ses manifestes.

Elle fut impuissante à réaliser les vœux et les projets déjà discutés par les diverses écoles démocratiques, formulés par les écrivains et les orateurs des dernières années de l’Empire, acceptés comme des faits presque accomplis par des auditoires crédules et enflammés. La Commune a eu cependant une importance philosophique et éducatrice considérable, et son influence, son esprit, son programme inexécuté se sont perpétués jusqu’à nos jours. C’est plutôt parce qu’elle aurait voulu imposer que par ce qu’elle a pu accomplir, que son renom et son exemple sont en honneur dans tous les pays où il existe un prolétariat militant et comprimé. La Commune, par sa lutte terrible, par sa chute grandiose, a ébranlé toutes les masses des travailleurs dans le monde entier. Tous les révoltés, tous les insurgés contre le capital accapareur et contre les conditions inégales du travail, sur toute la terre, se souviennent de son court passage, l’admirent. Les révolutionnaires cosmopolites regrettent son éphémère existence et s’efforcent de reprendre, en tout territoire propice, son œuvre interrompue. Les moins favorisés par le milieu entreprennent la propagande pour la réalisation de ce qu’elle avait projeté. Les socialistes modernes ont étendu son programme primitif, et pour en exprimer toute la portée, toute l’étendue, ils invoquent le nom de la Commune et sa tradition. Elle apparaît pour les croyants du socialisme entourée d’une auréole messianique. Son impersonnalité aide à cette synthèse révolutionnaire.

La Commune, en effet, n’eut pas de chef. Ce fait anormal fut certainement une cause de faiblesse durant son règne, si troublé, si bref, et contribua à la défaite finale. Pour les générations qui ont succédé, cette absence d’un homme la conduisant, d’une individualité la personnifiant, est devenue une force. C’est là ce qui a surtout maintenu son prestige. Elle ne fut pas l’œuvre d’un grand homme ni même d’une personnalité secondaire, et elle ne garde pas l’empreinte d’un dictateur l’ayant façonnée, comme le modeleur la cire, selon son génie et sa vigueur. Elle a conservé son caractère impersonnel et collectif.

Il y eut, sans doute, durant cette période de deux mois, des hommes plus entreprenants, plus autorisés aussi, justifiant de services démocratiques éprouvés, qui furent portés par la popularité à la direction des affaires, qui exercèrent une indiscutable prépondérance. Delescluze fut un de ces citoyens, qui, par leur passé, par leurs capacités, par la confiance qu’ils inspiraient, eurent une influence grande sur les hommes, et, par eux, sur les événements. Mais l’autorité toute morale de Delescluze fut bien faible et souvent contestée. On sait avec quel cœur ferme, mais découragé, désabusé peut-être, ce grand citoyen marcha à la mort, ne voulant survivre ni à ceux qu’il avait conduits au combat, ni à ses espérances détruites avec ses illusions. On ne saurait incarner la Commune dans la personnalité de Delescluze, ni dans toute autre individualité. La Commune n’eut pas son « héros » comme l’entend Emerson. Delescluze, malgré la grande place qu’il tint à l’Hôtel-de-Ville de 71, ne fut jamais un de ces « representative men » qui résument une époque, après l’avoir en détail constituée. Une histoire de Delescluze ne serait pas une histoire de la Commune. La Commune a semblé s’inspirer du conseil égalitaire d’Anacharsis Cloots, et Paris du moins, pendant ce règne plébéien, parut « guéri des individus ».

Pourtant, ce gouvernement acéphale, libre de la domination des personnalités, subit l’influence de deux grandes individualités.

Les délégués à la guerre, qui, au nom de la Commune, commandaient les généraux et ordonnaient les mouvements de troupes, n’eurent qu’une autorité éphémère, contestée, chicanée plutôt. Ils étaient en butte à la méfiance des comités fonctionnant autour d’eux, et sans cesse tracassés, dénoncés, souvent menacés d’arrestation. Deux furent obligés de se démettre, de se cacher même. Ces chefs de l’armée insurrectionnelle ne pouvaient être des dictateurs. Et cependant, un guerrier illustre, un apôtre de l’indépendance des peuples opprimés, en qui le Comité Central eut foi, à qui il voulait remettre la garde nationale, c’est-à-dire l’autorité, la loi, toute la Commune, le général Garibaldi, en refusant l’offre de venir se mettre à la tête des troupes parisiennes, avait conseillé de choisir un chef, un seul. La dictature ! c’était aussi la pensée, pendant le siège, d’Auguste Blanqui, le seul homme qui, peut-être, aurait pu assumer les responsabilités du pouvoir absolu, avec les chances de salut provenant d’une concentration de toutes les forces patriotiques et révolutionnaires. Une seule main, dirigée par une seule tête, c’était donc la conception blanquiste ? Elle ne fut jamais proposée à la Commune, qui demeura, jusqu’à sa dernière heure, sans chef, ce qui fait son originalité et sa place à part dans l’Histoire.

Deux hommes, deux esprits puissants, tout à fait dissemblables, et dont les disciples et partisans furent souvent antagonistes, exercèrent seulement une influence sur les esprits. On peut les considérer comme les générateurs de la Révolution de 1871, bien que ces deux conducteurs d’âmes, pas plus que J.-J. Rousseau et Voltaire ne furent des acteurs de la Révolution française, ne furent présents, ne participèrent aux événements de 71. Au Dix-Huit mars, l’un était mort et l’autre en prison. C’était P.-J. Proudhon et c’était Blanqui. Du fond de la tombe, Proudhon, et Blanqui de son cachot, un tombeau aussi, gouvernèrent cependant. En ces deux absents on peut voir les véritables chefs de la Commune.

P.-J. PROUDHON

Proudhon fut avant tout l’apôtre du principe fédératif, sur lequel repose le mouvement communaliste. Engels, Karl Marx et les autres sociologues allemands ont pu combattre la pensée proudhonienne, nier même son efficacité : les faits leur donnent formel démenti.

Proudhon, c’est le grand éveilleur d’idées, le remueur de consciences, et toute la génération de 1870 fut, comme à son insu, conseillée, éduquée, mise en mouvement par ce puissant penseur. Il a eu sur les idées et sur les aspirations des chefs du prolétariat français, avant la Commune, une action souveraine, qui s’est prolongée. On peut dire que les groupes socialistes contemporains, bien qu’ils négligent, dédaignent ou repoussent leur origine proudhonienne, procèdent du cerveau génial du philosophe bisontin. Répondant à une critique, inconsidérée et injuste, de Fr. Engels, dans l’introduction aux trois articles de Karl Marx sur la Commune, le traducteur Charles Longuet a dit très justement :

Ni les fondateurs du Parti ouvrier (1880), ni les promoteurs de l’unification du Parti Socialiste français (1899) ne doivent oublier que, il y a plus de trente-cinq ans (écrit en 1901), avant l’Internationale, avant qu’il y ait eu un parti socialiste démocrate en Allemagne, Proudhon avait complètement, merveilleusement démontré la possibilité et la nécessité de constituer en France un parti du Travail, nettement opposé aux diverses fractions politiques du capital, y compris les républicains bourgeois, en un mot, un parti de classe.

Il convient de s’arrêter devant cette grande figure du xixe siècle, cet ancêtre de la Commune, le promoteur de tout le mouvement social qui a suivi.

Pierre-Joseph Proudhon naquit à Besançon, le 15 janvier 1809. Il était l’aîné de cinq enfants, d’une famille ouvrière ; son père était tonnelier. Proudhon fut toute sa vie un sobre, mais la profession paternelle peut faire préjuger une hérédité alcoolique. Dans les cellules de son cerveau extraordinaire, l’atavisme dut déposer les germes de l’agitation, de la combativité et aussi de l’émotivité que l’on observe chez les buveurs. Sa mère était ménagère. Le seul genre de femmes que comprit, que connut Proudhon, tout en admettant le rôle de la courtisane, dans son fameux dilemme. Ses parents, « mariés le plus tard qu’ils purent », a-t-il dit, s’établirent et, quittant le service d’autrui, devinrent de petits bourgeois. Leur fils leur garda toujours reconnaissance et affection. Cet impitoyable briseur de préjugés conserva le culte de la famille. Il fut bon fils, bon époux, bon père. Il ne lui manqua que de figurer, avec zèle, dans les rangs de la garde nationale, pour mériter l’épitaphe, un peu ironique, de tous les modèles consacrés des vertus bourgeoises, sous Louis-Philippe.

Son enfance fut campagnarde. Il a célébré, avec une grâce virgilienne, ses premières années de vie rustique. « J’ai été cinq ans bouvier ! » disait-il, non sans fierté. Il y avait de l’orgueil dans la modestie de l’aveu, et il vantait ses quartiers de roture et sa paysannerie, comme d’autres leurs prétentions nobiliaires. Toutes les vaniteuses exaltations au sujet du hasard de la naissance se valent. Mais il fit mieux que célébrer la vie champêtre, il se préoccupa de la rendre meilleure. Il est le premier socialiste qui se soit occupé de la démocratie paysanne, et qui ait défendu la cause des ouvriers de la terre.

Il fit de bonnes études au collège de Besançon, et reçut l’éducation d’un jeune bourgeois. À dix-huit ans, comme il lui fallait gagner pain et abri, il entra, ouvrier typographe, dans l’imprimerie de Gauthier et Cie, qui éditaient surtout des ouvrages religieux. Il ne stagna pas devant la casse du compositeur, et prit bientôt l’emploi de correcteur. Toute une collection d’auteurs ecclésiastiques lui passa sous les yeux. Il acquit ainsi une sérieuse érudition théologique. Elle lui servit fort par la suite. La connaissance approfondie des auteurs grecs et latins donna de l’élévation à sa pensée, de la force à son style. Comme J.-J. Rousseau, il fit son entrée dans les lettres, assez tard, par un mémoire à une académie de province, sur « l’utilité de la célébration du Dimaache ». Il ne fut classé que le quatrième. Il avait haussé le ton ordinaire de ce genre d’écrits et choqué la pondération départementale. Ecœuré, il résolut de prendre son essor, hors de la cage natale, et de voler vers Paris qui l’attirait. Il voulut frapper un coup et attirer l’attention. Il lança, comme une pierre dans les carreaux de l’opinion, sa fameuse formule : « Qu’est-ce que la propriété ? — C’est le vol ! » On ne lut peut-être pas sa brochure, mais on en parla. C’était la notoriété. Il éprouva quelque honte de ce tapage, mais il le rechercha de nouveau. Un second ouvrage : « Mémoire sur la propriété » et son « Avertissement aux propriétaires. Lettre a M. Considérant » suivirent. Il avait sonné la cloche, son appel retentit dans le cabinet du procureur du roi. Il fut cité devant les jurés de Besançon. Ces bourgeois ne voulurent pas se montrer sévères envers un jeune compatriote, qui déjà faisait parler de lui si fort ; ils l’acquittèrent, C’était presque la gloire. Proudhon devait comparaître plusieurs fois devant la justice, et les rigueurs du parquet n’allaient pas tarder à l’atteindre.

Dans cette première moitié de son existence, on peut dire qu’il rechercha, sinon les condamnations, du moins le bruit et même le scandale. Il allait au devant de la réprobation. Il s’appliquait au heurt des opinions communes, et poursuivait le succès, avec la renommée, dans la négation provocatrice de vérités vulgaires, d’ailleurs relatives, suspectes, souvent par la suite reconnues fausses ou douteuses. Il s’insurgeait contre les dogmes sociaux devant lesquels s’inclinait la raison du plus grand nombre. Il fut par-dessus tout l’homme des contradictions, non pas seulement économiques, comme l’indique l’un de ses meilleurs livres, mais dans toutes les branches du raisonnement et de la critique.

Tous les groupes, toutes les écoles, tous les partis et toutes les opinions peuvent puiser dans ses ouvrages, comme en un arsenal inépuisable. À la disposition de tous les polémistes, il tient arguments, exemples et épithètes, projectiles meurtriers, redoutables dans une discussion et d’un art destructeur admirable. Il a cependant commenté, expliqué, et atténué aussi, la plupart de ses retentissants paradoxes. Il fut souvent mal compris, plus souvent mal interprété. La magnificence de son style le protège et a fait accepter ses pages Iles plus outrancières. Dépourvues de l’armure de l’éloquence, ses exagérations ironiques et ses déclamations malicieuses paraîtraient parfois faibles et même un peu ridicules. Il étonna toujours et fréquemment il fit peur ; sa joie était alors extrême. Il lui plaisait de se présenter aux contemporains, à la postérité, comme une victime de la méchanceté et de l’ignorance des hommes, et en même temps il jouissait de l’effroi qu’il paraissait inspirer. Aigri, hautain, dédaigneux des richesses comme de la popularité, qu’il jugeait pour lui insuffisante ou tardive, cet humble superbe fut animé de la misanthropie de Jean-Jacques, et se montra mécontent de lui-même et des autres. Il eut, comme le philosophe de Genève, la manie de la persécution. Il se désignait comme étant la cible d’innombrables ennemis le visant, et il annonçait son assassinat comme prochain. Il passait en revue, avec complaisance, ses adversaires, et disait, avec une intime satisfaction d’orgueil :

J’ai contre moi l’ignorance du prolétaire, la méfiance des classes moyennes, la haine des privilégiés, j’ai l’hésitation de notre jeune démocratie, la jalousie des sectes, l’apathie de l’époque, l’animadversion du pouvoir, l’opposition de la science, les anathèmes de l’Église, les calomnies de l’opinion. Mais je sais que si les obstacles sont grands, mes moyens sont plus puissants encore. Que me peuvent et la conjonction des intérêts et le soulèvement des préjugés ? N’ai-je donc pas, pour contraindre le siècle, fait un pacte avec la nécessité ? Et pour dompter le capital, n’ai-je point traité avec la misère ? J’ai pris mon point d’appui sur le néant, J’ai pour levier mon idée ! C’est avec cela que le travailleur divin créa le monde…

Il se consolait de la résistance que rencontraient ses formules agressives en se comparant à Dieu. Délire de la misanthropie et mégalomanie. Le philosophe révolutionnaire ne fut pas exempt de ces deux fâcheux et fréquents attributs du génie. Océan tumultueux, cerveau jamais en repos, conscience ayant flux et reflux, sincère assurément, croyant ce qu’il disait, mais à la minute où il s’exprimait, tout prêt à se rétracter, à se démentir, donc, ni sceptique ni impartial, ergoteur avant tout et épris de réfutation, comme d’autres de l’affirmation, il fut un sophiste de bonne foi. Il argumentait à la façon dont on démolit. Sa devise fière était : « Destruam ac ædificabo ! » Il n’en a justifié que la moitié. Rhéteur emballé toujours, il fut un démolisseur passionné et ne construisit pas. Il était convaincu de la fécondité des ruines. Il se montra impitoyable chirurgien, taillant, tranchant, amputant dans la chair vive des philosophies du jour comme dans les cadavres des doctrines du passé. Il enfonça sa plume aiguë dans les systèmes d’économie politique comme dans les formules du socialisme, ne ménageant aucune théorie antérieure. Il était persuadé qu’en charcutant à tort et à travers, qu’en promenant au hasard le bistouri dans les parties saines comme dans les purulences mortifiées de la société, il amènerait la guérison. Il fut donc comme l’apôtre, le précurseur des révolutionnaires, des collectivistes, et de nos anarchistes contemporains, qui l’ignorent ou le méconnaissent.

La vie de Proudhon, coupée par de nombreuses détentions, par l’exil, fut tout entière vouée au travail et à la famille. Il eut toutes les vertus domestiques. Il ne fut jamais un politicien, ni ce qu’on appelle, dans les milieux révolutionnaires, un militant : l’action lui échappait. Il vécut dans le Rêve et dans l’Idée, et fut surtout un citoyen du pays d’Utopie.

Bien que mêlé aux événements politiques qui amenèrent et qui suivirent la chute de Louis-Philippe, il fut plutôt spectateur qu’acteur dans la tourmente de 1848. Elu représentant, car les électeurs recherchaient alors les penseurs, les philosophes, les historiens, les poètes aussi, il ne participa que de loin et d’en haut, dominateur et ironique, aux débats généralement terre à terre de l’Assemblée. Il passa, il est vrai, une partie de son mandat en prison ou en exil. Au moment où grondait le canon dans les faubourgs que l’émeute barrait de barricades au faîte desquelles claquait un drapeau rouge, Proudhon fut surpris, se dirigeant vers Ménilmontant. On l’interrogea. Le soupçon venait qu’un socialiste tel que lui, désertant la cause de l’Assemblée et du gouvernement, se rendait au tas de pavés des insurgés. Proudhon haussa les épaules : « J’allais tout bonnement, répondit-il avec tranquillité, contempler la sublime horreur de la canonnade ! » Paris en révolte, aux sombres journées de juin, éveillait en lui une sensation d’artiste.

Homme prodigieusement doué, formidablement complexe, véritable protée intellectuel, il fut donc successivement, et parfois simultanément, linguiste, économiste, philosophe, pamphlétaire, historien, polémiste, exégète, législateur, éducateur. Il mérite aussi d’être classé parmi les artistes. Par le style, d’abord : les préoccupations esthétiques, qui ont marqué surtout la fin de sa laborieuse carrière, lui donnent droit de cité dans l’art. Il a même abordé le théâtre, ou du moins l’art dramatique, et a laissé le scénario d’un drame philosophique : Galilée[2].

L’encyclopédique Proudhon est notre Hegel et notre Kant, avec le calme en moins et l’éloquence en plus. Un hommage solennel et mérité lui fut rendu, le 14 août 1911, à Besançon. Ce jour-la, dans sa ville natale, déjà glorieuse par la naissance de Victor Hugo, la statue de Proudhon, œuvre du sculpteur Lauthier, fut inaugurée, au milieu des acclamations, le Président de la République présidant la cérémonie. Une ode due à M. Couyba, depuis ministre du Commerce, en littérature Maurice Boukay, et un remarquable discours de M. Viviani, ministre du Travail, célébrèrent la gloire, officielle et posthume, de l’illustre enfant de Besançon.

Ce fut à la fois une réhabilitation et une consécration. M. Viviani, au nom du gouvernement, salua le condamné et le proscrit : « À celui, dit-il éloquemment, qui avait subi les injustices, les calomnies et l’outrage, qui fut tour à tour l’hôte des prisons et le vagabond de l’exil, le premier magistrat de la République et les membres du gouvernement qui l’accompagnent apportent en ce jour, au cœur de sa petite patrie, l’hommage de la grande Patrie. »

Cette louable cérémonie de Besançon eut un peu le caractère d’une exhumation. C’est que Proudhon a survécu à ses œuvres. On le cite encore, mais de seconde main, en usant de ses paradoxes comme d’arguments, et souvent contre les idées qu’il défendait. Son nom pourtant sonne toujours aux oreilles bourgeoises, comme à ses débuts, en tocsin d’émeute. Il effraye ainsi qu’un brigand de la pensée, dont on n’est pas très sûr d’être délivré, et qui, tout à coup, pourrait bien reparaître. Ce vivace croquemitaine, du fond de son tombeau terrifie encore, les gens paisibles, les amis de la tranquillité non seulement matérielle, mais morale. Il est la bête noire, le monstre du Gévaudan pour les adeptes de l’économie politique. On le fuit, on gaze son nom comme ne devant pas être prononcé en bonne compagnie. Tout au plus les corrects messieurs économistes le citent-ils avec dédain, pour rappeler que, dans sa polémique fameuse avec Bastiat sur le capital, il eut le dessous. Très contesté de son vivant, haï surtout de ceux en qui il pouvait chercher des coreligionnaires, des disciples, des amis, de plus mis en quarantaine morale par certains républicains, socialistes nouveaux, il apparaît à notre époque comme un « vieux barbu de 48 », presque démodé, oublié, enterré même. Il se dresse cependant, pour ceux qui savent, ainsi qu’un grand calomnié, victime de la légende, un homme de génie méconnu, ou plutôt sottement et injustement connu. Son nom, prononcé par hasard, amène aussi-tôt sur les lèvres des superficiels ce jugement tout fait : « Ah oui, Proudhon ! — la Propriété, c’est le vol ! Dieu, c’est le mal ! » Ces deux formules, par leur sonorité provocante, ont sans doute perpétué la notoriété de leur auteur, ainsi qu’il l’avait souhaité et cherché, mais au détriment de la véritable opinion qu’on doit avoir de sa pensée, de sa philosophie, de son savoir et de ses doctrines.

Sous ce costume criard et avec ce faux nez, il est voué à figurer dans la galerie des hommes célèbres. Il demeure ainsi déguisé devant les regards des passants du siècle. IL s’était affublé des oripeaux du charlatan pour attrouper le monde et avait hurlé dans le porte-voix. Il n’a que trop réussi à attirer les badauds, en écartant bien des gens sérieux et compétents. Les écrivains ignorent ce grand prosateur. Plus d’un aurait, avec profit, fait sa connaissance.

Dans l’œil des contemporains, dans la vision de la postérité, sous ce théâtral manteau il est resté fixé. La légende, lierre tenace, couvre toujours l’Histoire et cache la vérité. Et puis, répéter l’opinion courante est si commode ! Il est plus aisé de retenir l’aventure du chien à l’appendice coupé que d’apprendre l’histoire d’Alcibiade.

Ainsi Proudhon a été mal compris et traduit souvent à contre sens. Il a été ignoré aussi, et ce fut une des grandes erreurs de Karl Marx de ne pas reconnaître en lui, pour l’idée socialiste, le précurseur de la Commune. Karl Marx écrit dans son manifeste : La portée historique de la Commune (Londres, 1871) :

Oui, Messieurs, la Commune se proposait d’abolir cette propriété de classe, qui crée, avec le travail du plus grand nombre, la richesse du plus petit. Elle visait à exproprier les expropriateurs. Elle voulait faire de la propriété individuelle une vérité, en transformant les moyens de production, la terre et le capital, qui servent aujourd’hui surtout à asservir et exploiter le travail, en de simples instruments du travail libre et associé.

C’était la le programme que la Commune eût certainement essayé de réaliser, si la victoire sur Versailles le lui eût permis, et c’était là aussi la doctrine de Proudhon.

F. Engels, dans son commentaire des trois manifestes écrits par Karl Marx, au nom du Conseil général de l’Internationale, introduction à la traduction allemande (1891), a dit : « Proudhon, le socialiste des petits paysans et des petits bourgeois, haïssait l’association d’une haine cordiale… »

Charles Longuet a réfuté cette erreur et remis au point l’appréciation partiale du sociologue allemand :

Dans le principe fédératif où de la Nécessité de constituer de parti de La Révolution, c’était la Fédération agricole et industrielle que Proudhon donnait comme soutien à la Fédération politique. Dans la Capacité politique des classes ouvrières, il commentait et louait, presque sans réserves, le manifeste des Soixante, qui étaient des partisans déterminés de l’association de production et de consommation soumise aux principes de mutualité, d’égalité, d’équivalence des fonctions et dont le caractère socialiste ne saurait être contesté. Il va de soi que les sociétés ouvrières fondées sur ces données auraient été la négation même du patronat et que, par exemple, elles n’auraient jamais employé d’auxiliaires sans les faire participer aux avantages du contrat d’association. Proudhon ne pouvait plus guère espérer qu’en l’initiative des travailleurs proprement dits, et c’est à cette espérance, à cette foi en l’action consciemment révolutionnaire du prolétariat, que nous devons ce livre : De la capacité politique des classes ouvrières, dont un écrivain marxiste des plus distingués (M. Hubert Lagardelle) n’a pas craint de dire qu’il était « un des plus beaux livres de chevet du prolétariat ».

Cette appréciation de Charles Longuet, membre de la Commune, est d’autant plus intéressante qu’il était le gendre, l’admirateur, le disciple de Karl Marx. Sa protestation contre les injures du socialisme allemand et de son vulgarisateur, Engels, est appuyée par cette déclaration finale :

Peut-être tenterai-je un jour d’expliquer et de reviser les jugements infiniment trop sommaires, partant inexacts, non seulement d’Engels, mais de Marx lui-même, sur l’ensemble de l’œuvre de Proudhon. Ce qui est certain, c’est qu’ils n’en connaissaient que la première partie.

Les circonstances et une mort prématurée empêchèrent Charles Longuet de réaliser cet intéressant dessein.

Il résulte de ce qui précède que si P.-J. Proudhon est aujourd’hui dépassé par les écoles socialistes, dédaigné par les groupes de militants syndicalistes, il n’en fut pas moins, dans les dernières années de l’empire, l’éducateur, le guide de tous ceux que préoccupaient les questions sociales. Son influence fut grande sur les orateurs de réunions publiques et les publicistes d’avant-garde. Il forma des socialistes. Il devint l’inspirateur des délégués des associations, des membres de l’Internationale, et de lui procédèrent ceux des membres de la Commune qu’on a rangés parmi la minorité, en réalité les vrais communalistes.

Il ne faudrait pas toutefois considérer le gouvernement de la Commune de 1851 comme étant d’essence proudhonienne. Le grand sociologue eût répudié cette filiation hasardeuse. Il est probable que, s’il eût vécu jusqu’au 18 mars, il se fût tenu à l’écart, toujours avec le peuple sans doute, mais ne frayant pas avec ses élus. À la Commune, il n’aurait ménagé ni les critiques, ni même les blâmes, tout en favorisant son succès. Ce serait une erreur grossière que de faire de Proudhon un communard d’avant la Commune, ou de la Commune un comité Proudhonien sans Proudhon. Il a désavoué à l’avance ces disciples inattendus, le terrible négateur qui a lancé cette boutade : « On me dit qu’il y a, je ne sais où, des gens qui se disent proudhoniens. Ce doit être des imbéciles. »

Mais la Commune était avant tout la mise en action du principe proudhonien : le principe fédératif. La Commune de Paris ne devait-elle pas aboutir à la Fédération des Communes de France, ayant pour force et pour levier la Fédération des Gardes Nationaux, c’est-à-dire des citoyens armés ? Si elle avait eu la victoire et la durée, la Commune établissait la République fédérale qu’avait annoncée l’auteur de la Justice dans la Révolution et dans l’Église. La Commune de 1871, par le programme social que ses membres acceptaient, désiraient réaliser, apparaît donc comme procédant directement de Proudhon. L’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, leur capacité politique et l’affranchissement des tyrannies du capital, du crédit usuraire et des vieilles servitudes du salariat, comme l’abolition de la détention par une classe privilégiée des instruments de production et de richesse, ce furent bien la les idées, le programme, le rêve, si l’on veut, des hommes qui donnèrent leur sang et leur liberté pour l Commune. C’était bien aussi les idées, le programme et l’utopie de P.-J. Proudhon.

L’insurrection de 1871 fut, à ses origines, patriotique et économique ; elle devint par la suite révolutionnaire et socialiste, subissant l’impulsion de la pensée, de la propagande proudhoniennes, et cela à l’insu des masses populaires, et malgré les tendances et les opinions de beaucoup de ses dirigeants. Ce serait péché d’ingratitude, et fait d’ignorance de la part des socialistes anciens et nouveaux, que de répudier l’influence de P.-J. Proudhon sur les hommes de 1871.

LES BLANQUISTES

Une autre influence, considérable aussi, plus visible, mais portant sur les faits plutôt que sur les idées, fut celle d’Auguste Blanqui. Les blanquistes étaient, au Dix-huit mars, peu nombreux, sans grande notoriété, très jeunes pour la plupart, mais singulièrement ardents et actifs. Ils furent les hommes d’action de la Révolution de 1871. On les trouve partout, dès la fuite du gouvernement, occupant les postes importants, s’emparant de la préfecture de police, des ministères, s’efforçant de suppléer à l’absence de leur chef, tombé aux mains des agents de Versailles dans un bourg du midi et gardé prisonnier, bien que n’ayant en rien participé aux événements insurrectionnels. On s’assura de Blanqui comme d’un personnage extraordinairement dangereux. Il fut le premier otage. Les blanquistes Tridon, Granger, Eudes, Rigault, Bridault, Da Costa et leurs camarades étaient sans doute animés de tendances socialistes, mais avant tout ils étaient des révolutionnaires et des libres-penseurs. Ils avaient agité le quartier latin pendant les dernières années de l’empire, péroré à la tribune des réunions du Pré-aux-Clercs, de la Redoute, de la rue d’Arras, fondé des journaux d’opposition, de critique philosophique comme le Candide, la Rive Gauche, participé aux congrès internationaux à Liège, à Lausanne. On les retrouve, impatients de descendre dans la rue, à l’enterrement de Victor Noir, et lors de la tentative d’émeute à la Villette. Ils sont au premier rang à l’investissement du corps législatif, le quatre septembre. Enfin, au 31 octobre, ils entourent Blanqui, et pénètrent avec lui dans l’Hôtel-de-Ville ; puis, au 22 janvier, entraînés par leur tempérament révolutionnaire, ils se mêlent à l’échauffourée désespérée. Au Dix-Huit mars, audacieux et pratiques, ils prennent possession des principaux services administratifs. Leur doctrine était la prise du pouvoir par une minorité agissante. Pour cette conquête soudaine, ils avaient recours aux conspirations, à l’embrigadement d’hommes résolus, aux coups de force. Ils estimaient, avec leur chef, que la révolution sociale ne pouvait provenir que d’une minorité hardie, téméraire souvent, mettant par surprise la main sur tous les rouages de l’État. Ils n’étaient nullement des doctrinaires socialistes. L’un d’eux, Gaston Da Costa, dans son intéressant et sincère ouvrage la Commune vécue, a très justement dit des blanquistes de 1871 :

Leur seule préoccupation était de vaincre Versailles, pour empêcher Thiers d’organiser la République qu’il nous a faite, dans le but, aujourd’hui plus évident que jamais, de reculer l’avènement d’une république démocratique, communale et sociale.

Personne ne peut plus raisonnablement le contester : ce fut le parti blanquiste qui domina l’insurrection. Si donc ce parti avait pu penser que cette insurrection dût immédiatement aboutir à une révolution sociale, il aurait manifesté son socialisme. Il ne le fit point. Pourquoi ? Parce qu’il avait une conception exacte des seuls sentiments de révolte qu’avaient produits l’insurrection : républicanisme et patriotisme…

Les blanquistes ne furent donc à cette époque que ce qu’ils pouvaient être : des jacobins révolutionnaires soulevés pour défendre la république menacée, tandis que les socialistes, idéalistes groupés dans la minorité, ne furent que des rêveurs sans programme socialiste défini, et dont la malheureuse tactique consistait à faire croire au peuple de Paris et aux Communes de France qu’ils en avaient un…

(Gaston Da Costa. — La Commune vécue, t. III, p. 76.)

On verra à l’œuvre les blanquistes au cours des événements qui suivirent l’établissement de la Commune. Ils firent surtout acte de révolutionnaires, se préoccupant, avec raison, d’empêcher la Commune de disparaître. Le collectivisme ne devait passer, selon eux, qu’après le salut public, qu’après la victoire. C’était d’une logique élémentaire. L’existence d’abord, les systèmes ensuite, pour l’organiser.

Les internationalistes, dit encore M. Gaston Da Costa, furent surtout ceux qui composèrent la minorité de la Commune, et au cours des séances de cette Assemblée, leurs théories ne purent s’affirmer que par de timides décrets sans sanction, sur les échéances, sur le travail de nuit des boulangers, et sur la réorganisation de Mont-de-Piété ! Temps puérilement perdu au profit de Thiers et aux dépens de l’organisation de la bataille.

Les blanquistes, leur chef étant encore une fois en prison, malgré leur bonne volonté et leur énergie révolutionnaire, ne furent pas toujours à la hauteur des difficultés terribles de la situation. Mais l’influence de Blanqui, comme celle de Proudhon, sur la mentalité des hommes de 1871 n’en fut pas moins considérable, et la personnalité importante de Blanqui mérite d’être ici mentionnée.

AUGUSTE BLANQUI

Louis-Auguste Blanqui, naquit le 12 pluviôse an XIII (Ier février 1805), à Puget-Théniers, Alpes-Maritimes. Il était fils de Dominique Blanqui, — professeur de philosophie au lycée de Nice, membre de la Convention, puis sous-préfet de Puget-Théniers sous l’empire, — et de Augustine Sophie Brionville, sa femme. Huit enfants naquirent du mariage. Auguste était le troisième. L’aîné, Adolphe Blanqui, élève de J.-B. Say, fut un économiste distingué ; c’est l’épithète consacrée pour ces savants spéciaux. Ses deux sœurs, Mme Barellier et Mme Antoine, ont été très mêlées à la vie de Blanqui, attentionnées et dévouées durant ses diverses détentions. Mme veuve Antoine a survécu à son frère, et la mort de Mme Barellier atteignit douloureusement Auguste Blanqui, à peine libéré, au cours de sa lutte électorale à Lyon. Un autre frère, Jérôme, serrurier, eut peu de rapports avec lui. Il lui causa une peine vive, lors de l’une de ses sorties de prison. Auguste réclamait les papiers, notes, articles, travaux historiques qu’il lui avait laissés en dépôt. Jérôme, à la mort de Mme Blanqui mère, et sur sa recommandation, avait brûlé ces précieux documents, par crainte sans doute des perquisitions possibles et des tracasseries de police.

Auguste Blanqui avait épousé Amélie Suzanne, âgée de dix-neuf ans. Une délicieuse, mais bien courte idylle, fut sa vie conjugale. Il conserva toute sa vie l’enchantement de ces minutes heureuses si vite enfuies. Il avait passé, avec sa jeune épouse, des journées charmantes et brèves, à Jancy, dans une maisonnette, aux bords de l’Oise. La jeune femme fut emportée en 1841, à vingt-six ans, par la phtisie, aggravée par la tristesse et l’inquiétude. Blanqui était alors enfermé au Mont-Saint-Michel, et ne put recueillir son dernier souffle. Pour lui, le deuil fut perpétuel. La prison concentre les affections comme les douleurs, et empêche l’oubli, la dilution des sentiments dans le torrent de la vie, ainsi que chez les autres hommes. Le captif perpétuel garda, jusqu’à son heure dernière, la poignante hantise de la triste séparation. Ses interminables années de solitude forcée, il les vécut désormais en tête-à-tête avec l’image de la morte, avec le souvenir de son amour dont il subissait la posthume et cruelle imprégnation.

D’Amélie Suzanne, il avait eu deux fils, l’un mort en bas âge, l’autre qui survécut, et fut pour lui un sujet de déceptions et de chagrins. Ce n’est pas que cet enfant devint un mauvais fils dans le sens ordinaire du terme. C’était un bon commerçant, ce qu’on nomme un brave homme, probe, laborieux, rangé, mais pour Blanqui, un bourgeois, c’est-à-dire un être de sentiments, d’opinions et d’allures entièrement opposés à ses idées, à ses convictions ; un adversaire politique. Cet enfant, élevé loin de lui par des parents, avait à peine entrevu son père, et avait dû subir l’influence du milieu maternel, hostile. Blanqui fils était marchand de vins en gros, à la Ferté-sous-Jouarre, capitaine de pompiers de sa commune et tout dévoué au gouvernement impérial. Avec sincérité, ne voulant point passer pour un fils dénaturé, pensant au contraire agir selon les convenances et la morale courante, il offrit l’hospitalité à son père, libéré pour quelques mois, après l’amnistie de 1859. Il mit toutefois une condition qui rendait la proposition inacceptable. Il entendait que Blanqui renonçât à la politique ; autant valait lui demander de renoncer à la vie. « À quoi bon vivre, a dit Juvénal, si l’on doit perdre ce qui fait le prix de l’existence. » Blanqui reprit donc sa vie d’isolé, en attendant qu’une nouvelle poursuite le ramenât dans une prison, son habitat familier, sa seconde patrie.

Comme les campagnes pour un troupier, les captivités pour ce soldat de la Révolution nombraient les années. Blanqui n’a pas eu besoin de laisser de « Mémoires » : pour connaître sa vie, il n’y a qu’à consulter les registres d’écrou. La nomenclature de ses détentions, c’est la table des matières du livre de son existence d’homme, à la fois aventureuse et monotone. Son enfance, par l’internat strict, eut l’avant-goût de la prison. Bon élève au lycée de Nice, puis au lycée Charlemagne à Paris, gardé comme « bête à concours » pour le compte de l’institution Massin, il remporta tous les prix, puis devint répétiteur. Il put collaborer à quelques feuilles d’opposition, participa aux manifestations de la jeunesse des écoles, s’affilia à la Charbonnerie : le voilà dans la politique, dans la bataille. Il prend le fusil en 1827, sous la Restauration, est blessé d’une balle au cou, à la barricade de la rue Saint-Denis. Plus tard on le retrouvera au premier rang des combattants de 1830. Il reçoit la croix de juillet. Il fait ses débuts comme prisonnier en 1832, il avait 27 ans. Il est condamné, avec Raspail, comme membre de la société des Amis du Peuple, pour complot contre la sûreté de l’État ; en 1836, autre procès et nouvel emprisonnement ; en 1839, prise d’armes avec Barbès et Martin Bernard. C’est l’affaire du quai de l’Horloge et de la rue Bourg-l’Abbé. Condamnation à mort, commuée en détention perpétuelle au Mont-Saint-Michel, où la nouvelle de la mort de sa jeune femme l’accabla. Là, dans cette rude geôle, il passa de longues heures pénibles et contemplatives. Sa face pâle et amaigrie appliquée aux barreaux de la cellule, il regardait la mer, scrutait les étoiles, et sondait l’abime de chagrin qu’il portait en lui. La révolution du 24 février 1848 lui apporta la liberté. Il participa à l’envahissement de l’Assemblée constituante, le 15 mai 1848. Condamnation à 10 ans de détention. La république l’enferme à Doullens, puis à Belle-lsle. Il s’évade, est repris, transféré à Corte, déporté en Afrique. En 1859, amnistie. Il a quelques semaines de liberté. L’Empire le poursuit, le reprend. Quatre ans de prison pour société secrète. Il est écroué à Sainte-Pélagie, prison politique au régime plus doux, où il peut recevoir des visites et prendre contact avec les militants de la jeunesse du Quartier Latin, les futurs blanquistes. Il collabore au Candide. Malade, il est transféré à l’hôpital Necker, d’où il s’évade. Il se réfugie à Bruxelles. La guerre est déclarée, Blanqui accourt à Paris. Ses amis l’entraînent à l’attaque téméraire d’un poste de pompiers, boulevard de la Villette, le 14 août, pour se procurer des armes et tenter une insurrection, coupable parce qu’elle a avorté. La réussite eût précipité la chute de l’Empire, évité le désastre de Sedan, sauvé peut-être le pays. Blanqui, en qui dominait le sentiment patriotique, avait donné son adhésion au gouvernement de la Défense nationale. Il publia son admirable journal la Patrie en danger, dont le premier numéro contenait cette fière déclaration : « qu’il n’y avait plus de partis, ni de nuances en présence de l’ennemi, et que le gouvernement issu du 4 septembre représentait la pensée républicaine et la pensée nationale. Les rédacteurs de ce journal lui offraient leur concours le plus énergique et le plus absolu, sans autre condition que de maintenir la République et de s’ensevelir avec eux sous les ruines de Paris, plutôt que de signer le déshonneur et le démembrement de la France ! »

Mais son âme de patriote s’émeut au spectacle du péril grandissant. Il semble alors pourvu d’une clairvoyance qui fait défaut aux contemporains. Il voit le gouffre où les Trochu et les Favre entraînent la Patrie. Il fait entendre de mâles et prophétiques accents. Plusieurs de ses articles de la Patrie en danger, relus à quarante ans de distance, apparaissent flamboyants de vérité, de cette vérité que nous savons aujourd’hui sur les homes et les faits de la Défense. Eloquents, persuasifs, ces appels au patriotisme sont en même temps remarquables par les connaissances stratégiques et la notion juste de la situation militaire. Un grand journaliste, nullement blanquiste, à peine républicain, J.-J. Weiss, a dit dans Journal de Paris : « Comme il possédait à un degré éminent la faculté politique, Blanqui a donné, du 4 septembre au 9 octobre, pendant qu’il en était temps encore, même en matière militaire, tous les avertissements qui, écoutés, eussent pû préparer le salut. Il a prédit, dès avant l’investissement, la catastrophe et les causes qui l’amèneraient… »

Ni les gouvernements, ni le peuple, oh ! le pire sourd d’alors ! ne voulurent entendre cette voix qui était celle de la raison, de la prévoyance et du patriotisme. Au 31 octobre, Blanqui, Flourens, des jeunes gens du Quartier Latin, Eudes, Rigault, Alphonse Humbert, Henry Baüer, Jules Vailet et quelques énergiques citoyens, à la nouvelle de la capitulation de Metz, tentent un mouvement sur l’Hôtel-de-Ville. Il s’agit d’ôter aux gens qui détiennent le pouvoir en vertu d’une insurrection, par une insurrection nouvelle, la direction de cette Défense à laquelle ils ne croient pas, qu’ils ont proclamée impossible. La Défense devait être confiée à de vrais défenseurs, à ceux qui avaient la foi dans la résistance et l’espérance du succès final. Le mouvement éclate et avorte. Blanqui, encore une fois, est vaincu et proscrit. La proscription dans une ville cernée !

Le voilà obligé de se cacher, prisonnier dans une cité qui déjà est une prison. Les destinées de la patrie sont livrées définitivement, par un plébiscite aveugle, à des hommes qui n’ont qu’une idée, qu’un but : se rendre. En même temps ils combinent une stipulation anormale, monstrueuse : la reddition totale, la capitulation de la France ! Paris trahi n’a plus qu’à attendre, en grelottant et en se serrant le ventre, l’heure psychologique guettée par le vainqueur. Pour ce crime d’avoir voulu chercher la délivrance de la cité et le remplacement de chefs incapables, découragés ou traîtres, Blanqui fut arrêté, mais longtemps après, le 17 mars, le jour même où Thiers provoquait Paris et cherchait à désarmer la garde nationale.

Blanqui, pendant qu’à Bordeaux on préparait l’acceptation de la paix, avec le démembrement pour rançon, avait soutenu la résistance de Gambetta. Dans une belle lettre adressée à Ranc, il avait affirmé « qu’une place assiégée ne peut stipuler que sa propre reddition, et il refusait à un gouvernement prisonnier le droit de capituler pour toute la France. Ce droit souverain on ne l’avait pas reconnu à {Napoléon III, pouvait-on l’accorder à Jules Favre » ? Les élections de février étaient survenues. Blanqui, candidat à Paris ne fut pas élu. « Il n’y eut pas de place pour lui, a dit son biographe Gustave Geffroy, dans les listes de quarante-huit noms élaborées par les clubs, les comités et les journaux. Les rancunes et les ignorances firent leur œuvre, comme toujours. Lorsque Flotte, son fidèle ami, vint lui apprendre que, même le comité de la Corderie, malgré la parole pressante d’Édouard Vaillant, avait écarté son nom, la tristesse descendit sur le front du vieillard, et ce témoin dit avoir vu briller des larmes dans ces yeux qui n’avaient pleuré que la mort d’Amélie Suzanne. »

Nul candidat ne méritait mieux que lui d’être nommé par Paris, pour défendre Paris et la République, également menacés. Mais Blanqui était traité en ennemi, en paria par les républicains modérés ; il était un disparu, un oublié pour les avancés. L’ingratitude est la monnaie avec laquelle la démocratie paie, à tour de rôle, ses meilleurs serviteurs. Découragé, accablé par les malheurs de la Patrie, de plus, malade, Blanqui quitta Paris pour prendre un peu de repos moral et physique. Il se rendit à Loullé, dans le Lot, chez le docteur La Cambre, qui avait épousé sa nièce. Sa sœur, Mme Barellier, l’accompagna pour le soigner. Ce fut là qu’ont vint l’arrêter le 17 mars 1871, malade.

L’arrestation parut motivée par une condamnation prononcée par contumace, pour les événements du 31 octobre. C’était bien loin, bien effacé le mouvement du 31 octobre ! On ne pouvait même, juridiquement, établir une culpabilité, une responsabilité pénale, dans le fait d’avoir tenté de renverser le gouvernement légal, puisque cette légalité n’existait pas alors pour le pouvoir insurrectionnel issu du 4 septembre, puisque cette légalité ne fut reconnue qu’à la suite du 31 octobre, par le plébiscite du 8 novembre. La plupart des citoyens poursuivis pour ces mêmes faits avaient été acquittés par le conseil de guerre. On aurait pu s’assurer de ta personne du contumax bien avant cette date du 17 mars, mais on avait négligé de le faire, et il y avait classement, abandon de la poursuite pour ce 31 octobre. Mais le 18 mars était la date que M. Thiers avait choisie pour son coup de main sur les canons. Ce devait être le début de sa lutte contre Paris, et il avait résolu de purger la ville inquiétante de ses éléments trop républicains. L’arrestation de Blanqui, réputé homme dangereux et capable de donner un chef à la résistance parisienne, fut décidée, comme le premier acte nécessaire du coup d’état thiériste.

Blanqui n’a donc pas participé au Dix-Huit mars. Il ne fut pour rien dans l’établissement de la Commune, ni dans les faits qui suivirent sa proclamation. Il est présumable qu’il ignora longtemps et l’insurrection triomphante et la lutte sanglante. Transféré à la prison de Cahors, il y reçut, le 17 mai, la visite de sa sœur. Le lendemain, il était emmené dans des conditions rigoureuses de secret et de surveillance au fort du Taureau, en mer, en face de Morlaix. C’était la détention au Mont-Saint-Michel qui recommençait. Elle fut sévère et par moments atroce. Blanqui, résigné, mais hautain et impassible, opposa la plus ferme contenance aux mauvais traitements et aux provocations. Les sentinelles avaient l’ordre de tirer sur lui à la première démonstration interprétée comme rébellion ou tentative d’évasion. Dans un cachot entouré par les flots, ce vieillard faisait encore peur à ceux qui le tenaient. Il fut jugé à nouveau à Versailles par le 6e Conseil de guerre, et condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée. Les médecins s’opposèrent à ce qu’il fût envoyé en Nouvelle-Calédonie. Il fut conduit à la maison centrale de Clairvaux, le 17 septembre 1872. Il avait soixante-sept ans et avait passé près de quarante ans de sa vie, exceptionnelle et malheureuse, dans les prisons de tous les gouvernements. Depuis sa jeunesse, Charles X, Louis-Philippe, la seconde République, Napoléon III, la troisième République le tinrent enfermé.

Les blanquistes cependant n’oublièrent pas leur chef prisonnier. Très actifs, ceux qui survécurent à l’écrasement de la Commune avec ardeur entretenaient le culte de son nom, parlaient de lui en toute occasion favorable, lui faisaient décerner la présidence d’honneur des réunions qu’ils organisaient. Une candidature législative se présenta à Paris, dans le VIe arrondissement, le quartier des Écoles. Stephen Pichon, destiné à devenir un de nos plus remarquables ministres des Affaires Etrangères, proposa Blanqui. Sa candidature fut combattue comme celle d’un inéligible. Six cent dix-huit voix affirmèrent l’amnistie sur son nom. C’était un premier jalon posé. En avril 1879, Blanqui est de nouveau candidat, mais à Bordeaux. Il a pour adversaire André Lavertujon. Sa candidature fut présentée par un comité bordelais présidé par le serrurier Cairon et l’employé Jourde, plus tard député ; elle fut soutenue dans les réunions par un jeune ouvrier bordelais, orateur chaleureux, Ernest Roche, depuis plusieurs fois député de Paris, dont ce furent les débuts politiques, et par deux délégués du comité parisien pour l’amnistie. Blanqui fut élu par plus de six mille voix.

C’est la victoire, c’est la liberté ! pensa la foule. On s’attendait à voir décréter l’amnistie et acclamer le député de Bordeaux, enfin libre. C’était mal connaître la réaction. On le garda en prison et la Chambre prononça son invalidation, comme inéligible. Le dix juin enfin, les électeurs avant été convoqués à nouveau, il est mis en liberté. Il se représente devant ses électeurs. Il y a ballottage, et, le 17 septembre 1879. Blanqui est battu avez 4,541 voix par le républicain modéré Achard, qui obtint 4,697 voix. Ce qu’on nommait alors l’opportunisme triomphait, avec 156 voix d’écart. Blanqui fut emmené par des amis pour une tournée de conférences et de banquets en faveur de l’amnistie. Sa présence intéressante, sa physionomie sombre, son maintien grave, sa parole faible, mais nette et précise, produisirent sur les auditeurs attentifs une impression vive. On le regarda avec l’émotion et la compassion qui s’attachaient, après le 14 juillet 1789, aux prisonniers arrachés à la Bastille, promenés dans les rues de Paris. Les électeurs de Lyon lui offrent la candidature à la Croix-Rousse. Il a pour adversaire M. Ballue, ancien officier, journaliste lyonnais. Il y a ballottage. Entre les deux tours Blanqui est rappelé à Paris par la mort de l’une de ses sœurs, l’aînée : Mme Barellier. À cette sœur, qui lui fut dévouée comme la cadette Mme Antoine, il donna avec douleur le dernier adieu, au cimetière Montparnasse, à Paris : « Puis avec Granger, dit M. Gustave Geffroy, il retourne à Lyon, où il loge à l’hôtel modeste du Cheval-Noir, continuant sa propagande en compagnie d’Edmond Lepelletier[3] et d’Olivier Pain. Il échoue au scrutin définitif, revient à Paris reprendre la vie de réunions publiques de la salle d’Arras à la salle Chaynes… » (L’Enfermé, Gustave Geffroy, p. 43.)

Auguste Blanqui mourut frappé d’apoplexie foudroyante, le 1er janvier 1881, à Paris, boulevard d’Italie, chez son ami Ernest Granger, dont il partageait le logement. Il avait soixante-seize ans.

Ce grand et infortuné citoyen a laissé peu d’ouvrages mais tous remarquables. Les principaux sont : la Patrie en danger, recueil de ses articles, et l’Éternité par les astres. Son souvenir, sa légende ont survécu à ses discours, à ses écrits. L’impression qu’il produisit sur ceux qui l’approchèrent à toutes les époques de sa vie fut vive, ineffaçable. Jeune encore, on l’appelait le « Vieux ». Il en imposait à la fois par son passé, par son extérieur, par sa parole claire, persuasive, par la lucidité de ses arguments, autant que par le souvenir des persécutions qu’il avait subies, et par le prestige de ses longues années de captivité. Le corps grêle, les membres fluets, il était de très petite taille, comme Napoléon, comme Thiers, ces chefs énergiques, à l’ascendant fort. Il n’avait pourtant nullement l’aspect d’un dominateur de foules, d’un chef de révoltés. Sa physionomie était sévère, chagrine ou méditative. Il avait le front large, les pommettes saillantes, les méplats accentués, le cou maigre, ridé, avec des muscles bossuant la peau, tendus comme des cordes, la barbe grise, rare et rude, les cheveux blancs et courts ; les mains, petites et nerveuses, apparaissaient toujours gantées de noir, portant le deuil éternel de la chère morte.

Il évoquait la figure magistrale et énigmatique de ce Madeuf, le vieux savant des « Misérables », en qui les insurgés croient voir sur la barricade un spectre survivant des journées de la Révolution. La méfiance, la finesse et la perspicacité dominaient en ce visage de vaincu perpétuel, non pas renfrogné, mais sombre, qu’éclairait seulement, par lueurs subites, la flamme de la lutte, l’esprit de revanches obstinément cherchées avec la ténacité du vaincu qui se relève et ne veut pas demander grâce. Il avait la gaucherie et la naïveté des êtres longtemps reclus. Il se mouvait avec embarras parmi les hommes, ressemblant en cela à l’albatros, dépeint par le poète, qui, privé de l’espace et ne pouvant donner ses grands coups d’aile, se traîne gêné et timide sur le pont du navire où les hommes d’équipage raillent sa veulerie. Sur l’être humain, le milieu agit puissamment, autant et plus que l’hérédité et l’éducation. Le milieu de Blanqui ce fut un cachot. Il eut toujours l’allure comprimée, le geste ankylosé d’un détenu qu’on pousse brusquement au grand air, à la pleine lumière. Durant les courtes journées, où, entre deux séquestrations, il fut libre et put vivre la vie des autres hommes, il se trainait dans la ville, comme un prisonnier à l’heure du promenoir. Il attendait le signal de la rentrée en cellule. Paris lui semblait une pièce plus vaste que son cachot habituel, mais plus bruyante, plus incommode, où l’on pouvait difficilement penser et il regrettait intimement la liberté morale de la prison. Là seulement il se sentait vivre. Là, il se trouvait libéré des servitudes qui maintenaient les autres hommes enchaînés. Durant ces courts intervalles passés hors des geôles, Blanqui vivait volontairement de la vie cellulaire, ou à peu près, sortant peu, sauf lorsqu’il lui fallait paraître dans une réunion, présider un club ou diriger une émeute. Claquemuré chez un ami, ou dans un réduit dissimulé à tous, avec des livres et ses papiers, il méditait, écrivait et goûtait l’âpre joie de la solitude, du tête-à-tête avec son rêve, avec sa foi, comme un moine des temps de croyance, moderne anachorète de la Révolution dont une forteresse était la thébaïde. En prison seulement, il s’appartenait. Alors il semblait vivre sa vie. Enfermé, il se sentait un homme libre. Une légende mauvaise, reposant, comme toutes les légendes, sur un fond de vraisemblance, s’est perpétuée autour de cette individualité puissante. Une brume suspecte, soigneusement entretenue par des ennemis ou des jaloux, épaissie par toutes les réactions, entoure encore cette physionomie célèbre, et en même temps indistincte et obscure. Aucun homme n’a été autant méconnu ni plus calomnié que Blanqui.

Cet épisode douloureux de sa vie fut l’invention absurde et scélérate d’un certain Taschereau, qui, en 1848, publia dans sa Revue Rétrospective un prétendu document trouvé dans les cartons du ministère et qui semblait établir des révélations faites au pouvoir par Blanqui, au sujet de la conspiration devant aboutir à l’émeute de 1839. C’était invraisemblable et sot : le conspirateur, l’insurgé, le prisonnier, le martyr que fut perpétuellement Blanqui, devenu tout à coup, et sans autre intérêt que d’être renfermé dix ans au Mont-Saint-Michel, un délateur, un instrument de la police ! Mais les plus imbéciles suppositions trouvent, en politique, des oreilles crédules pour les recevoir et des bouches malveillantes pour les propager. Barbès et d’autres excellents républicains, envieux ou prévenus, eurent le tort grave d’accueillir trop facilement les calomnies de Taschereau, et de ne pas leur opposer une vigoureuse réfutation. Blanqui se défendit du reste avec l’indignation de l’honnête homme victime des drôles. Toute sa vie constituait une réfutation. M. Gustave Geffroy, dans son livre excellent l’Enfermé, a fourni tous les éclaircissements nécessaires sur cette ténébreuse machination, qui troubla, empoisonna même, une partie de l’existence du malheureux vaincu, si éprouvé par ailleurs.

Le peuple pour qui Blanqui a passé quarante années dans les cachots, le peuple pour qui il offrit sa vie en maintes circonstances, le peuple dont il poursuivait l’affranchissement, l’avènement, selon sa devise : Ni Dieu ni maître ! a ignoré et mal connu ce grand citoyen. Un souvenir confus de conspirateur masqué, un renom vague de lutteur toujours vaincu dans une lutte inégale avec les pouvoirs établis, une célébrité romantique de captif légendaire, dans le genre de Latude, voilà surtout ce qui est resté de lui dans la mémoire populaire, On a négligé, ou ignoré, la véritable valeur de ce lutteur opiniâtre et patient. Bien peu savent que cet émeutier incorrigible et ce conspirateur récidiviste fut un penseur de premier ordre, un politique supérieur, portant en soi le génie sombre et la diplomatie impitoyable des profonds et durs hommes d’état du seizième siècle. À travers les obstacles, les périls, les insultes et les souffrances il a poursuivi son but et affirmé son idéal. Ce qui a nui à Blanqui, et étouffé le bruit que son nom, ses doctrines, ses actes devaient produire de son vivant, et après sa mort, c’est le sombre vêtement de coupe romantique dont il lui plut de s’envelopper. Toute sa vie, il demeura le carbonaro qu’il avait été dans sa jeunesse. Il ne comprenait la politique que pratiquée dans les souterrains. Les affiliations, les mots de passe, les menées secrètes étaient ses moyens d’action. Il fut le dernier disciple et le continuateur de Babeuf. Il ne comptait que sur un coup de force hardi, préparé dans l’ombre, éclatant brusquement comme une mine, pour mettre en ses mains le pouvoir. Alors il pourrait appliquer ses idées et achever la révolution politique de 89 par l’avènement du prolétariat. Malheureusement la mine éclata trop tôt, ou trop tard, rata, et le pouvoir lui échappa toujours.

Rien ne semble plus opposé au mouvement du Dix-Huit mars, et à toute l’insurrection communaliste, que la méthode et la doctrine de Blanqui. Il n’y eut pas de complot, pas de conjurés, pas de mot d’ordre alors. La Révolution fut préparée par les événements, et ce fut Thiers qui en donna le signal par son attaque de la Butte. Ensuite ce furent les négociations publiques et une bataille au grand jour. On semble donc émettre une opinion hasardeuse en attribuant à Blanqui absent, prisonnier, une influence, une action sur les événements accomplis du 18 mars au 22 mai 1871. Cette influence et cette action sont indéniables cependant. Les blanquistes furent le parti de l’action, les vrais, les importants « communards » ; ils se plaçaient là où se serait posté le chef, s’il n’eût été arrêté, enterré, la veille du Dix-Huit mars. Ils ont agi comme Blanqui l’avait indiqué, comme il voulait procéder au lendemain d’un de ces complots, d’un de ces coups de force sur lesquels il comptait seulement pour imposer la Révolution démocratique et sociale. Pénétrés de sa pensée, subissant la volonté de l’absent dont l’expression leur était familière, les blanquistes lui obéirent de loin en disciples fidèles, et c’est ainsi que le « Vieux », du fond de sa prison, paraît nettement, par ses jeunes suppléants, avoir dominé, dirigé la Commune de 1871.

Nous verrons les blanquistes à l’œuvre à mesure que les événements se dérouleront.

Un seul homme parut, en 1871, se douter de l’importance et de l’autorité de Blanqui, même prisonnier. Ce fut M. Thiers, lorsqu’il refusa obstinément d’échanger l’inoffensif archevêque Darboy contre le redoutable détenu. M. Thiers se souciait peu que le malheureux prélat fût sauf ou massacré, mais il ne voulait pas donner à la Commune le chef qui lui manquait. Pourtant, et c’est une opinion toute personnelle que j’émets, une impression si l’on veut, M. Thiers paraît s’être exagéré l’importance de ce chef in partibus. S’il eût consenti au troc, l’archevêque eût bien été sauvé, mais la Commune n’en eût pas moins été vaincue et perdue. Peut-être l’exécution de Darboy entrait-elle dans les vues du perfide et sanguinaire vainqueur de Paris ? N’était-ce pas un moyen de rendre plus odieux les communards, une chance pour atténuer l’horreur qu’il prévoyait à la suite de l’extermination en masse qu’il avait décidée ? S’il avait cette chance que l’archevêque périt, quand bien même la Commune n’eût pas ordonné sa mort, l’opinion se montrerait plus indulgente pour la répression, plus furieuse contre les insurgés. Donc il ne fallait pas échanger Blanqui. On aurait sans doute ainsi la précieuse excuse de l’archevêque à venger. Et Blanqui dut rester en prison, afin que Mgr Darboy demeurât exposé aux fureurs d’énergumènes exaspérés.

LES DERNIERS JOURS DE MARS

La Commune installée, du 29 mars au Ier avril, période de calme et d’attente, vota différentes mesures d’organisation et d’ordre intérieur sans grande importance. Elle décida que les membres de la Commune prendraient la direction administrative de leurs arrondissements, et auraient seuls qualité pour procéder aux actes de l’état civil. Is pouvaient s’adjoindre une commission pour l’expédition des affaires. Ce conseil et cette dualité de fonctions n’étaient pas favorables à la bonne administration. Les membres de la Commune étaient trop surchargés de besognes diverses, et ils étaient plutôt disposés à ne pas négliger l’Hôtel-de-Ville, qui était pour eux un parlement attrayant, avec toute la mise en scène et la figuration décorative des assemblées législatives. Aussi laissèrent-ils la direction de leurs mairies à des citoyens, souvent bien intentionnés, mais auxquels faisaient défaut l’autorité et la responsabilité.

Une commission avait été nommée pour examiner les élections du 26 mars. Le rapporteur, Parisel, lut son travail le 30 ; le 31 il parut à l’Officiel.

Le rapporteur étudia les différentes propositions suivantes : 1o Existe-t-il une incompatibilité entre le mandat de député à l’Assemblée de Versailles et celui de membre de la Commune ? Le rapporteur concluait à l’incompatibilité. 2o Les étrangers peuvent-ils être admis à la Commune ? Le rapporteur s’appuyait sur cet argument que « toute cité a le droit de donner le titre de citoyen aux étrangers qui la servent, et que le titre de membre de la Commune étant une marque de confiance plus grande encore que le titre de citoyen, comporte implicitement cette dernière ». Il concluait à l’admission des étrangers.

Cette décision paraissait en contradiction avec les opinions étroitement nationales de la grande majorité des parisiens, au lendemain du siège. Paris était fort éloigné de tout cosmopolitisme, et les membres de la Commune, parmi lesquels les internationaux étaient en très petite minorité, ne devaient pas se montrer disposés à braver sur ce point délicat les susceptibilités ou les préjugés de leurs commettants. « Le drapeau de la Commune était bien, comme le disait le rapporteur, celui de la République universelle », mais c’était là une figure, une aspiration philosophique. Donc l’Assemblée communale ne devait comprendre que des nationaux. Il y avait cependant des précédents remontant à la Révolution, et cette considération avait son poids. La Convention avait accepté l’américain Thomas Payne et le prussien Anacharsis Cloots. Plus récemment, les parisiens, au 8 février 1871, avaient élu député Garibaldi, et ce fut un scandale et un défi à l’opinion républicaine, quand l’Assemblée de Bordeaux insulta le vaillant italien, le prit au mot offrant sa démission, et refusa d’entendre les explications qu’il voulut donner. Menotti Garibaldi, son fils, fut nommé membre de la Commune ; son élection fut validée, mais il ne siégea pas.

Le principe de l’inéligibilité de certains citoyens était combattu par celui de la souveraineté du suffrage universel. Il est cependant des dérogations à cette souveraineté, et ce dogme n’est pas absolu. Le suffrage universel ne peut être au-dessus des principes généraux des sociétés, ni du bon sens, ni de la possibilité matérielle. Lorsque l’inéligibilité provient de dispositions légales, dont l’utilité et la légitimité sont relatives, comme celles qui résultent des condamnations politiques, d’exclusions arbitraires ou d’exceptions particulières, on conçoit que le suffrage universel, en se prononçant énergiquement, puisse abroger ces cas spéciaux. Le scrutin produit, ou du moins, devrait produire, tous les effets d’une amnistie, d’une nouvelle législation. Mais un vote particulier, n’exprimant que la volonté partielle de certains électeurs, ne peut avoir qu’une puissance restreinte. La souveraineté populaire ne peut ni annuler les lois générales, ni décréter contre la raison. Ainsi, en ce qui concerne certaines catégories d’inéligibles, un scrutin particulier ne pourrait faire considérer comme valable, par exemple l’élection d’un mort, d’un aliéné, d’un mineur, et, dans l’état social actuel, il ne saurait faire disparaître les nullités provenant du sexe, du défaut de déclaration, de domicile insuffisant ou d’extranéité. Le rapporteur, Parisel, a dit que l’élection comme membre de la Commune équivalait au droit de cité accordé par une ville. Ce droit, très pratiqué dans la législation romaine, n’existe pas dans la nôtre, et notre république ne confère pas à des étrangers le titre de citoyen de Paris ou de toute autre ville, comme cela se pratique en Belgique, en Hollande, aux États-Unis. On pouvait cependant considérer l’élection d’un étranger comme valant naturalisation. Puisque l’opinion et la loi admettent la faveur de la naturalisation, et puisque l’on a vu, récemment, siéger dans nos assemblées des naturalisés comme Cluseret, Mac-Adaras et Heredia, ce dernier même a été ministre, on ne saurait condamner ni considérer comme une manifestation cosmopolite fâcheuse l’admission d’un étranger au conseil communal. Le cas particulier qui donna lieu aux conclusions du rapport de Parisel visait l’élection du citoyen Léo Frankel, hongrois d’origine. Ce choix, qu’avaient fait en connaissance de cause les électeurs, était d’ailleurs soutenable, et Frankel fut un des membres les plus distingués de la Commune, s’occupant plus spécialement des questions et des intérêts du Travail. Il eût toutefois été plus logique que la qualité de français fût exigible pour être membre de la Commune de Paris.

On avait, dans le camp des réactionnaires et des vaincus du scrutin du 26 mars, contesté, en masse, l’importance numérique du vote. Nous avons indiqué le peu de valeur réelle de ces critiques. Le nombre des inscrits, d’après les listes établies sous l’Empire au moment du plébiscite de 1870, avait certainement varié. D’abord, lors du plébiscite impérial, le chiffre des électeurs avait été grossi. On avait inscrit sans vérification, admis des inscriptions en bloc, et les doubles emplois étaient nombreux. Ensuite, la guerre, le siège, les décès et les départs en masse avant l’investissement et après la réouverture des portes avaient diminué considérablement le nombre des électeurs présents et faussé les calculs des votants présumables. Les chiffres des suffrages exprimés pour la Commune furent à peu près les mêmes que ceux du vote pour les municipalités en novembre 1871, malgré l’exode important qui suivit l’armistice de janvier. Il était donc difficile de trouver en mars une proportion équitable pour fixer le quorum électoral.

La Commune proposa de valider les six élections qui ne comportaient pas le huitième des voix, conformément à la loi de 1849. Ces conclusions furent adoptées et les six élections, auxquelles manquait la condition du huitième, furent validées. Il est exact que les circonstances dans lesquelles on avait voté, notamment le fait des listes remontant au plébiscite de mai 1870, permettaient de modifier les termes de la loi de 1849. mais on avait eu tort de viser cette loi dans le décret de convocation. On aurait dû prévoir une dérogation, et c’est avant le scrutin qu’il fallait prévenir les électeurs que la loi de 1849 ne pourrait être intégralement appliquée. Venant après le vote, cette constatation que les exigences de cette loi ne pourraient être maintenues, la guerre et ses conséquences ayant grandement modifié la composition du corps électoral parisien, cela paraissait une interprétation tendancieuse ayant pour effet de valider six élections incomplètes, qui n’avaient eu comme résultat qu’une majorité relative et ne pouvaient légalement être déclarées bonnes qu’après un second tour. Ceci n’avait du reste qu’une importance secondaire, car il est probable qu’un second tour, dans ces circonscriptions en partie désertées, n’eût pas amené un nombre plus grand d’électeurs et que les résultats eussent été à peu près les mêmes.

La question des Postes préoccupa justement la Commune, dès sa prise de pouvoir des services. Le dimanche 26 et le lundi 27 mars, ni lettres ni journaux ne furent distribués dans Paris. On aurait dû, dès le 26, agir vigoureusement. On laissa M. Rampont, jusqu’au 30, à la tête des services. Il profita de ce délai pour les désorganiser. Ce ne fut que le 30 mars, au soir, que le citoyen Theisz put prendre la direction des Postes et commencer le rétablissement des communications postales.

On était arrivé à la date du Ier avril. Ce jour-là M. Thiers lança dans les départements une dépêche annonçant « la fin prochaine d’une crise qui aura été douloureuse mais courte ».

La province était ainsi avertie. Vingt-quatre heures n’allaient pas s’écouler avant que les premiers coups de feu de la guerre civile n’aient éclaté, à Neuilly. Le plan de M. Thiers, conçu en trois parties, s’exécutait avec méthode et sûreté : commencé dans la nuit du 18 mars, sur la butte Montmartre, il allait être poursuivi dans la zone suburbaine à partir du 2 avril, pour s’achever dans une vapeur de sang et de fumées du 22 au 29 mai sur les hauteurs de Belleville. Comme les spectateurs du cirque romain, à l’abri, et criant : « Les chrétiens aux bêtes ! », les réactionnaires en sûreté, et aussi nombre de républicains peureux et abusés, allaient crier : « Les Communards au mur ! » et seraient satisfaits.

Il y eut cependant quelques exceptions dans quelques grandes villes, et des tentatives de résistance aux décisions de M. Thiers et de l’Assemblée se produisirent. Mais ce ne furent que des tentatives, et elles apparurent brèves autant qu’inutiles.

  1. Victor Jaclard, professeur, né à Metz en 1843. Il avait fait des études de médecine, mais ne put obtenir le diplôme de docteur, car, mêlé au mouvement révolutionnaire du quartier latin sous l’empire, il fut un des délégués au congrès de Liège en 1865, y prononça des cours véhéments et fut, au retour, l’objet d’un arrêté d’expulsion de la Faculté de Médecine, avec Germain Casse, Regnard, Aristide Rey et quelques autres des orateurs du congrès. Il appartenait au groupe blanquiste et s’était affilié à l’Internationale. Nommé commandant du 138e bataillon pendant le siège, il participa au 31 octobre. Il fut, au 8 novembre, élu adjoint au maire du 18e arrondissement. Il obtint 60,000 suffrages à Paris aux élections de février, Colonel de la 17e légion (Montmartre-Batignolles) il combattit énergiquement jusqu’à la dernière heure. Fait prisonnier et conduit à l’Orangerie, il parvint à s’évader et se réfugia eu Russie. Il avait épousé la fille d’un général russe. En Russie, il donne des leçons de mathématiques, et envoya des correspondances aux journaux français. Revenu en France, à l’amnistie, il collabora à « la Justice » de M. Clemenceau. La Commune avait nommé sa femme membre de la commission d’instruction dans les écoles de filles. C’était un homme instruit, brave et d’une grande douceur de caractère ; avec sa barbe noire et longue, sa haute stature, ses lunettes, son maintien réservé, le colonel de la 17e légion avait l’aspect d’un de ces « herr doctor » d’léna ou de Heidelberg, qui, entre deux leçons, commandent des compagnies et font manœuvrer des canons. Il est mort à Paris, il y a une dizaine d’années.
  2. L’auteur, ayant acquis la propriété de ce manuscrit de Proudhon des mains de M. Lacroix, éditeur et ami de Proudhon, en a fait la publication, avec une étude critique dans la Nouvelle Revue, en 1854.
  3. L’auteur, délégué, avec Émile Gautier, du comité pour l’amnistie, avait fait, en faveur de Blanqui et de l’amnistie, la campagne électorale de Bordeaux en mars et avril 1879. Il alla également à Lyon, en mai 1880, soutenir la même candidature à la Croix-Rousse, avec Ernest Roche et Olivier Pain.
    Aux fêtes italiennes, en l’honneur de Garibaldi, à l’occasion de l’inauguration à Milan du monument d’I caduti (les combattants tués en 1859) l’auteur faisait partie, avec Blanqui, Henri Rochefort et Gustave Isambert, de la délégation des comités républicains parisiens. Aux obsèques du grand citoyen, délégué par les comités démocratiques de Lyon, l’auteur prononça, au Père Lachaise un discours au nom du Comité électoral lyonnais, qui l’avait charge de déposer une couronne sur la tombe.