Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 3/2

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LIVRE II

LA COMMUNE DANS LES DÉPARTEMENTS

PARIS ISOLÉ

Paris agit seul, le Dix-Huit mars. Il demeura isolé au lendemain de l’insurrection. Cette solitude ne l’émut guère. Maître des services d’une grande capitale par la fuite du gouvernement, il se considéra comme indépendant. Il avait été si longuement séparé de la province, si accoutumé à l’oublier, à ne pas prendre conseil d’elle, qu’il se comporta les jours qui suivirent sa soudaine émancipation comme si la capitale était la France entière. Les parisiens pensèrent, agirent, décidèrent comme s’ils n’avaient rien à demander aux départements et rien à attendre d’eux. Paris confondit l’indépendance avec l’isolement. Ce fut une faute lourde, et penser ainsi était une sottise.

Il faut excuser cette mentalité, conséquence de la solitude obsidionale.

Si la Révolution au 18 mars eût été le résultat d’une conspiration mûrie lentement, si elle eût éclaté comme l’exécution d’un plan combiné à l’avance, les conjurés eussent certainement noué antérieurement des relations plus ou moins secrètes avec les militants départementaux, échangé des vues avec les comités, et préparé une lutte en commun. Le soulèvement général eût été concerté. On eût attendu le jour où le signal de l’insurrection serait donné à Paris. La province eût aussitôt tenté d’y répondre. Peut-être même eût-elle devancé, comme cela s’était vu dans certaines villes au 4 septembre. Mais Paris avait été surpris, le 18 mars ; la province le fut aussi. Elle avait appris en même temps, par M. Thiers, l’attaque et l’insurrection par la provocation sur la Butte suscitée, « dont l’étouffement était certain à bref délai », ajoutaient les dépêches officielles. Paris et la province, comme des parents qu’un événement a éloignés, cessèrent de s’intéresser à leurs aspirations réciproques. Ce n’était pas la brouille, mais la froideur.

M. Thiers vit nettement la situation, dont le sens échappait aux parisiens. Avec le concours des départements, l’insurrection pouvait devenir une révolution, et le gouvernement, en s’enfuyant de Paris comme le dernier des Valois, comme le dernier des Bourbons, comme Louis-Philippe, comme les ministres de Napoléon III, semblait laisser derrière soi tout espoir d’y rentrer. La Commune, acceptée par la France, devenait viable, établissait un régime nouveau, et n’avait plus qu’à faire régulariser son gouvernement provisoire, en attendant la réunion d’une Assemblée nouvelle, nommée avec mandat, non plus d’accorder des milliards et trois départements aux prussiens, mais de donner aux français une constitution républicaine. M. Thiers avait aussitôt compris que la clef stratégique et le secret de la victoire étaient hors des murs de Paris. Si la province bougeait à peine ou pas du tout, si les grandes villes ne soutenaient pas énergiquement et immédiatement la Commune, si enfin le gouvernement provisoire de Paris n’était pas sur-le-champ accepté, acclamé, la capitale ne devenait plus qu’une cité insurgée, qu’il serait facile de maintenir isolée. Paris deviendrait comme un lazaret, la contagion révolutionnaire ne pourrait se propager au dehors. Paris alors, faute de secours, serait inévitablement destiné à capituler ou à être pris de vive force. Il fallait donc circonscrire le foyer de la rébellion, empêcher l’incendie révolutionnaire de gagner les départements. Il était urgent que la province n’adhérât point, même en paroles ou par des manifestations trop vives, au mouvement parisien, et que cette adhésion, si elle se produisait sur certains points, fût si faible, si particularisée, qu’on pût aisément la tenir pour nulle et rapidement la comprimer. Habilement, M. Thiers, dès le second jour, à peine remis de son alerte du quai d’Orsay, satisfais de son évasion réussie, se trouvant rassuré à Versailles, au moins provisoirement, s’efforça de parler à la province, de l’amadouer et de la paralyser. Il s’agissait avant tout de détourner les corps élus, les groupes militants d’entrer en rapports avec les insurgés parisiens, qu’il dépeignit aussitôt comme des rebelles sans importance, déjà châtiés ou près de l’être. Il agit, de l’hôtel de la préfecture de Seine-et-Oise, comme s’il eût été toujours maître du pouvoir central, installé au quai d’Orsay ou à l’Élysée.

Il appuya son dire de dépêches mensongères, annonçant qu’il avait 40,000 hommes sous la main, qu’il était à la veille de rentrer avec cette force dans Paris pour y rétablir l’ordre. Il affirmait en même temps que la majorité de la population désapprouvait le mouvement, qu’on devait le considérer comme une simple émeute dont le gouvernement aurait facilement raison. La poste, le télégraphe, dont ses agents conservaient la direction et aussi la manipulation, ne transmettaient que des renseignements erronés, rédigés à Versailles, et surtout des nouvelles fausses de la capitale, que des agents restés à Paris expédiaient. On crut dans les grandes villes, où les journaux de Paris favorables à l’insurrection ne purent parvenir, qu’il s’agissait d’une audacieuse tentative sans portée ni lendemain. Etait-ce un soulèvement patriotique, révolutionnaire, socialiste, quelques dépêches disaient bonapartiste ? On ne savait pas au juste. Cet accès de fièvre parisienne apparaissait analogue aux échauffourées antérieures, au 31 octobre et au 22 janvier ; donc les provinciaux devaient juger que cette crise, comme les autres, n’aurait pas de suites.

Il y eut bien des tentatives d’adhésion au mouvement, en plusieurs villes, mais ce ne furent là que des manifestations révolutionnaires sans appui ni racines, des explosions isolées, des initiatives émanant de minorités insuffisant : s, privées de chefs reconnus et acceptés, par conséquent vouées à l’avortement. Ceci est pour les premiers jours. Par la suite, dans plusieurs départements, il se produisit des démonstrations relativement importantes, mais généralement pacifiques et légales, en faveur de la cause parisienne. On publia des propositions d’entente, on organisa des réunions et l’on afficha des ordres du jour. En même temps, on envoya des délégués à Versailles, on lança des appels à la conciliation, on tenta même un congrès à Bordeaux. Ce ne furent que des efforts sans cohésion et sans importance générale. M. Thiers n’en pouvait être effrayé. Il continuait avec assurance à faire avancer ses troupes, redoublait l’intensité du bombardement commencé dans les premiers jours d’avril. Il recevait et renvoyait les délégations départementales qu’on lui adressait, ou qui se présentaient spontanément, avec les meilleures paroles, jurant qu’il ne permettrait pas qu’on touchât à la République, ce qui satisfaisait les bons délégués. Il promettait aussi que sa victoire certaine sur les révoltés parisiens serait accompagnée de modération et de clémence. Sauf à l’égard de quelques individualités, comme les assassins de Clément-Thomas et Lecomte, il y aurait indulgence pour tous les égarés. Il ponctuait ces fourberies en congédiant les envoyés départementaux, aux sentiments retournés et ravis de l’accueil, avec cette audacieuse affirmation : « J’ai été proscrit, Messieurs, je ne serai jamais un proscripteur ! » C’était l’équivalent de la déclaration de Trochu : « Le gouverneur de Paris ne capitulera jamais ! » Le général jésuitiquement se promettait de se dérober, le moment venu, en passant la plume à Vinoy pour signer la capitulation. M. Thiers, victorieux, devait aussi transmettre à Mac-Mahon, aux Conseils de Guerre, et à la Commission dite des grâces : le rôle de bourreau et de proscripteur qu’il se défendait d’accepter.

L’interception des dépêches, la suppression des journaux, le défaut de renseignements exacts et l’ignorance de la situation réelle furent pour beaucoup dans l’indécision de la province, au premier moment. Par la suite, le refus des groupes dirigeants et des personnalités notoires des départements d’admettre la révolution faite à Paris succédèrent aux quelques efforts révolutionnaires tentés sur certains points du territoire. Ce désaccord entre Paris et les Départements était fatal, et c’était la conséquence logique de l’état du pays.

DEUX MENTALITÉS, DEUX FRANCES

Jamais il n’y avait eu pareille interruption prolongée de communications, non seulement matérielles, mais morales et sentimentales, entre la capitale et la France.

En 1530, en 1848, la nouvelle de la chute de la monarchie avait été accueillie dans plusieurs cités républicaines avec des transports de joie. Les autres, celles qui contenaient des éléments récalcitrants ou timorés, n’osèrent protester, et finalement se rallièrent.

En juillet 1830, comme au 24 février 1848, l’opinion était préparée au renversement de la royauté. Des voix écoutées, dans les banquets et les réunions, avaient disposé l’opinion à la révolution attendue. La république, bien que n’ayant pour elle qu’une minorité, pouvait, devait être acclamée ou subie partout, dès que Paris l’aurait proclamée. L’établissement de la royauté orléaniste ne fut qu’un tour de prestidigitation de la part des notabilités dirigeantes, adroitement exécuté et passivement supporté. La République fut escamotée, mais la royauté de droit divin disparut aussi. La capitale ayant, au 24 février, par un coup de force, dispersé les pouvoirs établis, la province avait approuvé immédiatement une expulsion qu’elle comprenait. Son consentement était acquis à l’avance. Au Deux-Décembre 1851, la province, sauf sur quelques points, où se produisirent de louables résistances partielles, ratifia également l’insurrection bonapartiste. C’est qu’elle était peu satisfaite du régime existant. L’impôt des 45 centimes habilement exploité dans les campagnes, la crainte des « rouges » issue de la révolte de juin, les divisions de l’Assemblée législative, ses manœuvres monarchiques et la mutilation du suffrage universel disposèrent l’opinion à la soumission. En outre, le pouvoir parisien disposait de la propagande napoléonienne effrénée, à double face, du prince-président. Maître de la puissance exécutive et de l’armée, ayant placé à la tête des principaux services administratifs ses créatures, il se trouvait légalement supérieur à chaque représentant et à l’Assemblée même, par les suffrages plébiscitaires. Il était en outre porté par le prestige du nom du grand homme. Tous ces éléments favorables servirent le coup d’état. Aux uns, Louis-Napoléon était présenté comme rassurant la propriété, protégeant le clergé, rétablissant la prospérité industrielle, faisant monter la rente, maintenant l’ordre et comme le sauveur providentiel seul capable de contenir les agitations révolutionnaires, tandis que, pour d’autres, on faisait de lui le démocrate devenu puissant, l’homme du socialisme pacifique, un César populaire, s’étant préoccupé comme publiciste des questions sociales. Le prince-président se donnait comme le défenseur des déshérités, l’apôtre de l’extinction du paupérisme, le protecteur des intérêts corporatifs, le dictateur plébéien qui devait satisfaire les appétits de la classe ouvrière. Enfin ce César, qui était surtout un Catilina, se proclamait le vengeur du suffrage mutilé, le champion du peuple, à qui son avènement allait rendre le bulletin de vote, tandis que seraient dispersés, empoignés les auteurs odieux de la loi du 31 mai. Il mâterait ces parlementaires devenus factieux, qui voulaient restreindre la République après l’avoir déshonorée. Le coup d’état parisien parut acceptable et même rassurant aux habitants des départements, sauf à quelques républicains plus clairvoyants, ceux que le nom de Napoléon, loin d’attirer, effrayait. La province ne fit donc qu’une résistance éparse et insuffisante, rapidement étouffée. Les scrutins prouvèrent Lientôt le peu de consistance de l’opposition ; l’accord se fit entre la capitale et les départements sur l’acceptation de l’empire. Plus tard, changement d’approbation, mais même entente. Au 4 septembre, les départements non seulement suivirent Paris dans le reniement du régime impérial, bien qu’il eût été récemment consacré à nouveau par le plébiscite, mais, en plusieurs endroits, le devancèrent, et la capitale n’eut pas la primeur de la proclamation de la République. La catastrophe de Sedan, et l’indignation contre l’auteur de la guerre qui s’était laissé vaincre avaient fait l’accord de tous les Français. Les départements n’eurent donc pas d’hésitation à approuver cette insurrection, faite pourtant en présence de l’ennemi ; des commissaires venus de Paris firent sans difficultés reconnaître le gouvernement qui s’était nommé lui-même. Personne ne s’avisa de considérer comme une usurpation l’envahissement du corps législatif et la proclamation, au hasard et sans intervention du peuple, d’un certain nombre de députés qui s’étaient désignés entre eux pour être chefs. Le 4 septembre, qui pouvait être interprété comme une émeute locale, intéressant les seuls parisiens, et contre laquelle l’indifférence provinciale pouvait être logique et l’hostilité légitime, fut ainsi, comme par une grâce d’État, accepté, et son gouvernement fut instantanément reconnu par toute la France. On obéit au télégraphe.

Au Dix-Huit mars et à la suite des événements dont cette journée fut le point de départ, la mentalité départementale apparut bien différente. L’invasion avait coup la France en morceaux. La vie nationale ainsi sectionnée, il n’y avait plus ni échange ni mélange entre les diverses parties du corps social. La circulation des idées, la transfusion des sentiments avaient été irrégulières et interrompue, et ce désordre dans les veines du pays avait persisté, les communications rétablies. La suture faite entre les tronçons, le corps social n’avait pas retrouvé son fonctionnement normal.

Parisiens et provinciaux semblaient devenus des voisins, non plus des compatriotes. Leurs pensées, leurs aspirations, leur manière de voir les choses, de les apprécier, étaient dissemblables, comme l’avait été leur existence depuis huit mois. On ne parlait plus la même langue, ayant été si longtemps sans se parler. Il y avait eu séparation de fait : le divorce est imminent, quand, fut-ce à la suite d’une catastrophe survenue, chacun des époux a dû vivre à part. L’étiquette de la République servait encore de lien ; mais, sans être brutalement coupé, ce lien national s’était détendu et pouvait tout à coup apparaître par places dénoué. La province rendait volontiers hommage aux parisiens et parisiennes assiégés, bien que, pour certains sceptiques des bords de la Garonne ou de la Durance, leur héroïsme eût consisté surtout « dans la mastication du bifteck de cheval et dans la privation de croissants pour le café au lait du matin ». Beaucoup estimaient cet héroïsme intempestif et même fâcheux. Ils ne voulaient considérer que son résultat, négatif pour Paris et désastreux pour la province, puisqu’il avait prolongé la guerre pour toute la France et retardé la bienheureuse paix. Les plus sincères avouaient familièrement que Paris les « embêtait », et qu’ils en avaient « plein le dos » de sa domination. Elle avait trop duré, cette prépondérance orgueilleuse et autoritaire que rien d’avantageux ne justifiait. On avait assez subi les caprices de la Capitale. Paris faisait et défaisait les gouvernements, et, comme s’il s’agissait de la mode des chapeaux, on devait adopter sans discussion la forme que son caprice avait choisie. Il fallait se conformer à la volonté et aux fantaisies de Paris, avoir ses goûts et toujours lui emboîter le pas. La province commençait à être lasse de tant d’obéissance et irritée de ce rôle de demoiselle suivante. À la première occasion on s’en affranchirait. L’heure propice n’était-elle point venue ? Déjà il y avait eu, dans certains pays du Languedoc, un désaccord, qui avait dépassé les revendications décentralisatrices, et le séparatisme avait pu être envisagé, en des cités méridionales, sans indignation. Les félibres, pour la plupart catholiques et royalistes, avaient acclamé la poétique invocation de leur principal troubadour, Frédéric Mistral, notant dans son patois harmonieux les doléances de la Provence, sœur cadette, qu’il représentait prisonnière dans une tour, victime de la France, sœur aînée impérieuse. Et la sœur captive soupirait dans l’attente de la délivrance. Paris au Dix-Huit mars venait encore d’annoncer une révolution qu’on ne désirait pas et de notifier un gouvernement inattendu, composé de gens dont personne n’avait entendu parler. Il invitait à reconnaître comme chefs ces intrus. On n’obéirait pas cette fois. On ferait l’oreille sourde à ce nouveau caprice. La province ne répondrait plus au télégraphe, comme une servante à la sonnette.

Le mouvement du Dix-Huit mars avait été une surprise pour tout le monde, surtout pour les départements. Les provinciaux furent désagréablement dérangés dans leur premier repos. Ils n’étaient pourtant pas enthousiasmés par cette Assemblée nationale qu’ils avaient nommée un peu au hasard, et seulement afin de se débarrasser à tout prix des prussiens. Envers les hobereaux de la droite, qui supportaient Thiers, en attendant mieux, la province montrait certainement de la défiance. L’opinion départementale ne voulait pas d’une restauration monarchique. La purge amère de Sedan avait fait rejeter l’empire à la France écœurée, et elle n’était point disposée à revenir à son vomissement. Son estomac délabré ne réclamait que la diète, les émollients. Elle voulait la paix au dedans comme elle l’avait obtenue à l’extérieur. Elle était prête à considérer comme des prussiens ceux qui voulaient recommencer les combats à l’intérieur, entre soi, susceptibles de raviver la guerre étrangère à peine éteinte. On avait un régime républicain modéré, supportable, on devait s’y tenir et ne pas chercher une République extrême avec des excitants nouveaux, provoquant dans tout le corps social des contractions pénibles, la mort peut-être.

Aux premières nouvelles des événements survenus à Paris, les républicains des principales villes furent étonnés, les fonctionnaires attendirent inquiets, et la majorité de la population se demanda quelle lubie inattendue agitait ces parisiens-là ! Ils voulaient encore des émeutes, des barricades, des coups de feu, des désordres, des ruines ! Ils trouvaient donc qu’il n’y en avait pas eu assez ? Et puis, que réclamaient-ils, puisqu’on avait la République ? Durant la guerre, les esprits départementaux, dans les camps des mobilisés, dans leurs villes occupées ou s’attendant à l’être, n’avaient pas eu l’échauffement provenant de la stagnation aux remparts, l’énervement des postes, avec la promiscuité des classes, la communauté des espoirs, l’attente fiévreuse d’un succès, l’espoir de la délivrance qui unifiait riches, pauvres, bourgeois, ouvriers, patrons et employés. Tout baraquement alors prenait des aspects de club. Entre deux factions, on discutait, avec les chances du siège et les moyens les plus puissants, et souvent les plus saugrenus, de repousser l’ennemi, les réformes sociales et les conditions à imposer au gouvernement quand on se trouverait, d’une façon ou d’une autre, débarrassés de l’ennemi. Même dans les bataillons des quartiers du centre, les bataillons bourgeois, on admettait qu’il y avait des changements sociaux importants à accomplir, et que le gouvernement républicain devrait se préoccuper de la condition des travailleurs, l’améliorer.

Le Dix-Huit mars à Paris n’eut pas de prime abord le caractère d’un mouvement véritablement socialiste. On en a trouvé la démonstration dans le volume précédent. Le socialisme, avec l’avènement de la Commune, vit seulement plusieurs de ses chefs amenés au pouvoir. La Révolution sociale au Dix-Huit mars et dans les premiers jours qui suivirent, n’était aucunement le but, l’idée des 215 bataillons qui s’étaient fédérés au Waux-Hall. De vagues aspirations réformatrices étaient seulement répandues surtout parmi les compagnies des quartiers populaires. Si le mouvement qui suivit l’attaque des Buttes et la reprise des canons avait eu un aspect exclusivement socialiste, comme l’a supposé tendancieusement, et après coup, l’allemand Karl Marx, la Commune n’eût trouvé que des adhésions restreintes au milieu d’hostilités nombreuses. Ce fut le contraire qui arriva. Mais l’espoir socialiste demeurait au cœur des principaux militants, et ceux qui furent choisis, ou qui se proposèrent, pour se rendre dans les départements, afin de gagner des adhésions collectives et de constituer des fédérations, en faisant connaître dans les principales villes la nature du mouvement parisien, en faussèrent l’expression. Ils se présentèrent comme les organisateurs d’une République Sociale, pour laquelle la province n’était pas préparée, dont elle avait l’effroi. Dans le mouvement parisien, elle vit une révolte des pauvres contre les riches, presque une Jacquerie prêchée chez elle par ces étrangers, apôtres inquiétants. Aussi les envoyés échouèrent-ils dans leur mission et n’entraînèrent-ils personne. Ils ne purent que susciter des rébellions partielles, et, sans rien organiser, ils ne parvinrent à provoquer que des parodies éphémères et restreintes de la Commune de Paris.

Deux faits principaux dominèrent la situation, vinrent s’ajouter à la résistance qui était dans les esprits, rendirent sourdes les oreilles départementales aux offres de service et aux boniments des commis-voyageurs en Révolution, venus de Paris. D’abord l’insuffisance personnelle et le défaut d’autorité de ces envoyés parisiens, ensuite l’ignorance profonde des titres, des talents, des noms aussi de ceux qui les envoyaient, au nom de qui ils parlaient. Qu’étaient-ils ces délégués qui s’abattaient sur une place où on ne leur connaissait pas de répondants ? Ils venaient déballer les manifestes d’agitateurs anonymes, ils débitaient des appels à une Révolution suspecte, et les patrons dont ils se recommandaient étaient aussi inconnus, aussi inquiétants qu’eux-mêmes. On était surtout défavorablement impressionné par l’abstention des républicains illustres, ou simplement notoires, dans le gouvernement nouveau. Les membres de la gauche, les anciens opposants du temps de l’empire, n’étaient nullement démonétisés dans les départements. Si Thiers et Jules Favre avaient été les seuls, parmi les membres de la Défense nationale, qui aient pu se faire élire au 8 février, à Paris, la plupart de leurs collègues, presque tous ceux qui avaient fait partie de l’opposition dynastique, libérale ou républicaine, avaient été envoyés à l’Assemblée nationale par la province. Or, ces chefs, non seulement n’approuvaient pas le mouvement, mais le combattaient. Ils se trouvaient, non à Paris, mais à Versailles. Ces singuliers envoyés parisiens ne se présentaient pas au nom de Louis Blanc, de Victor Hugo, de Raspail, de Gambetta, qui désapprouvaient plus ou moins ouvertement la révolte parisienne. Par la suite, la démission des députés et des maires qui avaient été élus membres de la Commune ne fit que renforcer la défiance départementale. Ces anciens opposants républicains, hors Paris, avaient conservé leur prestige. Là où ils n’étaient pas, ne pouvait être la République, pensaient les provinciaux. Ils s’abstinrent à leur exemple, ou ne persistèrent pas dans leur premier mouvement, qui avait été, dans quelques grandes villes, favorable à la Commune. Des républicains locaux l’avaient proclamée, à l’exemple de Paris, en plusieurs cités, mais ils ne voulurent pas la maintenir. Cette inertie de la province, avant même que l’action militaire fût commencée, pouvait, dès le Ier avril, faire prévoir l’impuissance de l’insurrection parisienne et sa défaite inévitable.

§ I. — La Commune à Lyon

LE 4 SEPTEMBRE À LYON

Dès le lundi 19 mars, Lyon, seconde ville de France, parut s’agiter. L’adhésion à la Commune de cette cité républicaine, si considérable par sa richesse, sa population ouvrière, sa situation administrative et régionale, son antique renommée de métropole religieuse, de capitale romaine, de centre géographique et commercial, pouvait être décisive. Lyon eût entraîné tout le midi, et arrêté M. Thiers dans son entreprise. En maintenant, en imposant le régime communaliste, par sa fédération avec Paris, Lyon eût forcé l’Assemblée de Versailles à transiger, peut-être à accepter la convocation d’une Constituante. Alors la Révolution était accomplie. Il n’y avait plus deux Frances, mais une seule nation réunie sous le drapeau de la République démocratique, avec la Fédération des Gardes Nationales et des Communes de France, recevant l’inspiration et la direction de la Commune de Paris. Les sentiments décentralisateurs et autonomes de Lyon semblaient favoriser cette alliance, qui eût réalisé le rêve d’Étienne Marcel.

Le mouvement cependant dura peu à Lyon. Il reprit et se prolongea dans quelques villes : Marseille, Saint-Étienne, Narbonne. Il fut comprimé rudement ou languit ailleurs, comme un foyer où manque le combustible. L’incendie annoncé, redouté, s’éteignit bientôt partout. La rébellion, un instant menaçante, dégénéra en protestations inutiles et en manifestations sans portée. L’insurrection du Dix-Huit mars, comme un fleuve dont on a détourné la source, devint stagnante et s’envasa.

Ce n’était plus à Lyon l’agitation des farouches révoltes de novembre 1831. La Croix Rousse, sur laquelle tous les gouvernements, à toutes les époques, et à l’heure présente celui de Versailles surtout, avaient fixé des regards inquiets, n’apparaissait plus redoutable. Elle se montrait, sinon satisfaite, du moins épuisée par la guerre et par le malaise commercial et industriel qui en avait été la conséquence. Les canuts ne demandaient qu’à entendre battre les métiers. Le tocsin et le rappel ne les émouvaient plus. À la Guillotière, seulement, on signala des troubles et une insurrection s’ébaucha.

Au 4 septembre, de grand matin, des groupes s’étaient formés place des Terreaux, devant l’Hôtel-de-Ville, acclamant la République, que Paris n’avait pas encore proclamée. La ville de Lyon était, comme Paris, en dehors du droit commun, sous la tutelle d’un préfet-administrateur, et privée d’un conseil municipal élu. L’Hôtel-de-Ville fut envahi, et l’on improvisa un conseil dit de Salut Public, qui fut alors la seule autorité obéie. La République fut solennellement proclamée par l’un des membres de ce conseil, M. Durand, se montrant au balcon de la place des Terreaux, où le drapeau rouge fut arboré. Le Préfet, M. Sancier, qui s’était refusé à proclamer la République, fut gardé prisonnier. Dans la soirée la foule cria : « Aux armes ! » Des groupes se formèrent en vue de prendre les fusils. On savait en trouver dans les forts encerclant Lyon, quelques-uns étant dans la ville même, la surveillant, la dominant. La garde-nationale était formée, ses officiers étaient élus, mais elle n’avait pas encore reçu de fusils. Elle en prit le lendemain. Toute la population se trouva armée avec elle.

Le Comité de Salut Public fit afficher une brève proclamation, avec l’en-tête : République Française-Commune de Lyon. Elle disait : « Les malheurs de la Patrie nous dictent notre devoir. Nous décrétons immédiatement la déchéance de l’Empire et la proclamation de la République. »

Parmi les membres de ce Comité de Salut Public feuraient les citoyens : Barodet, Chanoz, Andrieux, Durand, Lentillon, Favier, Magnard, Grosbois, Chanal, Castanier, docteur Crestin, Chaverot, etc…, tous bons républicains, patriotes et dévoués, mais pour la plupart neufs et timides, ayant été tenus jusque-là à l’écart des affaires publiques. Le gouvernement de la Défense nationale, informé de la constitution du Comité provisoire de Lyon, le reconnut par une dépêche parvenue à onze heures du soir, l’invitant à sauvegarder l’ordre et à maintenir la tranquillité de la ville. M. Challemel-Lacour, délégué du gouvernement, arriva bientôt. Cet universitaire dogmatique et sec, qui n’avait que le formulaire de démocratique, déplut à tout le monde dès son entrée. Le Comité de Salut Public était fier de l’audace qu’il avait montrée en proclamant la République, sans attendre le mot d’ordre de Paris, sans se préoccuper de ce qui se passait dans la capitale. Cette initiative hardie l’effrayait aussi un peu, après coup. Elle pouvait devenir périlleuse pour les personnalités modestes et sans mandat, qui, l’empire étant encore nominalement le gouvernement légal, avaient osé spontanément lui substituer le régime républicain. Challemel-Lacour ne parut pas admirer le courage de ces précurseurs et ne leur fit aucun compliment. Il joua trop au proconsul, et considéra comme des révolutionnaires ces paisibles citoyens qui portaient le nom, un peu lourd, des commissaires de la Convention.

Il les intimida, et fit, à plusieurs, l’effet d’un second préfet impérial. L’un des membres du Comité de Salut Public, le docteur Crestin, avait été désigné comme maire provisoire du 3e arrondissement de Lyon, quartier de la Guillotière. Il se rendit aussitôt à cette mairie, dont le titulaire lui remit sans difficultés les clefs, cédant même avec empressement la place. Le docteur Crestin parut au balcon de la mairie, devant laquelle la foule s’était amassée : il y proclama la République, en annonçant qu’un comité provisoire fonctionnait déjà à l’Hôtel-de-Ville, et il proposa d’en désigner un spécial pour la Guillotière. Vingt noms furent acclamés. Les membres choisis se réunirent aussitôt à la mairie, prirent le nom de : Comité révolutionnaire. Ils élurent le docteur Crestin, président.

Chaellemel-Lacour, de plus en plus gourmé et bourgeoisant, ne voyait pas avec satisfaction un Comité, s’intitulant révolutionnaire, s’installer à la Guillotière. Il ne parvenait pas non plus à s’entendre avec le Comité de Salut Public de la place des Terreaux. Il se hâta de convoquer les électeurs pour la nomination d’un conseil municipal, qu’il espérait modéré, hostile aux aspirations populaires. Les élections eurent lieu les 15 et 21 septembre. Cinquante membres furent élus, parmi lesquels la plupart des membres du Comité de Salut Public et du Comité révolutionnaire de la Guillotière. M. Hénon, l’ancien Cinq sous l’empire, fut élu maire, avec MM. Barodet, Durand, Chépié, Condamin, Chaverot et Chavanne, pour adjoints.

Le gouvernement de Tours, par un décret du 24 septembre, avait annoncé que la Prusse avait refusé un armistice pour faire des élections générales, qu’elle posait des conditions exorbitantes à cet armistice : la reddition de Strasbourg, de Toul, et la cession, comme garantie, du Mont-Valérien.

La proclamation, énergique, se terminait ainsi :

« À d’aussi insultantes prétentions, on ne répond que par une lutte à outrance. La France accepte cette lutte et compte sur tous ses enfants. » Le décret suspendait et ajournait toutes les élections municipales, et celles pour l’Assemblée Constituante. Les préfets étaient autorisés à maintenir les municipalités provisoires. M. Challemel-Lacour, en vertu de ce décret, maintint en exercice le conseil municipal de Lyon. Ce conseil poursuivit assez paisiblement le cours de ses séances. Il décerna au général Garibaldi « citoyen italien et citoyen américain » le titre de « citoyen lyonnais ». Il décida aussi le maintien, sur la place Belle-cour, du cheval de bronze, portant Louis XIV, œuvre du sculpteur lyonnais Lemot, mesure raisonnable et inoffensive.

MEURTRE DU COMMANDANT ARNAUD

Des désordres, sans durée, troublèrent les dernières journées de septembre. La ligue du Midi, exubérante et brouillonne, avait délégué à Lyon le général américain Cluseret, qui, par l’entremise du fameux Andrieux, futur préfet de police fantaisiste, s’aboucha avec des anarchistes comme Saignes, Albert Richard et le communiste russe Bakounine. Ceux-ci, soutenus par deux ou trois cents gardes nationaux, tentèrent un mouvement sur l’Hôtel-de-Ville, qu’ils envahirent. Ils en furent bientôt débusqués. Dans la bagarre, M. Hénon, maire de Lyon, reçut un coup de crosse en pleine poitrine, dont il souffrit longtemps, et Bakounine, un géant pourtant, fut bousculé et envoyé dans le bassin de la place des Terreaux. Ce bain imprévu rafraichit les idées du russe et aussi celles des révolutionnaires qui le suivaient sans but bien défini. Albert Richard et Bakounine, entre autres sottises, prêchaient l’abstention devant l’ennemi, et réclamaient une contribution sur les riches. Les émeutiers se dispersèrent. Leurs chefs, arrêtés, gardés prisonniers à l’Hôtel-de-Ville, furent relâchés le soir même.

Cluseret et Bakounine, comme étrangers, et en vertu d’un arrêté d’expulsion, furent conduits à la gare et immédiatement expédiés à la frontière.

Deux légions de mobilisés du Rhône avaient été formées ; l’ordre vint de les diriger sur le corps d’armée de l’Est. Les mobilisés lyonnais se comportèrent bravement à Nuits. D’autres légions furent l’objet de décrets, mais l’une ne put être organisée à temps pour prendre part aux combats, et se retira en Suisse avec les débris de l’armée de Clinchant. Les autres restèrent à Lyon. L’envoi à l’ennemi d’hommes mariés, incorporés dans ces légions, suscita un sanglant épisode. Sur la nouvelle erronée que, dans un combat autour de Nuits, les bataillons lyonnais avaient été anéantis, le 20 décembre, une grande émotion se produisit à la Croix-Rousse. Une manifestation s’organisa. Les hommes de désordre, comme il s’en trouve toujours en ces circonstances pour exciter la foule et pousser aux pires excès, lancèrent en avant des femmes, portant des drapeaux rouges et aussi des drapeaux noirs. On criait : « À l’Hôtel-de-Ville ! À bas les bourgeois ! À bas le conseil municipal ! Enlevons-les ! » Une réunion publique avait lieu salle Valentino. Les manifestants, descendant vers la place des Terreaux, envahirent cette réunion. Les motions les plus violentes alors se produisirent.

Un commandant de la garde nationale, nommé Arnaud, eut la malencontreuse idée de vouloir ramener au calme cet auditoire en délire. Il fut entouré, renversé, piétiné. Il se releva meurtri, avec des écorchures aux mains et au visage, les vêtements déchirés. Pour se dégager, autant que pour intimider ses assaillants, le commandant prit son revolver dans sa gaine. Il leva l’arme, tira en l’air. Ce fut une témérité inutile. Il eût été plus sage, en présence de l’exaspération intense, de prononcer quelques paroles conciliantes, puis de s’effacer. Des interventions se fussent produites, amenant un répit et des diversions, qui eussent permis au commandant de sortir de la bagarre, d’avoir la vie sauve. La détonation, bien qu’inoffensive, exacerba la nervosité ambiante. Peut-être s’il eût tiré en plein, couchant sur le sol un ou deux de ceux qui s’acharnaient sur lui, Arnaud eût-il profité de la stupeur des uns, de la crainte des autres, et aurait-il pu se frayer un passage, et échapper, sauf à répondre par la suite de son acte de violence.

La plus ferme contenance, la résignation, les appels à l’humanité, à la raison, comme les plus touchantes prières n’ont jamais sauvé les malheureux enveloppés dans un tourbillon de menaces et de haines. Dans ces tristes et fréquents épisodes des temps de révolution, mieux que la soumission et la lâcheté, l’énergie et la résistance servent de bouclier,

Au coup de feu inutile, et qui n’intimida personne, des cris de fureur et de mort répondirent. « Il faut le juger ! » hurlèrent vingt voix. Aussitôt des poignes solides s’abattent sur Arnaud. Il est maintenu, paralysé. Vainement il se débat et proteste encore. On le soulève, on l’emporte. Il est déposé au pied de la tribune, aussitôt transformée en tribunal. Un jury martial s’improvise. Des noms sont lancés. Des jurés sommaires prononcent rapidement la peine de mort. Arnaud, sur un banc, où ses accusateurs le gardent, veut encore se justifier. Il essaie de prononcer quelques paroles. Des huées couvrent sa voix. On l’entraîne violemment au dehors. Il est nu-tête, du sang coule sur ses joues. Il est poussé dans la rue. Des faces contractées par la fureur l’environnent. Des poings sont tendus. On le serre à l’étouffer. Les assaillants qui l’entourent, hurlent et menacent, cherchent à l’atteindre, frappent ceux qui s’efforcent de le protéger. Arnaud se sent perdu, se tait, et, étourdi, impuissant, épave roulée par le torrent humain, il se voit emporté vers un but inconnu. Plusieurs fois, il trébuche et tombe en route. On le relève. Il redresse la tête et semble vouloir encore en imposer à ses bourreaux. Un peu d’ordre cependant s’est établi dans la foule confuse et vociférant. On a pris le pas, et le commandant, encadré, semble un prisonnier régulièrement acheminé vers une prison. La marche pressée est scandée par les cris : « À mort ! au mur ! »

Le cortège tumultueux rencontre, en dévalant de la pente, un poste de gardes nationaux. Les hommes de garde sont sortis, regardent passer, n’interviennent pas. Un courageux citoyen surgit alors et tente de s’interposer. C’est le docteur Alphonse Jantet, très connu, très estimé. Les frères Jantet sont directeurs de journaux ; l’un d’eux, Lucien, devait par la suite fonder le grand journal Lyon-Républicain. Le docteur revenait de visiter un malade, boulevard de la Croix-Rousse. Il reconnut avec surprise et douleur, au milieu de ces forcenés, le commandant Arnaud, qu’il estimait comme un honorable citoyen et comme un excellent républicain. Il ne s’expliqua pas ce qui l’avait poussé au milieu de cette cohue féroce. Alphonse Jantet s’avança, s’efforçant de le sauver :

J’arrêtai ce millier d’hommes armés, a déclaré le docteur devant le Conseil de guerre. Je leur dis que nous ne devions pas souiller de sang la République. J’avais à peine prononcé ces paroles que je fus saisi, entrainé pour être fusillé avec le commandant Arnaud. À force d’énergie je parvins à me dégager, ne cessant de répéter que la vie humaine est inviolable. Si quelques hommes courageux m’avaient secondé nous aurions sauvé le commandant Arnaud.

M. Jantet fut félicité de sa noble et périlleuse conduite, par le Conseil.

Parvenu à un endroit nommé le Clos Jouve, la bande désordonnée fit halte. Arnaud fut conduit dans le clos, et adossé au mur. Le peloton d’exécution était formé, l’attendait. Des fusilleurs de bonne volonté s’étaient empressés, escortés de gônes gouailleurs et féroces. Ils avaient pris le devant au pas de course et s’étaient formés sur deux rangs. Les fusils étaient chargés ; il n’y avait plus que le signal à donner. Arnaud gardait toujours la plus ferme attitude, en face de la foule, aux rangs pressés, rangée en demi-cercle. On se poussait pour mieux voir, on se disputait les places au premier rang. Ceux du second rang se haussaient, cherchant à passer leur tête dans le créneau des épaules. Plus de cris. On se taisait dans l’attente. Du boulevard de la Croix-Rousse, montaient par bouffées des rumeurs de gens en retard, qui ne savaient rien de ce qui se passait, accouraient, curieux attirés par le rassemblement.

Dans le silence relatif que troublait seulement le clapotis confus de ce flot humain, arrêté, devenu stagnant, on entendit un commandement sourd : « Apprêtez armes ! Joue ! Feu ! » Comme une étoffe qu’on déchire, la mousqueterie fit entendre un craquement prolongé, puis un lourd silence tomba. Une voix alors s’élève, une voix encore forte, mais haletante et déjà oppressée. C’était la voix du commandant, à terre, mais non tué, se relevant à demi et s’appuyant sur un coude ; il exhalait un vœu suprême : « Vive la République ! » Le commandement de feu retentit pour la seconde fois, après un bref et sec maniement d’armes. À cette seconde décharge, les plus rapproches perçurent un faible murmure, la voix d’un homme renversé qui essayait de crier encore : « Vive la République ! » Le commandant Arnaud gisait sanglant, allongé sur le sol, la tête de côté à demi soulevée, un bras en avant dans un instinctif mouvement de protection. Il laissa enfin retomber sa tête sur la terre, et ne bougea plus. Un des fusilleurs s’approcha, le revolver à la main, se pencha, et dans la direction de l’oreille tira à bout portant l’horrible coup de grâce traditionnel. La foule alors s’écarta. Puis elle s’écoula grondante et grognante. Bien peu de ceux qui la composèrent et qui ont voulu, qui ont exigé ce meurtre, osèrent regarder à terre. Quelques-uns, en passant devant le cadavre, machinalement se découvraient. Sans tourner la tête, la plupart se hâtèrent de quitter le Clos Jouve. Les gônes s’étaient enfuis, peureux, dès que l’homme fut tombé. Chacun des assistants, indécis et mécontent, regagna son logis, laissant la réunion et l’émeute interrompues. L’irritation nerveuse des femmes était tombée avec la secousse des détonations. La fièvre des hommes aussi s’apaisa : la vue du sang l’avait coupée.

Ce crime, identique à tant d’autres qui tachent les insurrections à leur début, et qui sont comme la mise en train de la machine révolutionnaire, fut un acte impulsif de la foule, un de ces méfaits de la collectivité, dont tout le monde est coupable et personne responsable. Ceux même qui ont directement participé au meurtre, qui ont déchargé leurs armes sur l’infortuné commandant, ont agi à peu prés inconsciemment. Ce fut comme une électricité, accumulée en eux, qui dégageait l’étincelle. Ces explosions de fureur, comme celle dont M. de l’Espée, à Saint-Étienne, fut la victime, comme le meurtre des généraux Clément Thomas et Lecomte, ne sauraient être imputées à aucun parti. Les foules orageuses, en temps de révolution, sont sillonnées d’éclairs ; malheur à qui s’expose imprudemment à en faire jaillir la foudre.

Des obsèques imposantes furent faites au commandant Arnaud. Gambetta vint de Tours, avec Spuller, pour y assister. La ville de Lyon adopta les enfants de la victime et une pension fut faite à la veuve. Ce tragique événement laissa une impression profonde dans la population. Son souvenir contribua certainement à détourner de la Commune la portion paisible de la population, lors du 18 Mars.

LES ÉLECTIONS LYONNAISES

Les Élections du 8 Février 1871 envoyèrent à l’Assemblée nationale une députation panachée, où les monarchistes voisinaient avec des républicains modérés. MM. Jules Favre, Ducarre, Le Royer, Bérenger, furent élus avec le général Trochu et MM. Mangin, Laprade, de Montemarte-Saint-Victor. Ce dernier élu obtint 56,291 voix. La liste républicaine, avec Garibaldi en tête, n’eut que 50,190 suffrages. Les autres candidats : docteur Crestin, Hénon, Raspail, Barodet, Blanqui, Durand échouèrent avec des totaux allant de 44,630 à 25,845 voix. Ce fut un échec républicain complet.

Le Conseil municipal de Septembre était resté en fonctions. L’opinion républicaine essaya de se ressaisir. Des groupes se réunirent dans les divers arrondissements et des délégués furent nommés qui formèrent un Comité Central. Ce Comité, dont le président fut le citoyen Favier, siégea au local de la société de secours mutuels de la rue Grolée. Sous ce nom de Comité de la rue Grolée, cet ardent foyer républicain devait, par la suite, acquérir une grande importance. Il a laissé un nom célèbre à Lyon, et sa notoriété, répandue par toute la France pendant quinze années, n’est pas encore éteinte entièrement ; elle a survécu à ses fondateurs. Il y a encore, à Lyon, l’association des Vieux Groléens.

HÉSITATION APRÈS LE 18 MARS

Les événements accomplis à Paris, le 18 Mars, furent imparfaitement connus à Lyon. Renseignés seulement par les dépêches mensongères du gouvernement, trompés par la lecture des journaux parisiens hostiles au mouvement qui parvinrent seuls après la fuite à Versailles, les républicains lyonnais hésitèrent. Ils ne savaient s’ils devaient soutenir les revendications parisiennes, et engager la municipalité lyonnaise à promettre à Paris un concours actif, ou se borner prudemment à attendre les événements et les nouvelles.

Le 22 mars, les capitaines de tous les bataillons de la garde nationale se réunirent cependant place des Terreaux. L’opinion générale fut hostile à l’Assemblée de Versailles. On décida d’envoyer des délégués au maire de Lyon, afin de le mettre en demeure de se prononcer en faveur de la Commune de Paris. Le Conseil municipal s’était rassemblé en hâte, à la nouvelle de cette réunion des chefs de la garde nationale. Le Conseil adopta le projet d’une adresse à l’Assemblée de Versailles, lui demandant de convoquer les électeurs pour la nomination d’une Constituante. À six heures, les délégués de la garde nationale furent reçus à l’Hôtel-de-Ville, dans la salle des Echevins, par le maire de Lyon. M. Hénon n’entra nullement dans les vues de la délégation. « Lyon, leur dit-il, jouissait depuis le 4 septembre, de l’autonomie communale, et il ne voyait pas quelles prérogatives nouvelles cette cité pouvait demander. En outre les éléments de la Révolution parisienne étaient encore ignorés. Paris pouvait avoir ses raisons pour s’insurger, mais les Lyonnais devaient attendre pour les apprécier, de peur de se fourvoyer. » Le maire de Lyon refusait donc de s’engager et de laisser s’engager la municipalité,

LA MAIRIE OFFERTE AU DOCTEUR CRESTIN

Pendant cette délibération assez prolongée, la fonte avait envahi les locaux de l’Hôtel-de-Ville. Beaucoup de garibaldiens et d’officiers de la garde nationale, en uniforme, accompagnés de lyonnais connus, pénétrèrent dans la salle Henri IV, où siégeaient d’ordinaire les conseillers. Les assistants réclamèrent la nomination immédiate d’un comité provisoire. Des noms furent donnés. On acclama le docteur Crestin comme maire. On vint le chercher dans la salle des Echevins, où il se trouvait avec les autres conseillers. On lui demanda de signer l’ordre d’arrestation du préfet du Rhône, Valentin, et de son secrétaire général, Gomot. On : l’invita à prendre place au fauteuil du maire. Le docteur refusa.

La salle du Conseil était divisée par une barrière, laissant un espace libre attribué au public. Là s’était massée une foule de plus en plus dense et fiévreuse, parmi laquelle les conseillers municipaux se glissaient, observant les événements, évitant de paraître y participer. Dans la partie de la salle réservée aux membres du conseil, et que les gardes nationaux occupaient, on s’efforçait de faire une place au docteur Crestin. On le hissa sur la table et on lui cria de tous côtés : « Parlez ! » Le docteur était fort embarrassé. Il était évidemment flatté d’avoir été désigné comme maire de Lyon, mais il n’avait pas confiance dans le mouvement, et il réitéra le refus qu’il avait déjà exprimé quand ou avait prononcé son nom. Il dit que « l’Assemblée nationale était plus forte qu’aucun soulèvement, et que, quant à se porter au secours de Paris, ce serait une idée généreuse, mais dont les prussiens, maîtres des routes, se chargeraient de démontrer cruellement la chimère. Partisan convaincu de l’autonomie communale la plus large, il n’hésitait pas à crier avec ceux qui l’entouraient : Vive la Commune ! mais il refusait de compromettre les résultats acquis par une tentative vouée à l’avortement. Il ne pouvait accepter les fonctions de maire ». Le docteur descendit de la table, et comme les officiers qui l’entouraient lui demandaient de désigner des citoyens pour faire partie d’une commission provisoire, avec une contradiction qui atteste le trouble de son esprit en ce moment critique, Crestin nomma plusieurs de ses collègues du Conseil pour former cette municipalité insurrectionnelle, dont il venait de refuser la présidence, Les dénégations et les gestes significatifs de ses collègues, à mesure qu’il les nommait, le décidèrent à quitter la réunion, en disant : « Faites comme vous l’entendez ! vos vues ne sont pas les miennes, et je n’ai plus qu’à me retirer ! » Il s’esquiva donc, et se réfugia dans le cabinet du maire, où il demeura, avec les collègues qui l’avaient rejoint, jusqu’au milieu de la nuit. À la faveur des ténèbres, ces chefs de la démocratie lyonnaise prudemment se dérobèrent. Il ne fallait plus compter sur eux pour entrainer la population, et donner à la Commune de Lyon l’existence et la force.

Les officiers de la garde nationale et les assistants demeurés dans la salle du Conseil prirent cependant des mesures énergiques. Ils décrétèrent l’arrestation du préfet et du secrétaire général, les firent chercher et les gardèrent à vue dans une pièce voisine. Puis ils désignèrent une commission chargée de procéder, dans les trois jours, à des élections municipales.

Malgré son refus de la mairie, le docteur Crestin fut désigné pour faire partie de cette commission, avec les citoyens Durand, Perret, Velay, Bouvatier, conseillers municipaux et huit personnes prises en dehors du Conseil, dont le citoyen Favier. La plupart refusèrent. Le lendemain, 23 mars, le Conseil municipal se réunit à quatre heures, comme si rien ne s’était passé la veille. L’adjoint Chépié présidait. La Commission insurrectionnelle, bien que maîtresse du fort des Charpennes, se montra hésitante et même timide. Elle céda la place aux conseillers, après avoir rédigé, à l’adresse des communes voisines, un appel inutile. Elle vint occuper avec la foule l’espace de la salle réservé au public, et se borna à faire entendre des grognements durant la délibération du Conseil, qui fut écourtée. La nomination d’un ancien officier de l’armée des Vosges, Bourras, comme général en chef de la Garde Nationale, désigné par M. Hénon, remplaçant le général provisoire Chapotot, fut approuvée, puis la séance fut levée.

Trois délégués du Comité Central de Paris étaient arrivés à Lyon. Après s’être abouchés avec divers membres du club républicain et des officiers de la garde nationale, ils se rendirent à l’Hôtel-de-Ville et se présentèrent à la commission provisoire. Le chef de la délégation parisienne était Amouroux.

AMOUROUX

Un des membres de la Commune, d’un mérite secondaire, mais des plus connus. Il est un de ceux qui, par la suite, entrèrent au Parlement.

Charles Amouroux était un méridional, né à Chalabre (Aude), le 24 décembre 1843. Il avait donc 26 ans au moment de la Commune. Ouvrier chapelier, il s’était fait connaître, dans les dernières années de l’Empire, parmi les plus violents orateurs de réunions publiques. C’était un petit homme maigre, sec, au visage très pâle, presque terreux, sillonné de rides précoces. Une moustache imperceptible, les lèvres très minces, presque toujours plissées, il avait l’aspect triste et mécontent. Il semblait à la fois vieillot et jeunet. Il s’efforçait de s’exprimer avec netteté et décision. Il prit rapidement de l’autorité sur le public et le personnel des réunions. Aux élections de novembre 1869, il présida presque toutes les séances de la salle Molière, rue Quincampoix, où se discutaient les candidatures de Crémieux, de Pascal Duprat, de Pouyer-Quertier. Il fut condamné une première fois, en avril 1869, à quatre mois de prison pour excitation à la haine et au mépris du gouvernement. En décembre et en janvier 1870, nouvelles condamnations. Il se réfugia à Bruxelles. Il se lia en Belgique avec des membres de l’Internationale. Il revint au 4 septembre, fut nommé membre de la Commission d’armement du 4e arrondissement et participa au 31 octobre. Il se présenta aux élections générales du 8 février et n’obtint que 28,777 voix.

Au 26 mars, il fut nommé membre de la Commune dans le IVe Arrondissement (Hôtel-de-Ville) par 8,150 voix. Il fut élu secrétaire de la Commune et cumula cette fonction avec celle de délégué-adjoint au Journal Officiel. Il avait émis cet avis que toute la presse, pendant la lutte contre Versailles, devait être réduite à la seule publication du Journal officiel. Ses collègues journalistes protestèrent, et cette motion fort peu libérale fut écartée. Sa mission de délégué à l’Officiel se bornait à la surveillance des nouvelles et au contrôle des articles publiés, mais il s’en rapportait judicieusement aux hommes de lettres professionnels, comme Longuet, Pierre Denis et Vésinier, pour la rédaction ; ce en quoi il montrait son bon sens, car, orateur banal et sec il n’était pas du tout écrivain. Il vota toutes les mesures les plus énergiques et fut un des promoteurs du Comité de Salut Public.

Il avait été désigné, dès les premiers jours, par le Comité Central, pour se rendre en province et provoquer la proclamation de la Commune, avec l’adhésion au mouvement parisien, dans les villes supposées favorables. Il se rendit ainsi à Lyon, à Marseille, à Saint-Étienne. Il fut arrêté à Paris lors de l’entrée des troupes, et condamné par le Conseil de guerre de Versailles pour participation à l’insurrection, et plus particulièrement pour les troubles de Lyon, de Marseille et de Saint-Étienne. En ce qui concerne cette dernière ville, il fut impliqué, sans preuves sérieuses, dans le meurtre de M. de l’Espée, et condamné aux travaux forcés à perpétuité, le 22 mars 1872. Il fut envoyé en Calédonie, où il eut l’occasion de se signaler admirablement.

Les Canaques s’étaient révoltés, et leurs bandes anthropophages menaçaient la vie des colons. Les forces dont disposaient le gouvernement et les officiers de marine étaient insuffisantes. Le péril était grand et les secours tardaient à venir.

Amouroux, avec initiative et à propos, d’accord avec quelques camarades, offrit le concours des condamnés de la Commune aux officiers de marine. Il était peut-être singulier de voir d’anciens insurgés se proposer pour réprimer une insurrection. Il est vrai que les vaincus de 71, sur une terre lointaine et inhospitalière, en présence d’un péril commun, devaient oublier leurs légitimes rancunes. Ils étaient français toujours et il s’agissait du salut d’une colonie française en péril. Ils n’hésitèrent pas à s’exposer à être massacrés et dévorés par les anthropophages en révolte, pour aider leurs gardiens à résister aux hordes canaques. Bien que d’abord peu tenté par l’offre d’armer des déportés, le gouverneur consentit enfin à accepter le concours des communards. Ceci montre que la situation était grave. On distribua des fusils, et une colonne fut formée, dont Amouroux reçut le commandement. Les anciens combattants de Neuilly, d’Issy et des rues de Paris montrèrent ce qu’ils valaient comme soldats, et bientôt la colonne d’Amouroux contraignit les Canaques à se rendre. Après avoir pourchassé les dernières bandes dans la brousse, Amouroux s’empara de leur chef, Ataï, qui fut décapité. La révolte comprimée, les déportés rendirent leurs armes, et reprirent leur existence captive. Quelques douceurs de régime et une certaine sympathie de la part des marins furent le résultat de cette vaillante et heureuse intervention des combattants de la Commune. Ce fait si honorable, peu connu, méritait d’être rapporté ici.

À l’amnistie, Amouroux revint en France et reprit bientôt sa place parmi les républicains militants. Il fut nommé député par les électeurs de Saint-Étienne. Il ne siégea pas longtemps, car sa santé, attaquée par les fatigues et les misères de la transportation, déclina rapidement. Il succomba à une affection pulmonaire. À ses obsèques, qui eurent lieu avenue de Saint-Mandé, une foule considérable, parmi laquelle se trouvaient des hommes politiques, autrefois adversaires d’Amouroux, comme M. Clémenceau, suivit le cercueil, sur lequel avait été placée l’écharpe tricolore. Tous les partis s’inclinaient devant la dépouille de ce membre de la Commune, qui avait été un républicain convaincu, un défenseur et un ami des travailleurs, leur représentant dévoué et actif à la Chambre, et qui s’était montré aussi, au delà des mers, un vaillant français lorsqu’il s’était agi de défendre le drapeau de la patrie, et de préserver la vie de ses compatriotes menacés par un soulèvement d’insulaires redoutables.

APAISEMENT DE LYON

La majorité de la population lyonnaise, malgré d’ardents sentiments républicains, désapprouvait visiblement un mouvement analogue à celui de Paris. Les conditions morales et matérielles des deux villes étaient dissemblables. Lyon ne fut pas provoqué par M. Thiers, et les causes d’irritation provenant de la capitulation, des échéances et des loyers, n’existaient pas dans la population. La cité lyonnaise jouissait, depuis le 4 septembre, des franchises communales longtemps réclamées, et, pour le moment, elle semblait ne point désirer davantage. Si les sympathies de certains groupes se manifestaient dans un sens favorable à une adhésion à l’insurrection du 18 Mars, les hommes les plus en vue de l’agglomération considéraient comme impossible et dangereux un concours effectif à donner aux insurgés parisiens, et ils refusaient d’accepter l’autorité de la commission, qui, un instant, avait siégé à l’Hôtel-de-Ville, comme conseil communal provisoire. L’envoi à Lyon des délégués du Comité Central parisien n’avait pas changé ces sentiments. Amouroux, malgré sa faconde d’orateur de réunions publiques, n’était pas de taille à prendre la direction d’un mouvement lyonnais ou à donner une vigoureuse impulsion révolutionnaire aux groupes indécis. Il était fort jeune, peu au courant de la politique et des aspirations régionales. Il ne connaissait pas Lyon, et son nom, ses antécédents républicains étaient inconnus aux lyonnais. Sa présence n’était donc pas de nature à impressionner, ni même à inspirer la confiance. On s’étonnait de le voir parler au nom de Paris, et la méfiance qu’inspirait l’absence de personnalités connues dans le gouvernement insurrectionnel de la capitale n’était point dissipée par la délégation à Lyon d’envoyés aussi dépourvus de notoriété. L’obscurité des noms du Comité Central parisien, dont les membres avaient reconnu eux-mêmes l’inconvénient, était, en province, un obstacle invincible. Là fut, avant tout, la cause de l’échec des délégués. Par politesse, à Lyon, certaines notabilités de la démocratie avancée firent bon accueil aux parisiens. On conduisit même Amouroux au balcon de l’Hôtel-de-Ville, d’où il proclama la Commune et fit acclamer Paris et son mouvement, mais ce fut là une manifestation simplement décorative. Les acclamations des lyonnais eurent toute l’importance des formules de politesse accueillant une communication sympathique et un conférencier venu de loin. Amouroux quitta bientôt le balcon, et les applaudissements de courtoisie éteints, les groupes rassemblés sur la place des Terreaux se séparèrent tranquillement.

Le docteur Crestin a raconté ainsi les événements des 22 et 23 mars, dont il avait été l’un des principaux acteurs :

La garde nationale, emportée la veille par la passion, poussée jusqu’à l’ivresse, à l’occasion de la conduite vraiment révoltante d’une Assemblée presque féodale, était vite revenue à la saine appréciation du sang-froid et de la raison. La Commission Communale ne disposait vraiment plus que du 9e et du 10e bataillons de la garde nationale.

Celle-ci s’était réunie à nouveau, et, après avoir procédé à l’élection d’un nouveau commandant en chef, M. Chapolot, avait chargé une délégation ad hoc de rédiger une affiche pour rappeler les lyonnais à la lucidité du hon sens. Cette affiche la voici :

« Un malentendu regrettable a fait prendre les armes à toute la garde nationale de Lyon et a amené des faits graves, qu’elle réprouve à l’unanimité.

Revenus de leur surprise, tous les officiers, en la présence de leurs chefs de bataillon, réunis dans une pensée de dévouement absolu à la République, viennent faire cesser, avec le malentendu, les inquiétudes de la population.

Le suffrage universel, base unique de nos institutions républicaines, a été violé dans la personne de nos mandataires, élus de la ville de Lyon.

Un comité, contre le vœu de la garde nationale, qui voulait le maintien du conseil municipal, s’est emparé de l’autorité que le peuple ne lui a pas conférée. Il comprendra, lui aussi, qu’il doit se rallier au sentiment de bonne harmonie et à la défense de la République.

En conséquence, la garde nationale, par la voix de ses délégués, se met à la disposition pleine et entière du conseil municipal élu de la ville de Lyon. Elle le conjure de rentrer dans la salle de ses délibérations, et, appuyé sur le dévoument de la garde nationale tout entière, de veiller au salut de la République que nous jurons tous de maintenir.

Vive la République !

À l’unanimité les officiers ont mis à leur tête comme général provisoire de la garde nationale le citoyen Chapotot, ancien commandant d’état-major de la garde nationale.

Ont signé les chefs de bataillon :

Margeraut (par intérim), Tourneur, Chariat, Vernanchet, E. Armand, F. Lorrain, Al. Simon, H. Mourrier, Vallet, Chavant, Journet, Marron (par intérim), E. Grassot, E. Rollin, Grourin, Dubreuil, A. Cornil (par intérim), L. Bossu, Lombard, A. Houssar.

Les commandants :

Henri Lesertre, premier escadron d’artillerie, Guillaume, 2e escadron, Vallin, 4e escadron, Maugrani, 3e escadron, Hyvert ; de cavalerie, Clot.

Vu et approuvé, le général provisoire de la garde nationale.

Signé Chapotot. »

La Commune siégeant à l’Hôtel-de-Ville avait projeté l’arrestation de plusieurs citoyens notables de la ville.

Parmi ces notables, la finance comptait peu de représentants.

C’étaient surtout des républicains, dont le caractère entier lui faisait craindre l’influence. La résistance de Garel, tout aussi bien que l’infidélité de ses propres agents, rendirent les ordres du Comité illusoires. Quant à Garel, dès la soirée du 23, il donna sa démission, sans cependant la publier. Un sentiment de délicatesse, d’un ordre très élevé, vis-à-vis de ses collègues de la Commission, tel est le motif qui le guida dans sa conduite, et dans son abstention désormais absolue.

Tels sont à peu près les événements qui se produisirent du 23 au 24, à quatre heures.

Nous eûmes une réunion des membres du Conseil à ce moment. Elle eut lieu au palais de la Bourse.

On y décida de dépêcher deux de nos collègues à l’Hôtel-de-Ville.

Le mandat de cette délégation était d’amener les membres de la Commission à évacuer la maison commune, en leur faisant toucher du doigt l’état désespéré de la situation. M. Hénon venait de rédiger une affiche, qui annonçait à la population la rentrée à Lyon de nos concitoyens, les mobiles, ces vigoureux défenseurs de Belfort. Le programme de leur réception y était tracé comme si la municipalité eût déjà repris son siège officiel ordinaire. MM. Gailleton et Soubrat, les délégués du Conseil municipal, reçurent la recommandation d’insister surtout sur cet argument. M. Vallier les assista de son concours tout volontaire.

Nos négociateurs furent reçus avec courtoisie à l’Hôtel-de-Ville. L’amour-propre seul maintenait encore les membres de la Commission à notre bureau. Il était évident qu’ils auraient voulu trouver un prétexte décent de quitter la place. Mais l’amour-propre est un terrible conseiller. Il valait mieux laisser le ferment du découragement opérer tout seul son œuvre de dissolution finale, que de galvaniser un Comité mourant, que dis-je, déjà mort, par une mise en demeure maladroite.

« La Commission partira cette nuit, laissons-la prendre son parti toute seule. » Telle fut la conclusion que nous rapportèrent les citoyens Gailleton et Soubrat. Nous approuvâmes l’esprit de ces conclusions, et nous nous séparâmes, en nous donnant rendez-vous pour le lendemain matin à 9 heures à l’Hôtel-de-Ville. C’était l’heure désignée par l’affiche du maire de Lyon, pour la réception des mobiles de Belfort par le conseil municipal.

(Docteur Crestin. — Souvenirs d’un Lyonnais. Lyon, 1897.)
FIN DE LA COMMUNE À LYON

Pendant la nuit du 24 au 20 mars, la Commission déclara au préfet et au secrétaire général qu’ils étaient libres. Elle rédigea, avant de se séparer définitivement, l’affiche suivante, son testament :

Commune de Lyon :

Considérant que la Commission provisoire de Lyon, acclamée par la garde nationale, ne se sent plus soutenue par la garde nationale. Considérant que la garde nationale a manqué à ce devoir de soutenir la Commune qu’elle a acclamée ;

Les membres de la Commune se déclarent dégagés de leurs engagements envers leurs mandants et rendent tous les pouvoirs qu’ils tenaient d’eux.

La Commission provisoire : Blanc Parraton.

Tel fut le rôle éphémère de cette illusoire commission insurrectionnelle, que les commandants et officiers de la garde nationale avaient désavouée par l’affiche où ils se mettaient à la disposition pleine et entière du conseil municipal élu.

La Commission ne pouvait tenir. Elle s’était adressée, pour avoir l’argent indispensable, à diverses maisons de banque de Lyon, qui avaient refusé tout prêt. Dans l’impossibilité de payer la solde des gardes nationaux, abandonné par les élus municipaux, en présence d’une indifférence glaciale de la population, ce pouvoir insurrectionnel devait cesser. Il ne fut pas vaincu, il s’évanouit.

Ainsi finit pour toujours la Commune de Lyon. Les délégués de Paris durent reprendre piteusement le train, ayant renoncé à la tâche impossible de soulever une ville qui ne demandait qu’à rester calme, et qui, sans même faire à la commission insurrectionnelle l’honneur d’une poursuite, d’une arrestation, laissait disparaître sans bruit ceux qui avaient, un instant, été maîtres de l’Hôtel-de-Ville. La retraite étouffée de la Commission passa inaperçue au milieu du tapage des fanfares et des acclamations accompagnant le retour des mobiles de Belfort. Les mobiles défilèrent devant les autorités rassemblées à l’Hôtel-de-Ville. Leurs sacs étaient chargés de fleurs, de couronnes, qu’on leur jetait des fenêtres de la ville en fête. Lyon reprit rapidement son aspect accoutumé, et, comme au lendemain d’un court orage, la population souriait au ciel rasséréné, sans alors s’occuper des gros nuages noirs qui fuyaient sous l’horizon, sans s’effrayer des éclairs lointains et du tonnerre qui grondait vers Paris.

Un seul fait aurait pu décider Lyon a adhérer à la Commune de Paris et même à lui envoyer des renforts, la preuve apportée que Thiers et l’Assemblée de Versailles étaient décidés à renverser la République. Mais ni l’Assemblée, malgré son désir et ses intentions certaines, ni le chef du pouvoir exécutif ne commirent cette faute de se démasquer, et cette preuve ne fut pas apportée. La République fut maintenue en apparence, et M. Thiers eut l’habileté de persuader à Lyon, et à d’autres grandes villes moins facilement apaisées, que c’étaient les parisiens qui attaquaient la République et la mettaient en péril. Ni les délégués envoyés de Paris au 22 mars, ni ceux qui vinrent par la suite pour tenter un nouvel appel aux élans révolutionnaires, ne surent ou ne purent prouver aux lyonnais que l’existence de la République fût compromise, si la Commune succombait. M. Thiers profita de l’équivoque en affirmant, notamment aux délégations venues de Lyon, dans le courant d’avril, que la République ne serait ni touchée, ni sérieusement menacée, tant qu’il garderait le pouvoir.

Il lui fallait plus d’adresse encore pour réfréner les appétits royalistes de l’Assemblée. Il sut garder l’équilibre difficile entre les deux camps, et ajourner les espérances monarchistes, tout en calmant les inquiétudes républicaines. Les délégués provinciaux venus à Paris, notamment ceux de Lyon, s’en revinrent tranquillisés, après ces entrevues fallacieuses. La stratégie purement diplomatique de cet homme d’état exceptionnel fut plus remarquable encore dans le cabinet, d’où il expédiait ses dépêches fausses et où il recevait, d’un air surpris, les délégués anxieux, que celle dont il était si fier lorsqu’il inspectait, sur les hauteurs de Sèvres, la batterie de 120 pièces de siège, à l’aide desquelles il se préparait à foudroyer les forts, la Porte-Maillot et à ouvrir la brèche du Point-du-Jour, porte future de l’entrée sournoise.

LA DÉLÉGATION LYONNAISE

À la date du 10 avril, alors que tout était rentré dans le calme à Lyon, les républicains avancés que le conseil municipal comptait estimèrent qu’ils ne pouvaient demeurer plus longtemps indifférents aux graves événements qui se produisaient. Ne devait-on pas intervenir entre Paris et Versailles ? La guerre civile avait éclaté depuis une semaine. Le canon tonnait jour et nuit sur le sol français. On ne pouvait se boucher les oreilles plus longtemps, et une grande cité comme Lyon avait le devoir de tenter au moins une démarche conciliante. L’un des membres du conseil, M. Vallier, attira l’attention de ses collègues sur le péril que faisait courir à la République la guerre entre Versailles et la Commune, et il proposa de nommer une délégation qui serait chargée officiellement par le conseil municipal de Lyon de se rendre à Versailles et à Paris, afin d’essayer d’amener les belligérants à une conciliation désirée par tous les hommes ayant à cœur le salut de la France et de la République. Illusion généreuse, mais intervention anodine. D’avance ses promoteurs auraient pu en prévoir la vanité et s’épargner le voyage.

La proposition fut adoptée à l’unanimité. Il fut décidé que cinq membres composeraient la délégation. MM. Vallier, docteur Crestin, Barodet, Authier, Ferrouillat furent désignés. Ils furent invités à se mettre en route au plus tôt ; ce qu’ils firent. Ces hommes de bonne foi, mais un peu naïfs, étaient partis la valise chargée de projets de conciliation, de propositions pacifiques et de rêveries fraternelles. Ils la rapportèrent singulièrement allégée. L’un des délégués, M. Ferrouillat, par la suite sénateur du Varet ministre de la justice, fit un rapport au retour, qui fut annexé au procès-verbal de la séance du conseil, 25 avril. On trouvera plus loin le récit de cette démarche et de l’entrevue des délégués lyonnais avec M. Thiers et avec la Commune de Paris.

Le conseil municipal remercia et félicita, comme il convenait ses délégués, et leur adresse grandiloquente fut affichée, sans trop émouvoir les lyonnais. Ils y virent seulement, avec satisfaction sans doute, que les légions du Rhône n’auraient pas à faire le coup de feu dans les tranchées d’Issy, et cela suffit à justifier l’approbation générale ont la délégation fut l’objet. L’avis de tous était qu’il convenait de laisser les parisiens se tirer d’affaires comme ils le pourraient : Lyon jouissait de ses franchises municipales. On ne pouvait que souhaiter à Paris d’obtenir, de gré ou de force, les mêmes avantages, mais sans v contribuer autrement que par des souhaits.

ÉMEUTE À LA GUILLOTIÈRE

Une décision de l’Assemblée nationale, injuste et réactionnaire, comme il fallait s’y attendre, vint cependant secouer la béatitude lyonnaise, et faillit produire un retour l’opinion favorable à la Commune. La loi du 14 avril sur es conseils municipaux était passée. Elle retirait au peuple le droit de disposer des municipalités dans les villes au-dessus de 20,000 âmes. C’était au gouvernement qu’était dévolu le droit de nommer les maires et les adjoints dans ces cités. C’était, pour les villes, le retour au régime impérial. Lyon perdait son maire élu, droit acquis auquel il tenait par-dessus tout, qui avait été allégué, en diverses occasions, par le conseil municipal, pour repousser la Commune à Lyon et pour refuser son adhésion à la Commune de Paris.

Le conseil municipal de Lyon, en vertu de cette loi, déclara sa mission terminée, non sans avoir, dans son ultime séance du 28 avril, protesté contre le vote de l’Assemblée, et invité tous les électeurs qui allaient être appelés à voter de nouveau, à choisir pour leurs mandataires des citoyens, énergiques, capables d’affirmer et de maintenir tous les droits déjà acquis à la Ville de Lyon. Cela n’engageait pas beaucoup, et le pouvoir central pouvait dormir tranquille. Il y avait pourtant de l’agitation vive dans certains ! quartiers de Lyon, au 3e arrondissement particulièrement, la Guillotière. Ce quartier populeux, sur la rive gauche du Rhône, était celui des grandes usines, des chantiers, des entrepôts. Le docteur Crestin, qui avait été proposé par l’insurrection, au 23 mars, comme maire de Lyon, y exerçait une grande influence. Il avait dans ses attributions les fonctions d’officier de l’état civil du 3e arrondissement, et, comme tel, était souvent qualifié de maire de la Guillotière. Le drapeau rouge avait été conservé au balcon de la mairie de cet arrondissement. Bien qu’un instant après le rétablissement dans leurs fonctions du préfet et du secrétaire général arrêtés, il eût été violemment arraché, il avait été de nouveau arboré, sans opposition de la part du maire, officier de l’état civil.

La Guillotière fut donc le seul point de Lyon où l’espoir d’un nouveau mouvement pût enfiévrer les révolutionnaires. Aussi fut-ce à la Guillotière que se rendirent deux nouveaux délégués envoyés de Paris par la Commune, les citoyens Leblanc et Caulet de Tayac. Ce dernier était un homme instruit, élégant, d’un bonne famille. Il avait parlé, avec une netteté incisive, dans les réunions publiques sous l’empire. Il avait fait la campagne de 1870 comme engagé volontaire. Il fut déporté par la suite en Calédonie, où il se lia avec Henry Bauer, qui a tracé de lui dans ses « Mémoires d’un jeune homme » un portrait sympathique. C’était un doux garçon, qui contracta en prison et durant la traversée océanienne, les germes d’une affection pulmonaire. Il vit son mal s’aggraver durant son séjour en Calédonie. Il venait d’hériter en France d’une fortune importante quand il fut gracié, mais il ne revint chez lui que pour mourir, deux mois à peine après avoir retrouvé sa patrie, sa famille, ses amis. Arrivés à Lyon le 26 avril, après avoir pris langue dans un café du cours de Brosses où se réunissaient les militants de la Guillotière, Caulet de Tayac et son collègue demandèrent à se rencontrer avec le maire de Lyon. On les conduisit à l’Hôtel-de-Ville. M. Hénon les reçut dans son cabinet. Barodet et le docteur Crestin s’y trouvaient et assistèrent à l’entrevue, dont ce dernier a ainsi rendu compte :

Aux propositions que les délégués de la Commune firent à M. Hénon, celui-ci répondit d’abord en protestant contre une demande factieuse, puis les engagea à se retirer, afin de le délivrer, lui, maire de Lyon, de l’obligation de les faire arrêter pour obéir à son devoir.

Il les invita cependant à causer avec nous, qui revenions de Paris, et qui pouvions les instruire des dernières idées que nos entretiens avec les chefs de la Commune avaient suggérées. Notre conversation avec les délégués les persuada eux aussi qu’il n’y avait pour Lyon qu’extravagance, et pour Paris, que déception, dans un mouvement insurrectionnel lyonnais.

L’impopularité du conseil municipal et la défiance contre ses actes croissaient cependant parmi les groupes avancés de la Guillotière. Une réunion eut lieu le 27. On y décida de s’abstenir le 30, jour du vote. On proposa même de s’opposer à l’ouverture du scrutin. Si, malgré tout s’ouvrait, on devrait empêcher son fonctionnement régulier, à la Guillotière. L’obstruction se produisit en effet. Tandis que dans toutes les autres sections le vote s’accomplissait normalement, il ne put avoir lieu dans le 3e arrondissement. Le docteur Crestin, agissant comme officier de l’état civil de cet arrondissement, et Barbécot, son collègue, prirent alors un arrêté par lequel ils suspendaient : jusqu’à nouvel ordre, les opérations électorales dans toute 3e arrondissement.

Cette interruption, à défaut d’arrêté, eût été imposée par les événements. Une troupe d’insurgés s’était installée dés la matinée au café de la mairie, qui communiquait avec la mairie elle-même. Le docteur Crestin fut invité à monter à la mairie et on lui proposa de se mettre à la tête du mouvement. Il refusa. Un capitaine de la garde nationale, Bouret, fut alors proclamé maire, mais Crestin fut contraint de rester dans sa mairie. Sa position était critique. Il devenait un insurgé malgré lui, et si les troupes de l’ordre venaient à reprendre possession de la mairie, comme on s’y attendait, il risquait, étant trouvé au milieu des émeutiers ; d’être considéré comme leur chef. Il put heureusement s’échapper, grâce au subterfuge d’un ami, qui vint le demander sous le prétexte qu’un homme était mourant près de là, et qu’on réclamait ses soins. La foule, qui eût refusé passage au maire, laissa le médecin se rendre auprès du malade supposé.

Des barricades, cependant, s’étaient élevées avec rapidité dans l’arrondissement. Il y en avait une qui barrait la grande rue de la Guillotière, une seconde se dressait à l’entrée de la rue des Trois-Rois, une autre coupait la rue de Chabrol. Le poste de la mairie était occupé par des gardes nationaux hésitants. À l’heure ordinaire, la compagnie de service avait quitté le poste sans avoir été relevée, et des insurgés l’avaient remplacée. Le canon se mit à tonner tout à coup et deux colonnes de troupes furent dirigées sur la Guillotière. Les autorités avaient décidé d’enlever la mairie et de disperser l’émeute. Les troupes partirent de Perrache. Le général Crouzat, le préfet Valentin, le commissaire central se mirent à leur tête. On y voyait aussi un fantaisiste dangereux, le fameux procureur de la République Andrieux, depuis préfet de police et député, connu surtout pour ses excentricités et pour l’organisation d’agents provocateurs, ayant subventionné un organe ultra-violent : la Révolution, où de sincères et crédules républicains, parmi lesquels Louise Michel, furent à leur insu embauchés. Andrieux, à Lyon, fit tour à tour de l’anarchie et de la répression. Emporté par son zèle, il s’était avancé pour sommer les insurgés. Il tenait à jouer un rôle. Le sort le favorisa. Il fut enveloppé et entraîné par ceux qu’il avait souvent excités, échauffés. Sa témérité aurait pu avoir pour lui de graves conséquences. Heureusement, tandis que les insurgés l’emmenaient prisonnier, probablement vers la mairie, il reçut un choc et tomba fortement contusionné au bas du dos. C’était une charge de cavalerie qui survenait sans crier gare, blasant la rue.

Andrieux se releva, moulu, mais délivré, enchanté de l’aventure. En se frottant les reins et en claudicant, il vint rejoindre le préfet Valentin. Ce fonctionnaire venait d’être blessé plus sérieusement. Une balle l’avait atteint à la jambe. Andrieux le fit conduire à l’hôpital militaire. L’aventure tournait bien pour le procureur épris de gloire : on parlerait de son courage, puisqu’il avait sommé les insurgés, et qu’après avoir été bousculé par des cavaliers inattentifs, il avait eu la chance de se transformer en brancardier. À l’hôpital, les balles ni les insurgés ne viendraient le trouver.

Le 38e de ligne et un bataillon de chasseurs furent dirigés sur le cours de Brosses. Deux pièces d’artillerie, avancées devant la mairie, la bombardèrent, puis la troupe fut lancée et l’occupa. Une dizaine d’insurgés furent tués, d’autres en assez grand nombre furent blessés de coups de baïonnettes. Le chiffre des victimes fut contesté, et ne put être officiellement établi. L’émeute fut ainsi étouffée, et le lendemain Ier mai, le docteur Crestin put reprendre possession de sa mairie. Le drapeau rouge arboré au balcon fut définitivement enlevé. La Commune à Lyon, dans sa seconde tentative, était vaincue, et son souvenir fut bien vite effacé. Le résultat le plus sérieux de l’émeute de la Guillotière fut le désarmement de la garde nationale lyonnaise, à la grande satisfaction de M. Thiers.

Le docteur Crestin a exprimé d’amères réflexions sur cette échauffourée de la Guillotière, à laquelle il fut mêlé un peu à son corps défendant :

Lyon, dit-il, épouvantait les monarchistes de Versailles. Son 4 septembre avait tout à coup donné la mesure de son audace républicaine. Cette journée avait même déjoué les calculs de spéculateurs politiques, sens opinion tranchée, mais aptes aux évolutions opportunes. L’Assemblée de Versailles avait enjoint à son chef du pouvoir exécutif sous l’inspiration des « burgraves et des bonnets à poil » de désarmer et de licencier la garde nationale de Lyon. Il fallait que ce désarmement et ce licenciement eussent lieu à bref délai. M. Thiers partageait l’opinion des burgraves sur la férocité des républicains de Lyon. Il se préoccupait beaucoup des suites que pourrait avoir un désarmement pur et simple ; il lui fallait donc à tout prix faire naître un texte et une occasion. Il lui fallait aussi de toute nécessité empêcher des républicains fâcheux de paralyser sa détermination, en mettant à néant son expédient et en déjouant son calcul. Si en effet ces républicains parvenaient à empêcher ce coup de main opportun, comment venir à bout du désarmement ?… M. Thiers avait besoin de la journée du 30 avril. Il sut se la procurer à la Guillotière…

(Souvenirs d’un lyonnais, p. 299.)

Cette déclaration du maire de la Guillotière, point du tout communard, on l’a vu, et il n’a jamais laissé passer l’occasion de protester contre la suspicion d’avoir été favorable au mouvement insurrectionnel parisien ou même lyonnais, n’est pas étayée de preuves écrites ou publiques, mais les présomptions morales en sa faveur sont grandes. La façon dont M. Thiers a procédé avec Paris pour parvenir au désarmement de sa garde nationale permet d’accepter la supposition du docteur Crestin, qu’il a provoqué l’émeute de la Guillotière dans le même Lut, à Lyon. À Paris, M. Thiers avait comme amorce pour sa mine le simulacre d’enlèvement des canons à Montmartre. À Lyon, s’il faut en croire le docteur Crestin, il se servit d’agents provocateurs. Le docteur Crestin cite un certain Gaillard, avec Albert Richard et de faux délégués venus de Paris, en écartant bien entendu toute connivence de ces intrigants avec l’honnête républicain qu’était Caulet de Tayac, délégué véritable de la Commune de Paris. Il en conclut que M. Thiers a suscité et favorisé secrètement une tentative d’insurrection, dans un quartier de Lyon, un jour d’élections, alors que le restant de la population demeurait paisible et blâmait les émeutiers.

On n’a pas la démonstration authentique de cette nouvelle fourberie de M. Thiers. La connaissance de son caractère, de sa duplicité, de ses fausses promesses de générosité, et sa conduite dans l’affaire des canons à Montmartre autorisent et peuvent justifier tous les soupçons. Cependant créance est duc, jusqu’à preuve du contraire, aux hardis et aux impatients qui tentent un mouvement dans la rue, si invraisemblables que soient les chances de réussite. À toutes les époques, on a voulu voir des agents provocateurs dans les insurrections. Il en existe, sans doute, mais leur action n’est jamais aussi décisive qu’on le croit, ou plutôt qu’on le dit. C’est surtout en matière d’émeutes que le succès est justificatif. On n’a jamais vu soupçonner l’impulsion d’agents provocateurs dans les mouvements populaires qui ont triomphé. L’Histoire n’a ni cherché, ni trouvé, la participation des émissaires de la police lors de la prise de la Bastille, ni dans l’invasion par le suffrage universel de l’Hôtel-de-Ville en Février 48, ni au Dix-Huit mars. Ces agents provocateurs existaient, mais c’étaient tous les citoyens qui voulaient la Révolution.

Pour Lyon et pour l’émeute de la Guillotière, j’estime qu’on doit laisser de côté la supposition du docteur Crestin, en ce qui touche des agents thieristes envoyés ou commandés pour déchainer une population bien tranquille et qui ne prêtait qu’une oreille résistante aux excitations révolutionnaires, d’où qu’elles vinssent. À la Guillotière, le rôle des provocateurs a été fort peu décisif et l’émeute semble due à des causes purement locales. Les citoyens qui ont cru devoir prendre les armes le 30 avril, et interrompre la consultation électorale dans leur quartier, étaient sans doute des exaltés, des mécontents, et ils se sont d’eux-mêmes portés à envahir la mairie et à proclamer maire un des leurs, le citoyen Bouret, qui n’a pas plus accepté cette fonction périlleuse que le docteur Crestin, précédemment acclamé. Ces insurgés n’obéissaient pas à un mot d’ordre venu de Versailles, ni à une consigne donnée à la préfecture du Rhône. Mais il est probable, il est certain même, que le préfet et les fonctionnaires de M. Thiers n’ont rien fait pour prévenir ou arrêter un mouvement qui devait être prévu. La préfecture du Rhône avait des agents secrets dans les groupes, et aussi des amis et des citoyens hostiles à toute émeute, qui auraient pu la renseigner, la prévenir, qui l’ont fait certainement. On ne les a pas écoutés, et le mot d’ordre devait être donné de ne tenir nul compte des renseignements alarmistes apportés. Le préfet avait incontestablement reçu des ordres pour laisser s’échauffer les esprits à la Guillotière, afin de pousser les militants à descendre dans la rue. On laissait le temps à une émeute de se produire, parce qu’on était certain qu’il serait facile de l’étouffer. Toujours le système préconisé et appliqué par Cavaignac durant les journées de Juin ; ce fut là aussi toute la conception du plan de M. Thiers dans la nuit du 17 au 18 mars. Les provocateurs n’ont pas fait l’échauffourée du 30 avril, mais M. Thiers en a tiré parti. Le mouvement qui s’est produit répondait aux désirs secrets des autorités ; le préfet, le général, le procureur Andrieux et peut-être le maire sortant Hénon et ses partisans l’estimèrent avantageux. Il permettait d’influencer le corps électoral, et d’arriver au désarmement de la garde nationale, avec l’existence de laquelle, pensaient-ils, Lyon demeurerait ingouvernable. Il faut donc se refuser à croire, malgré l’opinion du docteur Crestin, à l’existence d’agents provocateurs, mais on doit admettre, avec lui, que M. Thiers et ses agents ont tout fait pour que ce mouvement partiel éclatât, puisqu’il leur permettrait de licencier la garde nationale et de désarmer Lyon tout entier.

La ville « de la soie et du rêve », comme l’a poétiquement désignée l’un de ses plus délicats artistes, était retournée avec satisfaction à ses métiers, à son négoce, à ses songeries socialistes ou mystiques, et à ses complots discrets de la rue Grôlée, du temple Sainte-Élisabeth. Lyon ne se souciait nullement, après le 30 avril, de porter à Paris un secours que ses délégués, à leur retour de Versailles, avaient déclaré être inutile et dangereux. La Commune de Paris était donc abandonnée à son isolement, à l’heure où le triomphe de la réaction furieuse devenait de plus en plus prochain et inévitable. Peut-être, par la suite, sous le proconsul Ducros, les lyonnais républicains eurent-ils quelques regrets de l’échec à la Guillotière de ceux qui proposaient de proclamer la Commune et de la soutenir dans le midi, puisque la jonction avec Paris semblait périlleuse, impossible même. Si cet événement s’était réalisé, Lyon fût devenue la capitale de la révolution de toute la France méridionale ; mais ce rôle considérable, et qui pouvait changer l’avenir de notre pays, n’était pas dans la destinée de cette cité laborieuse et raisonnable, ni dans les idées de sa population ouvrière, encore moins dans les désirs de sa bourgeoisie, probe, hautaine et circonspecte.

§ II. — La Commune à Toulouse

MANIFESTATIONS DEVANT LA PRÉFECTURE

Toulouse, la gracieuse reine féodale du Midi, la ville des jeux Floraux, des ténors irrésistibles, des étudiants fringants, où, les jours d’été, en sémillantes ribambelles, de sveltes jeunes filles parcourent lentement, avec des ondulantes nonchalances, les allées Lafayette, au bruit confus des orchestres tapageant dans les cafés grands ouverts, et des oiseaux s’égosillant parmi les branches, Toulouse, cité poétique, docte et galante, est aussi ruche laborieuse.

Elle arme pour les luttes du travail tout un vaillant contingent, les solides et actifs compagnons de son faubourg Saint-Cyprien. De ce quartier fumeux, que souvent visite et ravage la Garonne débordée, monte, basse grondante, la voix grave des forces motrices, le rauque halètement des machines, le rythme des métiers, accompagnant le chant allègre des travailleurs. Toute une population ardente et remuante, aux frémissements fréquents et subits, prompte à l’enthousiasme, à la colère rapide aussi, s’agite aux souffles venus de l’extérieur dans ce quartier séparé de la ville par la rivière. Là bouillonne le flot démocratique, prêt à se répandre, comme la Garonne en fureur, sur l’autre rive élégante, aristocratique et joyeuse.

Les nouvelles brèves et peu claires arrivées le 18 mars, avaient été accueillies, sur la place du Capitole et au faubourg Saint-Cyprien, par les cris de : « Vive Paris ! Vive la Commune ! » Les clubs organisèrent aussitôt des manifestations, et des gardes nationaux, sans convocation ni appel, se rassemblèrent en groupes tumultueux. Cette foule fit une démonstration devant la préfecture pour obtenir du préfet qu’il se prononçât en faveur de la Commune.

LES HESITATIONS DE DUPORTAL

Le préfet était Armand Duportal, un vieux journaliste républicain, ancien transporté de 1852[1], favorable assurément au mouvement parisien, mais ayant l’expérience des soulèvements populaires et redoutant leur brusque avortement. Duportal ne s’aventura qu’à demi. Il était retenu, dans ses élans vers les révolutionnaires de Paris, par l’incertitude de l’appui sérieux et durable qu’ils pourraient rencontrer dans la population toulousaine. Il était influencé aussi sans doute, tout en étant l’adversaire de Versailles et de l’Assemblée, par ce fait qu’il avait été nommé préfet par M. Thiers, et surtout cette réflexion l’arrêtait, l’inquiétait, que ses meilleurs amis de l’extrême gauche ne figuraient pas parmi ceux qui paraissaient diriger l’insurrection parisienne. Aussi hésita-t-il longuement à répondre affirmativement aux gardes nationaux qui lui demandaient son adhésion à la Commune. M. Thiers, informé de l’attitude de son préfet, qu’il ne jugea point suffisamment acquis à sa politique et qu’il estima dangereux peut-être, lui donna immédiatement un successeur : M. de Kératry. Ce personnage, suffisamment aventureux et ondoyant, avait été un instant préfet de police et passait pour un homme de main. Né à Paris en 1832, engagé aux chasseurs d’Afrique, il avait fait la campagne du Mexique et commandé un escadron de la contre-guerilla du terrible colonel Dupin. Démissionnaire, revenu en France, il s’occupa de littérature et de politique ; il publia divers articles sur la campagne du Mexique. Élu député au Corps législatif par le Finistère, il fut un des membres du Tiers-Parti. Il se signala en réclamant la convocation de la Chambre pour le 26 octobre. Ce fut la fameuse convocation de l’Obélisque, où un dément, le poète humanitaire Gagne, se trouva seul au rendez-vous. Il fut nommé préfet de police au 4 septembre, mais bientôt il fut remplacé par M. Edmond Adam. Il reçut, en octobre, le grade de général de division, commandant les cinq départements de la Bretagne, et organisa le camp de Conlie. Par un nouveau coup de tête, il donna sa démission. M. Thiers, bien qu’appréciant à sa juste valeur le casse-cou instable, lui confia, au 18 mars, le département de la Haute-Garonne, pour tenir en respect les Toulousains, et pour se débarrasser d’un préfet devenu suspect.

ARRIVÉE DE M. DE KÉRATRY

M. de Kératry arriva à Toulouse avant que sa nomination fût officielle. Il apprit que la garnison ne comportait que 600 hommes, et que la garde nationale paraissait en majorité réclamer la Commune. Les généraux avaient obtenu d’Armand Duportal la promesse qu’il maintiendrait l’ordre et resterait fidèle à Versailles, mais cet engagement ne parut pas assez sûr au nouveau préfet. Il crut devoir amadouer son prédécesseur en le conviant à l’aider à prendre possession de sa préfecture. Kératry écrivit à Duportal une lettre, datée de Paris, 24 mars, midi, en réalité écrite à Toulouse même, ou dans les environs, par laquelle il mandait :

Appelé par le gouvernement à la préfecture de la Haute-Garonne, j’ai jugé convenable, Monsieur le préfet, avant d’arriver officiellement à Toulouse, d’attendre que le Journal Officiel eût annoncé ma nomination. D’autant plus que votre déclaration loyale de soutenir le gouvernement de Versailles était pour moi un gage précieux de la tranquillité du département, assurée par son premier magistrat.

Votre parole engagée d’appuyer le gouvernement de Versailles, qui représente aujourd’hui les destinées du pays, m’est un garant que nous marcherons unis dans la pensée d’éviter à la ville de Toulouse les violences par lesquelles on a prétendu déshonorer Paris, et dont nous voulons tous deux sauvegarder la République et le département…

M. Armand Duportal ne se laissa pas convaincre par les formules courtoises de son remplaçant. Il déclina les invitations doucereuses à une collaboration, ou plutôt à un patronage qui pourrait empêcher Toulouse de se « déshonorer comme Paris », selon l’expression plutôt fâcheuse de l’ancien condottière mexicain. Le nom de Duportal et sa présence aux côtés de Kératry devaient inspirer à la garde nationale et à la population des sentiments de soumission aux volontés de Versailles. Mais M. Duportal, sans se prononcer encore franchement, répondit, par l’entremise du messager qui lui apportait la lettre de son successeur, soi-disant resté à Paris :

Monsieur le Comte, — Vous me demandez mon concours pour assurer l’ordre et la tranquillité dans notre ville, au moment où vous allez prendre possession de la préfecture de la Haute-Garonne, et vous invoquez, pour justifier cet appel, la déclaration de fidélité au gouvernement de Versailles que j’ai faite en présence des généraux de Nansouty, Lefebvre-Desnouettes et de plusieurs de nos concitoyens. Quelque honorable que soit pour moi cette ouverture, je regrette de ne pouvoir y répondre selon vos désirs. Les rapports de gouvernements à subordonnés sont basés sur une confiance réciproque. En retirant la sienne à un homme éprouvé comme moi, le gouvernement de Versailles m’a donné la mesure exacte de ce que je lui dois.

En second lieu, dans les temps difficiles que nous traversons, les responsabilités doivent être côtières, et vous ne trouverez pas mauvais que, n’ayant partagé avec personne celles que j’ai acceptes depuis plus de sept mois, je ne veuille, à compter de ma sortie de la préfecture, o avoir à répondre que des actes individuels du simple citoyen, et du journaliste que je serai demain.

À cette ferme réponse, Duportal ajoutait l’ironique proposition à son successeur de venir assister à la revue de la garde nationale, « excellente occasion, ajoutait-il malicieusement, d’entrer en fonctions ». M. de Kératry se déroba prudemment à l’invitation railleuse, et ajourna sa prise de possession.

PROCLAMATION AU CAPITOLE

La revue avait pour objet la formation d’une garde constitutionnelle destinée à aller prêter main forte à l’Assemblée nationale Les gardes nationaux se rendirent à l’heure indiquée devant la préfecture, drapeau en tête. À deux heures, M. Duportal reçut les officiers, en présence de MM. Castelbon, maire, de Saint-Georges, premier président, Manau, procureur général, Delcarrou, procureur de la République. La réunion tourna autrement que ne l’avait pensé M. de Kératry que ne l’avait peut-être secrètement désiré M. Duportal. Tout en sympathisant à distance et de cœur avec les insurgés de Paris, Duportal ne tenait probablement pas à se trouver le chef des bandes insurrectionnelles de Toulouse. Les officiers de la garde nationale, bien loin de déclarer qu’ils étaient prêts à se mettre en route pour donner mainforte à Versailles, acclamèrent Paris et sa Commune. Ils parurent bientôt compromettants. Ils réclamaient, les uns la destitution de M. de Kératry, d’autres son arrestation. On disait le nouveau préfet caché à l’Arsenal. Les gardes nationaux sommèrent alors Duportal de se mettre à leur tête, après avoir décidé de faire une grande manifestation dans les rues de Toulouse. Duportal, toujours indécis, attiré vers les révolutionnaires par son tempérament, par son passé, par son exaltation méridionale, ne voulait pas paraître se refuser absolument à aller de l’avant, mais en même temps, peu rassuré sur le caractère sérieux, et surtout durable, du mouvement toulousain, il s’efforça d’éluder la proposition sans se prononcer. Il émet alors des objections, donne des conseils de prudence et finalement refuse l’honneur périlleux qu’on veut lui imposer. Il ne lui est pas possible, dit-il, de prendre la tête d’une colonne armée et la direction d’une manifestation, dans laquelle on verrait le premier acte d’une émeute, qui vraisemblablement n’irait pas loin. Duportal réitéra donc son refus, dont le gouvernement versaillais ne lui sut d’ailleurs aucun gré. Les officiers de la garde nationale quittèrent, désappointés, la préfecture.

De la Préfecture, dit le Messager de Toulouse du 25 mars, la manifestation s’est rendue au Capitole. Là fut rédigée la proclamation de la Commune, que lut au balcon l’acteur Saint-Gaudens, capitaine adjudant-major de la garde nationale.

Une panique s’est produite au passage des manifestants dans les rues Saint-Étienne, Boulhomme, Saint-Romme et de la Pomme. Plusieurs magasins ont fermé. Il n’y a eu dans la journée aucune collision, aucune tentative contre les personnes : Aucun militaire ne s’est mêlé à la manifestation. Dans la soirée, beaucoup d’agitation sur la place du Capitole, mais pas de troubles.

Voici le texte de cette proclamation, lue par Saint-Gaudens :

Commune de Toulouse.

La garde nationale de Toulouse, réunie à l’occasion de la création de bataillons de garde constitutionnelle et d’installation de M. de Kératry en qualité de préfet de la Haute-Garonne, a proclamé aujourd’hui, à deux heures, l’organisation de la Commune aux cris de : « Vive Paris ! »

Le corps d’officiers de la garde nationale sédentaire constitue ln Commune de Toulouse.

La Commune déclare M. de Kératry déchu de son titre de préfet et maintient le citoyen Duportal en qualité de délégué du pouvoir central à La préfecture.

La Commune déclare vouloir la République une et indivisible, et elle adjure les députés de Paris d’être les intermédiaires d’une transaction désirable entre le gouvernement de la République et le peuple de Paris.

Dans ce but elle somme le gouvernement d’avoir à dissoudre l’Assemblée nationale, comme ayant rempli le mandat pour lequel elle a été élue, comme étant la cause de toutes les difficultés présentes, et le fruit de la peur et de la corruption cléricale.

Elle adhère aux préliminaires de la paix, et demande que, pour délivrer le plus tôt possible le sol de la patrie de la souillure de l’étranger, des mesures énergiques soient prises pour faire paver sans délai les frais de la guerre à ceux qui ont déchaîné ce fléau sur le pays et conclu une paix ruineuse et humiliante. La Commune de Toulouse fera respecter toutes les opinions et assurera la conservation de tous les intérêts publics et privés, mais elle sévira avec vigueur contre toute tentative de perturbation.

Son but est de mettre la République à l’abri des conspirations dynastiques de toute sort, et d’arriver, par le concours qu’elle entend donner à la représentation radicale de l’Assemblée, à la disparition de tous les malentendus qui prolongent nos déchirements.

Vive la République une et indivisible !

FIN DE LA COMMUNE DE TOULOUSE

Le soir, une commission exécutive fut nommée. Elle fut composée d’hommes peu énergiques, que paralysaient surtout les hésitations et l’inertie prudente d’Armand Duportal. Ce pur des purs, ce chef à renommée de barricadier, l’ancienne victime des commissions mixtes, prêchant la modération et ne voulant pas quitter son cabinet, cela n’était point fait pour encourager les gens raisonnables à aller se faire charger dans les rues, avec l’éventualité d’être arrêtés et par la suite déportés, comme l’avait été Duportal autrefois. La commission exécutive n’exécuta rien.

Elle ne prit aucune mesure offensive ou défensive. Elle se contenta de négocier et de faire savoir aux généraux et aux magistrats, retranchés dans l’arsenal avec quelques troupes, qu’elle se dissoudrait si on nommait un préfet autre que M. de Kératry. Celui-ci, tenu au courant de ces peu effrayantes résolutions, résolut de se montrer et de conquérir de vive force sa préfecture. Cette opération ne paraissait pas très difficile. Le 27, il arriva à l’Arsenal avec trois escadrons de cavalerie pris à Agen. Il coupa les communications entre la cité et le faubourg Saint-Cyprien, barrant le pont, plaçant des factionnaires, puis marcha sur le Capitole, il disposait d’environ six cents hommes d’infanterie, et de six pièces de canon. C’était peu pour occuper le Capitole, s’il avait été défendu, et surtout pour contenir une ville de 130,000 âmes. Mais les Toulousains, comme leur préfet destitué, préféraient les manifestations et les harangues aux coups de canon et aux fusillades. M. de Kératry fit braquer ses six pièces de canon sur le Capitole. Le général Nansouty, avec ses cavaliers, se dirigea vers la préfecture. Là, balte fut commandée, et le procureur de la République et le procureur général Manau firent disséminations. Le combat semblait imminent.

Les gardes nationaux ne se pressent cependant pas d’apprêter leurs armes. De tous côtés on réclame Duportal. Il demeure sourd, invisible. Une députation de l’Alliance républicaine, groupe important, s’avance, s’interpose, demande aux généraux de faire retirer leurs troupes, aux gardes nationaux de déposer les armes. Des deux côtés on écoute un orateur de l’Alliance. Rien n’est plus facile que de persuader de faire la paix à des belligérants qui ont surtout le désir de ne pas se battre. M. de Kératry, avec ses allures de tranche-montagrne, roulant des yeux terribles, et comme s’il fût monté à l’assaut de Puebla, prit possession de sa préfecture, que nul ne voulait lui disputer. Le soir, dans Toulouse redevenue joyeuse, les voix des ténors rassurés s’élevaient seules parmi les groupes pacifiés parcourant allègrement la cité presque en fête. De l’autre côté de la Garonne, les laborieux faubouriens déçus se retiraient, en grognant, regagnaient tristement leurs maisons, et soupaient hâtivement. On se mit au lit de bonne heure à Saint-Cyprien, ce soir-là, car la journée avait été énervante, et il fallait être dispos pour empoigner les outils, comme à l’ordinaire, le matin venu.

Ainsi finit la Commune, ou l’ombre de Commune, qu’entrevit un instant la Reine du Midi, plus que jamais redevenue la capitale des Jeux Floraux, la ville artiste et savante de Clémence Isaure, des juristes et des troubadours.

§ III. — La Commune à Saint-Étienne

LE PAYS NOIR

Saint-Étienne, la cité noire et fumeuse, semble une ville manufacturière d’Angleterre transportée dans ce Forez, qui, avant l’invasion industrielle, était chanté par les poètes et les romanciers comme la riante contrée des pastorales galantes. Le rose pays du Tendre a perdu ses bergères enrubannées, et les couples fleuris ne vont plus, échangeant de poétiques colloques, sur les bords pimpants du Lignon. Le pays de l’Astrée est devenu la région de la houille et des hauts fourneaux. Plus de soupirants aux déclarations entortillées, adressées à de précieuses minaudières faisant attendre les céladons sémillants et désœuvrés au hameau de Petits Soins, en évitant toutefois de les laisser glisser dans : le lac d’Indifférence, où s’éteignent les flammes mal attisées. Le charbon et les insatiables besoins des machines dévorantes ont jeté sur cette région, que la fantaisie des aïeux voyait revêtue de lilas clair, la sombre livrée industrielle. Tout est noir désormais dans ce bassin de la Loire, et la population stéphanoise semble porter le deuil des fantaisies défuntes.

À Saint-Étienne, comme dans ses fuligineux environs, ce ne sont qu’ouvriers mornes et bourgeois taciturnes, ceux-ci hantés par les soucis commerciaux, ceux-là alourdis par le labeur dans les caves minières, étourdis par le vacarme des marteaux, brûlés par les rouges lueurs des brasiers métallurgiques remplaçant le soleil. Manufactures d’armes, tissage de rubans, extraction du minerai, les forges, les usines, ont accaparé et changé le pays rose d’Honoré d’Urfé : Sur ce sol volcanique fréquemment rougeoie l’irruption des grèves.

Sous cette terre tourmentée, terre de tristesse et de misère, semble toujours couver un foyer de révolte. La Commune parisienne devait trouver là adhésion prompte, secours durable et obstacle sérieux aux projets de M. Thiers : L’adhésion eut lieu, mais elle fut courte, l’obstacle céda facilement, le foyer s’éteignit après avoir projeté quelques brèves lueurs.

L’HÔTEL-DE-VILLE ENVAHI

Dès le 23 mars, une grande agitation s’était produite dans la ville. Une délégation des clubs républicains, le club de la rue de la Vierge, l’Alliance républicaine, se rendit auprès du maire Boudarel, réclamant la démission du conseil municipal et la convocation des électeurs pour proclamer la Commune. Le conseil passa à l’ordre du jour, faisant observer que les nouvelles venues de Paris et de Lyon étaient confuses, et qu’avant d’adhérer au mouvement signalé il fallait être renseigné. La préfecture, le nouveau préfet n’étant pas arrivé, était gérée par M. Alphonse Morellet. Le préfet intérimaire fit un appel à la conciliation. Une réunion publique eut lieu le soir, au Prado, où fut réclamée de nouveau la démission du conseil municipal.

Le lendemain, les délégations, appuyées par de nombreux gardes nationaux, se présentèrent, plus impérieuses, plus bruyantes. M. Morellet fit fermer les grilles de la préfecture. On expulsa ceux qui voulaient envahir. La foule alors se porta à l’Hôtel-de-Ville, dont les portes lui furent ouvertes par la compagnie de gardes nationaux venue pour prendre la garde. Le colonel de la garde nationale, Lagrille, qui tentait de s’opposer au mouvement, fut bousculé, arrêté.

Le préfet intérimaire cerné dans l’Hôtel-de-Ville, dont la foule emplissait les couloirs, gardait les issues, informé de la présence du nouveau préfet dans le voisinage, l’avertit du danger où il se trouvait, le suppliant d’intervenir au plus vite.

Le nouveau préfet, M. H. de l’Espée, arrivait au moment où le conseil municipal était resté en permanence ; le préfet intérimaire était parvenu à faire évacuer l’Hôtel-de-Ville, en proposant à la population de décider le lendemain, par un plébiscite, si l’on devait proclamer la Commune.

Le préfet repoussa énergiquement la proposition d’un plébiscite et se disposa à agir. Saint-Étienne n’avait comme garnison que le dépôt d’un régiment de ligne, 150 hommes environ, et deux escadrons de chasseurs. M. de l’Espée fit battre le rappel, rassembla quelques gardes nationaux fidèles, et demanda au général Lavoye, commandant la subdivision, de concentrer toutes les troupes dont il dis= posait sur la place de l’Hôtel-de-Ville. En même temps, il lança une proclamation menaçante :

Arrivé cette nuit dans les murs de votre chef-lieu, disait-il, j’ai trouvé des factieux tentant des attentats contre les lois de la République. L’Hôtel-de-Ville a été envahi, des magistrats municipaux, le chef de la garde nationale ont été retenus prisonniers Ayant pu rester libre, et puissamment secondé par l’autorité militaire, j’ai pu convoquer la garde nationale. La seule apparition de quelques bataillons a déterminé la retraite des séditieux.

En me faisant l’honneur de me confier l’administration de votre département, le gouvernement de la République a compté que je suivrais avec fermeté le programme de liberté, de conciliation et d’ordre qu’il se propose de maintenir, et que j’affirme, en son nom comme au mien, Sur le terrain consacre par le suffrage universel, je fais appel au concours de tous les bons citoyens, et je les prie de singer que leur inaction pourrait rendre impossible de relever la France.

Ce langage creux et comminatoire, où le nouveau préfet faisait appel à la guerre civile, n’était pas de nature à apaiser les esprits. Le lendemain matin, 25 mars, après avoir pris connaissance de cette proclamation, les manifestants se rassemblent de nouveau et viennent réclamer du conseil municipal l’exécution de la promesse faite la veille, c’est-à-dire des élections, en posant la question de la Commune : La réponse affirmative à ce plébiscite municipal ne faisait aucun doute. Aussi le préfet, un lorrain, ancien ingénieur, accoutumé à commander durement aux ouvriers d’usines, disposé à ne tenir aucun compte de ce qu’ils formulaient, refusa de laisser soumettre la question aux électeurs. Les délégations se succédèrent et les pourparlers s’échangèrent toute la matinée.

Des cris de plus en plus nombreux de : Vive la Commune ! se faisaient entendre sur la place, comme pour activer les négociations et stimuler les manifestants, en intimidant le préfet, M. de l’Espée fait ranger en bataille les forces minimes dont il dispose : à peine un bataillon d’infanterie et deux escadrons de chasseurs. La foule, de plus en plus dense et irritée, grogne, menace, crie vigoureusement : « Vive la Commune ! À bas le préfet ! » Une collision paraît imminente. Les conseillers municipaux, pour la plupart manufacturiers et gens paisibles, redoutant les émeutes, s’interposent et réclament l’éloignement des troupes. Elles semblent d’ailleurs peu sûres, prêtes à se débander, et le préfet préfère prudemment ne pas essayer de disperser le rassemblement. Il lui sembla meilleur de gagner du temps, et d’attendre les renforts que le général Lavoye ne pouvait manquer de lui envoyer. Il donna donc l’ordre à la troupe de se retirer. Les soldats, avec grande satisfaction, regagnèrent leurs casernes, et il ne resta plus, devant l’Hôtel-de-Ville, pour contenir la foule grondante et maintenir un ordre relatif, qu’une compagnie de sapeurs-pompiers.

Les entrevues et les négociations continuaient à l’intérieur. Vers quatre heures, un remous se produisit dans la foule. Ce sont les ouvriers de la manufacture d’armes qui arrivent et demandent à être entendus. Le préfet refuse d’admettre leurs délégués. Nerveux et impatienté, il fait donner l’ordre aux pompiers de repousser les manifestants. Une hésitation se produit parmi ces paisibles miliciens. Bientôt ils rompent la haie, laissent passer les ouvriers d’armes. Alors, par une de ces fatalités qu’on peut toujours prévoir et douter dans ces bagarres, un coup de feu partit d’une des maisons de la place. Qui l’a tiré ? On ne sait. Un homme tombe dans la foule, un ouvrier tisseur nommé Lyonnet. Une clameur s’élève de la place. On se bouscule, on menace, on crie : « Aux armes ! » Tambours et clairons font entendre la charge. Des gardes nationaux enfiévrés, sans ordres, déchargent leurs fusils. C’est une confusion terrible. Le torrent humain a roulé jusqu’au pied de l’Hôtel-de-Ville. Les escaliers sont escaladés, les couloirs envahis, des cris de : « Vengeance ! On assassine nos frères ! » s’entendent de toutes parts. Le préfet, de la salle où il confère avec les conseillers municipaux, les délégués des clubs et les autorités, entend ces cris, qui le troublent ; les coups de feu l’affolent. Il perd la tête, lève précipitamment la séance : Voyant une petite porte derrière lui, il l’ouvre, s’élance dans un corridor sombre, cherchant à fuir. Mais, arrivé de la veille, il ne connaissait pas les couloirs de l’Hôtel-de-Ville. Il se trouve sur un palier où déjà se précipitaient des assaillants, cherchant à gagner la salle du conseil. Reconnu, entouré, saisit, il est ramené dans la salle d’où il avait tenté de s’échapper. Il fut alors gardé à vue avec le substitut et deux ou trois autres personnages suspects aux insurgés.

On promenait au dehors, étendu sur une civière, le cadavre du malheureux Lyonnet. Ce spectacle lugubre surexcitait les nerfs de la foule, Des appels à la vengeance, des menaces, des clameurs de représailles montaient jusque dans la salle, où le préfet semblait déjà être un otage voué au talion populaire. On le regardait avec des yeux farouches, des poings se hérissaient, des gardes nationaux se groupaient, le fusil chargé et l’aspect terrible. Des bouches grimaçantes proféraient des accusations confuses, bientôt suis vies d’exclamations plus précises, annonçant, réclamant un châtiment immédiat. Plusieurs ouvriers, le visage contracté de fureur, reprochaient à M. de l’Espée, très pâle, d’avoir fait tirer sur leurs camarades, quand il dirigeait les mines d’Aubin. Dans ce bassin houiller, aux dernières années de l’empire, à la suite d’une grève, avait éclaté une fusillade demeurée odieuse et légendaire. Aubin, la Riccamarie, ces noms sinistres, cités par un orateur ouvrier, soulèvent aujourd’hui encore, avec l’évocation de la plus récente fusillade de Fourmies, des exaltations vindicatives dans les milieux grévistes. Le malheureux de l’Espée balbutia pour sa défense qu’il n’avait jamais été ingénieur à Aubin. Il indiqua une autre mine, où il avait été directeur et où rien de fâcheux ne s’était produit. Il y avait erreur manifeste. Des ouvriers d’Aubin, qui se trouvaient dans la salle, certifièrent son dire. Une certaine détente s’ensuivit. Et puis, l’heure s’avançait et les estomacs réclamaient une trêve. La salle peu à peu se vidait. Il ne restait plus que quelques gardes nationaux, et comme des camarades étaient venus leur apporter leur repas, ils se mirent en mesure de se restaurer et offrirent aux prisonniers de prendre des aliments avec eux.

Cette offre fut aussitôt, et avec satisfaction, acceptée. Le préfet se crut sauvé. Ses compagnons d’arrestation lui assurèrent que cette population n’était pas aussi féroce qu’il pouvait le croire. Il y aurait peut-être eu danger pour lui, ajoutèrent-ils, si les ouvriers avaient été persuadés qu’il était responsable du sang versé à Aubin, mais il s’était complètement disculpé, et on ne reviendrait plus là-dessus. Qu’avait-il à redouter ? La lassitude avait du reste gagné les émeutiers. Ils étaient partis et probablement ne reparaîtraient plus, de la soirée au moins. Le lendemain, s’ils revenaient, ils trouveraient sans doute, pour leur répondre, les troupes que le général Lavoye attendait de Montbrison. Le préfet, rassuré par ces paroles optimistes que lui adressaient de bonne foi le procureur de la République et un autre compagnon d’arrestation, reprenait confiance, faisait honneur aux modestes victuailles apportées de la cantine. Il répondit entre deux bouchées, presque gaiement, pour se persuader qu’il était entièrement hors de danger : « Sûrement, ils ne reviendront pas ! » Ils revinrent.

MEURTRE DE M. DE L’ESPÉE

On a observé, dans les assemblées parlementaires, que, lorsqu’il y a une séance de nuit, quand l’interruption des débats a permis aux membres présents d’aller se restaurer, et qu’ils rentrent, lestés, échauffés, quelques-uns congestionnés et ne possédant plus le sang-froid de l’avant-dîner, cette seconde partie de la journée parlementaire est toujours plus tumultueuse que la première. Des colloques trop animés se produisent, souvent des outrages sont lancés, et parfois des rixes s’ensuivent entre collègues surexcités. Il n’est donc pas étonnant que, dans un milieu non parlementaire, plus prompt aux violences et dépourvu des habitudes d’égards relatifs et des ménagements qu’on se doit entre membres d’une même assemblée, les réunions interrompues, reprises après le repas, ne tournent rapidement aux manifestations agressives. L’atmosphère refroidie dans la salle du conseil de l’Hôtel-de-Ville, pendant l’absence de la plupart des violents et des excités, se réchauffa promptement. Les faces terreuses des mineurs, les visages noircis des travailleurs du fer se coloraient, et les mains crispées serraient impatiemment les crosses, laissaient les fusils lourdement retomber sur le plancher. Un nommé Fillion, énergumène connu, considéré comme un dément, s’était faufilé dans les groupes, et, parvenu au premier rang, s’était rapproché du préfet. Cet homme poussait des grognements confus, où il y avait des menaces au prisonnier et des reproches à la foule sur son inertie. « Il faut qu’il signe la Commune ! » criait ce Fillion. Et en même temps il menaçait de son revolver les manifestants les plus voisins de lui, les invectivant parce qu’ils n’obligeaient pas le préfet à reconnaître la Commune, et qu’il les supposait indifférents ou hostiles. La foule nus mentait et les rumeurs devenaient plus fortes, plus irritées aussi. « Qu’il signe la Commune ! La Commune ! » vociféraient des voix furieuses. On mettait la plume sous le nez du préfet en même temps que Fillion tournait vers lui le canon de son revolver. M. de l’Espée résistait. « Je ne signerai, répétait-il, que si je puis ajouter que je suis contraint par la force ! Je veux bien signer votre proclamation de la Commune, mais ce sera nul, car je ne suis pas libre, et je proteste contre la contrainte dont je suis l’objet ! » Cette attitude n’était point de nature à lui concilier le sympathies de ces furieux.

Tout à coup un remous se produit dans la foule ; ce sont de nouveaux arrivants qui bousculent ceux des premiers rangs, et veulent se faire place. Fillion, hors de lui, s’imagine qu’on vient délivrer le préfet. IL veut s’opposer à sa délivrance. Il lève son revolver et tire au hasard devant lui, tue un garde national, blesse un de ceux qui gardaient avec lui le prisonnier. La foule pousse des cris d’effroi et de fureur, Une décharge part de ses rangs. Le préfet et Fillon tombent frappés à mort. Le corps du malheureux de l’Espée fut aussitôt transporté dans une pièce voisine. L’effarement était général. Peu à peu la foule s’écoula sur l’invitation des chefs de la garde nationale et des membres du club républicain. Ceux-ci constituèrent rapidement et au hasard une Commission exécutive. Cette Commission parvint à faire évacuer la salle, en disant : « La Commission entre en séance. Retirez-vous, citoyens ! Laissez la Commission délibérer !… » Tous ceux qui étaient restés, peu nombreux depuis qu’il y avait deux cadavres, se retirèrent, craignant sans doute les suites de ce tragique événement : La Commission aussitôt prit quelques mesures urgentes : elle fit occuper la gare, s’assura du télégraphe, et rédigea une proclamation portant l’en-tête « Commune de Saint-Étienne ». où elle convoquait les électeurs pour le 29.

Le lendemain, dimanche 26, la journée s’écoula calme et dans l’attente, de part et d’autre. Les conseillers municipaux évitèrent de se rendre à l’Hôtel-de-Ville. Le meurtre du préfet les avait atterrés. Le général attendait toujours des renforts pour agir.

Les délégués du Comité Central parisien, Amouroux en tête, revenus de Lyon, s’étaient mis en rapport avec la Commission exécutive prenant le nom de Commune, et cherchèrent à organiser une résistance, ce qui semblait de plus en plus difficile. Les gardes nationaux rentraient chez eux, et l’Hôtel-de-Ville ne contenait plus que quelques défenseurs, quand le général Lavoye vint se mettre en posture de l’attaquer avec des troupes amenées de Montbrison. Les insurgés demandèrent à déposer les armes, et, pour éviter l’effusion du sang, proposèrent de remettre l’Hôtel-de-Ville à l’autorité militaire, à condition qu’on les laisserait se retirer sans être inquiétés. Ce qui fut accordé, sauf recherches ultérieures, sous le prétexte de punir les assassins du préfet.

Ainsi s’éteignit l’insurrection à Saint-Étienne, à la flamme encore moins vive qu’à Lyon et Toulouse. Des poursuites assez nombreuses eurent lieu par la suite, à l’effet de rechercher les meurtriers de M. de l’Espée. Là encore on se trouvait en présence d’un crime collectif et de coupables anonymes, confondus dans une foule surexcitée et inconsciente. L’incertitude sur l’identité des vrais coupables permit à l’autorité de sévir au hasard, et à la réaction d’assouvir ses haines, de frapper, comme partout, d’excellents républicains confondus, avec intention, dans une implacable répression.

§ IV. — La Commune à Narbonne

DIGEON PROCLAME LA COMMUNE

Le département de l’Aude était fort ardent. À la nouvelle de la révolution accomplie à Paris, Narbonne se souleva. Un républicain très populaire à Carcassonne et dans tout le Midi, Digeon, homme résolu, qui, avec son ami Marcou, maire de Carcassonne, avait fait de l’agitation pendant la guerre et organisé la Ligue du Midi, proclama la Commune, le 24 mars, après s’être emparé de l’Hôtel-de-Ville. Le maire, Coural, était absent. L’adjoint résista, et, rassemblant les gardes nationaux qu’il supposait fidèles, essaya de reprendre l’Hôtel-de-Ville. Mais ces compagnies ne cherchèrent pas à lutter. Elles furent désarmées facilement. Ceux de ces gardes, hostiles à la Commune, qui étaient disposés à résister gardèrent leurs armes, qu’on n’osa pas leur enlever, et se réfugièrent à l’Arsenal. De là, l’adjoint Raynal essaya de reprendre l’offensive avec une compagnie du 52e de ligne, et tenta une nouvelle attaque sur l’Hôtel-de-Ville. Il tomba entre les mains de Digeon qui le garda avec deux officiers, comme otages. Ces prisonniers furent encadrés dans le bataillon à la tête duquel se trouvait Digeon, et, ainsi exposés au feu de leurs amis, ils furent entrainés par force, à l’assaut de la préfecture, que Digeon occupa bientôt. Les gardes nationaux de l’ordre, sous le prétexte qu’il se trouvait de leurs amis dans les rangs des insurgés, ne tirèrent pas. L’Arsenal tomba de même au pouvoir de l’insurrection, sans un coup de feu. Les soldats qui le gardaient livraient leurs armes avec empressement : Digeon fut maître de toute la ville en peu d’heures. Des républicains des villages voisins vinrent renforcer les insurgés. Digeon envoya aussitôt des émissaires pour susciter des mouvements analogues, à Béziers et à Cette. Perpignan avait annoncé un soulèvement imminent. Digeon eut l’intention de se rendre dans cette ville ; on ne lui en laissa pas le temps. Le 28 mars, deux compagnies de turcos arrivèrent de Marseille ; leur présence intimida la population insurge et rassura l’autre. Ce renfort contraignit Digeon et ses partisans à se concentrer, à se retrancher derrière des barricades. Des proclamations furent alors affichées par les autorités. On y apprenait aux habitants l’échec successif de la Commune à Lyon, à Saint-Étienne, à Toulouse, au Creusot, à Limoges, et l’isolement de Paris au milieu de la France entière se soumettant à l’Assemblée nationale. La débandade était dans tous les esprits, la crainte dans certains cœurs. L’énergique Digeon en vain encourageait à la résistance à outrance. Par ses paroles enflammées, par son exemple, il s’efforçait d’aviver une flamme déjà à demi-éteinte. Quelques hommes résolus restèrent seuls auprès de lui. Marcou, dont la popularité était toujours entière, arriva de Carcassonne, non pour renforcer l’émeute, mais pour l’apaiser. Il était porteur d’un sauf-conduit pour Digeon et d’une promesse d’amnistie, signée du procureur général, pour tous ceux qui évacueraient l’Hôtel-de-Ville. Digeon, avec une obstination fâcheuse pour lui et pour la poignée d’intrépides qui l’entourait, refusa l’amnistie pour ses compagnons et ne voulut pas personnellement bénéficier de la permission qui lui était offerte de gagner la frontière d’Espagne.

En vain son vieil ami Marcou le supplia d’accepter, d’éviter que le sang ne fût répandu, l’intrépide insurgé persista dans son entêtement à soutenir une lutte, non pas même inégale, mais devenue impossible et folle.

Digeon alors s’enferme dans son cabinet à la mairie, et Marcou, navré, va porter la réponse négative au général Lentz. Celui-ci fait avancer de l’artillerie et lance une compagnie de turcos à l’assaut de la barricade de la rue du Pont. Elle est enlevée. Le général annonce que le bombardement de l’Hôtel-de-Ville va commencer. Digeon répond par la menace de faire fusiller le substitut et deux autres otages qui sont entre ses mains. La conception barbare de l’exécution d’otages hantait donc, avant Paris, certains cerveaux révolutionnaires, à Narbonne.

LA POPULATION CESSE TOUTE RÉSISTANCE

Le général hésita à donner l’ordre de commencer le feu. Mais la foule, après avoir entendu le procureur général proclamer de nouveau que tous ceux qui déposeraient les armes auraient la vie sauve, envahit l’Hôtel-de-Ville, que les insurgés ne songèrent plus à défendre. Sans attendre l’intervention des turcos, ces citoyens, gendarmes volontaires, dispersèrent facilement ce qui restait de l’émeute, et forcèrent Digeon à évacuer la mairie. Il en sortit le dernier et se réfugia chez un ami dévoué, dans la ville. De là il écrivit, avec crânerie, au procureur général pour lui désigner son asile, en ajoutant qu’on pouvait venir l’y arrêter.

L’énergie et l’indomptable bravoure de Digeon sont admirables assurément, mais elles n’avaient plus de raison d’être. Elles étaient même nuisibles, non seulement au tenace insurgé lui-même, mais aussi à ses compagnons qui ne demandaient qu’à cosser une résistance devenue inutile. L’emballement méridional de Digeon, qui sembla faire défaut à presque tous ceux qu’il avait entraînés à l’Hôtel-de-Ville, coûta la vie à trois ou quatre défenseurs de la barricade de la rue du Pont. Ce furent les seules victimes de ces journées plus bruyantes que sérieuses. C’est encore trop pour l’importance que prit la Commune à Narbonne. Tout était terminé le 31 mars, et les seuls dégâts mémorables dans la ville, bientôt pacifiée, furent l’œuvre des turbulents turcos, qui, lâchés dans Narbonne et bien que n’ayant pas été à la chaleur du feu, assoiffés, se grisèrent terriblement et cassèrent quelques vitres pour célébrer la victoire de l’ordre obtenue sans eux.

§ V. — La Commune à Limoges

AGITATION SANS SUITES

Limoges est une ville ouvrière très importante. La cité limousine est, encore, le foyer républicain du centre. La Commune ne pouvait manquer d’y trouver des adhérents : La « Société populaire » envoya un délégué à Paris pour se renseigner sur la nature et la portée du mouvement. La défaite des bataillons parisiens dans la plaine de Nanterre, lors de la sortie du 3 avril, loin d’arrêter dans leur élan les révolutionnaires limousins, parut les stimuler.

Des troupes du 91e de ligne étaient désignées pour se rendre à Versailles. La garde nationale voulut s’opposer à leur embarquement. Au jour fixé pour le départ, 4 avril la foule entoure le détachement, les soldats sont harangués, interpellés, sollicités ; ils cèdent leurs armes, les membres de la « Société populaire » s’en emparent, félicitent, acclament les militaires, grisés par les ovations et peut-être aussi par d’autres excitants. De toutes parts, ou réclame la proclamation de la Commune. Les gardes nationaux se portent devant la mairie, somment le maire de se prononcer pour Paris. Le maire refuse. Les gardes nationaux alors aux cris de « Vive Paris ! Vive la Commune ! » décident de se rendre à la gare pour arrêter les trains, où déjà, leur apprend-on, les soldats avaient pris place. Les bataillons de la garde nationale défilent devant la mairie, se rendent à la préfecture, et l’envahissent, pendant que des compagnies se dirigent sur la gare. Le colonel Billet, des cuirassiers, débouche sur la place Saint-Michel avec deux escadrons et ordonne de charger. Des coups de revolver sont tirés des rangs, avant la charge. Les gardes nationaux exaspérés ripostent. Le colonel Billet tombe mortellement atteint. Les cuirassiers aussitôt tournent bride emportant leur colonel. Les gardes nationaux, maîtres de la place de la mairie et de la préfecture, tenant la gare et ses abords, semblent embarrassés de leur victoire. Ils discutent, crient, réclament des ordres, une direction et comme elle manque, et que les ordres sont contradictoires, les compagnies se débandent peu à peu et bientôt la préfecture est abandonnée, ainsi que la gare. La Commune de Limoges n’a donc même pas été constituée. Avec des éléments ardents, mais privée de chefs, sans but défini, sans organisation, et peut-être dépourvue d’enthousiasme, la démocratie limousine renonça, promptement et facilement à organiser la Commune et à imiter Paris. Elle cessa de proposer de marcher à son secours, comme elle semblait en avoir eu l’intention, au début de agitation.

§ VI. — La Commune au Creuzot

SIMPLE EFFERVESCENCE

Le Creuzot, le grand centre métallurgique de Saône-et-Loire, avec sa population entièrement ouvrière, centre de grèves nombreuses et opiniâtres, ne pouvait apprendre nouvelles de Paris sans ressentir une commotion. La répercussion des événements du Dix-Huit mars y fut brève et sans gravité.

Le 26 mars, la garde nationale se réunit, convoquée, au son du tambour, à l’instigation de Dumay, ancien ouvrier du Creuzot, délégué du Comité Central, arrivé de Paris là veille. Quatre mille gardes répondirent à l’appel et vinrent se grouper boulevard du Cimetière. Dumay, précédé d’un drapeau rouge, se mit à leur tête et l’on se dirigea vers l’Hôtel-de-Ville. Le drapeau rouge fut arboré aux fenêtres.

Des troupes arrivèrent sous le commandement d’un colonel, comprenant des cuirassiers et un bataillon du 34e de marche. La foule cria : « Vive la Commune ! » Et elle ajouta : « Vivent les cuirassiers, vive la ligne ! » Les cuirassiers ne chargèrent point et la ligne refusa de tirer :

La journée se passa sans collision. Le lendemain le préfet de Saône-et-Loire, M. Charles Ferry, arriva avec des renforts. Il lança aussitôt une proclamation annonçant l’accord des maires de Paris et du Comité Central. Il faisait en même temps un appel à la conciliation.

Les insurgés, qui venaient d’apprendre l’échec de la Commune à Lyon, en présence de l’accord qu’on leur annonçait survenu la veille à Paris entre les maires représentant le gouvernement et le Comité Central, jugèrent inutile de continuer la lutte. Ils ouvrirent les portes de l’Hôtel-de-Ville au préfet, qui en reprit possession. Il n’y eut donc au Creuzot aucun événement sérieux. Une simple effervescence de la population ouvrière. Le maire du Creuzot fut seulement mis en arrestation.

§ VII. — La Commune à Marseille

GASTON CRÉMIEUX

À Marseille seulement un mouvement sérieux se produisit au nom de la Commune. La grande ville maritime et commerciale de la Méditerranée était en agitation depuis le 4 septembre, on pourrait dire depuis toujours. Cette active cité semble, même dans les calmes périodes, en gestation d’une émeute. Elle n’attend pas le mot d’ordre de Paris. Elle affecta même, en diverses circonstances, de s’en passer. Ainsi elle devança la capitale, le 8 août 1870, en proclamant un mouvement insurrectionnel, d’ailleurs éphémère. Gaston Crémieux était alors à la tête des émeutiers, et ce fut là une première occasion pour lui de se signaler aux vengeances futures de la réaction.

C’est la figure qui se détache, intéressante et tragique, de l’ensemble des acteurs et des comparses de l’époque troublée qui suivit le 18 mars, à Marseille.

Gaston Crémieux était né à Nîmes le 22 juin 1836. Après de bonnes études au lycée de cette ville, il fut reçu avocat à Aix, vint plaider à Nîmes, puis s’installa à Marseille. Il parlait avec une grande précision, contrastant avec la volubilité redondante en honneur au barreau marseillais. C’était un homme de manières aisées, au allures correctes, portant les courts favoris alors professionnels pour les avocats, d’aspect très posé, très bougeoirs. Il se chargeait volontiers des causes peu rémunératrices, et ses confrères dédaigneusement l’avait su nommé « l’avocat des pauvres ». Il acceptait, sans ostentation, cette désignation d’intention moqueuse, et la prenait au sérieux. Il fut l’un des ardents promoteurs dei candidature Gambetta aux élections de 1869, et contribua fortement au succès du jeune tribun parisien. À partir de cette campagne, Gaston Crémieux fut au premier rang des militants républicains des Bouches-du-Rhône. Poursuivi comme l’instigateur de l’émeute du 8 août, il fut condamné à quatre mois de prison. Le 4 septembre le trouva en prison et lui apporta la délivrance. Par un retour de fortune, le détenu de la veille devint procureur de la république. Il était remplacé, quand le 18 mars éclata Paris. Gaston Crémieux, dès les premières nouvelles organisa une grande réunion, salle de l’Eldorado. Il harangua l’auditoire frémissant. De sa voix sonore, qui avait empli et stupéfié l’Assemblée de Bordeaux huant Garibaldi, cette voix qui avait lancé l’épithète vengeresse et qui est restée : « Vous n’êtes que des ruraux ! » Crémieux cria : « Marseille est avec Paris ! Vive la Commune ! » Le maire Bory, républicain modéré, et le général Espivent de la Villeboisnet, réactionnaire endurci, pour résister à ce mouvement en faveur de Paris et de la Commune, décidèrent de provoquer une manifestation de la garde nationale en faveur de Versailles.

LA COMMISSION PROVISOIRE

Le 23 mars, par l’ordre du général et du maire, on bat le rappel. Il s’agit de faire décider par la garde nationale qu’elle adhère au gouvernement de Versailles. Les bataillons, dont Espivent connaissait mal l’esprit, se rassemblent sur le cours Belzunce. La population accourt, acclame Paris. Les gardes nationaux, encadrés par la foule enthousiaste, défilent par la Cannebière, suivent la rue Saint-Ferréol, débouchent devant la préfecture, aussitôt cernée, bientôt envahie. Un coup de feu part on ne sait d’où ; comme à un signal les gardes nationaux et les manifestants pénètrent dans l’Hôtel, arrêtent le préfet, le contre-amiral Crosnier, le secrétaire général Ollivier. Gaston Crémieux, du balcon, proclame une Commission provisoire, en attendant le vote de la Commune. On applaudit l’orateur, on approuve la motion. Gaston Crémieux propose de mettre en liberté l’amiral, le préfet et les autres prisonniers. La foule s’y oppose. Un délégué du Comité Central de Paris, Landeck, arrivé le matin, accompagné d’Amouroux, reproche à Crémieux sa modération. Les prisonniers sont gardés à vue, et l’on demande à l’amiral Crosnier de donner sa démission. Dans un but d’apaisement, et pensant que sa retraite donnera satisfaction à la foule, l’amiral signe, et cette signature, qui lui fut par la suite reprochée comme une désertion, amena le malheureux amiral à se brûler la cervelle.

La Commission nommée en plein air, par l’acclamation populaire, se composait de six membres. Avant de rien décider, aussitôt réunie, elle envoya demander aux conseillers municipaux, à la garde nationale et aux groupes républicains de désigner des délégués qui se joindraient à elle. Ce qui fut accepté et donna à la Commission improvisée une certaine autorité. L’opinion fut satisfaite par la présence des représentants du conseil municipal et de tous les groupes organisés. Le ton modéré de la première communication de la Commission acheva de rassurer ceux que la formation révolutionnaire de ce nouveau pouvoir avait inquiétés. Les journaux, sans se montrer favorables, donnèrent une appréciation mesurée. Le Sémaphore, l’organe du commerce marseillais, dit :

La situation dans laquelle se trouve Marseille depuis deux jours ne s’est pas modifiée. Le préfet, d’après ce qu’on nous assure, est toujours tenu prisonnier dans ses appartements, et la commission : départementale provisoire continue à diriger, dans la préfecture, les services administratifs. Dans la rue, le public circule paisiblement comme d’habitude. Quelques groupes de curieux stationnent devant la préfecture. Des hommes armés traversent de temps eu temps la place Saint-Ferréol. Mais la tranquillité, en somme, règne jusqu’ici dans la ville. Espérons de nouveau qu’elle ne sera pas troublée.

De son côté l’Égalité, journal radical, publiait les renseignements suivants :

Il n’y a eu aucun désordre, aucun excès, pas une goutte de sang n’a coulé.

Les citoyens, maîtres de la préfecture, se sont occupés à l’instant de constituer une commission départementale provisoire. On a pris, par égale part, des noms dans divers groupes. Ont été désignés :

Trois conseillers municipaux : les citoyens Desservy, Bose, Sidore ; trois membres du club républicain de la garde nationale : les citoyens Bouchet, Barthelet, Cartoux ; trois membres du club républicain du Midi : les citoyens Crémieux, Eticone, Job ; trois autres désignés par les réunions publiques : les citoyens Malviel, Allerini, Guichard.

La Commission avait pris la désignation nullement terrifiante de Commission départementale provisoire. Elle choisit pour son président Gaston Crémieux. Aussitôt installée, elle publia la proclamation suivante adressée aux habitants de Marseille et du département des Bouches-du-Rhône :

Citoyens,

Une collision sanglante allait éclater parmi nous. La guerre civile était prête à sortir des circulaires et des provocations irritantes qu’un pouvoir aveugle lançait, comme un défi, aux grandes cités françaises.

Nous sommes intervenus.

Grâce à l’union de tous les groupes républicains, nous avons vu se dissiper le malentendu qui menaçait d’armer les uns contre les autres, dans une lutte fratricide ajoutée à tant d’autres désastres, les citoyens d’une même ville, les soldats d’une même cause. Nous avons parlé d’apaisement, de conciliation, Marseille a répondu à notre appel par une manifestation imposante. Il n’a pas été versé une seule goutte de sans. On espérait nous diviser en deux camps, Marseille a été unanime à déclarer qu’elle soutiendrait le gouvernement républicain régulièrement constitué, qui siégerait dans la capitale.

Et par là, nous avons tous ensemble affirmé du même coup notre amour pour la République, notre sympathie pour l’héroïque capitale martyre, qui à elle seule aurait sauvé notre patrie si notre trie avait dû être sauvée.

Après avoir échappé au danger à force de patriotisme et de gesse, Marseille ne pouvait plus avoir confiance dans l’administration préfectorale.

L’opinion publique exigeait une satisfaction.

Le Conseil municipal, avec le concours de tous les groupes républicains de la cité, a dû instituer une commission départementale chargée d’administrer provisoirement le département des Bouches-du-Rhône et la ville de Marseille.

Les membres de cette commission provisoire se sont mis immédiatement à l’œuvre. Ils comptent sur votre concours et votre confiance.

Maintenez avec nous l’ordre dans la cité, retournez paisiblement à vos travaux, que le commerce et l’industrie reprennent promptement l’essor pacifique qui doit contribuer au relèvement de notre patrie.

Nous veillons nuit et jour sur la République, jusqu’à ce qu’une autorité nouvelle, émanée d’un gouvernement régulier siégeant Paris, vienne nous relever de nos fonctions. Vive Paris !

Vive la République !

Marseille, 23 mars 1871.

Les Membres de la Commission départementale provisoire du département des Bouches-du-Rhône :

Gaston Crémieux, Etenne père, Jos, Bosc, David, Drsservy, Sidore, conseillers municipaux ; Malviel, Allerini, Guichard, Barthelet Émile Bouchet, Cartoux.

Une seconde proclamation suivit, dans laquelle la Commission départementale exposait qu’à la suite du conflit éclaté entre le gouvernement de Versailles et la Ville de Paris, le gouvernement de Versailles avait cru pouvoir s’appuyer sur les gardes nationales des grandes cités, et que les préfets avaient reçu l’ordre de provoquer des manifestations de la garde nationale en faveur du gouvernement de Versailles, mais que presque partout les gardes nationaux s’étaient prononcés énergiquement pour Paris, voulant ne reconnaître un gouvernement qu’autant qu’il siégerait dans la capitale. Les administrations préfectorales et les autorités militaires qui avaient fait battre le rappel dans Marseille avaient troublé la tranquillité publique et ne pouvaient plus se maintenir. Une Commission provisoire avait donc été nommée par tous les groupes républicains réunis dans l’Alliance républicaine, chargée d’administrer les Bouches-du-Rhône, en attendant qu’un gouvernement régulièrement institué siégeât dans la capitale. Le préfet des Bouches-du-Rhône et le général de brigade avaient remis leurs pouvoirs à la Commission.

La proclamation ajoutait, en notifiant cette vacance des pouvoirs réguliers :

Les républicains de Paris et de Marseille veulent que Paris et le gouvernement qui y siégera gouvernent politiquement la France entière, et à Marseille, les citoyens Marseillais prétendent administrer eux-mêmes dans la sphère des intérêts locaux.

Il serait opportun que le mouvement qui s’est produit à Marseille fût bien compris et qu’il se propageât.

Cette manifestation républicaine de la province contraindrait alors l’Assemblée nationale à se dissoudre pour faire place à une Assemblée constituante, et le gouvernement à siéger dans la capitale. L’ordre serait ainsi rétabli.

Les membres de la Commission.

Ce n’était pas là une adhésion à la Commune de Paris, formelle et complète. La Commune n’était pas proclamée officiellement à Marseille. L’adhésion était conditionnelle, la proclamation sous-entendue. Les Marseillais se ralliaient au gouvernement parisien, mais n’entendaient faire qu’une « manifestation » destinée à amener la dissolution de l’Assemblée et la nomination d’une Constituante qui établirait, à Paris, le nouveau gouvernement central. L’accord sembla fait sur ces deux points : constitution d’un nouveau gouvernement républicain à Paris, et Marseille s’administrant par sa Commune.

L’ALLIANCE RÉPUBLICAINE

L’Alliance Républicaine, titre sous lequel se désignaient les groupes républicains, publia son adhésion, avec un appel aux habitants et à la garde nationale, où il était dit :

L’Alliance Républicaine s’est affirmée une fois de plus dans la composition du Comité départemental provisoire qui renferme dans son sein des représentants de toua les groupes de la démocratie. Tous nous sommes responsables des destinées de la patrie. Agissons donc tous en bons citoyens, en vrais français.

Gardes nationaux, le Comité départemental provisoire, le Conseil municipal et les comités réunis de l’Alliance républicaine comptent sur vous. À vous de les aider à protéger l’ordre et la République. C’est la garde nationale qui, avec plus de zèle et plus d’exactitude que par le passé, doit occuper tous les postes de la ville.

Vive la République !

Le Club républicain de la Garde Nationale. Le Cercle républicain du Midi. Le Comité des Réunions populaires.

Mais, ce qui dénote la confusion qui existait dans les esprits et dans les actes, le Conseil municipal fit de son côté une proclamation où il déclarait que, « pour éviter de grands malheurs qui étaient imminents, il avait consenti à déléguer trois de ses membres pour faire partie de la Commission départementale » Et il ajoutait cette réserve inattendue : « Ce n’est pas lui qui a institué cette Commission, à laquelle il n’a pas non plus donné la mission, qui n’appartient qu’au Conseil, d’administrer la ville de Marseille. »

La déclaration se terminait par un appel aux gardes nationaux et à tous les bons citoyens, pour empêcher que l’ordre fût troublé. Ce langage était équivoque. Le Conseil municipal ne se prononçait point pour Paris ; il affectait de n’envisager que le maintien de l’ordre à Marseille, et il protestait indirectement contre la Commission départementale, qu’il avait cependant approuvée avec toute l’Alliance républicaine, en réclamant pour lui seul le droit d’administrer la ville. L’indécision et un certain malaise devaient s’emparer de toute la population. Versailles ne pouvait plus compter Marseille pour favorable, Paris non plus. Le Conseil municipal, qui revendiquait le droit d’administrer la ville, n’agissait pas, ne prenait aucune décision. Il ne pourvoyait même pas à l’abri, à la nourriture, et à la préparation des feuilles de route des soldats venus d’Afrique et des garibaldiens des Vosges, qu’il fallait rapatrier. Ces malheureux, sans logement, sans solde, erraient, désœuvrés et affamés, dans la ville indifférente à leur situation, sourde à leurs cris de détresse. Gaston Crémieux. pressa la Commission provisoire de s’occuper de ces abandonnés.

Il lança à ce sujet une belle proclamation, qui établissait les responsabilités, et, ce qui était plus urgent et plus pratique, il y annonçait à ces malheureux qu’on allait enfin s’occuper d’eux, sans attendre la réouverture des bureaux de l’Intendance. « Il semble, disait cette proclamation, qu’on ait voulu vous provoquer à troubler l’ordre que nous nous efforçons de maintenir. » Des désordres graves étaient à craindre de la part d’une troupe disloquée, vagabondant dans la ville, en quête de pain et d’asile. Voulait-on irriter ces hommes contre le nouveau pouvoir, en lui faisant croire qu’il pouvait les soulager. La proclamation les félicitait de leur calme et de leur patience. Elle ajoutait :

En l’absence de vos officiers d’administration, nous avons tenté l’impossible plutôt que de vous abandonner. Vous vous souviendrez, quand il le faudra, que nous sommes restés à un poste qui n’était pas le nôtre, et que nous avons accepté au delà de nos devoirs de citoyens envers vous. Vous comparerez la loyauté des républicains à l’égoïsme de tous les autres partis politiques, qui prétendent se servir de vous connue d’un instrument de destruction aveugle et passif. Vous vous souviendrez, quand il le faudra, de la main fraternelle que nous vous avons tendue.

Le Président : Gaston Crémieux.

Tout cela était fort anodin. Gaston Crémieux, s’il eût été le chef révolutionnaire qu’on a voulu voir en lui, mais il était avant tout un avocat disert et non un homme d’action, n’eût pas manqué d’embrigader ces soldats abandonnés, ces hardis garibaldiens sans subsistance et sans solde, et de les diriger contre les forces, d’ailleurs insuffisantes alors, dont disposait Espivent de la Villeboisnet. Celui-ci, imitant M. Thiers, avait évacué Marseille avec ses troupes, et s’était retiré à Aubagne, dans la banlieue. L’occupation de la gare Saint-Charles et de Notre-Dame de la Garde, d’où l’on eût dominé la ville et maintenu en respect toute résistance réactionnaire, était la première disposition à prendre : Crémieux se borna à prononcer des discours et à se disputer avec les délégués du Comité Central arrivés de Paris. Ceux-ci s’agitèrent en vain. Landeck[2] se montra, comme partout, un brouillon. Il découragea Crémieux, dont il dénonçait le modérantisme, parce qu’il proposait de relâcher les fonctionnaires arrêtés comme otages, dont la Commune ne savait que faire. Crémieux donna sa démission au conseil municipal. La Commission départementale offrit de se retirer avec lui. Le Conseil municipal ne répondit pas à cette offre. La Commission ne bougea plus et s’endormit. Landeck prit alors un arrêté plus violent qu’utile : il déclara le général Espivent de la Villeboisnet[3] déchu de son commandement ; et lui donna pour successeur un ancien sous-officier de cavalerie, Pélissier, qui était bègue. Le secrétaire général, qui remplaçait le préfet, Henry Fouquier, le journaliste bien connu, se réfugia à bord de la Couronne. Il y reçut l’avis que les troupes d’Espivent allaient arriver d’Aubagne pour reprendre de force la préfecture. La Commission vota alors la dissolution du conseil municipal et convoqua les électeurs pour le 3 avril. C’était trop tard. Déjà les troupes étaient en marche. On avertit ce qui restait de membres présents que les soldats d’Espivent n’allaient pas tarder à paraître. Ils répondirent avec un aplomb aussi marseillais que lacédémonien : « Qu’ils y viennent, té !… »

À cinq heures du matin, le 4 avril, Espivent, qui venait de recevoir de Versailles la nouvelle de la déroute des fedérés à Rueil, donna le signal de l’attaque. Il fut bientôt maître de la ville. La préfecture seulement résista. Là, fortement retranchés, les gardes nationaux attendirent, décidés à lutter jusqu’au bout. Le combat fut assez vif, mais bref. Des hauteurs de Notre-Dame de la Garde, l’artillerie bombarda la préfecture et rendit la place intenable. À trois heures, ses défenseurs hissèrent le drapeau blanc. Espivent exigea que les combattants se rendissent à discrétion, et il continua le bombardement. Les combattants évacuèrent la place, et les marins de la Couronne prirent avec élan l’édifice vide « à l’abordage », dit superbement M. Thiers à la tribune : « Il y a huit jours, à Marseille, il fallait prendre l’hôtel de La préfecture, la hache d’abordage à la main. » (M. Thiers, séance du 8 avril.) Il n’y eut pas de combat à la hache, et même pas de combat du tout, dans la préfecture ouverte. Les troupes eurent en tout 30 morts et 50 bessés, et les insurgés 150 environ. Le général Espivent fit une entrée qu’il qualifia lui-même de triomphale dans une dépêche adressée à M. Thiers. Pour affirmer son facile triomphe, il lança le 5 avril une proclamation aux marseillais, dans laquelle il disait :

La préfecture, dernier foyer de la résistance, a été occupée le soir même de l’attaque, par mes braves auxiliaires de la marine, au moment où je suspendais le feu de l’artillerie placée à Notre-Dame de la Garde. Il me reste un devoir à remplir, c’est de prévenir le retour de ces désordres, qui sont à la fois une calamite pour notre pays déjà si malheureux, une perte énorme pour notre florissante cité, une ruine pour beaucoup de familles. La proclamation de l’état de siège, faite conformément aux lois, m’a donné tous les pouvoirs nécessaires pour obtenir ce résultat.

Je veux que la paix, l’ordre, la concorde se rétablissent le plus promptement possible entre vous, que le travail reprenne, que l’industrie soit libre et que le commerce retrouve sa prospérité.

Pour atteindre ce but, j’ajouterai, s’il le faut, aux dispositions qui précèdent, des prescriptions nouvelles.

Les dispositions auxquelles le général faisait allusion, en affectant la crainte de les trouver incomplètes, étaient les suivantes :

1o Fermeture des clubs, interdiction des réunions publiques ; 2o Remise de toutes les armes dans les magasins de l’État dans les 48 heures : 3o Dissolution et désarmement de la garde nationale ; interdiction de toutes affiches traitant de matières politiques, apposées, colportées, ou insérées dans les journaux ; 4o Suppression de tout journal qui prêterait sa publicité aux actes du gouvernement insurrectionnel.

On visait les événements de Paris. L’éteignoir était mis sur la presse de Paris et le bâillon était appliqué aux journaux des départements. La Commune de Paris était considérée comme n’existant pas. On ne devait plus en entendre parler. Cette ignorance imposée fut une des causes puissantes de l’apathie et de l’indifférence témoignées par les départements du midi envers les combattants de la capitale, durant les six semaines de la lutte qui commençait précisément le jour où Marseille, bombardé et terrorisé, se laissait prendre et ligoter par une force dérisoire de cinq mille bommes, au plus. Il est vrai qu’il y avait la terrible hache des marins de la Couronne ! Il y avait aussi, et c’était plus sérieux, la volonté des marseillais de ne pas résister plus longtemps. Ils se montraient satisfaits d’avoir crié vive la Commune ! pendant quelques jours. Ils ne tenaient guère à ce qu’on prît leurs vociférations trop au sérieux ; ils estimaient avoir assez fait pour cette cause de la Commune, l’ayant acclamée et proclamée beaucoup moins par ardeur révolutionnaire que par amour du bruit, des grandes phrases et des grands bras.

La gesticulation puérile de la Cannebière terminée, il y eut des arrestations, des proscriptions, par toute la ville plongée dans un silence insolite. Le fort Saint-Nicolas et le château d’If furent encombrés de prisonniers. L’infortuné Gaston Crémieux fut arrêté. Il ne se cachait plus, se croyant à l’abri de toute poursuite. Il oubliait son épithète de « Ruraux ». Elle a survécu à Crémieux, elle l’a vengé.

Il faut entendre cette apostrophe, demeurée célèbre, dans son véritable sens. La qualification vengeresse lancée aux hobereaux furieux qui, à Bordeaux, insultaient Garibaldi et trouvaient que Victor Hugo ne parlait pas français, ne fut pas un outrage à la démocratie paysanne, digne de tous les égards, et qui, venue tard à la République, l’a consolidée, et, actuellement encore, la garantit contre toute mine et toute sape, contre toute attaque nocturne, et même contre une tentative de combat au plein jour, si les partis monarchistes, soutenus par quelques généraux félons, osaient en courir l’aventure. L’épithète s’adressait aux Lorgeril, aux Belcastel, à tous ces villageois titrés, nommés députés à la faveur de la guerre et de leurs grades dans la mobile qui rêvaient la mort de la République, « la Gueuse », comme ils disaient, et supportaient insoucieusement le démembrement de la patrie qu’ils avaient avec empressement voté. La droite a été touchée à fond par le mot de l’avocat marseillais. Bien que n’ayant fait preuve, durant ces courtes journées d’influence, que d’une grande timidité et même de modérantisme, comme disait le délégué parisien Landeck, l’inoffensif bourgeois Gaston Crémieux fut condamné à mort. Des démarches pressantes furent tentées en sa faveur. Il avait une jeune femme et quatre enfants. L’un d’eux, Me Eugène Crémieux, est devenu avocat distingué au barreau parisien. M. Thiers fut inexorable : Il devait cette amende honorable à sa majorité rurale : Gaston Crémieux fut fusillé à Marseille, le 28 juin 1871.

FIN DE LA GUERRE CIVILE EN PROVINCE

Avec la prise de la préfecture de Marseille par les troupes du gouvernement, la guerre civile était finie en province : En réalité, il n’y avait eu que deux ou trois tentatives sérieuses de soulèvement. La Commune, c’est-à-dire un gouvernement révolutionnaire local, adhérant au gouvernement communaliste parisien, n’avait pu s’établir nulle part. Il y avait eu, sur certains points, des rassemblements tumultueux, des prises d’armes, et les autorités régulières avaient été expulsées, contraintes à céder momentanément les préfectures, les mairies, à sortir même de la cité avec les troupes, comme à Marseille, mais bientôt elles étaient rentrées en possession de leurs pouvoirs et de leurs locaux. Il y avait eu collision ou combat à Marseille, à Narbonne ; à Toulouse, à Saint-Étienne et à Lyon, mais ces journées furent peu sanglantes. Des meurtres, comme celui de M. de l’Espée à Saint-Étienne, du colonel Billet à Limoges, étaient des faits isolés, accidentels aussi. Ils servirent de prétexte aux représailles disproportionnées. Au moment même où Marseille se rendait, sous les obus des batteries de Notre-Dame de la Garde, le canon tannait au pont de Neuilly, au Mont Valérien, et la vraie guerre civile, la guerre entre Paris et Versailles, était allumée. Le feu, de part et d’autre, ne devait cesser que le 28 mai, sur les hauteur du Pére-Lachaise et à la dernière barricade, rue Saint-Maur.

Au début d’avril, M. Thiers et l’Assemblée Nationale triomphaient ainsi partout. La seule résistance que le gouvernement devait rencontrer, en dehors de Paris, était toute morale, donc inefficace et parfaitement négligeable. Des motions de conciliation, des délégations bénévoles, des adresses pacifiques, des appels à Versailles, des conseils à Paris, des discours et des articles de journaux, c’était tout ce que la province pouvait faire désormais pour la capitale abandonnée, sacrifiée.

Les départements, tout en montrant, surtout dans le midi, de la défiance envers l’Assemblée usurpatrice, soupçonnée avec raison de préparer une restauration monarchique, ne témoignèrent que d’une sympathie mesurée et conditionnelle envers la Commune de Paris. En réalité, la capitale ne fut pas suivie dans son mouvement, d’abord parce que ce mouvement était local, sans qu’on y vit la participation des élus de la province, des anciens chefs de la gauche connus en dehors de Paris, ayant conservé crédit et popularité dans les départements, ensuite parce qu’il parut surtout patriotique, donc susceptible de provoquer les prussiens et « le faire recommencer la guerre, qu’on était si heureux de voir terminée. Les communards de Paris étaient des « guerre à outrance » inquiétants. S’ils triomphaient, disait-on dans les cités pacifiées, ils ramèneraient les prussiens ! Donc il fallait se garder d’aider ces rebelles contre Versailles. M. Thiers c’était la paix.

Le mouvement parisien, d’un autre côté, ne pouvait entrainer les assemblées locales, ni les habitants, parce que, dès les premiers jours, il s’était dessiné comme révolutionnaire, et la province, dans l’immense majorité de sa population, avait autant que de la guerre, l’effroi de la Révolution.

Il y eut sans doute, malgré le courage et l’élan de nombreux citoyens avancés des grandes villes, des fautes, des négligences, auxquelles on peut attribuer en parti l’échec de la Commune dans les départements. Mais ces fautes et ces négligences n’eussent-elles pas existé, que la Commune n’aurait pas pu s’établir, même dans les centres réputés révolutionnaires. Les éléments solides faisaient défaut ; le soulèvement n’y fut que factice et restreint. À Paris, l’étendue de la ville, la pénétration réciproque des divers quartiers, le mélange des classes, devenu presque une fusion par suite des conditions de la vie, durant le long siège, et, par-dessus tout, la passion patriotique, avaient rendu facile une concentration des esprits et des volontés :

Au matin du Dix-Huit mars, l’opinion de Paris était presque tout entière hostile à cette Assemblée, qui avait fait la paix en permettant le démembrement de la patrie, et qui cherchait à se perpétuer en préparant une restauration. La révolte contre son pouvoir tout près d’être usurpateur avait perdu l’apparence révolutionnaire des émeutes ordinaires. La révolte était, dans l’esprit de la majorité, le soulèvement de la conscience publique, la protestation du patriotisme refoulé, l’indignation contre la capitulation, avec la manifestation de l’irritation causée par les souffrances passées, par celles que faisaient prévoir pour l’avenir les lois inexorables des échéances et des loyers. À ces ferments de résistance s’ajoutait l’incertitude de l’existence pour la population ouvrière et commerçante, sans travail, et brusquement privée de la solde de la garde nationale. Tous ces griefs faisaient oublier aux parisiens de la classe moyenne, et à beaucoup d’ouvriers aussi, les préoccupations socialistes et les aspirations internationales d’un petit nombre de révolutionnaires militants, agitateurs des clubs, pendant les dernières années de lutte contre le régime impérial, durant la fièvre et l’isolement du siège. L’Internationale et les chefs révolutionnaires étaient loin d’avoir alors l’importance, et surtout l’influence, que la suite des événements leur attribua. Les résultats des élections du 26 mars furent à cet égard significatifs. Le rôle secondaire des révolutionnaires et des internationaux dans l’insurrection du 18 mars, uniquement provoquée par Thiers, et qui sans lui ne se fût certainement pas produite, à cette date tout au moins, est encore démontrée par le nombre formidable des bataillons de la garde nationale qui acceptèrent la Fédération, et au 19 mars se trouvèrent prêts à marcher sur Versailles, si on les y avait conduits. Un mouvement exclusivement révolutionnaire n’eût pas rassemblé, entraîné à la lutte les trois quarts de la population, comme cela se produisit. Sans l’excitation obsidionale, sans la colère patriotique, sans la misère et le chômage en perspective, malgré toutes les énergies, toutes les passions que la cité renfermait, en dépit des exhortations et des écrits, des affiches et des discours, et quelle que fût l’activité pour la révolution de l’Internationale, des associations ouvrières ou de la jeunesse blanquiste, Paris n’eût été capable que d’une émeute, plus ou moins sanglante, localisée dans certains quartiers, et bien vite réprimée, ou d’elle-même s’éteignant. La Commune de Paris aurait duré ce que durèrent les Communes de Lyon, de Saint-Étienne, de Toulouse, de Narbonne, de Marseille.

Ces grandes et républicaines cités n’avaient pas les griefs politiques et patriotiques de Paris. Elles n’avaient pas, dans le passé, des jeûnes, des privations, ni le prolongement de ces misères en perspective. Lyon, Marseille et les autres villes qui bougèrent à la suite du Dix-Huit mars, subirent sans doute l’entrainement de quelques militants, derrière lesquels se groupaient, pour se désagréger bientôt, les éléments révolutionnaires et les forces populaires turbulentes, que toute agglomération industrielle contient. Ces militants prompts à s’exalter et à s’armer, plus prompts encore à se lasser de la révolte et à déposer les armes, ne voyaient dans le mouvement parisien que l’aspect révolutionnaire et le caractère socialiste. Le reste leur échappait. Les populations de ces grandes villes n’avaient pas subi les horreurs et les ébranlements cérébraux du siège, ni la honte de la capitulation ; la colère parisienne les laissait froides. Elles redoutaient une Révolution qui ramènerait le désordre et la gêne, alors qu’on commençait à considérer avec satisfaction la reprise du travail, du commerce, des affaires normales et de la vie habituelle. Les grandes villes avaient presque toutes approuvé la paix, et le choix de leurs représentants à l’Assemblée nationale n’indiquait nullement des désirs de Révolution, des aspirations vers un bouleversement fondamental. Elles jouissaient de larges franchises municipales, et se tenaient pour satisfaites de la composition de leurs corps élus, se proclamant républicains. Elles admettaient que Paris réclamât un conseil municipal libre et maître des affaires de la cité, puisqu’il en était arbitrairement privé. Mais Lyon, Marseille, les autres cités, jouissaient de conseils municipaux indépendants. Pouvaient-elles faire mieux que souhaiter le même droit pour Paris ? Cela pouvait s’obtenir sans combats, sans révolution. La loi municipale refusant l’élection des maires aux villes importantes n’était pas encore votée, ni même proposée, quand des délégués inconnus venaient de Paris leur demander de se joindre à la capitale insurgée et les exhortant à faire même cause avec elle. Ces émissaires ne pouvaient entraîner personne. Les idées, les aspirations, les revendications de Paris ne pouvaient être celles des départements. Il y avait séparation d’intérêts. La Commune pouvait être logique, utile aussi à Paris ; la Commune, à Lyon, à Marseille, à Toulouse, semblait déraisonnable et même nuisible. Aussi, après avoir voté en conseil des adresses, manifesté sur les places, poussé des cris de Vive la Commune ! par sentiment révolutionnaire, par instinct frondeur, après avoir même pris les armes pour installer théâtralement la Commune à l’instar de Paris, ces mêmes cités se hâtèrent-elles de demeurer immobiles et muettes. Si, comme on l’a vu, pendant quelques journées, souvent durant quelques heures seulement, leurs populations remuèrent, s’emparèrent des édifices municipaux, délogèrent des autorités, arrêtèrent préfets et magistrats, dominèrent les Conseils ou leur substituèrent des Commissions municipales, bien vite, cette ardeur combative tomba comme une courte fièvre, et l’on cessa de vouloir imiter Paris. Il ne fut jamais question nulle part d’envoyer des secours effectifs à la capitale menacée, et la grande majorité de la population départementale considéra comme une action dangereuse de paraître favoriser, par des séditions locales, une rébellion contre le gouvernement national. On ne pouvait, disaient alors leurs élus écoutés, paraître pactiser avec la révolte contre le suffrage universel d’un pouvoir, qui ne représentait que le suffrage d’une seule ville.

Ainsi Paris était abandonné à son sort aventureux, et pas un département, pas une ville, pas un village ne devaient se lever pour l’aider à combattre l’Assemblée de Versailles et la réaction. On ne crut pas à un péril pour la République. M. Thiers fut considéré partout comme le protecteur du régime républicain, ainsi qu’il le déclarait, et l’on fit facilement accroire à tous que la lutte contre cette Assemblée, en présence des allemands occupant une partie du territoire, était surtout le vrai danger pour le maintien de la paix et de la République. La victoire de Paris sur Versailles deviendrait un péril pire pour la patrice ; elle ramènerait les allemands et menacerait l’intégrité de la France. On croyait sincèrement cela hors des murs parisiens. C’est pourquoi la province demeura sourde et paralytique, quand Paris lui criait de bouger, l’appelait au secours ; elle se vanta même de n’avoir point voulu entendre, de n’avoir point voulu marcher.

Elle eût cependant répondu à un appel, à un seul. Il eût fallu qu’on lui criât, qu’on lui prouvât plutôt, que la République était sérieusement menacée, et que, si la province n’accourait pas défendre le drapeau républicain, les monarchistes à Versailles voudraient l’arracher, l’Assemblée allait rétablir un roi. Alors cette province, devenue presque unanime, se serait dressée furieuse et terrible. Assemblée, Gouvernement, Thiers, les préfets, les fonctionnaires, tout eût été balayé en quelques jours, en quelques heures même, Si les départements républicains eussent été persuadés que la République appelait réellement au secours, et qu’elle allait inévitablement succomber si on ne courait sus aux assassins déjà la serrant à la gorge, ils se fussent lancés en masse. Mais personne ne comprit ce cri de détresse, personne ne crut à la tentative d’assassinat, et ce fut la suprême habileté de M. Thiers de nier le guet-apens et de masquer les conspirateurs. Ceux qui essayèrent d’appeler les départements aux armes contre les étrangleurs soupçonnés ne purent justifier de la vérité du péril, ni démasquer les bandits déguisés. Ceux-ci surent garder leur masque. Quand ils osèrent le délier, il était heureusement trop tard pour que l’attentat pût réussir. Grâce à la Commune de Paris, grâce au sacrifice de ses défenseurs et au sang de ses martyrs, l’opinion fut avertie et les monarchistes intimidés n’osèrent pas sortir leur roi. Quand ils se hasardèrent à tenter leur coup, la France républicaine avait eu le temps de croître, de prendre de la force, les républicains occupaient les mairies et les fonctions, en nombre. Impuissants et divisés, les royalistes furent contraints de renoncer à leurs prétentions et à leurs complots. Ils devaient, en grimaçant, être amenés à voter la République. Elle ne fut légalisée qu’à une voix sans doute, mais derrière cette unité il y avait des milliers et des milliers de bulletins en réserve dans le pays, que l’avenir victorieux n’allait pas tarder à faire sortir des urnes. Et derrière les urnes, la réaction savait qu’il y avait aussi des fusils.

C’est la Commune de Paris qui a permis cette revanche légale et pacifique. Les Communes des départements, à l’existence éphémère, ont aussi leur part dans cette victoire lente, progressive, et définitive. Si Paris a fourni en 1871 les combattants, tenant en respect les monarchistes, s’il a obligé les républicains modérés à se serrer, et à former un bataillon carré autour du drapeau de la Démocratie, la province a aussi contribué à cette revanche pacifique et constitutionnelle de la Commune vaincue : elle avait refusé des soldats, elle a fourni des électeurs, les masses profondes de ce suffrage universel que rien n’a pu entamer en 1876, en 1889 et jusqu’à nos jours.

Il serait injuste de reprocher durement à la province son inaction. Elle est excusable de ne pas être intervenue, puisque la légitimité et l’utilité de son intervention ne lui étaient pas démontrées. M. Thiers a été en cela un diplomate incomparable. Il a su persuader aux républicains, par toute la France, que, tant qu’il serait le maître, la République ne courrait aucun danger. Il a fait peur aux citoyens des villes et aux campagnes, en leur montrant les révoltés de Paris comme des êtres insociables, aux passions révolutionnaires indomptées, également redoutables pour l’ordre, pour le travail, et pour les institutions républicaines. Il les a effrayés en dépeignant ces républicains parisiens comme des ennemis dont les appétits, les désirs, ne correspondaient ni aux besoins, ni aux intérêts de la majorité du pays. Il a opposé en même temps, siégeant avec lui à l’Assemblée, ou à l’abri dans les rangs inoffensifs de Ligues de conciliation, les députés les plus connus ceux que la démocratie des départements considérait comme les vrais, les seuls républicains, les adversaires irréconciliables de la monarchie. Il donnait à entendre que si Gambetta, « le fou furieux », n’était pas à Versailles, il ne se trouvait pas non plus à l’Hôtel-de-Ville Donc Gambetta aussi désavouait ces émeutiers, parvenus à former une parodie de gouvernement, ces aventuriers que la France ignorait et qu’elle eût repoussés avec effroi, si elle avait été consultée. Cette appréciation tirait des faits mal connus, mal interprétés surtout, une certaine vraisemblance : Thiers, en abusant et en amadouant ainsi la province, s’est trouvé rendre service, par la suite et sans même s’en douter, à la République : il lui a conservé tout son sang, tous ses membres. En détournant la France départementale de la lutte, il lui a épargné la formidable hémorragie qui devait épuiser la démocratie parisienne. Comme ce service fut rendu inconsciemment, sans aucune intention bienveillante, on n’a pas à en faire mérite à ce singulier bienfaiteur.

Mais le résultat n’en a pas moins été obtenu La province a heureusement évité le triste sort de Paris. À ce point de vue, tout en regrettant qu’un soulèvement général, après le Dix-Huit mars, n’eût pas établi la victoire de la Révolution, ce qui eût encore mieux maintenu la République, et eût évité les luttes, les à-coups, les tâtonnements et les anxiétés des premières années et du septennat, on peut reconnaître que les départements eurent des motifs sérieux, en mars et avril 1871, pour ne point s’associer à un mouvenent non préparé, éclatant en dehors d’eux, dont ils ne comprenaient pas bien la portée, dont le but les inquiétait, et qu’ils étaient, dans l’état des esprits d’alors, impuissants à seconder. Mais leur inaction, leur soumission aussi laissaient la place ouverte à la monarchie ; la réaction aurait donc pu tout gagner, tout envahir et ramener triomphalement son roi sur le trône rétabli. La province lui avait donné champ libre. La Commune de Paris heureusement veillait. En chargeant ses fusils, en braquant ses canons, en offrant ses poitrines, elle a crié, aux royalistes, à toute la réaction conjurée : On ne passe pas ! Et l’on n’a point passé, comme l’a dit M. Clémenceau, à propos du boulangisme.

Les forces républicaines dont disposait la province, et qu’elle n’a pas employées à secourir Paris, n’ayant point été affaiblies, ni intimidées, sont restées heureusement de soutien. On n’allait pas tarder à avoir besoin de ces réserves. Elles se reformèrent autour des urnes paisibles, au centre des comités légaux. Des bommes compromis, mais non atteints, dans la bataille de 1871, les réorganisèrent et les armèrent pour les luttes électorales à venir. La Commune abattue, un nouveau combat recommença, protégé par son souvenir, et Paris se redressa lentement, parmi les cadavres et les ruines. Son drapeau, le glorieux haillon de guerre civile, comme l’a désigné trop dédaigneusement Gambetta, était renversé, caché, mais non oublié. Tout troué de projectiles, tout englué de sang, il se dressait devant la mémoire des hommes, épouvantail pour la réaction, exemple et stimulant pour les républicains. Il devait demeurer le fanion des avant-gardes. Assurément lors de l’élection de Barodet, première reprise de l’avantage, comme aux diverses consultations qui suivirent, aux élections générales de 1876, aux élections sénatoriales, nul ne se vanta de voter pour la Commune. On ne pensa peut-être même pas qu’on continuait la lutte qu’elle avait commencée. Les étapes successives de la France républicaine, marquées par des escarmouches et de grandes batailles, a des retours offensifs de la réaction, comme lors de l’élection de Mac-Mahon, comme au 16 Mai, et par des victoires décisives, comme en octobre 1877 avec la démission du maréchal, qui avait ensanglanté Paris, toutes ces triomphal journées républicaines, furent les conséquences et les revanches successives de la Commune. Paris et toute France étaient reconquis en détail sur la réaction, et vainqueurs du Père-Lachaise étaient à leur tour refoulés et vaincus.

Pour vaincre la Commune, pour isoler Paris, pour empêcher la province de se soulever, c’est-à-dire pour content la France républicaine, M. Thiers avait été obligé de contenir d’abord la France monarchiste. Il lui avait fallu tenir en respect les conspirateurs de Versailles et par conséquent affirmer la République. Les simples citoyens, les fonctionnaires, l’armée, les nations étrangères aussi, à force d’entendre proclamer par le chef du gouvernement versai lais qu’il ne combattait que pour la République, qui maintiendrait la République, prirent ces déclarations pou l’expression de la vérité. Elles devinrent par la suite la vérité. Pour tuer la Commune, M. Thiers, le maréchal, l’Assemblée furent obligés de laisser vivre la République Voilà l’immense, l’inoubliable service que la Commune rendu à la France. C’est ce bienfait qu’il convient aujourd’hui d’enseigner aux enfants de nos écoles, aux hommes faits aussi, qui profitent du bienfait, tout en paraissant méconnaître les bienfaiteurs.

LA COMMUNE VAINCUE PARTOUT

Ainsi partout, sauf à Paris, d’où pas un coup de fusil n’était parti depuis le 18 mars, la Commune était comprimée ou vaincue. M. Thiers annonça officiellement ce résultat par la dépêche suivante, adressée à tous les préfets et insérée à l’Officiel :

Versailles, le 1er avril 1871.

Le progrès de l’ordre a été constant depuis trois jours.

Le calme s’est maintenu constamment à Lyon, rétabli sans coup férir à Saint-Étienne et au Creusot.

À Toulouse, la soumission a été instantanée et ne s’est pas démentie depuis que le préfet, M. de Kératry, y est rentré.

Des poursuites sont intentées contre les auteurs des désordres à Toulouse.

Les ridicules auteurs de l’insurrection de Narbonne avaient la prétention de prolonger la résistance. Abordés par le général Zentz à la tête de 900 hommes, ils ont déposé les armes ; leur chef est sous la main de la justice.

À Perpignan, l’autorité est parfaitement obéie. À Marseille, la garde nationale et la municipalité, ne voulant pas assumer la responsabilité d’une guerre civile funeste à la République autant qu’à la France, ont fait une déclaration qui implique la reconnaissance du gouvernement élu et reconnu par toute la France.

Le général Ollivier, un moment prisonnier de l’émeute, a été rendu.

L’armée va rentrer en force à Marseille et tout terminer.

Ainsi la France entière, sauf Paris, est pacifiée.

À Paris, la Commune, déjà divisée, essayant de semer partout de fausses nouvelles et pillant les caisses publiques, s’agite impuissante, et elle est en horreur aux Parisiens qui attendent avec impatience le moment d’en être délivrés.

L’Assemblée nationale, serrée autour du gouvernement, siège paisiblement à Versailles, où achève de s’organiser une des plus belles armées que la France ait possédées.

Les bons citoyens peuvent donc se rassurer et espérer la fin prochaine d’une crise, qui aura été douloureuse, mais courte. Ils peuvent être certains qu’on ne leur laissera rien ignorer, et que, lorsque le gouvernement se taira, c’est qu’il n’aura aucun fait grave ou intéressant à leur faire connaître.

Thiers
Pour copie conforme :
Le vice-président du conseil de préfecture,
Préfet par délégation.
De Rouvrac.

Les nouvelles transmises par ce télégramme du gouvernement étaient dans leur ensemble exactes, réserve faite pour l’appréciation portant sur la Commune de Paris « en horreur aux Parisiens ». C’était là une affirmation mensongère, s’ajoutant à une fanfaronnade sur la prétendue impatience de la délivrance. L’élan de la sortie, malheureuse mais hardie, du 3 avril n’allait pas tarder à démentir cette allégation.

Aucun patriote ne peut, même aujourd’hui, sans un étonnement douloureux, indigné aussi, relire cette phrase extraordinaire, que M. Thiers, avec une cruauté qui n’avait d’égale que son inconscience, a laissé tomber de sa plume belliqueuse en désignant les forces de la guerre civile qu’il venait de rassembler, avec la permission, avec la complicité des Allemands :

« À Versailles, achève de s’organiser une des plus belles armées que la France ait possédées. »

Se vanter de posséder une belle armée, deux mois après la capitulation, et pendant la rédaction des clauses désastreuses du traité de Francfort, quand les troupes de Guillaume occupaient encore la moitié de la France et devaient garder l’Alsace et la Lorraine, quel cynisme ! Avoir une si belle armée française et ne s’en servir que contre des Français ! C’est à pleurer, quand on relit cette page abominable de notre histoire, malgré les quarante années écoulées et les événements survenus.

  1. Pierre-Jean-Louis-Armand Duportal, né à Toulouse, le 17 février 1814, journaliste. Il avait débuté jeune dans les journaux toulousains avances. Il dirige l’Emancipation en 1848. Est condamné à la transportation après le coup de décembre. Rentre en France, il trouve un emploi aux chemins de fer du Midi, s’occupe de travaux miniers fonde à nouveau l’Emancipation en 1868, et en fait l’organe important du parti radical dans le Midi. Plusieurs fois condamné, il était détenu à Sainte-Pélagie, à Paris, au 4 septembre. Mis en liberté, le gouvernement de la défense nationale l’envoya préfet à Toulouse. Remplacé par M. de Kératry le 26 mars 1871, il reprit la plume du journaliste. Élu députée par la Haute Garonne en 1871, il siégea a l’extrême gauche. Il entra comme rédacteur en chef à la Marseillaise, et soutint une polémique fort vive contre l’opportunisme. Un certain Chartier, informateur politique, livra aux amis de Gambetta une lettre écrite au gouvernement impérial par Duportal, alors qu’il subissait la déportation, et dans laquelle il demandait une place, sollicitant un emploi de bibliothécaire. Duportal dut donner sa démission de rédacteur en chef de la Marseillaise, et, bien que le parti républicain ne lui tint pas grande rigueur de cette faiblesse de jeunesse, il considéra sa carrière politique comme finie. Découragé, sans grandes ressources, de plus vieilli et malade, il mourut peu de temps après. C’était un ardent républicain, un journaliste de talent et un parfait honnête homme, peut-être pourvu d’un excès d’exubérance méridionale. Il s’emballa contre le chef de l’opportunisme, avec plus de passion que de prudence, et le groupe gambettiste lui fit durement expier cette incartade. La campagne contre Duportal, dirigée par M. Joseph Reinach, a conservé le nom de « politique des petits papiers ». C’est le pendant de la politique des fiches.
  2. Landeck, joaillier, 39 ans. Mêlé au procès de Blois sous l’empire, renia son affiliation à l’Internationale et fut acquitté. Candidat à la Commune, n’obtint que 2,043 voix dans le 3e arrondissement. Délégué à Marseille par le Comité Central, il revint à Paris, après l’insuccès de la Commune dans cette ville. Remplit les fonctions de Commissaire aux délégations judiciaires. Lissagaray a dit de lui : « Ce n’était en réalité qu’un cabotin de foire, ne doutant de rien, parce qu’il ignorait tout. »
  3. Henri Espivent de la Villeboisnet, né à Londres en 1813, entré à Saint Cyr en 1830, aide de camp du général Bedeau en Afrique, colonel après le coup d’état, général de division le 14 juillet 1870, commandant le 15e corps à Marseille. Il appliqua avec rigueur l’état de siège, illégalement établi, ferma les cercles, supprima les journaux républicains. Il fut mis dans le cadre de réserve, en 1878. à Nantes. Elu sénateur de la Loire-Inférieure en 1876, il siégea à l’extrême-droite et vota toutes les lois et mesures anti-républicaines. Le pape, en reconnaissance de ses services, le fit comte romain.