Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 3/6

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LIVRE VI

LES DEUX ARMÉES

MAC-MAHON GÉNÉRAL EN CHEF

Le général Vinoy, commandant en chef de l’armée de Versailles, dut céder son commandement le vendredi 14 avril. D’où provenait cette disgrâce ? Il n’avait sans doute pas réussi dans l’affaire de la Butte-Montmartre, mais l’échec et la reprise des canons par les insurgés ne tenaient pas à son incapacité : M. Thiers avait tout commandé, même la retraite. Depuis, Vinoy avait protégé Versailles, rassemblé les troupes débandées, gardé les fuyards de Paris. Il venait de sauver et de rassurer l’Assemblée par les trois derniers combats qui avaient eu lieu sous son commandement. Il avait repoussé les fédérés sur tous les points, et il n’avait pas hésité à imiter Galliffet, en faisant fusiller sous ses yeux Duval et avec lui deux officiers de la garde nationale, qui s’étaient rendus sous la promesse de la vie sauve. Ces exploits ne l’empêchèrent pourtant pas d’être remplacé, brusquement, sans motif militaire ou politique avoué. Mais des compensations lui étaient dues. Son successeur d’ailleurs les exigea pour lui. Vinoy fut nommé grand-chancelier de la Légion d’honneur, et on lui confia le commandement de la réserve. Ce successeur fut Mac-Mahon, duc de Magenta, maréchal de France.

Le maréchal de Mac-Mahon (Maric-Edme-Maurice-Patrice) descendait d’une ancienne famille irlandaise, catholique. Son père, royaliste ardent, avait été des amis de Charles X, comme tel avait reçu la pairie. Né à Sully (Saône-et-Loire), le 13 juillet 1808, le futur maréchal entra à Saint-Cyr, fit l’expédition d’Alger comme officier d’état-major, assista au siège d’Anvers, retourna en Afrique, où il participa à toutes les campagnes. Il était capitaine, lors du siège de Constantine. Nommé lieutenant-colonel dans la légion étrangère, il devint ensuite colonel au 41e de ligne. Général de brigade en 1848, il fut nommé divisionnaire en 1852. Il fit la campagne de Crimée sous les ordres de Bosquet, puis de Pélissier. Il fut promu grand-croix de la Légion d’honneur, le 22 septembre 1855. L’année suivante, Napoléon III le faisait sénateur. Il fit l’expédition de Kabylie en 1857, et fut nommé commandant en chef des troupes de terre et de mer en Algérie, Lors de la guerre d’Italie, il reçut le commandement du 2e corps. Son intervention heureuse sur le champ de bataille de Magenta lui valut une grande renommée (4 juin 1859). Il fut nommé maréchal de France et duc de Magenta. En 1864, il fut envoyé en Algérie comme gouverneur général. Son administration fut déplorable. Pénétré de l’idée que l’Algérie devait rester un territoire uniquement militaire, il molesta, découragea les colons. Sous son proconsulat, la conquête fut remise en question, beaucoup de colons désespérés émigrèrent, et ce fut le beau temps pour les exactions, les razzias et les violences des bureaux arabes, dont l’un des chefs, le capitaine Doineau, venait d’être poursuivi comme pillard et assassin, arrêtant les diligences et tuant les voyageurs riches, pour s’emparer de leurs valises.

Bien que catholique fervent, le gouverneur général fut blâmé même par le cardinal Lavigerie, et son renvoi réclamé. Mac-Mahon fut cependant maintenu, mais Émile Ollivier lui imposa un changement de système. Pour conserver son gouvernement, Mac-Mahon accepta platement l’établissement d’un régime civil qui le remettait au second plan. Quand la guerre de 70 éclata, il fut nommé commandant du Ier corps d’armée et la défense de l’Alsace reposa malheureusement sur lui.

Il fut malchanceux dans toutes ses opérations, battu successivement à Woerth, Reischoffen, Frescheviller. Ayant reçu l’ordre de rejoindre Bazaine, il accomplit les divers mouvements nécessaires pour cette jonction, mais avec tant de lenteur et de mollesse qu’il ne réussit qu’à enfermer son armée, déjà décimée, dans le cercle de fer de Sedan. Il avait eu la chance d’être blessé à la fesse, le Ier septembre, et ce fut le général de Wimpffen qui signa, à sa place, la désastreuse capitulation. Prisonnier en Allemagne, il revint à Paris le 18 mars.

Ses défaites n’étaient point des titres suffisants pour engager M. Thiers à lui confier la direction suprême de la difficile guerre civile. Vinoy avait à son actif sa belle retraite de Mézières, ayant ramené à Paris le 13e corps. Ces troupes, les seules régulières et exercées, sauvées du désastre, soutinrent le siège de Paris ; elles formaient au 18 mars la division Faron, la seule comprenant des anciens régiments, et qui, pour cette raison, conserva ses armes dans Paris, à l’armistice. Vinoy avait sans doute mal réussi l’opération des canons, et la déroute de Montmartre, pour ceux qui n’étaient pas initiés aux arrière-pensées de M. Thiers, pouvait constituer une note fâcheuse dans ses états de service, mais les soldats dont il disposait, ce jour-là, n’avaient pas voulu marcher, et il eût été injuste de le rendre responsable d’une débandade qui tenait à des causes morales et physiques, échappant à son autorité militaire. Il parut même s’être douté que M. Thiers ne tenait que médiocrement à la réussite du coup de main sur Montmartre, d’où son manque de décision, sa mollesse. Des dissentiments d’ordre stratégique s’étaient élevés ensuite entre le général en chef et le généralissime que voulait être l’historien des guerres de Napoléon. Vinoy était partisan d’une attaque vive, de la prise d’assaut, en premier, du fort d’Issy. La possession de ce fort eût permis, selon lui, d’écraser les défenseurs du sud-ouest, de faire taire leurs batteries, de rendre leurs positions intenables ; elle devait enfin favoriser la pénétration prompte dans Paris par Montrouge, Vanves et Vaugirard. M. Thiers avait un plan tout autre, Il voulait cheminer lentement vers l’enceinte fortifiée, bombarder progressivement tous les ouvrages avancés, le saillant du Point-du-Jour, la Porte Maillot, occuper successivement Asnières, Courbevoie, Levallois-Perret, Clichy, Neuilly et le bois de Boulogne ; en somme prolonger le combat sur toute la ligne d’investissement à l’ouest, avant de livrer l’assaut final, si la trahison ne lui ouvrait auparavant les portes de la ville.

Cette tactique exaspérerait la résistance, donc épouvanterait la bourgeoisie, indignerait la province. Elle rendrait en même temps la victoire sur les révolutionnaires plus complète, plus profitable. Plus la prise de Paris serait difficile, plus elle apparaîtrait sanglante et retardée, et plus l’extermination des républicains, qui en serait la conséquence, paraîtrait nécessaire, et même légitime. M. Thiers triompherait dans son rôle de vainqueur comme il l’avait souhaité, et la victoire serait reconnue comme étant son œuvre. Vinoy ne lui semblait pas l’homme de son plan, le fameux plan du 17 mars, jusque-là habilement suivi et merveilleusement réussi. En voulant vaincre tout de suite, ce soudard compromettait les fruits attendus de la lente compression de l’insurrection. Donc il convenait de débarquer Vinoy.

Et puis, Vinoy lui tenait tête dans les conseils militaires et ne paraissait pas disposé toujours à s’incliner devant sa science stratégique. M. Thiers voulait avoir sous la main un général en chef passif et soumis, qui exécuterait ses dispositions, sans les contredire, sans même les discuter. Il se passait déjà du concours du ministre de la guerre. C’était avec le chef d’état-major, son ami et docile serviteur le général Valazé, qu’il examinait et décidait les opérations que le ministre Le Flô, comparse muet, n’avait qu’à approuver. Parfois le terrible dictateur consentait à soumettre ses combinaisons tactiques aux divers généraux, mais c’était plutôt à sa table que dans des conseils de guerre, que les généraux Ladmirault, Cissey, Douai, Borel, et l’amiral Pothuau étaient tenus au courant. Le conseil, quand il était réuni, n’avait pour tâche que de couvrir de son autorité professionnelle les idées, les mouvements, les attaques, les préparations et les mesures, générales ou partielles, arrêtées dans la cervelle obstinée du petit homme, grandi par l’infatuation, enivré par les capiteuses fumées des batailles, au milieu desquelles il se voyait avancer et vaincre, général des généraux. Du fond de son cabinet, plongé dans son fauteuil, la carte sous les yeux et distribuant ses ordres aux hommes de guerre respectueux, M. Thiers savourait l’ivresse de la bataille, irrité seulement contre ce Vinoy, qui, par ses objections, ses combinaisons personnelles, et son intention de tout précipiter, venait le troubler dans ses rêves de conquérant et lui gâter son plaisir.

Pour se débarrasser de ce contradicteur tenace et de ce importun critique, M. Thiers se souvint à propos que ce même Vinoy passait pour bonapartiste, qu’il était un général du Deux-Décembre, et qu’il avait signé la capitulation de Paris. Sa disgrâce fut décidée. Mais par qui le remplacer ? M. Thiers songea un moment à Ducrot. Ce guerrier était écrasé sous le poids de sa jactance passée. Il ne s’était pas relevé de sa chute à Champigny. Pourquoi était-il revenu, malgré son fier serment, bien portant et vaincu ? L’opinion lui eût pardonné d’être rentré battu, s’il n’avait promis, à défaut de la victoire, de trouver la mort. Et puis, il passait pour très autoritaire, très cassant, il voudrait sans doute, lui aussi, se mêler des opérations militaires et oserait contrecarrer le Napoléon en redingote noisette. Ducrot serait un autre Vinoy, plus gênant peut-être. Il fallait chercher ailleurs.

Mac-Mahon, après six mois de captivité douce à Wiesbaden, ancienne station thermale renommée, était rentré à Paris, dans son hôtel de la rue de Bellechasse. Il passa la journée du 17 mars, chez lui, les pieds dans ses pantoufles, ne se doutant nullement des événements qui se préparaient, se demandant seulement ce qu’il devait faire. Le 18 mars, entendant battre le rappel, il ne bougea point. Il envoya discrètement un mot au général Le Flô, ministre de la guerre, pour l’informer qu’il était à Paris, et qu’il se mettait à la disposition du gouvernement. Puis, ne soupçonnant pas la gravité des événements qui se succédaient, estimant qu’il n’avait pour le moment aucun rôle à jouer, il se disposa à se mettre au lit. La duchesse de Magenta était déjà couchée, quand un message surprit le maréchal en toilette de nuit. C’était la réponse du ministre de la guerre. Le général Le Flô l’engageait à venir sans retard à Versailles le retrouver. Il lui annonçait que le gouvernement avait quitté Paris, et il lui faisait part de l’exécution des généraux Clément Thomas et Lecomte. Ce dernier renseignement décida le maréchal à ne pas attendre au lendemain pour gagner Versailles : « Ma place est là où est le gouvernement, dit-il, ajoutant sans doute, à part soi : et loin de la rue des Rosiers ! » Il alla réveiller la duchesse. Toute la maisonnée se vêtit en hâte. Avec une petite valise, dans laquelle on avait entassé les objets indispensables, le maréchal, sa femme et un domestique, se dirigèrent vers la gare Montparnasse. Le maréchal était en habits civils. La maréchale emportait cependant l’épée de son mari dans un étui à parapluies. On arriva à une heure du matin au chemin de fer. Il n’y avait plus de trains en partance. La gare était emplie de gardes nationaux, sommeillant dans les salles d’attente, sur les quais. Leur surveillance n’était pas Lien vigilante, car le maréchal et ceux qui l’accompagnaient, après avoir attendu dans le cabinet du chef de gare, jusqu’à cinq heures du matin, le premier train, purent monter en Wagon sans avoir été inquiétés, ou même remarqués. Arrivés à Versailles, ils trouvèrent des chambres et un petit restaurant, au coin de l’avenue de Sceaux. Là le maréchal attendit l’heure où il lui serait possible de se présenter chez le ministre de la guerre. Pour passer le temps, ou pour rendre grâces à Dieu de son salut, le pieux guerrier alla entendre la première messe à l’église Saint-Louis.

Après une brève visite au ministre de la guerre, qui avait été son camarade en Afrique, le maréchal alla s’installer, avec sa famille, à Saint-Germain-en-Laye, au pavillon Henri IV. Là, il fit venir ses malles de Paris, et se tint à la disposition du gouvernement. Il eut la précaution de se faire envoyer son uniforme. Le général le Flô avait informé de la venue du maréchal M. Thiers, et celui-ci en avait pris bonne note. Quand il fut résolu à se débarrasser de Vinoy, la candidature de Ducrot étant écartée, il écrivit à Mac-Mahon, qui vint aussitôt. M. Thiers lui offrit le commandement. Le maréchal refusa d’abord, protestant qu’il ne voulait pas froisser le général Vinoy. M. Thiers insista. Il s’agissait seulement de trouver une compensation pour Vinoy. Alors fut imaginée la création d’une division de réserve, indépendante du commandement en chef, ce qui ôtait à Vinoy le désappointement d’être placé en sous-ordre. Les choses ainsi aplanies, le maréchal Mac-Mahon fut nommé commandant en chef de l’armée de Versailles et présenté en cette qualité aux troupes, qui lui firent bon accueil. Comme sa blessure au derrière le gênait un peu pour monter à cheval, on fit venir à son intention un poney excessivement doux, sur lequel il s’installa sans trop de gêne, et il passa ainsi ses troupes en revue, dans l’allée de Trianon.

Le choix de M. Thiers avait été guidé par deux motifs : d’abord le caractère du maréchal : il savait qu’avec lui il n’aurait pas à craindre ; d’être gêné ou primé dans ses combinaisons stratégiques. Il connaissait, au point de vue militaire, le défaut d’initiative, la crainte des responsabilités de son prudent général, qui avait profité d’une blessure fort insignifiante pour passer à un autre le commandement, lorsque tout lui parut perdu à Sedan. M. Thiers était heureux d’avoir sous lui, tenant de lui le commandement, un chef longtemps renommé, qui avait servi l’empire sans être impérialiste, et qui était considéré par tous les partis de réaction comme le représentant le plus autorisé des forces, non pas dynastiques, mais conservatrices. Évidemment cette nomination serait agréable à l’Assemblée nationale. Le maréchal lui parut donc d’un heureux choix, pour sa tranquillité, pour le maintien de son autorité, et aussi le meilleur garant qu’il pût avoir auprès de l’impatiente et ingouvernable droite.

M. Thiers ne voyait pas alors plus loin, malgré toute sa finesse. C’est que Mac-Mahon, élève des Jésuites, était encore plus dissimulé que lui, et personne ne pouvait deviner à cette époque ses calculs secrets, ses arrière-pensées, ses ambitions sournoises. On se méprenait sur son compte. Tout le monde, et la presse aida à propager la légende, considérait le maréchal comme un sot : on le donnait pour un soudard brutal et ignorant, incapable de conduire une intrigue politique. On assurait même qu’il buvait. On le savait très réactionnaire, ennemi intransigeant de la démocratie, mais on ne supposait pas qu’il pût jouer, dans un parti, dans une conspiration, un autre rôle que celui de personnage décoratif. Quelques esprits plus clairvoyants parurent seuls, mais beaucoup plus tard, avoir soupçonné que ce massacreur des parisiens n’était pas tout à fait un gendarme alourdi, désintéressé de la politique, ni si ignorant des choses parlementaires qu’on l’avait supposé. Beaucoup cependant persistèrent longtemps à le croire indifférent aux passions et aux intrigues des partis, et continuèrent à le dédaigner pour son incompétence politique. Aux séances de l’Assemblée de 1872-73, pourtant, son assiduité inexplicable aurait dû mettre en éveil. Députés, journalistes, diplomates, ne se sont pas méfiés, quand ils virent ce soldat qualifié d’obtus, tel qu’un sous-off parvenu, négliger toute affaire pour venir, chaque jour, ponctuellement au théâtre parlementaire, s’enfermer dans une loge étroite du second étage, d’où il suivait, debout, serré dans sa redingote, avec une attentive froideur, les débats, même ceux d’un médiocre intérêt d’affaires pour tous, et qui auraient dû être pour lui mortellement ennuyeux où même incompréhensibles. Jamais député ne fut plus assidu. M. Thiers, qui fut longtemps sa dupe, a pris par la main ce guerrier, pour lui inoffensif, et dont la prétendue nullité le rassurait, et il l’a conduit jusqu’à ce fauteuil, auquel il tenait tant, qu’il ne comptait bien quitter qu’avec la vie. Le dissimulé candidat s’assit sournoisement à la place de son introducteur berné, le 24 mai 1873.

Mac-Mahon fut un conspirateur aussi ambitieux, aussi tenace, aussi fourbe que Louis-Napoléon, et, s’il ne s’était pas appelé d’un nom irlandais, si, comme le prince président de la République, il avait eu pour oncle le vainqueur de Brumaire et d’Austerlitz, il l’eût imité jusqu’au bout. Mais Mac-Mahon Ier n’était pas possible. Sans l’énergie des chefs républicains, Gambetta en tête, sans peut-être la rebellion opportune d’un officier, le major Labordère, et aussi sans l’obstination D’Henry V et de ses légitimistes, heureusement absurdes, à vouloir arborer leur impossible drapeau blanc, on aurait probablement subi au Seize-Mai, ne pouvant recommencer le Deux-Décembre, une restauration quelconque, ainsi que celle qu’un Monk put entreprendre. Mac-Mahon, après son coup d’État parlementaire, était pourtant entouré d’hommes de main comme Fourtou et Rochebouet, bonapartistes énergiques. La République a été sauvée et fondée malgré ce dangereux conspirateur et ses peu scrupuleux collaborateurs. Il s’est aperçu trop tard, quand il lui fallut non seulement se soumettre, mais se démettre, qu’il n’avait pas assez massacré de républicains durant les journées de mai 71.

Thiers fut son jouet et sa victime, car l’ambitieux petit homme ne survécut guère à la perte du pouvoir. Il eut le temps de voir son maître, son vainqueur, sur le point de réussir, et de se maintenir. Ce fut là son seul châtiment. On oublie trop souvent que Mac-Mahon doit partager avec lui la réprobation populaire et la flétrissure de l’Histoire.

Le maréchal ne fut pas un simple instrument docile dans la main de Thiers, et s’il reçut l’ordre de massacrer le plus de parisiens qu’il pourrait, il l’exécuta avec tant de zèle et d’ardeur qu’on aurait dû se douter qu’il besognait pour son compte. Lui aussi avait à cœur de purger Paris de ses révolutionnaires. Il voulait ramener le Roi, à son défaut l’Empereur, peut-être même s’établir lui-même sous le titre de Lieutenant général, de Protecteur du genre d’un stathouder, dans une capitale assagie et, par la saignée copieuse, désormais à l’abri des fièvres rebelles. Il fit montre, dans l’œuvre d’extermination qu’on lui avait confiée, d’une exagération qui dépassa les prévisions sanguinaires de M. Thiers, qui dut même surprendre le vainqueur de la Commune. M. Thiers ne s’attendait pas à être si bien compris, si admirablement servi.

L’ARMÉE DE VERSAILLES ET L’ALLEMAGNE

La nomination du maréchal Mac-Mahon eut lieu au moment où les naïfs entrepreneurs de conciliation envoyaient à M. Thiers des députations animées des meilleures intentions, enflammées des plus chimériques désirs. On trouvera plus loin l’exposé de ces démarches, sincères peut-être-mais vaines assurément. En écoutant distraitement les ambassadeurs de la paix, M. Thiers ne songeait qu’à ses préparatifs de guerre. Il repassait dans sa tête, avec satisfaction, les totaux des contingents dont il disposerait désormais. Il ne se préoccupait que de l’emploi qu’il devait faire de ses effectifs renforcés.

Il faut d’abord constater un fait important : si M. Thiers a résisté énergiquement à toutes les démarches, à toutes les tentatives qui furent faites, non seulement par des groupes, par des comités et des personnalités notoires de Paris, mais aussi par d’importantes délégations de corps élus de la province, c’est qu’il pouvait mettre en ligne une armée très forte, avec laquelle il devait inévitablement prendre Paris et châtier les parisiens : tout son plan, tout son rêve.

S’il avait pu constituer cette armée nombreuse, accrue par des renforts successifs « l’une des plus belles armées que la France ait possédées », comme il l’a déclaré cyniquement à la tribune, oubliant Sedan et le traité désastreux qui allait être signé à Francfort, et dont on arrêtait les clauses pendant qu’il parlait, cette belle armée il la devait à l’Allemagne. Sans les complaisances, sans la complicité des prussiens, M. Thiers n’eût pas pris Paris, n’eût même pas essayé de le prendre. Réduit aux forces insuffisantes qu’il possédait au lendemain du Dix-Huit mars, il eût accepté avec joie une transaction quelconque, qui le laissait à la tête de la République, avec la gloire légitime d’avoir arrêté l’effusion du sang et pacifié le pays.

C’est donc l’Allemagne qui a fourni à M. Thiers la force suffisante pour écraser la Commune. Elle l’a fait bénévolement. Elle n’y était pas obligée par traité. Bien au contraire, elle avait limité l’effectif qu’elle autorisait à 30,000 hommes. Elle permit de l’augmenter de 100,000 hommes. Ceux qui, en dehors de toute question d’humanité, déplorent la défaite de l’insurrection de 1871, qu’ils considèrent comme celle du prolétariat, mais ne craignent pas, en invoquant de dangereux et naïfs sentiments de fraternité et d’internationalisme, de souhaiter l’oubli de la guerre de 71, et qui rêvent d’un rapprochement avec les allemands, devraient se souvenir que Thiers et Mac-Mahon n’ont pas seuls noyé dans le sang la République communaliste et la révolution sociale. Ils n’eussent pas réussi s’ils n’avaient eu derrière eux, leur donnant la force qui leur manquait, le Kaiser et Bismarck. La Commune a été vaincue par des troupes françaises, sans doute, mais sous le protectorat de l’Allemagne. Il s’est trouvé, non seulement des libellistes sans scrupules comme sans talent, pour prétendre que l’Allemagne avait favorisé la Commune, mais aussi des écrivains réputés sérieux, ignorants cependant ou prévenus, qui ont paru admettre une certaine bienveillance des prussiens à l’égard des insurgés parisiens. Quelques-uns, ne pouvant nier la résistance opposée par les avant-postes allemands au passage des fédérés vaincus, fuyant dans les derniers jours, ni la remise aux autorités versaillaises de certains fugitifs, comme Henri Rochefort, ont cru être exacts en limitant cette attitude bienveillante des prussiens aux dernières semaines de l’insurrection. Mais dés la fin de mars, et dans la première quinzaine d’avril, l’Allemagne autorisa et facilita les renforts que quémandaient MM. Thiers et Jules Favre. On ne saura probablement jamais au prix de quelles bassesses, de quelles complaisances, de quelles renonciations anti-patriotiques, au moment où s’élaborait le traité de paix et la délimitation de nos frontières, ces deux hommes d’état purent acquérir la sympathie et les faveurs de l’ennemi.

M. Thiers, a dit Léonce Dupont, se hâta de passer sous les fourches caudines de M. de Bismarck. Il obtient en cinq jours à Francfort la paix qu’il a marchandée un mois à Bruxelles : il l’obtient en accédant à toutes les conditions que nos ministres plénipotentiaires ont eu mandat de refuser. Grâce à cette soudaine soumission aux exigences du vainqueur, l’Allemagne nous rend les prisonniers de guerre, sans lesquels peut-être le maréchal Mac-Mahon eût tardé longtemps encore à pénétrer dans Paris.

(Léonce Dupont. — Souvenirs de Versailles pendant la Commune, p. 412.)

FAIBLESSE DE VERSAILLES AVANT LE 3 AVRIL

M. Thiers, dans sa déposition à l’Enquête parlementaire, a officiellement reconnu ce qu’il devait à l’Allemagne, et dans quelles proportions elle l’avait aidée.

Au moment dont je viens de parler, a-t-il dit, faisant allusion à la première semaine qui suivit sa fuite à Versailles, nous ne comptions que 22,690 hommes. Je fis occuper le Mont-Valérien… Quant aux autres forts, nous nous serions affaiblis, si nous avions voulu les garder, car il nous aurait fallu au moins 8,000 hommes pour les occuper. Nous aurions perdu là une partie notable de nos forces. Je ne gardai donc que le Mont-Valérien, et je ramenai tout le reste : j’eus ainsi 22.000 hommes bien liés et bien commandés. Nous passâmes quinze jours à Versailles sans rien faire. Ce sont les plus mauvais jours de ma vie. Il y avait cette opinion répandue dans Paris : Versailles est fini ; dès que nous nous présenterons, les soldats lèveront la crosse en l’air. J’étais bien certain que non, et cependant si nous avions été attaqués par 70, ou ; 80,000 hommes, je n’aurais pas voulu répondre de la solidité de l’armée, ébranlée surtout par le sentiment d’une trop grande infériorité numérique…

(Déposition de M. Thiers. — Enquête Parlementaire, t. II, p. 14.)

Avant de suivre dans l’intéressante déclaration de M. Thiers l’exposé de la formation et de l’augmentation progressive de l’armée destinée à triompher de la Commune, insistons sur les points suivants, déjà indiqués dans les deux précédents volumes de cette Histoire :

1o — Le gouvernement et l’Assemblée n’avaient, pour les défendre, dans la semaine qui suivit leur fuite, que des troupes peu solides et surtout insuffisantes. S’il y avait eu alors contact et combat, l’armée de Paris se trouvait dans la proportion de 20 contre un : 200,000 parisiens ardents contre 20,000 soldats en déroute.

2o — Si, dès le 20 mars, Versailles eût été attaqué par cette force supérieure, M. Thiers reconnaît, et l’aveu dut lui coûter, « qu’il n’eût pas répondu de la solidité de l’armée », c’est-à-dire que la débandade du 18 mars sur la Butte Montmartre se continuait sur la butte de Picardie et sur les avenues de Versailles.

3o — La faute impardonable du Comité Central de n’avoir pas continué, achevé la déroute du 18 mars, en se portant dès le lendemain, ou au plus tard le surlendemain, sur Versailles, a permis à l’armée d’être reconstituée, augmentée. Grâce à cette inaction de Paris, au répit accordé à Versailles, grâce aussi à la bonne volonté de l’Allemagne, l’armée a pu acquérir une supériorité numérique et une confiance qui lui faisaient défaut. Ainsi les deux semaines perdues en négociations avec les maires et en diversions électorales ont permis la formation de l’armée de 130,000 hommes.

4o — La victoire de la Commune, ou du moins de l’idée communaliste représenté par le Comité Central, était difficile après les journées d’avril ; elle devint impossible quand l’armée fut renforcée et dès que les combats eurent lieu sous les murs mêmes de Paris. Elle était, au contraire, dans la première semaine de l’insurrection, facile et certaine, quand M. Thiers ne disposait que de 22,000 hommes peu sûrs, sauf la division Faron, et quelques gendarmes.

5o — La défaite de la Commune, malgré toutes les fautes commises et toutes les causes accessoires et contingentes, malgré des incapacités et des divisions intestines, malgré des incapacités évidentes dans le commandement, dans l’administration, malgré même l’abstention de la province et l’isolement de Paris, est donc due à l’infériorité numérique considérable des fédérés. Par conséquent, la déroute successive et l’écrasement final eurent pour cause directe et absolue l’inertie des chefs parisiens ayant laissé passer l’heure favorable de l’attaque et permis le rassemblement d’une armée. M. Thiers ne pouvait opérer s’il avait été attaqué plus tôt. L’Allemagne n’eût même pas songé à faciliter ces renforts, n’eût pas eu le temps de les expédier, et, dès le 20 mars, Versailles eût été cerné et l’Assemblée dispersée.

Ainsi le Comité Central par son inaction, M. Thiers par son activité, l’Allemagne par son intervention complaisante, voilà, avant toutes choses, les principaux et décisifs facteurs de la défaite de la Commune.

Complétant son explication sur les renforts qu’il obtint successivement, M. Thiers dit à la Commission d’Enquête qu’après avoir donné le total de son effectif disponible au lendemain de son arrivée à Versailles, il fit venir des troupes de toutes parts, si bien qu’en peu de jours il fut non pas rassuré sur la possibilité d’emporter Paris, mais sur le danger d’être assailli à Versailles par une masse de « forcenés ».

L’opinion générale, ajouta-t-il, était qu’il ne fallait pas perdre de temps : mais on comprenait aussi qu’il y aurait danger à faire une tentative prématurée, car si un malheur était arrivé sous les murs de Paris, il était impossible de compter sur rien.

L’Assemblée crut qu’il fallait demander des volontaires, tout le monde était de cet avis. Je reconnus bientôt que le pays était tellement abattu par les désastres de toute nature qui avaient fondu sur lui, qu’il ne fallait pas compter sur une mesure semblable. Les mobiles ne valaient pas grand’chose. Ils étaient découragés ; une fois la paix signée, ils étaient rentrés chez eux. Il ne vint pas un seul bataillon de volontaires, mais il restait les débris de nos armées, je me hâtai de les réunir, de les réorganiser, et c’est avec ces débris-là que je composai l’armée qui est parvenue à arracher Paris à la révolte. Dès que je fus parvenu à réunir 50,000 hommes, je me dis que le moment était venu de donner une leçon aux insurgés…

M. Thiers fit alors à la Commission le récit des combats des 2, 3 et 4 avril à Neuilly, à Courbevoie, dans les plaines de Rueil et de Nanterre, et du côté de Vanves, Meudon et Chatillon. Il déclara qu’il n’avait pas mis en ligne 50,000 hommes, mais seulement 30,000. les autres étant restés à Versailles et vers les forts du sud. Il s’abstint cependant d’agir immédiatement sur Paris, après ces premiers cès dus surtout à l’infériorité numérique des fédérés. On le pressait d’en finir. Il répondait aux impatients : « Je ne ferai une tentative sur une place aussi forte que Paris que lorsque j’aurai tous les moyens nécessaires pour réussir. »

Et M. Thiers concluait, pour essayer de convaincre et de calmer l’Assemblée réclamant l’assaut :

La place de Paris est tellement formidable qu’il ne serait pas raisonnable de l’attaquer avec 50,000 hommes. J’étais convaincu que c’était par la puissance des feux que nous triompherions, et nous étions loin alors d’avoir une artillerie suffisante.

Continuant l’exposé de ses efforts pour parvenir à avoir en main la force qu’il estimait nécessaire pour prendre Paris, il dit encore :

L’Assemblée a bien voulu me laisser faire. Je dis à la commission des Quinze mes raisons d’attendre et de temporiser jusqu’à ce que le moment fût propice, et elle finit par m’approuver.

Alors, il faut le rappeler, les prussiens étaient de très mauvaise humeur. Il n’est pas vrai, comme on l’a prétendu, que j’eusse beaucoup de difficultés avec le gouvernement prussien à propos de la Commune, et qu’il eût pour elle la moindre prédilection. Il veut seulement quelques dépêches désagréables échangées à ce sujet avec M. de Bismarck…

M. de Bismarck offrait publiquement ses secours contre la Commune, secours qu’évidemment nous ne pouvions point accepter. Il nous pressait même d’en finir, et à cet égard joignait ses impatiences à celles d’un certain nombre de députés, qui auraient voulu substituer leurs idées aux nôtres sans connaître la situation et ses difficultés.

Cependant, malgré ces démêlés, malgré le traité qui limitait à 40,000 hommes l’armée de Paris, M. de Bismarck consentit à une augmentation, qui fut d’abord de 10,000 hommes, puis de 130,000. Il nous en fournit même les moyens en nous renvoyant un nombre assez considérable de nos prisonniers, dont il avait suspendu le retour par suite des contestations survenues…

(Déposition de M. Thiers. — Enquête Parlementaire, t. II, p. 14.)

Donc les Prussiens ont voulu aider M. Thiers à vaincre Paris. Leurs services directs, l’intervention militaire, ayant été déclinés, ils ont fait tout ce qu’on acceptait d’eux pour écraser Paris. Dans la guerre civile de 1831, Versailles eut donc pour alliée l’Allemagne.

L’EFFECTIF DE L’ARMÉE DE VERSAILLES

Ainsi le chiffre de l’armée de Versailles était, au 16 avril, de 130,000 hommes. Nous verrons ensuite ce qu’à partir de cette date put opposer la Commune. La lutte fut grandiose des deux côtés, mais si l’héroïsme était du côté de Paris, Versailles avait le nombre, ce qui est préférable. Les 130,000 hommes mis en ligne étaient presque tous des combattants organisés, exercés, dont la moitié avait vu le feu à l’armée du Rhin ou sous Metz. « Nous avons eu jusqu’à 170,000 rationnaires, a dit aussi M. Thiers, mais dans une armée, tout ce qui mange ne combat pas. Il y avait le train, les malades, les blessés. Ces 130,000 combattants furent répartis en cinq corps, plus un sixième corps dit de réserve, donné à Vinoy, à titre de compensation. Ce corps de réserve comprenait la division Faron et les brigades La Mariouse et Derroja, avec les régiments de ligne du XIIIe corps, durant la guerre.

Ceux de Vinoy, les seuls échappés au désastre de Sedan et ramenés à Paris, qui avaient participé à tous les combats pendant le siège, les 35e, 42e, 109e, 110e d’infanterie, furent tout le temps de la lutte en première ligne.

Les cinq corps étaient ainsi composés.

Maréchal de Mac-Mahon, commandant en chef ; général Borel, chef d’état-major ; général Princeteau, commandant l’artillerie ; général Le Bretevillois, commandant le génie.

Ier corps : Général de Ladmirault.

Les divisionnaires étaient : Ire division général Grenier ; 2e division, général de Laveaucoupet ; 3e division, général de Montaudon.

IIe corps : Général de Cissey : 1re division, général Levassor-Serval ; 2e division, général Susbielle ; 3e division, général de Lacretelle.

IIIe corps : Général du Barail : 1re division général Halna du Fretay ; 2e division, général du Preuil ; 3e division, général Ressuyre.

IVe corps : Général Douai : 1re division général Berthaut ; 2e division, général Hérillier.

Ve corps : Général Clinchant : 1re division, général Duplessis ; 2e division, général Garnier.

Les brigades étaient ainsi compostes :

Ier corps : (Ladmirault).

1re division : r° brigade, général Garnier : 48e, 83e de marche ; 2e brigade, général Fournès : 10e bat. de chasseurs de marche, 51e, 72e de marche ; artillerie, deux batteries, génie, une compagnie.

2e division : Ire brigade, général Wolf : 23e bat. de chasseurs de marche, 67e, 68e, 69e de marche.

3e division : 2e brigade, général Hanrion : 2e bat. de chasseurs de marche, 45e de marche, 135e de ligne, artillerie : deux batteries ; génie, une compagnie.

4e division : Ire brigade, général Dumont : 3e bataillon de chasseurs de marche, 39e de ligue, régiment étranger ; 2e brigade, général Lefebvre, 31e de marche, 36e de marche ; artillerie : deux batteries de mitrailleuses, 2 batteries de 12.

Le Ier corps comprenait en outre : une brigade de cavalerie indépendante, général de Galliffet, 9e et 12e chasseurs à cheval, et un régiment de gendarmerie à pied.

IIIe corps (de Cissey).

Ire division : Ire brigade, général Besson : 4e bataillon de chasseurs de marche, 82e, 95e de marche ; 2e brigade, général Daudel : 113e, 114e de ligne ; artillerie : deux batteries de 4 ; génie, une compagnie.

2e division : Ire brigade, général Rocher : 18e bat. de chasseurs de marche, 46e, 89e de marche ; 2e brigade, général Paturel : 17e bat. de chasseurs de marche, 38e, 76e de marche ; artillerie : deux batteries de 4 ; génie, une compagnie.

3e division : Ire brigade, général de Lacroix : 19e bataillon de chasseurs de marche, 39e, 41e de marche ; 2e brigade, général Pichot, puis général Bonetoux : 70e, 71e de marche ; deux batteries de 4 ; génie : une compagnie.

Le IIe corps comprenait en outre, pour s’éclairer, un escadron du 6e lanciers, et une réserve d’artillerie de deux batteries de mitrailleuses, deux batteries de 12.

IIIeCorps (du Barail).

Ire division : Iree brigade, général Charlemagne : 3e, 8e hussards ; 2e brigade, général de Lajaille : 7e, 11e chasseurs à cheval.

2e division : Ire brigade, général Cousin : 4e dragons, 3e cuirassiers ; 2e brigade, général Dargentole : Ier régiment de gendarmerie, 2e régiment de gendarmerie.

3e Division : Ire brigade, général de Bernis, 9e lanciers, 7e dragons ; 2e brigade, général Bachelier : 4e, 8e cuirassiers ; artillerie, une batterie à cheval, réserve d’artillerie, deux batteries de mitrailleuses, quatre batteries de 7 et quatre batteries de 12.

IVe Corps (Douay).

Ire division : Ire brigade, général Gandil : 10e bataillon de chasseurs de marche, 26e, 5e de marche ; 2e brigade, général Carteret-Trécourt : 94e, 6e de marche ; artillerie, 2e et 12e batteries du 15e d’artillerie ; génie, 4e compagnie du Ire régiment.

2e division : Ire brigade, général Leroy de Duis : 55e et 18e de ligne ; 2e brigade, général Nayral : 27e de ligne et troupes venues de Cherbourg ; artillerie, 5e batterie du 12e d’art., 11e compagnie du 2e d’artillerie.

Le IVe corps comprenait en outre deux escadrons de lanciers et de hussards, pour s’éclairer.

Ve corps (Clinchant).

1re division : 1re brigade, général Roussel de Courcy : 1er et 3e de marche ; 2e brigade, général Blot : 2e et 4e de marche, artillerie 1re et 2e batteries du 15e d’artillerie ; génie, 17e compagnie du 3e régiment.

2e division : 1re brigade : général Brauer : 13e et 14e de marche ; 2e brigade : général Cottrets, 15e de marche, détachement du 17e de marche ; artillerie, 28e et 31e batteries lu 14e génie ; 19e compagnie du 2e régiment.

Le Ve corps comprenait en outre le 6e chasseurs à cheval, pour s’éclairer.

Les batteries étaient approvisionnées à mille coups par pièce.

À ces cinq corps venait s’ajouter la très forte armée, dite de réserve, ainsi composée :

Commandant en chef : général Vinoy.

Chef d’état-major, général de Valdan ; artillerie, général Rene ; génie, général Dupont ; intendance, Schmitz.

Elle comportait 3 divisions d’infanterie.

Généraux divisionnaires : 1re division : général Faron, 2e, général Braut ; 3e, général Vergé.

Généraux de brigades : 1re division : 1re brigade, général de La Mariouse : 35e, 42e de ligne ; 2e brigade, général Derroja : 109e, 110e de ligne ; 3e brigade, général Berthe : 2e bataillon de chasseurs de marche, 64e, 65e de ligne ; artilerie, deux batteries de 4, et une compagnie du génie.

3e division : 1re brigade, général Duplessis, puis général Daguerre : 26e bataillon de chasseurs de marche, 37e de marche, 79e de marche ; 2e brigade, général Archinard, puis général Crémion : 90e et 91e de marche ; artillerie, deux batteries de 4, génie, une compagnie.

La réserve comprenait, en outre, la Garde Républicaine à pied et à cheval, et artillerie : 2 batteries de mitrailleuses, deux batteries de 12.

Batteries de siège :

Outre le Mont-Valérien, les batteries de siège, approvisionnées à mille coups par pièce, occupaient, à la date du 24 avril, les positions suivantes :

Meudon : Terrasse de Meudon, gare de Meudon.

Bellevue : parc crénelé, établissement hydrothérapique, Brinborion, Breteuil.

Clamart : Moulin de pierre.

Saint-Cloud : Lanterne de Diogène, le pont de Sèvres et la formidable redoute de Montretout, armée de 120 pièces, dont M. Thiers a dit dans l’Enquête : « Je fis élever à Montretout, en huit jours, une batterie comme on en a rarement employé à la guerre »

On n’avait pas songé en effet à établir une pareille batterie contre les prussiens.

Ce fut cette batterie de Montretout, qui détruisit toutes les défenses du Point-du-Jour, la porte par laquelle les premières troupes, averties par le sieur Ducatel que la brèche n’était plus défendue, pénétrèrent dans Paris, le dimanche 21 mai, dans l’après-midi.

L’ARMÉE DE PARIS

À cette artillerie très forte, à ces batteries puissantes, exceptionnelles, comme celle de Montretout, dont M. Thiers a dit : « On ne se doutait pas de l’effet qu’avait produit cette artillerie de Montretout. Elle avait brisé, pilé le Point-du-Jour. On ne croyait pas la brèche si praticable. La porte et le pont-levis s’étaient abattus et formaient une espèce de pont naturel ; » à cette cavalerie commandée par les généraux énergiques comme Galliffet et Halna du Fretay, et enfin à cette infanterie où figuraient les meilleurs soldats de Metz et la division de Faron, aguerrie, entrainée par tous les combats du siège. Paris n’avait à opposer, en dehors et au dedans de ses murs, que des troupes d’une bravoure et d’une ténacité extraordinaires, mais bien inférieures en nombre, qu’il était difficile de relever et de soutenir. Combien la Commune put-elle mettre en ligne de combattants, pour résister à cette armée de 130,000 hommes, qui, après le 16 avril, entoura Paris, se rapprocha de plus en plus de ses murailles ?

La réponse n’est pas aisée à donner. Il faut se mettre en garde contre les évaluations exagérées ou fictives. Il convient de reconnaître d’abord que, si l’on a pour l’armée de Versailles, outre les déclarations de M. Thiers, des tableaux et états officiels dressés par des généraux comme Vinoy, de Valdan, Appert, rien de semblable n’existe du côté des fédérés. Les états sont inexacts ou ont été détruits. Contrairement à l’armée de Versailles, qui, à peine existante à la fin de mars s’accrut progressivement et rapidement, les bataillons de la garde nationale diminuèrent très promptement ; quelques-uns virent leurs effectifs se disloquer et se fondre après la première sortie ; beaucoup de bataillons successivement disparurent complètement, par défection, lassitude, ou furent remaniés. Il y eut près de 80,000 hommes en armes, à l’époque du 2 avril. Vers la fin de la lutte, on eut bien des difficultés à mettre en ligne une douzaine de mille hommes. Trois mille vaillants tinrent seulement le fusil au début de la dernière semaine. Il n’y eut pas plus de douze cents désespérés, à partir du mercredi 24 mai, derrière les barricades du boulevard Voltaire, de la Butte aux Cailles, de la rue Saint-Maur et du Père-Lachaise, les dernières cartouches ayant été tirées le dimanche matin 28 mai. Les rapports et les pièces d’instruction aux conseil de guerre sont non seulement inexacts, mais complètement chimériques. Il est impossible de s’en rapporter aux documents apportés dans les poursuites qui eurent lieu après la défaite, pas plus qu’aux totaux qui ont été à diverses reprises publiés par le Journal Officiel. Les contrôles, les états dressés par la Commune ont été, pour la plupart, brûlés dans les incendies, ou détruits par prudence. Ceux qui possédaient des situations de bataillons ou de compagnies, à l’aide desquelles on aurait pu reconstituer les cadres et les effectifs, ont fait disparaître ces papiers compromettants. Les états de solde, les bons de fournitures, les comptes de trésoriers, qui ont été retrouvés mais incomplets, ne peuvent donner que des chiffres approximatifs. Et puis, les aurait-on intacts, qu’il ne faudrait les citer qu’avec de grandes réserves : comme l’a fort bien dit M. Thiers, en parlant des 170,000 hommes rationnaires portés sur les états de l’armée de Versailles, tous ceux qui touchent une ration ne sont pas des combattants. Dans la garde nationale surtout, la solde et les vivres perçus ne correspondent pas au total des hommes ayant effectivement combattu. Il s’était produit une déperdition considérable depuis la sortie des 3 et 4 avril et la division en compagnies de marche et en bataillons sédentaires, assez fâcheusement imposée par Cluseret. Les rapports officiels, à Versailles, font entrer dans l’effectif de l’armée de la Commune tous les gardes nationaux faisant partie des 20 légions existant au moment de la Fédération. Il put y avoir, au Dix-Huit mars, 234 bataillons inscrits aux contrôles du ministère de la Guerre, auxquels on pouvait ajouter un certain nombre de compagnies de corps francs. Mais ce n’était là qu’une armée sur le papier. Le général Appert, dans son rapport aux conseils de guerre et dans l’Enquête, donna les chiffres suivants : Garde nationale active, 76.800 hommes, sédentaire 106.909, avec 3.649 officiers pour l’active et 4.933 pour la sédentaire.

Il y aurait donc eu en chiffres ronds 200.000 gardes nationaux en face de 130.000 soldats versaillais. Ces totaux sont fantastiques. Cluseret évalue à 41.500 hommes les forces dont il disposait au 5 avril. C’est encore un total beaucoup trop fort. On peut donner, comme maximum de l’effectif en avril des combattants de la Commune organisés, enrégimentés, répondant aux appels et se rendant aux tranchées quand leur tour était venu de marcher, le total de 25 à 30 mille homme. Ce furent là, durant la période indiquée, tous les hommes disponibles, les combattants réels. M. Thiers, les généraux de Versailles, les capitaines rapporteurs près les conseils de guerre eurent intérêt, par la suite, à grossir démesurément le nombre des combattants de la Commune : la victoire en devenait plus magnifique et la répression devait être proportionnellement plus intense ; le nombre des communards fusillés semblait plus légitime.

En prenant ce chiffre de 25 à 30.000 combattants dans le courant d’avril, il faut considérer que les fédérés ne reçurent aucun renfort du dehors ; que toutes les bonnes volontés, toutes les énergies s’étaient manifestées, avaient concentré leur effort dans les premières semaines, avaient été employées ; que les hommes indécis, subissant l’enthousiasme du milieu, l’exemple de voisins, la crainte aussi de paraître résister aux réquisitions, aux convocations, ne persévérèrent pas ; ils abandonnèrent peu à peu le rôle actif, demeurèrent pour ainsi dire spectateurs de la lutte, touchant les rations, la solde, mais restant chez eux quand ils recevaient un ordre de service, demeurant sourds aux appels, laissant battre le rappel sans y répondre. Les forces de la Commune, portées à leur maximum au commencement d’avril, subirent donc des déperditions successives et continues.

Je me contentais, a dit Cluseret, de commander, chaque fois qu’on le pouvait, 3,000 hommes, effectif nécessaire pour avoir 4,300 combattants. Malheureusement ce n’était pas tous les jours, comme les Versaillais, que je pouvais renouveler cette poignée de braves gens. Ils restaient dix, douze, quinze jours aux avant-postes. À Issy, ils demeurèrent quinze jours.

Ce renseignement est, non pas d’une certitude absolue, mais vraisemblable. D’après les récits détaillés des divers combats soutenus et les totaux donnés de ceux qui y prirent part, jusqu’à la chute de fort d’Issv, au commencement de mai, il résulte qu’il n’y eut pas plus de douze mille hommes dans les forts et les tranchées du sud d’Ivry à Issy, et que quinze mille hommes environ furent échelonnés à l’ouest, du Point-du-Jour à Saint-Ouen. C’est donc, au total maximum, chiffres ronds, à 30,000 combattants qu’il faut fixer l’ensemble de l’armée parisienne en face des 130,000 hommes de Versailles. La vaillance, la solidité des fédérés qui se montrèrent au feu n’en demeurent que plus éclatantes.

L’ARMEMENT

La Commune posséda un armement considérable. Les chassepots étaient au nombre de 280,000. Les fusils à tabatière de 180,000, les fusils à percussion de 70,000. Il y avait en outre disponibles 50,000 revolvers et 56,000 sabres de cavalerie et autres. Un effectif cinq fois plus gros que celui qui fut armé pouvait être pourvu. L’artillerie était très forte : 1,740 canons et mitrailleuses. Les pièces de 7 dominaient, un grand nombre toutes neuves, provenant de la fabrication pendant le siège. Mais toutes ces bouches à feu ne furent pas utilisées. Le parc d’artillerie central fut installé au Champ de Mars, puis à l’École Militaire, trop tard. Un regrettable désordre y fut signalé jusqu’à la fin, malgré le zèle et la bonne volonté du directeur de l’artillerie, Avrial[1]. Les pièces avaient été éparpillées sur divers points, à la suite du Dix-Huit mars. Il s’en trouvait, en grande quantité, à Montmartre, à l’Hôtel-de-Ville, au square du Temple, aux Invalides, place Wagram, place d’Italie. Les gardes nationaux qui avaient pris possession de ces pièces, au moment où la nouvelle de l’entrée des Prussiens dans Paris, à la veille du Ier mars, produisit une émotion considérable, ne voulaient plus se dessaisir de ces canons qu’ils considéraient comme à eux. La précaution était louable, si on avait, dès les premiers jours, prévu une bataille dans Paris. Mais, dans ce cas, il fallait armer des barricades aux positions bien choisies, construites solidement, aménagées avec tranchées et sacs à terre, de façon à soutenir une longue et terrible lutte dans les rues. Mais, comme nous l’avons dit, comme on le verra par la suite, on ne prit aucune précaution de ce genre. On se contenta de conserver jalousement les canons comme un ornement de quartier, presque comme des monuments dont le voisinage est fier. Quelques-unes de ces pièces, à Montmartre, aux Buttes-Chaumont, à la place d’Italie, et sur la Butte aux Cailles, tirèrent lors de l’entrée des troupes, mais dans son ensemble l’artillerie servit peu, en dehors des pièces armant les forts, les tranchées et les bastions.

Il n’y eut que 320 pièces mises en service sur les 1,740 que la Commune avait à sa disposition ! La majorité de ces pièces étaient du calibre 7, se chargeant par la culasse, On dut fabriquer des gargousses en grande quantité, l’approvisionnement étant insuffisant. Les pièces de 12 étaient nombreuses, mais furent peu employées. Un comité d’artillerie siégeait au ministère de la guerre, en compétition avec le Comité Central. Il ne rendit pas de grands services et augmenta surtout la confusion qui régnait, principalement dans l’emploi du matériel. Sur les remparts, à côté de canons sans affuts, de caissons isolés et de pièces abandonnées, se trouvaient quelques pièces de marine de 24, d’une grande puissance, parmi lesquelles la célèbre Joséphine, qui avait fortement tiré pendant le siège. On laissa inutilisée et inutilisable toute cette grosse artillerie, dont l’emploi pouvait être si précieux.

Les munitions pour la mousqueterie étaient en grande quantité. Pour les chassepots, tabatières, remingtons, carabines Enfield il existait plus de 30 millions de cartouches. Il y avait plusieurs dépôts de ces cartouches : l’Hôtel-de-Ville seul en gardait 30,000 paquets. La majeure partie des munitions était en dépôt à la poudrière Beethoven, au Trocadéro. Les poudrières de l’est furent les premières dégarnies, les nombreux bataillons de cette région prenant l’habitude de s’y approvisionner, en quittant leurs quartiers pour se rendre au combat, au lieu de puiser dans les réserves de l’ouest, sur leur passage. La poudrière du Trocadéro se trouva ainsi à peu près intacte, quand les troupes entrèrent. On put cependant transporter un certain nombre de ses munitions au Panthéon. Les artilleurs, dont beaucoup provenaient de l’artillerie de la garde-nationale pendant le siège, commandée par Schœlcher, étaient au nombre de 5.600. Il y avait parmi eux d’excellents pointeurs. Ce fut un corps d’élite, solide et habile.

SERVICES ACCESSOIRES

La cavalerie et le train n’existèrent pour ainsi dire qu’à l’état de projet. Il est vrai que les charrois n’étaient pas considérables, les fourgons des bataillons suffisaient aux transports, le parcours étant restreint. Quant à la cavalerie, elle ne fut employée qu’au service des estafettes, et tous les officiers supérieurs ne furent pas montés. On devait former un corps d’éclaireurs à cheval, le temps manqua, et, aussi, après le 4 avril, où ces éclaireurs firent défaut, son utilité ne fut pas reconnue. Il n’y eut que deux escadrons de complets. Le génie se composait de sapeurs organisés pendant le siège, et de volontaires recrutés parmi les anciens élèves de Châlons et d’Angers se trouvant incorporés dans la garde nationale. On y fit entrer aussi des employés des services techniques de la voirie, des eaux, du gaz, des chemins de fer, etc., etc.

Dans la population ouvrière de Paris se trouvaient des éléments abondants pour constituer deux ou trois régiments complets du génie : les terrassiers, si nombreux, auraient pu être mieux utilisés. On forma à peine quelques compagnies de cette arme si importante. Dans la situation de ville assiégée, elle aurait dû rendre les plus grands services. On avait négligé de l’employer suffisamment pendant la guerre avec les prussiens, L’exemple aurait pu servir de leçon. En couvrant les forts et les fortifications par des tranchées, en multipliant les ouvrages avancés, en protégeant toute position acquise ou reprise par des travaux défensifs rapidement exécutés, en cheminant à l’abri de contre-parallèles, en usant de la sape et de la mine, en remuant partout et sans relâche la terre, on eût reculé la ligne d’investissement, retardé toutes les opérations d’approche, prolongé le siège de plusieurs semaines, de plusieurs mois peut-être, et sauvé la situation, en vertu du principe qui a terme a vie. Les villages, les terrains de la zone immédiatement suburbaine se prêtaient admirablement à ce système défensif. Les divers délégués à la guerre et la Commission exécutive n’y songèrent point, ou ne se mirent pas en peine d’organiser des troupes du génie et de les employer. Ce fut un ingénieur civil distingué, Roselli-Mollet, qui fut placé à la direction du génie.

Le service médical comprenait un chirurgien en chef, ayant rang d’inspecteur, un chirurgien principal par légion et un chirurgien major, un aide-major, un sous-aide, par bataillon.

Appel fut fait aux docteurs et aux étudiants en médecine et en pharmacie, lien vint en très grand nombre. Les infirmières et ambulancières ne manquèrent pas non plus. Ce service fut organisé par le docteur Courtillier, et fonctionna régulièrement. Les malades touchaient dans les hôpitaux 50 centimes par jour ; le restant de la solde était payé à leurs femmes.

L’intendance fut confiée aux frères May. Ce service laissa sans doute à désirer et suscita des réclamations et des plaintes. C’est traditionnel. Il en est et il en sera de même sans doute dans toutes les armées en campagne. À toutes les époques toujours l’intendance fut critiquée. Il faut reconnaître que, pendant la lutte de la Commune, alors que les prussiens occupaient une partie de la banlieue, gardaient toutes les avenues du nord et de l’est ; qu’en outre les trains de chemin de fer étaient encombrés par le transport des troupes françaises et allemandes, dans le désarroi issu de huit mois d’invasion, de troubles et de disette, l’approvisionnement n’était guère facile. Il fallut des prodiges d’habileté et d’initiative aux intendants si attaqués pour que les gardes nationaux ne souffrissent pas trop du désordre général et des difficultés du ravitaillement. Il était assez difficile de se procurer de la viande, les arrivages de bœufs et de moutons n’étant ni réguliers ai assurés. Les cultivateurs et expéditeurs de légumes et autres comestibles, n’ayant pas de marchés passés, apportaient ou envoyaient leurs denrées à leur gré, selon les sentiments de confiance ou d’inquiétude qui les animaient, variables avec les événements. Cependant, Cluseret l’a constaté, ce service ne laissa pas trop à désirer.

Quand je pris le ministère de la Guerre, a-t-il dit, es frères May étaient en possession de l’intendance générale. Ils déployaient une grande activité et avaient organisé le service de campagne très convenablement. Ceux qui ont prétendu que les troupes manquaient de vivres en ont menti. Je me suis assuré personnellement que, partout où il y avait des postes réguliers, la sous-intendance la plus voisine avait constamment en magasin un nombre de rations triple et quadruple de l’effectif normal. Si quelquefois des détachements ont jeûné, ce que je ne crois pas, ce fait n’a pu se produire que par l’absence, la nonchalance ou l’ineptie des commandants. Il est vrai que ceux-ci trouvaient plus commode de rejeter la faute sur la direction centrale que de s’occuper de leurs hommes…

(Cluseret, Mémoires, p. 106.)

On fait retomber, en tout temps, et dans toutes les armées, trop facilement sur l’Intendance des retards dans la distribution de vivres, qui proviennent souvent de la négligence des chefs et du défaut de ponctualité de leurs subordonnés. L’intendance a fait son devoir quand elle a établi dans les dépôts indiqués et à portée des troupes, les subsistances nécessaires. Sa mission est alors terminée. Les chefs de troupes doivent veiller à ce que les vivres soient touchés à temps et distribués rapidement et convenablement. Les intendants de la Commune avaient une mission moins aisée que celle de leurs collègues des autres armées, et ils s’en acquittèrent généralement avec zèle, exactitude et probité.

LA SOLDE

Le service de la solde était fait par le délégué aux finances, Jourde, assisté de Varlin, tous deux membres de la Commune,

Les officiers-payeurs élus dans chaque bataillon produisaient à la délégation des finances des états dressés par les sargents-majors de chaque compagnie, visés par le capitaine et le délégué de la compagnie. Les tambours et clairons, qui au début étaient payés au mois, comme dans l’ancienne garde nationale, touchèrent à partir du 2 avril 2 fr. 50 par jour, plus une allocation de o fr. 35 c. pour leurs femmes.

Les payeurs touchaient : les officiers-payeurs de bataillon 5 fr. par jour, les sargents-majors 3 fr. ; les frais de bureau alloués étaient de 100 francs par mois pour le bataillon, 10 francs pour chaque compagnie.

La solde de la garde nationale était de deux sortes :

1o — La solde intérieure ou de la garde sédentaire : 1,50 par homme et par jour, fes fameux Trente sous, et un subside de 0,75 pour les femmes dont le garde déclarait la présence ; 2,50 par jour pour les sous-lieutenants, lieutenants et capitaines, 5 fr. pour les commandants et adjudants majors.

2o — La solide de campagne, service actif au dehors de l’enceinte fortifiée : général en chef, 500 francs par mois (16 fr. 65 par jour) ; général en second, 15 fr. par jour ; colonel, 12 fr. ; commandant 10 fr. ; capitaines, adjudants-majors, chirurgiens majors, 7,50 ; lieutenants, aides-majors, 5,50 ; sous-lieutenants, 5 fr. Les traitements civils ne dépassaient pas cette proportion.

LES BARRICADES

Les barricades devaient faire partie du système défensif de Paris. Elles devaient suppléer au silence des forts évacués ou pris d’assaut. C’était la base même de la guerre de rues, qu’on devait non seulement prévoir, mais préparer, organiser à l’avance. Les parisiens, bommes, femmes, enfants, sont de merveilleux combattants de barricades. Les exemples célèbres ne manquaient pas. C’était une ressource suprême, sans être le salut certain, car les défenseurs des barricades disparaissent ou sont tués, si la lutte se prolonge par trop, et ne sont pas remplacés ; l’artillerie peut avoir raison des plus fortes défenses urbaines ; la privation des vivres, la rareté des munitions amenant la reddition ou l’abandon de certains points stratégiques permettent à une armée d’isoler, de cerner les autres positions. On s’en est rendu compte en juin 48. Mais la lutte dans Paris en mai 71 pouvait être si terrible, devait entraîner tant de pertes, tant de ruines, qu’un armistice suivi d’une pacification était une supposition admissible, à la condition qu’on fût à même de tenir derrière les barricades et de prolonger la guerre de rues.

Il fallait donc barricader Paris. On le laissa ouvert. Cluseret et son successeur Rossel, qui, avec son tempérament d’officier, n’avait que du mépris pour cette guerre plébéienne, prirent bien des arrêtés pour la construction de barricades, mais ils ne tinrent nullement la main à leur exécution.

Une commission de construction des barricades fut cependant nommée, elle fonctionna même. Son président fut Napoléon Gaillard[2], un brave homme, de son état cordonnier, orateur méridional vulgaire, mais applaudi dans les clubs de la fin de l’empire. En son œuvre d’ingénieur improvisé il se montra plein de bonne volonté, mais il fut peu secondé. Il ne bâtit qu’une barricade, superbe il est vrai, mais elle demeura inachevée. Elle s’élevait, comme nous l’avons indiqué plus haut, à l’angle des rues Saint-Florentin et de Rivoli barrant le passage jusqu’à la terrasse du jardin des Tuileries. Elle atteignait la hauteur d’un deuxième étage, et était divisée en deux parties, avec retrait, permettant de passer à couvert de la première barricade à la seconde : une petite forteresse urbaine avec bastion en miniature, redan, courtine, tout en réduction. Entièrement construites avec des sacs à terre flanqués de piles de moellons, cette double barricade, armée et défendue, aurait dû tenir huit jours, arrêter une colonne, le canon ne pouvant de la place de la Concorde la battre directement, à raison de l’angle et du retrait formés par le solide palais de la Marine. Napoléon Gaillard l’avait édifiée avec lenteur, avec précision. Juché au faite de sa construction, dirigeant, stimulant les travailleurs, il montrait avec orgueil aux passants la barricade, sa barricade, et souriait. Il accueillait avec des gestes protecteurs les amis qui venaient l’admirer sur son chantier. La forteresse de la rue de Rivoli, que l’on appelait plaisamment Château-Gaillard, n’était pas terminée quand les Versaillais entrèrent. Tournée par les troupes, elle ne fut d’aucune utilité. Le service des barricades, bien que reconnu de première importance, n’exista donc qu’en projet. La barricade de la rue de Rivoli et celle de la place Vendôme ne furent que des démonstrations décoratives, et Paris ne fut barricadé qu’à l’improviste, au hasard, sans méthode, dans la fièvre et le désarroi des derniers jours de combat dans les faubourgs, comme au début d’une émeute. Cluseret et Rossel ont commis une faute inexplicable en ne veillant pas à la construction de ces barricades, qui auraient dd former une seconde enceinte fortifiée et transformer chaque quartier en redoutes à peu près imprenables. On a sans doute évoqué le souvenir de Moscou, à la lueur des incendies ; c’est à Sarragosse que l’on aurait dû songer.

ÉTAT-MAJOR

Les états-majors étaient nombreux : il y avait d’abord l’état-major général, celui de la délégation à la guerre, puis celui de la Place et ceux de chaque légion ; en outre les principaux généraux avait un état-major à eux afférent. Il y eut un certain abus dans l’entrain avec lequel des jeunes gens, désireux de briller, de parader, de porter un élégant costume avec retroussis rouges et aiguillettes d’or se jetèrent sur ces emplois marquants. Ils affichèrent une telle préoccupation du costume, des passementeries et des ornements, que cette coquetterie leur attira la circulaire sévère de Cluseret dont nous avons parlé. La tenue peu conforme à l’ordonnance de ces officiers trop coquets leur valut, outre le blâme de Cluseret, affectant par puritanisme vaniteux de porter un veston et de se coiffer d’un chapeau mou, des regards envieux et des quolibets méprisants de la part des combattants aux vareuses en loques, aux galons ternis, sous l’effet combiné de la pluie, du vent, de la boue et de la poudre. Il faut se souvenir cependant que ces brillants officiers d’état-major ne caracolaient pas seulement dans les rues de Paris, ne promenaient pas toujours leurs élégants uniformes dans les bureaux du ministère de la Guerre. Beaucoup, et à tout instant, le jour et la nuit, étaient envoyés aux avants-postes, en inspection, ou chargés de remettre des ordres aux commandants des forts de Vanves ou d’Issy, par des routes intenables sous les obus. Plusieurs revinrent blessés, ou furent tués, dans ces services périlleux et sans gloire.

Le chef d’état-major général, sous Cluseret, était le colonel Rossel, qui devait lui succéder. Il ne prit la direction de la guerre qu’à la fin d’avril. L’aide de camp de Cluseret, capitaine d’état-major, était le comte Charles de Beaufort, neveu d’un membre important du Comité Central, Édouard Moreau. Il fut traité de traître, comme nous l’avons dit plus haut, accusé d’avoir fait massacrer des hommes de son bataillon, à la barricade de la rue Caumartin et fusillé par les fédérés près de la mairie du boulevard Voltaire, dans l’affolement des derniers jours.

Le sous-chef d’état-major était le commandant Séguin[3]. Son collègue dans les bureaux de l’État-major, Louis Barron, l’a ainsi dépeint :

Le sous-chef d’état-major est un tout petit homme de vingt-quatre ans, dont le corps mince et grêle s’agite dans un gros costume de moblot orné aux poignets de quatre galons d’or. Une ceinture rouge serre à la taille sa vareuse bleu marine, enfoncée dans un pantalon de même drap. Il est chaussé de godillots éperonnés, d’où montent jusqu’à mi-jambes de bautes guêtres de campagne. Il porte cette tenue, plus bizarre que puritaine, avec une crânerie empêtrée d’une drôlerie irrésistible.

La malicieuse nature a donné au commandant Séguin la physionomie la plus contraire à son rôle belliqueux, celle d’un rat de bibliothèque. Le teint est Jaune, tous les traits accusés, les pommettes saillantes, le nez proéminent et de travers, la bouche trop fendue, le menton trop pointu, les yeux petits, louches et myopes, disparaissent sous d’immenses bésicles, mais, surmontaut tout cela, s’élève un front magnifique d’intelligence et de fermeté. Car l’ironique nature, non contente encore de son œuvre, a logé, dans ce corps mal bâti un esprit amoureux d’art militaire, érudit des choses de la guerre, une âme de héros et de poète, éperdument éprise de stratégie et de tactique, de batailles et de sièges.

Séguin, soldat par vocation, ne l’est pas par éducation, c’est un universitaire, licenciées lettres, candidat à l’école normale, professeur libre, journaliste, rimeur. La Révolution, simplement parce qu’il s’est offert, en a fait un chef d’état-major. Ce singulier petit homme est nerveux en diable, et impérieux.

(Louis Barron. — Sous le drapeau rouge, p. 19, éd. Savine.)

Séguin resta en fonctions quand Rossel remplaça Cluseret. Il rendit les plus grands services à la défense.

L’État-Major général comptait encore dans son effectif : Roselli-Mollet, directeur du génie, chargé de suivre le classement du matériel de l’artillerie ; le commandant Larue, détaché aux arsenaux et fonderies ; le colonel Meyer, organisateur des régiments de marche ; le colonel Gois, chargé de la justice militaire, puis président de la cour martiale.

LES GÉNÉRAUX

Durant la première période de l’insurrection, avant la grande sortie du 3 avril, plusieurs généraux furent successivement nommés et remplacés pour des raisons diverses, comme Lullier, Brunel, Eudes, Bergeret. Les généraux Duval, Flourens furent tués.

Cluseret, nommé dès le dimanche 2, prit seulement le 5 officiellement possession du ministère et des services. Il n’avait pas voulu assumer, on l’a vu, la responsabilité de la sortie qu’il n’avait pas ordonnée, qu’il désapprouvait. La seconde période de la guerre civile commence donc au décret du 6 avril, pris par la Commission exécutive et supprimant le grade de général. Le même décret nommait Jaroslas Dombrowski, alors commandant de la 12e légion, au commandement de la Place de Paris.

L’insuccès de la sortie et les fautes commises, principalement par Bergeret, avaient motivé ce décret, inspiré par Cluseret. Bergeret ne fut pas seulement destitué, mais mis bientôt en arrestation. Les raisons données pour cette mesure de rigueur furent d’abord l’échec de la marche sur Versailles. La Commission exécutive était toute imprégnée des traditions de la Révolution. On traduisait au tribunal révolutionnaire, alors, pour être guillotinés, les généraux coupables de s’être laissés battre. Cette rigoureuse sanction de la défaite fut certainement souvent un stimulant et força la victoire. On eut beaucoup de peine, par la suite, à obtenir un emprisonnement, doux et peu surveillé, devant aboutir à une prompte et facile évasion, pour Bazaine, convaincu de haute trahison. Bergeret avait été battu, cela suffisait pour qu’on songeât à lui appliquer, mais avec modération, le traitement que la Convention réservait à ses généraux reconnus non pas même pour des traîtres, mais comme des incapables ou des imprudents. Une autre raison décida la Commission à ordonner l’arrestation de Bergeret. Elle retint qu’il avait proféré des menaces contre la Commune, pour le cas où elle le ferait arrêter. Il avait vanté sa popularité et exagéré l’influence dont il disposait. Il avait même annoncé une résistance armée aux mesures qui seraient prises contre lui, se targuant de l’appui des bataillons qu’il prétendait lui être aveuglément dévoués. Ce langage et cette attitude ne pouvaient être tolérés. L’infatuation de Bergeret « lui-même », sa nullité militaire désormais avérée, et l’imprévoyance avec laquelle il avait combiné et dirigé la sortie étaient des motifs suffisants pour justifier devant l’opinion la mesure dont il fut l’objet. Elle ne produisit aucune émotion, et n’eut guère de suites : Bergeret ne souleva aucun bataillon, pas un garde national ne se prononça pour lui, et à son sujet ni menaces ni récriminations ne se produisirent contre la Commune, Après un court séjour en prison, sa détention ne fut pas maintenue. On donna même un commandement au prisonnier de la veille, qui fit sa soumission, très humblement.

Eudes, qui n’avait pas eu la même responsabilité dans la sortie, qui de plus s’était bravement et intelligemment conduit à Meudon, ne fut l’objet d’aucune poursuite, ni même d’aucun blâme. Il perdit seulement son grade de général en chef, mais il conserva un commandement en second. Sous les ordres de La Cecilia, il garda le commandement de la moitié des positions du sud et s’y comporta fort bien. Cluseret, qui, dans ses Mémoires, ne se montra guère bienveillant pour ses anciens collaborateurs, a dit de lui : « Il avait une certaine aptitude militaire, si on se rapporte à son âge et à son inexpérience, deux défauts remédiables. Eudes eût certainement fait quelque chose par la suite. »

Dombrowski, pendant un certain temps, en sa qualité de commandant de la place de Paris, fit fonctions de général en chef, mais par la suite il renonça à cet emploi, et il fut plus spécialement affecté à la défense de Neuilly. « Là, a dit Cluseret, il accomplit des merveilles. » L’armée de la Commune fut bientôt divisée en trois corps, ayant à leur tête comme généraux en chef : Ier corps, armée de l’Ouest, Dombrowski ; 2e corps, armée du Centre, La Cécilia ; 3e corps, armée du Sud, Wrobleski.

DOMBROWSKI

Jaroslas Dombrowski était né en Volhynie, en 1835. Il était donc russe et non polonais. Il était l’aîné de trois frères. Son cadet, Ladislas, servit aussi la Commune avec le grade de colonel et commanda à Asnières, où il montra une grande bravoure. Le troisième frère, Émile, était dessinateur au chemin de fer de l’Ouest, et ne participa point aux événements.

Dombrowski fut enlevé, dès l’enfance, à sa famille, par les ordres de l’empereur Nicolas, pour être placé dans le collège militaire de Constantin à Saint-Pétersbourg, comme beaucoup d’autres fils de familles nobles. Jaroslas sortit de ce collège à l’âge de 17 ans, avec le grade de lieutenant d’artillerie. Incorporé pendant quelques années dans l’armée du Caucase, il y fit ses premières campagnes. Revenu à Saint-Pétersbourg, en 1859, il entra à l’Académie militaire. Après avoir fini le cours d’études supérieures, avec le grade de capitaine, il fut nommé, en 1862, quartier maître de la 4e division, en garnison à Varsovie. Les chefs du mouvement national en Pologne apprécièrent les [grands talents militaires de Dombrowski, son noble caractère et son indomptable énergie. Ils le nommèrent gouverneur de Varsovie. En juin 1862, il devint membre du Comité patriote et organisateur des forces insurrectionnelles de la Pologne. Ii fut emprisonné et condamné à mort, le 13 avril de la même année. Sa peine fut commuée, en 1864, après deux ans de détention. Il fut transporté en Sibérie pour y subir sa peine, quinze ans de travaux forcés, aux mines. Il réussit à s’évader pendant le trajet, mais il ne gagna pas immédiatement la frontière. Il se rendit au fond de la Russie pour délivrer sa jeune femme, déportée comme lui, avec laquelle on lui avait permis de se marier, dans la citadelle de Varsovie, afin de pouvoir, par un raffinement de cruauté, séparer les deux nouveaux époux. L’évadé ayant pu rejoindre sa femme, tous deux se hâtèrent de fuir la Russie. Ils se rendirent d’abord à Stockholm, et de là à Paris.

Sur la terre hospitalière de la France, Dombrowski vint augmenter la nombreuse colonie des exilés polonais. On le regardait, dit M. Woloswki, son biographe, comme un des membres les plus dignes et les plus capables de l’émigration. Aussi fut-il élu, avec Bosak, à une très grande majorité, membre du comité représentatif de l’émigration . En 1866, Dombrowski offrit ses services à l’Italie. Une légion polonaise devait être organisée dans ce pays. Un malheureux officier, tué par la suite au service de la France sous les murs de Dijon, le général Bosak-Hauté, devait être le commandant en chef de la légion. Dombrowski eût été son chef d’état-major. Tous deux furent acceptés par Garibaldi, mais la légion ne fut pas formée, à raison de considérations diplomatiques, a dit le biographe Bronislas Wolowski. Celui-ci, dans une notice consacrée au général de la Commune, s’est surtout montré désireux de prouver que les polonais, et Dombrowski à leur tête, n’étaient ni des assassins, ni des incendiaires. Il a rectifié plusieurs erreurs contenues dans un ordre du jour de la Commission exécutive à la garde nationale. La nomination de Dombrowski avait suscité des méfiances dans les bataillons, à raison de la nationalité du nouveau général. L’ordre du jour disait :

Nous apprenons que certaines inquiétudes persistent dans la garde nationale au sujet du citoyen Dombrowski, nommé commandant de place. On lui reproche d’être étranger et inconnu à la population parisienne. En effet le citoyen Dombrowwski a été général sous les ordres de Garibaldi, qui l’estime tout particulièrement, mais Trochu refusa de le laisser partir et le fit même incarcérer. Le citoyen Dombrowski est incontestablement un homme de guerre et un soldat de la république universelle.

Dombrowski, qui était de famille noble, officier dans l’armée russe, n’a pas été, comme on l’a dit, combattant dans le Caucase contre les russes. Il n’a pas été un compagnon de Schamyl, mais au contraire il a fait la campagne dans l’armée du czar. Il fut désigné par Garibaldi pour commander une légion franco-polonaise dans l’armée des Vosges. Dans une dépêche envoyée d’Autun, le 9 novembre 1870, à Gambetta par Garibaldi, ce dernier mandait : « Jaroslas Dombrowski, 52, rue Vavin, Paris, m’est nécessaire. Si vous pouviez le faire sortir en ballon, je vous en serais bien reconnaissant. — Garibaldi. » Cette demande, et l’insistance de Garibaldi indiquée par la réclamation de la voie aérienne pour expédier l’auxiliaire qu’il attendait, prouvent combien Dombrowski était apprécié comme militaire. À Paris, pendant le siège, il voulut offrir ses services à la Défense. On les refusa. Il écrivit alors des articles militaires et fit une conférence, où il critiquait l’inaction de Trochu. Il s’efforça, quand sa femme qui était tombée malade fut rétablie, de franchir les lignes prussiennes pour se rendre auprès de Garibaldi. Trochu avait gardé rancune de la conférence du stratégiste étranger. Dombrowski cherchant à gagner Lyon, fut par son ordre arrêté comme espion prussien ! Trochu devait, par la suite, reproduire cette inepte accusation à la tribune de l’Assemblée nationale, ce qui lui attira une verte et noble réponse de Mme Dombrowska, la veuve du général :

Dans votre dernier discours prononcé à l’Assemblée de Versailles, écrivit-elle à Trochu, vous avez accusé mon mari d’avoir joué le rôle d’un espion prussien pendant le siège de Paris. La seule preuve que vous avez fournie à l’appui de votre accusation, c’est que vous l’avez fait arrêter comme tel. Votre devoir était d’ajouter qu’avant d’avoir été arrêté aux avant-postes français, quoiqu’il fût muni d’un laissez-passer qui lui avait été délivré par votre propre gouvernement, le général Dombrowski vous avait demandé la permission de combattre pour la France dans l’armée de Paris. Vous auriez dû dire aussi qu’avant d’avoir essayé de franchir les ligotes prussiennes, pour se joindre au général Garibaldi, qui l’avait invité à venir prendre place dans les rangs de son armée, mon mari avait, dans son discours et dans une brochure que vous ne lui avez jamais pardonné d’avoir écrite, essayé de faire de la défense de Paris autre chose qu’une sanglante comédie… Il ne faut pas oublier non plus, monsieur le général, que les hommes tels que vous abhorrent les hommes comme Dombrowski.

{{t|Afin d’obéir à une raison d’état de votre parti, sinon à une odieuse rancune personnelle, vous n’avez pas hésité à briser le cœur d’une veuve, vous avez essayé de souiller la mémoire d’un mort, vous avez voulu déshonorer ses pauvres enfants, qui de longtemps encore ne pourront vous demander satisfaction de vos calomnies.

Je vous défie, monsieur le général, de justifier votre accusation, de l’appuyer, non pas même sur des preuves, mais sur des présomptions, et ce seul objet a engagé la veuve du général Dombrowski, la seule protectrice actuelle de ses enfants, à prendre note de calomnies qui la blessent, l’outragent dans ses plus chères affections de mère, d’épouse et de patriote.

pélagie dombrowska.

Dombrowski fut la victime d’autres calomnies et d’accusations aussi absurdes, aussi injustifiées que celle dont sa mémoire fut l’objet de la part du pieux général breton, vexé que l’ancien officier de l’école militaire russe eût raillé sa prétention de protéger Paris contre les obus allemands, au moyen d’une neuvaine à sainte Geneviève.

Il fut accusé par la réaction d’avoir fabriqué des faux billets de banque russe. C’était une sotte invention. Dombrowski n’avait pas même connu la fabrication de faux billets russes émis dans un but de lutte politique, et comme un instrument de guerre, par des réfugiés pour le compte de l’insurrection. Les tribunaux français le mirent deux fois hors de cause dans le procès intenté aux inculpés sur la plainte du gouvernement russe.

Une autre accusation, d’apparence plus sérieuse, propagée par la réaction, a longtemps pesé sur la mémoire du vaillant militaire. On a prétendu qu’il avait entretenu, en mai 71, des intrigues scélérates avec Versailles, et qu’il s’était engagé à livrer une ou plusieurs portes de Paris moyennant 500,000 francs. Cette imputation déshonorante a été formulée par l’amiral Saisset, dans sa déposition à l’Enquête. L’amiral a raconté qu’un misérable espion, nommé Veysset, lequel fut d’ailleurs surpris et fusillé, avait avancé 20,000 francs, dont 5,000 de sa poche, le reste fourni par la caisse de la maison Cail et Becquier, à l’aide de camp de Dombrowski, pour obtenir que les portes du Point-du-Jour, d’Auteuil et de l’avenue de l’Impératrice (bois de Boulogne), fussent dégarnies. Dombrowski aurait demandé trois jours pour opérer ce mouvement, qui devait favoriser l’entrée des troupes dans Paris.

Dombrowski, a dit impudemment Saisset, était de très bonne foi et je suis convaincu qu’il croyait tout à fait à l’exécution de ce projet, car il fit successivement retirer la majeure partie de ses troupes, et vous avez pu voir que, quand on s’est présenté, comme par hasard, à une de ces portes, celle où est venu l’ingénieur Ducatel, il n’y avait plus personne depuis quarante-huit heures…

(Enquête Parlementaire, dep. de l’Amiral Saisset, p. 316.)

L’agent Veysset a tout simplement voulu escroquer vingt mille francs à Versailles, et se faire un titre auprès de M. Thiers de ses prétendus agissements pour corrompre Dombrowski. Nous avons déjà exposé dans quel esprit de crédulité l’amiral Saisset s’était abouché avec l’nventurier Arronhson pour obtenir l’élargissement du général Chanzy arrêté à la gare d’Orléans. L’amiral avait touché pour cette opération cent mille francs à la Banque de France, qu’il s’était bien gardé d’employer à l’usage pour lequel ils étaient demandés et remis : « Je n’ai pas donné d’argent, a-t-il dit, quant aux cent mille francs, je les ai partagés entre mes aides de camp. » Le témoignage de cet amiral, à demi déséquilibré, n’a aucune valeur en ce qui concerne la prétendue corruption de Dombrowski. N’a-t-il pas affirmé, dans cette même enquête, que Cremer, Rossel, Cluseret et Dombrowski étaient des agents prussiens. « Pour Dombrowski, j’en suis sûr, a-t-il ajouté avec un aplomb grotesque, parce que son premier aide de camp me l’a dit. » Ce premier aide de camp est celui que l’agent Veysset prétendit avoir gagné.

La porte du Point-du-Jour n’a pas été livrée par trahison, comme nous l’établirons lors du récit de l’entrée des Versaillais dans Paris. Elle fut abandonnée par négligence, par lassitude aussi : la défection des gardes désignés pour ce poste se produisit dans une heure d’inertie, de découragement, par suite de l’incurie de chefs subalternes, et nullement par trahison. L’or de Versailles et la complaisance de Dombrowski sont des inventions. Aucun bataillon n’était venu relever les postes du Point-du-Jour, comme s’y attendaient les gardes, épuisés, affamés ; ils évacuèrent d’eux-mêmes la position devenue presque intenable. On a vu plus haut la déposition de M. Thiers sur les effets dévastateurs de la batterie de 120 pièces établie à Montretout. Aucun général, en eût-il eu la criminelle intention, ne pouvait dégarnir ostensiblement la porte d’Auteuil : les fédérés eussent conçu de la méfiance, et malgré le danger terrible, ils seraient revenus en force défendre le seuil dégarni, en criant à la trahison. Lisbonne, qui était près de là, fût accouru avec son intrépidité connue. Dombrowski, même soupçonné seulement, eût été arrêté sur-le-champ par les gardes nationaux, conduit à l’Hôtel-de-Ville, fusillé sur place peut-être. Et puis était-ce un homme à acheter avec 20,000 francs ? Cette imputation, reposant sur les mensonges d’un gredin comme ce Veysset, peut-elle avoir été acceptée et propagée autrement que par le pire esprit de parti ?

Ce qui peut fournir un point de départ à l’accusation portée contre Dombrowski, c’est que son compatriote et ami, Bronislas Wolowski, a eu réellement des entrevues avec M. Ernest Picard, ministre de l’Intérieur, et même avec M. Thiers. Il obtint du ministère des laissez-passer pour aller à Paris. Wolowski voulait sauver plusieurs de ses amis polonais, restés à Paris, et dont la situation deviendrait terrible, si les troupes prenaient la ville. Ils furent en effet presque tous fusillés. Wolowski, n’était pas communard ; correspondant de journaux de son pays, il témoignait au contraire d’une énergique réprobation envers l’insurrection ; il la considérait comme devant nuire à la cause de l’émigration polonaise et aliéner à ses compatriotes les sympathies de la France. M. Ernest Picard, au cours des audiences qu’il lui accorda, dit tout à coup à Wolowski, multipliant les plaidoyers en faveur de ses compatriotes :

Parlons de choses plus sérieuses. Pouvez-vous faire consentir Donbrowski à négocier avec nous, puisqu’il a toute la confiance de li garde nationale ? Qu’il arrête les membres de li Commune, qu’il nous les livre en même temps que les portes de la ville, nous ne marchanderons pas !

Woloswki, interloqué, répondit :

On voit tant de choses invraisemblables que l’on ne s’étonne de rien. Je ne vous ferai donc pas le reproche, monsieur le ministre, de m’avoir fait une aussi injurieuse proposition.

Picard répliqua :

Mais je n’ai pas l’intention de vous offenser !

Wolowski feignit d’accepter la mission d’embauchage que Picard lui proposait. Il reçut du ministre un laissez-passer pour se rendre à Paris. Il en a publié le fac-simile :

Si je tenais à conserver cette pièce, a-t-il dit, c’est que je voulais avoir une preuve, dans le cas où l’on nous aurait calomniés, et prouver que c’était le ministre qui engageait les Polonais à proposer la trahison à leurs compatriotes. Cette circonstance que l’infâme proposition de trahison n’a pas pris naissance parmi les Polonais n’est pas sans importance.

Le lendemain j’allais en effet à Paris. Je vis Dombrowski et je lui racontai le plus fidèlement possible ma conversation avec M. Picard, et à son honneur, je puis dire et affirmer que je le trouvai très éloigné de tout acte honteux…

(Bronislas Wolowski. — Dombrowski et Versailles, éd. Léopold à Lemberg, édition interdite en France, p. 80.)

Drombrowski étant à Lyon, en quête d’un emploi civil, avant le Dix-Huit mars, avait eu l’intention très nettement exprimée de se retirer de la vie publique. Revenu à Paris, il fut acclamé, entraîné, par ses anciens camarades de la 2e légion de la garde nationale dont il avait fait partie pendant le siège, il dut accepter le commandement de la place de Pa-, ris. Toute sa conduite est un démenti à l’odieuse accusation :

Dombrowski n’accepta pas les passeports que M. Thiers, dans une entrevue avec Bronislas Wolowski, lui fit offrir pour lui et huit officiers polonais. Le témoignage de Wolowski doit être accepté se montrant désireux de soustraire son ami et ses autres compatriotes compromis au sort qui les attendait, si, comme il n’en doutait pas, la défaite de la Commune n’était plus qu’une question de jours et même d’heures. Wolowski revint à Versailles pour reprendre les démarches qu’il avait tentées, sans avoir mandat de Dombrowski, puis il retourna voir son ami, pour lui remettre le passeport obtenu et le presser de l’accepter. Alors, sans conditions, sans trahison, il l’engagea à gagner la frontière, après avoir envoyé à la Commune sa démission. Dombrowski refusa.

Non seulement il n’a pas cherché à livrer une des portes de Paris ni dégarni volontairement le Point-du-Jour, mais, le lundi 22, les troupes étant entrées, il se porta à Montmartre, et tenta de rallier pour la résistance suprême le plus d’hommes qu’il put trouver. Il était à cheval, et malgré les prières de ceux qui l’entouraient, il avançait sous les balles, Ce n’est pas l’attitude d’un homme qui a trahi.

Il s’était rendu au Comité de Salut Public, dans la nuit du dimanche, blessé par un éclat de pierre à la poitrine. Il raconta l’entrée soudaine des versaillais, et ses vains efforts pour retenir et ramener les troupes. « On s’étonne de cette invasion si rapide, dit Lissagaray, tant le Comité connaît peu la situation militaire. Dombrowski, qui comprend mal, s’écrie : « Quoi ? le Comité de Salut Public me prendrait pour un traître ? Ma vie appartient à la Commune, » Son geste, sa voix, attestent un désespoir amer… » Il était, dès lors, décidé à mourir.

Le lendemain, lundi, vers une heure de l’après-midi, il se trouvait à la barricade improvisée rue Myrrha, près du boulevard Ornano, avec un petit nombre d’hommes, Les Versaillais, qui avaient tourné la Butte, débouchaient en masses considérables. Son cheval s’abattit, sous une décharge terrible, avant reçu sept balles dans la tête et au poitrail. Dombrowski chancela et tomba, atteint d’une balle au ventre.

Il fut transporté à l’hôpital Lariboisière, expirant. Le pharmacien de l’hôpital, M. Duflot, a relaté ainsi les derniers moments du général, dans une lettre publiée le 27 mai par le Gaulois :

Le général Dombrowski blessé mortellement à la barricade de la rue Myrrha et de la rue des Poissonniers, à Montmartre, le mardi 22 mai, À midi, est mort le même jour, à trois heures après-midi, au lit no 5, salle Saint-Honoré, à l’hôpital Lariboissiére. Son cadavre a été transporté à l’Hôtel-de-Ville par son état-major, afin qu’il ne tombât pas entre les mains des troupes régulières qui, maîtresses des Buttes Montmartre, attaquaient la barricade Ornano et la gare du Nord et allaient par conséquent occuper Lariboisière.

Le corps fut déposé à l’Hôtel-de-Ville, dans la chambre bleue du premier étage, à l’intérieur, donnant sur la cour d’honneur, et qui avait été celle de Mlle Valentine Haussmann. Là, des membres de la Commune vinrent saluer, dans un suprême hommage, qui était aussi comme une réparation et comme la protestation définitive contre d’injustes soupçons, la dépouille du vaillant défenseur de Paris. Pendant que ses compagnons le transportaient sur une civière, de la barricade à l’hôpital, le moribond, aux yeux emplis de mélancolie, avait murmuré à plusieurs reprises d’une voix presque éteinte, cependant que de sa blessure le sang suintait, teignant le drap et la capote défaite, aux manches pendantes étalée sur ses jambes : « Est-ce qu’on dira encore que j’ai trahi ! » Ce furent encore ses dernières paroles avant d’expirer sur le lit de l’hôpital. Il voulait mettre en doute le soupçon, jusqu’à son souffle suprême. Sa mort suffisait. Les traîtres ne meurent point ainsi.

De l’Hôtel-de-Ville, dans la nuit du mercredi, le corps fut porté au Père-Lachaise. Sur la place de la Bastille, des officiers fédérés s’inclinèrent devant la funèbre civière, et le convoi ne reprit sa route qu’après que quelques-uns de ces braves, dont beaucoup allaient le lendemain être au nombre des morts, fussent venus l’embrasser, lui donnant le dernier adieu. Au Père-Lachaise, par une lourde après-midi orageuse, au sourd fracas du canon, Dombrowski fut descendu dans la fosse. Vermorel, qui devait être bientôt blessé mortellement, prononça un discours impressionnant qui fut comme l’oraison funèbre, non seulement du général tué, mais de la Commune elle-même.

Il est possible, et la vraisemblance de la supposition est grande, que Dombrowski, quelques jours auparavant, ne se voyant plus suffisamment obéi, constatant la défection quotidienne autour de lui, impuissant à réagir contre la lassitude progressive de ses troupes, et désespérant d’une cause qu’il se sentait de plus en plus dans l’impossibilité de défendre, ait songé un instant, non pas à trahir, la trahison ne loge pas dans des âmes aussi vaillantes, mais à se retirer, à donner sa démission, et ayant remis son commandement il a pu exprimer le désir de rejoindre sa femme en Angleterre. Mais ce ne fut là qu’une minute de découragement, compréhensible. Il ne persista pas dans l’idée de renoncer à la lutte sans espoir, et résolut de succomber à son poste. Il en avait fait la déclaration en ces termes à Bronislas Wolowski, lui présentant le passeport sauveur qu’il repoussa, le 12 mai :

Je ne puis donner ma démission, fit-il, on dirait que j’ai trahi. Je viens d’envoyer à Londres ma femme et mes enfants, quant à moi je dois périr, car toute conciliation est impossible !.. Accepter ce passeport et m’enfuir, je ne peux pas laisser cette tache à mes enfants comme héritage. N’a-t-on pas déjà dit que j’étais espion, assassin et faussaire ?

Bien que je sache que ma mort ne les désarmera pas, je suis décidé à mourir. Ma femme et mes enfants seront hors de leur atteinte, n’importe ce que je deviendrai moi !… En tous cas je ne profiterai jamais de leur laissez-passer, quand même j’aurais l’intention de me sauver…

Et, tapant sur la garde de son épée, il ajouta : « Voilà mon laissez-passer à moi !… »

(Wolowski. — Dombrowski et Versailles.)

Écœuré par les rumeurs de trahison qui étaient parvenues à ses oreilles, il alla au-devant de la mort, à laquelle il s’était préparé. Il eut une fin à peu près semblable à celle de Delescluze, dont il avait fait à Wolowski cet éloge dans leur dernier entretien : « Delescluze est un homme d’énergie, mais il n’est pas militaire. Il travaille comme un nègre ; il a toute ma confiance, comme j’ai la sienne. Quel dommage que la France n’ait pas un plus grand nombre de patriotes de sa trempe ! » La mémoire de Dombrowski n’a plus besoin d’être défendue : sa mort doit inspirer le respect à tous ceux qui pensent que ce vaillant étranger a acquis sa grande naturalisation par l’honneur, la bravoure, la fidélité, vertus bien françaises.

LA CÉCILIA

Au mois de mai, quand Rossel eut remplacé Cluseret à la guerre, le commandement fut modifié. Dombrowski dirigea exclusivement les opérations de Neuilly et de la rive droite, La Cécilia prit le commandement du centre, et Wrobleski eut l’aile gauche, de la Bièvre à Vincennes.

Ces choix furent excellents. La Cécilia et Wrobleski étaient, comme Dombrowski, de véritables militaires. Ils étaient comme lui d’une bravoure extrême. La Cécilia, colonel de l’armée française, n’était pas un étranger, un italien, comme on l’a cru souvent à raison de la désinence de son nom, et aussi parce qu’il avait obtenu un grade dans l’armée italienne. Il y avait aussi, ce qui donna probablement naissance à l’erreur, sa participation aux côtés de Garibaldi, à l’expédition de Sicile. Il avait combattu à Marsala, et était entré dans Palerme, avec le grade de colonel. Victor-Emmanuel lui offrit alors de passer dans l’armée italienne, en conservant son grade. Il refusa, voulant rester français.

La Cécilia était né à Beauvais, en 1834. Bachelier à dix-sept ans, il donnait des leçons de mathématiques, quand Garibaldi fit appel aux volontaires, en 1860. Il fut un des plus vaillants parmi cette héroïque légion garibaldienne. N’ayant pas voulu être colonel italien, il passa en Allemagne et fut admis comme professeur de mathématiques à l’université d’Ulm. Il revint en France en 1860, se maria et continua à vivre honorablement en enseignant les mathématiques. Quand la guerre éclata, il avait trente-six ans, il s’enrôla dans les francs-tireurs de Paris. Il fit des prodiges de valeur aux environs d’Orléans. Sous-lieutenant, lieutenant, puis capitaine après le combat d’Ablis, il se battit dans toutes les rencontres de la Beauce, il fut, avec Lipowski, l’un des héroïques défenseurs de Châteaudun. Il fut nommé colonel après la bataille de Coulmiers. Il rentra à Paris à l’armistice, ramenant son bataillon et son drapeau. Le drapeau était criblé de balles, et sur les 1,200 hommes dont se composait le bataillon, 127 seulement revenaient valides !

La Cécilia, républicain de longue date, était entré, à la fin de l’Empire, dans l’Internationale, il retrouva au Dix-Huit mars plusieurs de ses amis influents au Comité Central. On réclama ses services. Il offrit son épée et ses connaissances militaires à la Commune. Pourvu du commandement des troupes du Centre, il déploya en vingt occasions un courage, une initiative et un entrain admirables, en même temps qu’il montra de sérieux talents comme général. Il contribua avec Wrobleski à la défense de la rive gauche et lutta jusqu’aux derniers jours.

WROBLESKI

Le plus remarquable peut-être des généraux de la Commune. Brave, cela va sans dire : compatriote de Dombrowski, il avait ainsi que lui de grandes capacités militaires. Il sut arrêter, retarder dans leur marche, les généraux de Versailles disposant d’effectifs cinq ou six fois plus forts. Il avait été lieutenant-colonel durant l’insurrection polonaise. C’était un esprit cultivé et un artiste.

Venu en France après la fin de l’insurrection polonaise, il donnait des leçons de piano pour vivre, et fut accompagnateur dans divers concerts. Il était lié avec plusieurs de ceux qui devinrent membres du Comité Central et de la Commune, et comme Dombrowski, il fut l’un des premiers auxquels on songea pour un grand commandement. Investi de la défense de la rive gauche sud-est, il fit montre non seulement de valeur personnelle, mais d’une grande habileté comme général. Il tira un habile parti des faibles effectifs dont il disposait. Il mit la redoute du Moulin-Saquet et toute la région avoisinant la Butte aux Cailles dans un état sérieux de défense, et tint solidement jusqu’aux derniers jours. Il prolongea la résistance lors de l’entrée des troupes. Il est mort en 1908, retiré à Ourville, chez son ami le docteur Gierzenski. Des obsèques imposantes lui furent faites le 18 août, à Paris. Six mille personnes suivirent le convoi de la gare d’Orléans où le corps avait été ramené au Père-Lachaise, où plusieurs discours furent prononcés. Le citoyen Malato, qui parla le premier, relata sa vie de luttes et d’héroïsme, disant qu’on était sûr de trouver Wrobleski partout où il pouvait être nécessaire de donner son sang pour la cause de la liberté. C’était un brave soldat, un cœur généreux et une intelligence de premier ordre.

Il convient de mentionner encore parmi les principaux chefs de l’armée de la commune, Auguste Okolowitch, Landowski, Wetzel, Durassier, commandant de la flotille, etc., etc… Tous des gens de cœur et dont quelques-uns furent des héros.

L’ÉLÉMENT ÉTRANGER DANS L’ARMÉE COMMUNALE

Une légende s’est faite, après la chute de la Commune, sur la présence des étrangers dans les rangs de la garde nationale. La presse réactionnaire a propagé cette erreur, qui voulait être une insulte, que les étrangers avaient eu une grande part à l’insurrection. La statistique, d’après les documents même fournis aux conseils de guerre, a établi combien ces racontars malveillants étaient loin de la vérité. Il y eut seulement quelques belges, quelques italiens, mais en très petit nombre, qui prirent les armes pour la Commune. On ne saurait faire appel à des chiffres, ils n’existent pas en quantités probantes ou sont faux, car la plupart des étrangers qui furent pris, étant dénoncés comme communards, furent sommairement fusillés, sur la simple révélation de leur nationalité. Il convient cependant de ramener à une proportion minime le nombre des étrangers ayant servi la Commune. Beaucoup de ces infortunés furent arrêtés à raison de leur accent ou de leur nom, bien que n’ayant nullement participé à l’insurrection. Le bon sens, et un peu de réflexion, suffisent à expliquer comment il ne pouvait se trouver des étrangers, en quantité appréciable, parmi les troupes de la Commune, les Polonais exceptés, à raison de l’importance de leur émigration ancienne.

D’abord le mouvement populaire, qui devait aboutir à la prise de possession du pouvoir à Paris par le Comité Central et la Commune, fut, à son origine, uniquement patriotique, chauvin même, donc très défiant envers les étrangers, à quelque nationalité qu’ils appartinssent.

La capitulation, la menace de l’entrée des prussiens, l’idée spontanée de mettre les canons hors de leur atteinte groupèrent les gardes nationaux, préparèrent la Fédération, et l’on ne fit aucun appel aux étrangers. On tint plutôt à l’écart ceux que l’on reconnaissait pour tels, quand ils se présentèrent pour être incorporés. Quant à ceux qui avaient pu se trouver déjà enrôlés dans les bataillons pendant le siège, ils n’entrèrent pas dans la Fédération par prudence, ou tout simplement par ce qu’on les éconduisit. Très peu de non-français se trouvaient alors à Paris. Bien avant le 4 septembre, tous ceux qui appartenaient à une nationalité étrangère s’étaient bâtés de retourner dans leur pays, s’ils avaient pu se procurer les ressources indispensables pour partir. Un certain nombre ne pouvait, ne voulait quitter la France : c’étaient principalement des artisans, des employés quelques petits commerçants sans grandes ressources. Ils restèrent dans ce pays d’adoption où ils étaient accoutumés à vivre, où ils avaient leurs habitudes, leur travail, des amitiés, des affections, et même des liens de famille. La plupart de ces émigrés, à demi français, s’engagèrent dans un corps spécialement formé à leur intention : la légion des Amis de la France. Cette légion fut licenciée à la fin de la guerre. Il y eut donc fort peu d’exotiques, qui, comme ils ne figuraient pas dans la garde nationale, pendant le siège, s’y firent inscrire depuis. La méfiance, et même l’hostilité énergique des citoyens eussent tenu à distance ces nouveaux venus. Presque tous ainsi s’abstinrent, se dissimulèrent, attendirent les événements, en évitant d’attirer l’attention sur eux. Cette attitude prudente n’empêcha pas ces neutres d’être arrêtés par la suite, envoyés sur les pontons ou à l’Orangerie, en attendant qu’ils aient pu se faire réclamer par leurs consuls. L’élément étranger fut ainsi très faible dans les bataillons organisés depuis la Fédération. Les quelques belges, italiens ou suisses, restés à Paris, à la déclaration de guerre, retenus par des affections de famille, des alliances, par l’impossibilité de rentrer chez eux, par la misère aussi, se tinrent en dehors de toute participation à la Commune, et on n’en vit guère figurer parmi les militants des clubs, ou les individualités remuantes des compagnies. Une exception est à signaler : un hongrois, Léo Frankel, fort intelligent et actif, membre de l’Internationale, se signala dans les associations ouvrières, et parvint même à être élu membre de la Commune.

LES POLONAIS

La groupe polonais joua toutefois un rôle considérable dans l’insurrection, non pas tant par le nombre de ses adhérents à la Commune que parce qu’il lui fournit ses meilleurs généraux, Dombrowski, Wrobleski en tête. Ce sont ces braves polonais qui ont accrédité la croyance à la participation de très nombreux étrangers à l’insurrection, et dont l’adhésion éclatante Faussa l’évaluation du nombre et de l’importance des polonais dans le mouvement. C’est que les polonais formaient, bien avant la guerre, une colonie très forte à Paris. Cela remontait à l’insurrection de 1832. Les réfugiés polonais s’étaient acclimatés, beaucoup avaient noué des relations dans toutes les classes de la société, quelques-uns avaient acquis des amitiés politiques importantes, de la réputation dans les arts, dans la littérature, occupaient des chaires dans l’enseignement. Les insurrections ultérieures amenèrent sous l’Empire un nouvel afflux de réfugiés. Il y eut à Paris deux écoles polonaises, l’une boulevard des Batignolles, l’autre à Montparnasse, qui fournirent des lauréats distingués à nos concours généraux, principalement dans les mathématiques spéciales. L’émigration polonaise s’était constituée en Société. Elle comptait, en 1870, 3,700 membres. Elle avait pour président le prince Czartoryski. Il y eut environ 500 d’entre eux qui, au moment de la guerre, se firent inscrire comme combattants, à Paris seulement. Ils s’engageaient par reconnaissance pour le pays qui les avait accueillis, dans lequel ils avaient trouvé une seconde patrie. D’autres servirent en province, et se signalèrent à Châteaudun et dans l’armée des Vosges. Plus de 300 de ces braves sont restés sur nos champs de bataille. Le prince Czartoryski, aristocrate et clérical, nullement favorable à la Commune, a protesté, dans une lettre à la Commission d’Enquête, contre la participation de quelques-uns de ses compatriotes à l’insurrection et a plaidé pour les autres les services rendus dans l’armée. Il a aussi fait état de leurs sentiments religieux, nullement révolutionnaires, ni même républicains, a-t-il affirmé :

Les préliminaires de paix signés, le comité polonais qui tenait le contrôle de ces enrôlés les a invités à quitter le service qui n’avait plus d’objet pour eux. À l’exception de 74, tous se sont rendus à l’invitation. Ces 74 polonais, pressés par le besoin, privés de tout travail, sans aucun moyen de vivre, les subsides qu’ils recevaient jusque-là comme émigrés ayant cessé d’être payés, sont restés comme simples gardes dans les rangs des bataillons sédentaires pour avoir la solde de trente sous. La révolution du 48 mars les a trouvés dans cette situation. Ils ont eu alors le tort grave de ne pas se retirer et de continuer le service pendant le règne de la Commune.

Le prince Czartoryski, qui éprouva le besoin, dans sa lettre à la Commission, de diffamer ses braves et malheureux compatriotes, ayant donné leur sang pour la Commune, et qu’il qualifia « d’aventuriers, d’hommes désœuvrés, sans profession », a protesté cependant contre les accusations dont ils étaient l’objet, en ce qui concernait leur participation aux incendies et aux actes révolutionnaires.

Les Polonais enrôlés par la Commune, a-t-il ajouté, se sont bornés exclusivement au service militaire, et la Commune elle-même les réduisit strictement à ce seul emploi. La révolution du Dix-Huit mars s’est faite sans leur participation. Il n’y a pas eu un seul polonais parmi les membres du Comité Central. Ils n’apparaissent que bien après la constitution de la Commune. La nomination de Dombrowski ne date que du 6 avril, les autres se sont engagés encore plus tard. Pendant toute la durée de la Commune ils n’ont eu que des emplois militaires. Il n’y a pas eu de polonais dans les conseils de la Commune. Aucun d’eux n’a figuré ni comme membre de la Commune, ni dans ses délégations aux divers ministères. Ils sont restés complètement étrangers au gouvernement et à l’administration de la Commune, à ses décrets et à ses délibérations, et constamment dans les forts, dans les tranchées, aux remparts.

Ce plaidoyer est éloquent, et il est l’expression même de la vérité. Non seulement il est certain qu’aucun polonais connu n’a figuré dans l’insurrection avec un rôle politique, mais il est fort probable que la plupart des polonais militaires n’étaient ni des révolutionnaires socialistes, ni même des libres-penseurs, à la façon des démocrates français. Les polonais ont une autre mentalité que la nôtre. Ils ont été, dans leur pays, des insurgés, mais contre le Czar, contre la domination russe. C’étaient des patriotes autonomistes, des rebelles si l’on veut, mais ils n’entendaient nullement constituer un gouvernement populaire. Leurs chefs étaient des grands seigneurs, passionnés, batailleurs et mécontents. Il y avait aussi avec eux des hommes de professions libérales et des paysans aux sentiments analogues à ceux de nos vendéens de 93, armés pour restaurer le royaume de Pologne, tous respectueux de la hiérarchie sociale et animés d’un esprit religieux très vif. L’insurrection victorieuse eût rétabli l’ancienne nationalité polonaise, mais n’eût pas fondé une république démocratique et surtout socialiste. Les polonais qui combattirent sous les ordres de Dombrowvski ou de Wrobleski n’aspiraient nullement à contribuer à l’établissement de la République communaliste en France. Ils espéraient surtout, si la Commune l’emportait, créer à leur pays opprimé un appui solide à l’Occident, et trouver dans les républicains socialistes de l’Ouest des défenseurs, des alliés aux révoltés du Nord, pour le cas où la Pologne, ensevelie dans la défaite, essaierait encore une fois de soulever la pierre de son tombeau. Ils se disaient, avec les illusions de patriotes toujours déçus, mais toujours croyant au miracle de la résurrection, que des secours leur viendraient de cette Commune triomphante en France et redoutée en Europe. Et alors ils suivaient avec enthousiasme les clairons de Dombrowski sonnant la charge. C’était pour eux la diane de la Patrie.

Et puis, tous, depuis l’obscur Trente-sous jusqu’au superbe général, ils aimaient par-dessus tout le combat. La poudre était l’alcool qui les saoûlait le plus. Ils étaient de cette race chevaleresque et intrépide qui, durant tant de siècles, avait barré les routes de l’Europe aux invasions barbares, et dont Napoléon avait tiré les plus audacieux cavaliers de la Grande Armée. L’ombre glorieuse de Poniatowski semblait les commander sous le drapeau rouge.

La Commune confia ses armées à deux vaillants polonais : Dombrowski et Wrobleski, parce qu’ils étaient non seulement des braves, mais aussi des officiers très capables. La bonne volonté, le courage et le désir de vaincre ne suffisent pas à la guerre. I] faut aussi de l’expérience, l’habitude de manier des masses d’hommes et l’art de disposer ses forces, d’opposer, comme dans un duel, le fer au fer, de parer à temps, et de foncer à propos.

On aurait pu charger du commandement des français sans doute ; il n’en manquait pas à Paris qui avaient pour eux le courage, mais presque tous manquaient de la science professionnelle, n’étaient pas des militaires. Ces hommes, braves et bien doués, comme Eudes, n’avaient pas appris à l’école spéciale l’art des combats ni pratiqué ses principes sur le champ de bataille. Novices dans un métier difficile, dont la plupart n’avaient même pas fait l’apprentissage, mais quelques-uns furent vite exercés, presque tous étaient capables de se faire tuer, incapables de vaincre L’armée de la Commune ne supporta point, sans récriminations, le choix de ces généraux polonais, bien qu’ils eussent pour eux la pratique et le savoir. Elle profita de leur expérience militaire, mais elle leur témoigna plutôt de la méfiance, et souvent de l’ingratitude. Dombrowski, Wrobleski et d’autres sous leurs ordres furent peut-être, comme on l’a dit, des condottières, mais ils ne se battirent pas comme les mercenaires de la Renaissance, pour de l’argent. Braves par-dessus tout, en servant la Commune ils étaient persuadés qu’ils servaient la cause du Peuple et de l’humanité, et à cette cause ils sacrifiaient leur vie. Il n’y eut pas assez de ces polonais dans l’armée de la Commune.

LES FAUTES DU GÉNERAL CLUSERET

À toutes les péripéties de la lutte, bien des fautes furent commises et des omissions impardonnables se produisirent. Mais il est juste d’établir que les généraux que la Commune mit à la tête de ses troupes ne furent ni aussi incapables, ni aussi négligents qu’on l’a dit, qu’on l’a écrit. Il ne faut pas perdre de vue les chiffres donnés ci-dessus. Avec 30,000 hommes dans la main, au maximum, ce furent des prodiges de résistance qu’accomplirent Dombrowski. La Cécilia et même Eudes qui n’était point un véritable militaire, mais qui, en sous-ordre, s’acquitta valeureusement et intelligemment des commandements confiés. Mais les fautes du commandant en chef Cluseret furent nombreuses et graves ; de plus, pas toutes d’ordre stratégique.

Trois périodes sont à distinguer, après la sortie malheureuse des 3 et 4 avril, et le rassemblement de l’armée de Mac-Mahon. Du 5 au 30 avril, Cluseret eut la direction absolue des opérations militaires et aussi toute la responsabilité. Nous avons, en retraçant les principaux traits de sa biographie, indiqué les griefs que la Commune put avoir contre lui. Le plus légitime et le plus grave fut de n’avoir pas su utiliser les formidables ressources dont il disposait, en bommes, en artillerie, en munitions, en moyens de défense et d’attaque aussi.

Un siège, des deux côtés, ne doit pas être une guerre entièrement offensive, ni dans un camp, ni dans l’autre uniquement défensive. L’assaillant ne doit pas seulement pousser ses travaux d’approche, cheminer entre ses parallèles, jusqu’à être à portée du corps de place pour tenter l’assaut des remparts battus en brèche. Il lui faut, en arrière, au fur et à mesure que ses travaux avancent, et jusqu’à ce qu’il ait atteint le talus et le niveau de la contre-escarpe, édifier des redoutes, installer des batteries, disposer des abatis de bois, des fascines, pour appuyer ses travailleurs, soutenir ses compagnies d’attaque et repousser les sorties de l’assiégé, l’arrêter s’il avance et menace au delà de la protection des feux de la place. Les prussiens n’ont pas manqué d’agir ainsi. Le jour du combat de Buzenval, après le premier élan caractérisé par l’enlèvement successif des positions de la Fouilleuse, de la Briqueterie, du parc de Buzenval, on se heurta à des retranchements très forts. En arrière du fameux mur du pare, les routes et les chemins étaient barrés par des abatis considérables de bois et des barricades, qu’il eût fallu enlever successivement et avec de grandes pertes. Les versaillais utilisèrent ces défenses prussiennes, lors de la sortie des 3 et 4 avril : Les parisiens assiégés auraient dû, de leur côté, même après cette déroute, remuer de la terre, creuser et armer des tranchées, créneler les villages, barricader tous les chemins et passages dont ils pouvaient, par un coup de main hardi ou à la suite des combats partiels heureux, se rendre maîtres. Ni par les versaillais, ni par les fédérés, l’attaque, la défense ne furent bien menées.

La grande faute de Cluseret fut d’avoir conçu, a priori, un système uniquement défensif. Il ne vit pas, ou ne voulut pas comprendre, que du jour où Paris serait investi, enfermé dans ses fortifications, il serait perdu. Rossel partagea cette erreur, mais il subissait la situation déjà faite.

Cluseret était cependant un général de guerre civile. Il avait eu l’expérience de la grande lutte américaine, lors de la Sécession. Mais, aux États-Unis, il combattait pour le Nord, et il était du côté des vainqueurs. Or, ceci pouvait modifier sa façon de voir les choses. Les deux guerres civiles n’avaient de commun que l’épithète. C’étaient en Amérique comme deux nations étrangères aux prises ; les nordistes et les sudistes n’avaient pas le même tempérament : la fin de la lutte fut bien amenée par le siège et la reddition de Charlestown, comme la prise de Paris termina la guerre civile française, mais avant Charlestown, il y avait eu une longue et meurtrière campagne, qui comprit des séries de grandes batailles et de rencontres au large en de vastes plaines, analogues aux diverses péripéties d’une grande guerre européenne. Cluseret ne pouvait faire profiter Paris de son expérience américaine. Et puis il ne croyait pas à la résistance d’une garde nationale contre la troupe exercée. Les combats acharnés et brillants du mois de mai devaient lui donner un démenti, mais alors il était remplacé. Il partageait les préjugés des généraux professionnels contre les « pékins ». Il était de l’école de Trochu, et, malgré l’exemple récent, il retomba dans les fautes qui avaient amené inévitablement la défaite dont ce déplorable guerrier doit porter la responsabilité. Sa culpabilité et son incapacité furent pires peut-être, et en quelque sorte moins admissibles, que celles du pieux général. Trochu ne croyait pas non plus à la possibilité de défendre Paris avec les éléments à sa disposition. Il ne reconnaissait pas à la garde nationale, hâtivement composée de pacifiques civils habillés en soldats et imprudemment transportés en face de militaires professionnels, la capacité de se battre et le pouvoir « le vaincre. Trochu pouvait à la rigueur être excusé de ne pas oser livrer bataille avec des troupes qu’il jugeait incapables de tenir devant un ennemi supérieur. Il ne voulait pas risquer le combat, puisqu’il était persuadé qu’il ne disposait pas de combattants. Mais Cluseret devait-il avoir cette défiance de la garde nationale ? Alors était-il criminel ou fou d’avoir accepté le commandement au 5 avril ? Il ne comprit pas qu’il ne fallait point imiter l’inaction de Trochu, et qu’il devait, tous les jours, mener ses troupes au feu et en grand nombre, les aguerrir, harceler l’ennemi, gagner du terrain, et reculer le plus que cela serait possible l’heure fatale où, écrasé par la force numérique, épuisé par les pertes, il lui deviendrait interdit de continuer la lutte au dehors des murs. On avait des forts, mais l’un d’eux, Issy ou Vanves, finirait par être démantelé, par devenir intenable. Ce général en chef devait donc prévoir le moment où il lui faudrait circonscrire la résistance, d’abord aux remparts, ensuite dans l’intérieur même de la ville. Ce fut aussi sa pensée, son plan. Et cependant, bien qu’il ait cru que cette résistance dans la cité était la seule possible, la seule efficace, il ne fit rien pour la préparer, pour la rendre terrible, invincible. Il avait assisté à la sortie malheureuse du 3 avril. Il avait blâmé la conduite et constaté les défauts trop évidents de cette opération, la faiblesse du commandement et aussi l’insuffisance de la préparation. Mais, de ce que cette sortie n’avait pas réussi, de ce qu’elle avait été tentée avec inexpérience, sans qu’on eût usé de toutes les ressources que Paris avait en réserves, était-ce une raison pour renoncer à attaquer de nouveau, avec une préparation meilleure, avec des forces mieux combinées, surtout avec de l’artillerie, avec des renforts prêts à être lancés, afin de dégager le Mont-Valérien, de réoccuper le pont de Neuilly, Courbevoie, Meudon, et de défendre le plateau de Châtillon ? L’armée de Versailles n’était pas encore réorganisée ni complétée, et elle eût été forcée de reculer, de se défendre en arrière de ses positions avancées. Comme Cluseret ne fit aucune démonstration de ce genre, les versaillais tranquillisés se maintinrent pendant quinze jours ou continuèrent leur lent mouvement d’approche, sans être sérieusement inquiétés, malgré de brillants et partiels retours offensifs sur Asnières et Courbevoie, à Neuilly et à Issy.

La seconde faute, également très grave, puisque Cluseret ne comprenait la lutte qu’au-dedans, fut de ne pas rendre Paris imprenable, de ne pas essayer le possible et l’impossible pour faire de la ville barricadée, partout armée, avec tous ses points stratégiques défendus, un gigantesque réduit où une armée engagée devrait infailliblement périr ou se désagréger. Rien ne fut même tenté par lui pour préparer cette défense de rues. Lors de l’entrée des troupes, Paris fut pris au dépourvu. Le système des barricades et de redoutes intérieures, qu’on avait cependant discuté et adopté dans la Commission Exécutive et au ministère de la Guerre, ne reçut même pas un commencement d’exécution, en dehors de la construction purement décorative, dont nous avons parlé, l’imposante fortification de la rue de Rivoli, dirigée par Gaillard.

La responsabilité de Cluseret s’étend donc au delà de son ministère, puisque c’est par sa négligence que Paris, surpris et envahi au 21 mai, au lieu d’opposer une série de positions à enlever depuis Le Point-du-Jour et la ligne des fortifications, ne put offrir une résistance sérieuse que sur quelques points de la périphérie et dans certains quartiers excentriques. Cette responsabilité, quant à la résistance intérieure, doit être partagée par les successeurs de Cluseret, car ni Rossel, ni Delescluze, ne se préoccupèrent, avant l’entrée des troupes, de la bataille dans Paris, de la défense à organiser dans les rues. Il est vrai que Rossel fut absorbé par les difficultés croissantes de la lutte sous les murs et que Delescluze fut gêné et détourné par des discussions d’ordre politique ou parlementaire.

À ces deux fautes principales de Cluseret, il faut ajouter l’inutilisation de toutes les forces dont il pouvait disposer. Il s’est vanté, assez sottement, de n’avoir jamais employé plus de six mille bommes pour la défense totale de Paris ! Il a donné pour explication, sinon pour excuse, de cette immobilité où il laissa tant d’hommes pourtant disposés à marcher et prêts à se faire tuer, que la solidité de ces troupes lui paraissait problématique. Il est évident que la masse des fédérés ne pouvait tenir en rase campagne contre une armée régulière organisée, pourvue de tout, dans son ensemble suffisamment commandée, et entraînée par des débuts heureux. La sortie des 3 et 4 avril avait démontré cette infériorité qui n’était pas seulement celle du nombre. Mais en engageant successivement, avec choix et discernement, une plus grande quantité d’hommes, en soutenant et en relevant partiellement les bataillons ayant déjà donné, Cluseret eût d’abord maintenu sous les armes plus d’hommes et aguerri ses nouvelles troupes, inspiré confiance à ses têtes de colonnes, et rendu plus difficile la marche en avant des versaillais. Les difficultés que ceux-ci rencontrèrent dans Neuilly, sous les forts du sud, et la résistance prolongée des fédérés à Issy, à Neuilly, prouve que, si Cluseret avait mis en ligne des bataillons plus nombreux, il eût longuement arrêté les assaillants et retardé leur succès final.

On ne saurait raisonnablement lui reprocher de n’avoir pas lancé témérairement dans les tranchées, et en avant des forts, des masses hésitantes, disposées à subir des paniques et à entraîner des déroutes, comme celle de la plaine de Nanterre. Mais entre les 6,000 hommes qu’il déclare avoir seulement engagés, d’Ivry à Asnières, et les 100,000 gardes nationaux dont il pouvait disposer, des 40,000 qu’il tenait réellement sous la main, il y avait une moyenne à obtenir. Il pouvait certainement tirer des bataillons organisés, rationnés, touchant la solde, une force active et prête à bien se battre, qu’on peut évaluer à ce chiffre exact et net de 40,000 combattants. C’était plus que suffisant pour garder les positions extérieures, et même sur certains points pour contraindre l’assaillant à un mouvement de recul.

Dès son entrée au ministère, Cluseret prit un arrêté fort grave. Il divisa la garde nationale en active et en sédentaire, décrétant la réorganisation des compagnies de marche qui avaient existé pendant le siège. Il crut à tort qu’elles avaient conservé leur organisation, et qu’il n’y avait qu’à les reformer et à leur donner cohésion et régularité. C’était une erreur. Il l’a reconnue. Ces compagnies « de marche » s’étaient disloquées, avaient disparu lors de la capitulation. Fallait-il les réorganiser, puisqu’elles étaient supprimées ? Ces compagnies étaient-elles utiles ? Si l’affirmative paraissait justifiée, il n’y avait qu’à les constituer à nouveau, peu importait que les anciennes compagnies fussent encore organisées ou non.

La garde nationale comprenait depuis la fin de la guerre des éléments nouveaux et les compagnies n’avaient plus la même composition.

La gravité de la mesure prise par Cluseret était ailleurs que dans la distinction entre sédentaires et actifs, comme au temps du siège. On peut même dire que cette séparation aurait pu être formulée ainsi : troupes de première ligne, troupes de soutien ou de réserve. Elle eût été logique et conforme à la nature des choses. L’insuccès de la sortie des 3 et 4 avril, la déroute de la cohue armée, où tous les éléments, bons, médiocres et mauvais, se trouvaient mélangés, la confusion de cette masse qui s’était précipité au dehors des murs comme une bande d’écoliers lâchés, et qui ensuite, avec la même précipitation et un désordre pire, s’était réfugiée derrière les fortifications, avaient démontré la nécessité de pratiquer une sélection, de tirer une armée organisée de cette mêlée vouée d’avance à la dispersion et à la défaite. Mais ce triage fut ordonné d’une façon maladroite et dangereuse.

Cluseret d’abord décrétait le service obligatoire, ensuite il prenait l’âge comme terme de séparation entre les bataillons de guerre et les bataillons dits sédentaires. De 17 à 35 ans, les gardes nationaux non mariés étaient incorporés dans les bataillons de guerre. Prendre la date de naissance pour point de départ de l’incorporation et de la libération du service est raisonnable et d’usage constant pour le recrutement des armées permanentes régulières. Le service militaire est une obligation à terme, un impôt du sang temporaire, et, avec le service universel et obligatoire actuellement en vigueur, il devient un stage imposé à tous, avant le retour à l’exercice des professions civiles, à l’existence normale du citoyen. Mais peut-il en être de même lorsqu’il s’agit de recruter et d’incorporer, pour un temps périlleux mais court, des insurgés ? La guerre avec les autres peuples, guerre d’agression, de conquête ou guerre défensive, ainsi que la paix armée, qui est une défense et une assurance contre les périls et les ruines de la guerre extérieure, sont des obligations auxquelles tous doivent se soumettre. Peu importe que la cause de la guerre soit approuvée ou blâmée par les conscrits et soldats : ils doivent la faire, comme les contribuables acquittent leurs impôts, que ceux-ci leur paraissent justes et utiles, ou non. L’impôt argent, l’impôt du sang. sont établis par la majorité du pays, par ses représentants, et ils sont exigés sans discussion comme sans résistance. C’est la loi de l’État, loi suprême nécessaire à son maintien, à son salut, à sa grandeur.

En est-il de même lorsqu’il y a rébellion, c’est-à-dire résistance d’une partie de la nation aux volontés de l’autre ? Cluseret parut être pour l’affirmative. Selon lui, dans l’esprit de son décret, la majorité des parisiens, ayant approuvé de fait la guerre civile, lui avait donné le droit, comme chef de l’armée, de recruter, d’enrôler tout le monde pour soutenir cette guerre, et la minorité devait se soumettre. Il n’était pas plus arbitraire, selon lui, d’exiger des parisiens ayant l’âge de l’enrôlement la présence sous les drapeaux de l’insurrection que de les obliger, une fois incorporés, à se soumettre à la discipline, à obéir aux ordres des chefs, à demeurer à leur rang, dans la compagnie ou à la place de combat assignée. Cette opinion est ce qu’on nomme une pétition de principes. La guerre civile, l’insurrection, la révolte ne sont pas, comme la guerre étrangère, le résultat d’une loi, c’est-à-dire la manifestation régulièrement exprimée de la majorité de la nation. La guerre civile éclate ou spontanément, sous l’empire de faits contingents, ou elle est l’aboutissement d’une crise intérieure, plus ou moins longue. Elle représente l’effort d’une minorité, ou d’une partie agissante de la population, pour imposer sa volonté, pour défendre ou obtenir ce qu’elle estime être son droit, ou pour substituer au régime établi, jugé oppresseur ou injuste, un ordre de choses nouveau, supposé meilleur ou plus juste. Ce n’est pas une guerre de salut général ou d’intérêts communs à tous les citoyens, mais une guerre d’opinion, de sentiments particuliers, d’aspirations individuelles et locales aussi. De cette distinction, il résulte que tout homme ne peut être contraint à servir une cause qui m’est pas la sienne propre, ni celle de la totalité de la nation, et qui, par cela même qu’elle divise entre eux les citoyens, ne doit être soutenue que par ceux qui approuvent cette cause et veulent la faire triompher. Donc, dans cette guerre affreuse, l’armée française combattant des français n’aurait dû rencontrer, les armes à la main, que des volontaires.

Cette argumentation pouvait s’appliquer en 1871 aux combattants des deux camps. En se plaçant à un point de vue d’idéale justice, les soldats, qui sont aussi des citoyens, devraient être libres de s’abstenir dans la guerre civile. Hypothèse chimérique, mais non pas absurde. Versailles n’aurait donc dû employer que des volontaires. On fut loin d’agir ainsi. Comme tous les gouvernements en lutte avec les forces populaires, dans tous les temps et dans tous les pays, Versailles pratiquement ne compta que sur l’armée. Les volontaires d’ailleurs, auxquels l’Assemblée fit appel, ne vinrent qu’en petit nombre, ou pas du tout, ainsi que l’a reconnu M. Thiers. On peut répondre que, bien que soumis à l’enrôlement et à l’embrigadement par force, les soldats versaillais pouvaient être considérés comme servant volontairement, puisqu’ils avaient pu partiellement, au 18 mars, refuser de marcher, et, comme certains de leurs camarades, lever la crosse en Vair. Si sur les six ou huit régiments qui, ce jour-là, refusèrent d’obéir à leurs chefs, et se débandèrent, la moitié avait fraternisé avec les insurgés et combattu à leur côté, on aurait dû considérer la lutte comme uniquement engagée entre Volontaires de Versailles et Volontaires de Paris ? Ceci s’était produit notamment en 1830, où les soldats des régiments adoptant la cause du peuple firent le coup de feu contre les soldats restés fidèles à Charles X. Ils pouvaient, les blancs et les tricolores, durant ces trois journées où la légalité était suspendue, se considérer également, chacun sous le drapeau de son choix, comme des combattants volontaires, comme des partisans défendant une opinion personnelle, un parti qu’ils voulaient faire prévaloir par la force.

En tous cas, si Versailles contraignait des hommes favorables à la Commune à marcher contre elle, celle-ci ne devait pas pour cela limiter, et contraindre des hommes qui lui étaient hostiles à combattre pour elle. Telle doit être la logique de la guerre civile, telle est la justice, — idéale et utopique.

Le décret était, dans la pratique, mauvais. On ne pouvait compter sur des combattants ni bien fidèles, ni solides, en forçant à porter les armes contre leurs idées et leurs désirs des citoyens, accoutumés à plus d’indépendance et de libre choix que des militaires professionnels soumis à l’obéissance passive, entraînés à s’y conformer. Si le décret eût été strictement appliqué, et il ne pouvait pas l’être, il ne le fut pas, on eût introduit dans les bataillons fédérés des éléments de désordre, de discorde, peut-être de rébellion et de trahison.

Il était bon, a dit Cluseret, d’avoir un point d’appui légal pour déterminer les gens timorés, mais bien intentionnés, à faire leur service, plutôt que de rester chez eux. C’était justement la négation du libre arbitre dans l’action, c’est-à-dire le point de départ de la discipline, sans laquelle il n’y a pas de succès militaire possible, J’ajoute que, dans l’application, je fus on ne peut plus coulant, permettant de quitter Paris à quiconque le demandait…

(Cluseret, — Mémoires. p. 67.)

Un décret de cette importance, que son auteur reconnaît discutable dans son principe et inapplicable dans son intégrité, dont il avoue de plus avoir favorisé l’inexécution, est jugé, et ne saurait être considéré comme une mesure raisonnable et nécessaire. Ce fut une des nombreuses et terribles bévues échappées à Cluseret durant son trop long séjour à la délégation à la Guerre. Il avoua lui-même, en reproduisant l’opinion de Benoit Malon, que « l’obligation de servir ne donna pas plus de 1,000 hommes à la Commune ». Ce n’était véritablement pas la peine de violer le bon sens et la justice, de faire du militarisme hors de propos, et de permettre des actes qui parurent arbitraires, tels que perquisitions, arrestations. Ces violences indisposèrent une partie de la population inutilement, et fournirent des arguments ironiques ou malveillants à la réaction, Les journaux de l’époque, même à Paris, raillèrent « la chasse aux réfractaires », et des feuilles illustrées publièrent des dessins fantaisistes amusant le public avec des épisodes d’évasions comiques. Il en est un, notamment, qui eut beaucoup de succès : il représentait une bonne dame mûre, accroupie sur le talus d’un bastion, s’arcboutant, avec le vent faisant voile sous la crinoline, pour maintenir et diriger une corde enroulée à un fort piquet, à l’aide de laquelle un jeune réfractaire descendait dans le fossé pour gagner la campagne et Versailles. Malgré la bonne disposition de Cluseret et les facilités que donnaient les autorités à ceux qui voulaient éluder le décret, « pour mon compte, a dit Gaston Da Costa, alors l’un des chefs de la préfecture de police, je n’ai refusé aucun laissez-passer à mes camarades étudiants », il y eut un certain nombre d’insoumis arrêtés. Des commissaires de police ici et là firent du zèle. Les délinquants emplirent un instant les prisons, mais on ne les garda point. L’effet sur l’opinion de ce décret malencontreux n’en fut pas moins fâcheux. Une légende se créa par la suite, et plus d’un soi-disant réfractaire, après la chute de la Commune, surtout parmi les fonctionnaires et employés qui avaient cru devoir rester à Paris, se recommanda des poursuites dont il prétendit avoir été l’objet, ou se disculpa de n’avoir pas rejoint ses supérieurs à Versailles, ayant été contraint de se cacher pour échapper aux recherches de la Commune. La chasse aux réfractaires n’eut lieu que dans certains quartiers, ne fut pas poussée à fond, et servit surtout de moyen d’intimidation, avec des cas particuliers, sans importance, de dénonciations de voisins et de vengeances personnelles. Aucun de ces réfractaires ne fut retenu en prison, et ne se trouva par la suite exposé à partager le sort des malheureux gendarmes et des ecclésiastiques qui, dans l’affolement des derniers jours, furent conduits rue Haxo. La légende des citoyens incorporés par force ou exposés à être fusillés comme insoumis, avec tant d’autres anecdotes aussi peu vérifiées, a survécu à la Commune : il faut l’enterrer avec bonne foi, sous le dédain dans l’oubli.

Une autre critique doit être faite du décret de Cluseret et de la division en deux catégories, suivant l’âge. Qu’on prenne le millésime de l’anniversaire de la naissance pour date de la séparation absolue du service militaire actif d’avec la réserve et celui de la territoriale dans les armées permanentes régulières, c’est logique, et il n’y a guère moyen de procéder à une autre démarcation. Mais pour des insurgés la délimitation ne doit pas être la même. Il est difficile de faire admettre, par une femme, que son mari devra marcher, défendre la barricade, parce qu’il a 39 ans et huit mois, et que le mari de la voisine restera tranquillement au foyer, touchant la solde et attendant les événements, parce qu’il aura atteint quarante ans, peut-être depuis un ou deux mois. Ces questions de calendrier sont inacceptables pour l’entendement populaire. Enfin, en se privant du concours des hommes au-dessus de quarante ans, Cluseret écartait des bonnes volontés excellentes et des énergies supérieures. Les vieux républicains, ceux qui avaient lutté pendant les dix dernières années de l’empire, étaient peut-être les plus solides combattants que la Commune pouvait appeler. En les mettant à la retraite par ce décret, Cluseret et la Commission exécutive humiliaient ces vétérans, capables de faire le coup de feu avec ardeur et de mourir avec dévouement pour une cause qu’ils estimaient être celle du Peuple et de la République, et favorisaient les indifférences et les inerties. Un grand nombre, il est vrai, de ces braves, que le décret laissait chez eux comme hors d’âge, prirent rang, comme volontaires, dans les compagnies de marche, s’y montrèrent les meilleurs soldats, et le malencontreux décret ne fut pas sérieusement appliqué. Il ne fallait donc pas le prendre.

LES TRENTE SOUS

Nous avons énuméré les forces et les ressources des deux armées en présence. La supériorité du nombre était du côté de Versailles, mais du côté de Paris se manifestait la supériorité de l’audace et de l’énergie, avec une fièvre croyante, une foi qui manquait aux rapatriés de l’Allemagne, aux rappelés des garnisons, aux épaves du naufrage de 1870. La capacité des généraux versaillais n’était pas exceptionnelle, loin de là, et si les officiers inférieurs parurent généralement plus actifs, plus vigilants que ceux de la Commune, ce qu’expliquent suffisamment leur instruction militaire antérieure, leur expérience professionnelle acquise, beaucoup étaient des adjudants et des sergents-majors promus pendant la guerre ; les officiers supérieurs, eux, étaient pour la plupart fourbus et découragés. Les défaites subies en France, l’internement en Allemagne, avaient abattu les plus forts. Quelques-uns cependant avaient rapporté de la captivité une rage concentrée, un besoin de revanche, de représailles, qu’ils assouvirent sur les parisiens. Beaucoup avaient engraissé et pouvaient avec peine boutonner leur vieil uniforme et se tenir à cheval. Quant au haut commandement, Cluseret, Rossel, Dombrowski, Wrobleski, La Cécilia valaient bien Douay, Clinchant, Ladmirault, généraux battus, et, bien avant les revers, réputés médiocres. La preuve de leur faible capacité est fournie par la lenteur de leurs opérations, par leurs mauvaises dispositions de combat. Ils permirent aux fédérés décimés, épuisés, de prolonger une lutte qui, à l’extérieur, devait être plus courte. Quant à la prise de Paris, à sa surprise plutôt, elle fut l’œuvre des circonstances beaucoup plus que des talents militaires de Mac-Mahon et de ses lieutenants. Paris était si mal défendu à l’intérieur, si peu prêt à repousser la pénétration victorieuse des assaillants, qu’un général même médiocrement habile, une fois la porte d’Auteuil franchie, devait s’emparer de la ville entière en une seule nuit. Le lundi matin, en s’éveillant, Paris se fût trouvé envahi, réduit à l’impuissance, à l’exception de quelques points extrêmes isolés, relativement en état de défense, comme Montmartre, Belleville, la Butte aux Cailles. Ces donjons ne pouvaient tarder à être cernés, canonnés, et réduits à une résistance désespérée, mais brève.

L’Assemblée a voté des éloges à son armée et des couronnes ont été tressées en son honneur par les peureux rassurés, par les réactionnaires pleins d’espoir. En réalité, une partie seulement de l’armée méritait au point de vue militaire un hommage. Quelques régiments, toujours les mêmes, ceux de la division Faron principalement, ont seulement combattu avec ardeur. Aussi les retrouva-t-on partout, dans les escarmouches comme dans les grands combats autour de Paris. Les autres ont suivi, généralement avec incertitude et mollesse. La plupart des hommes qui les composaient avait fait leur temps de service, s’estimaient quittes et libérables, et n’avaient qu’une idée : déposer les armes et être renvoyés chez eux. Si on avait pu, par un plébiscite militaire, faire décider de la continuation ou de la cessation de la guerre civile, tous les soldats eussent répondu comme un seul homme : « Qu’on leur flanque leur Commune à ces sacrés Parisiens, puisqu’ils y tiennent tant, et ensuite qu’ils nous f… la paix ! » Mais nous l’avons remarqué plus haut, on ne consulte pas les soldats dans une guerre civile, pas plus d’ailleurs que dans une autre guerre.

L’armée de la Commune ne se composa en réalité que d’un nombre restreint de combattants, de présents au danger, qu’on peut considérer comme des volontaires. Ceux-là tinrent jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au 22 mai. Car, à partir de l’entrée des troupes, il n’y eut plus d’armée organisée, ce fut une lutte sans espoir, soutenue dans quelques quartiers excentriques par une poignée d’insurgés en dislocation.

L’armée de la Commune, comme toutes les armées, a eu dans ses rangs des non-valeurs ; elle ne fut, pas plus que l’armée de Versailles, exempte de mauvais soldats, d’ivrognes, de poltrons et d’indisciplinés, mais doit-on prendre en considération ces déchets inévitables ? Ils tiennent à la nature humaine et toute agglomération d’êtres a ses résidus. C’est l’ensemble qu’il faut regarder. Il se trouva, parmi les fédérés, au milieu de milliers de braves, des timorés, des indécis, des désabusés et des mécontents. Ceux-là, sans lâcher pied ostensiblement, se défilèrent discrètement, et comme on dit en argot de troupiers « coupèrent » aux exigences du service, aux dangers de la bataille. Mais aussi que de braves gens intrépides endurèrent les fatigues, affrontèrent les périls, risquèrent leur vie, supportèrent la mort ! Fut-ce pour avoir des grades, des galons, pour le plaisir de commander et de se battre, comme le prince Czartorisky l’a dit de ses compatriotes, les polonais ? Ceci peut avoir été le mobile des chefs, et encore beaucoup furent des enthousiastes, des emballés. Mais les simples combattants ? Ils se faisaient donc tuer pour les fameux trente sous ? La réaction a ressassé cette calomnie et cette sottise. Les trente sous ? Ils comptaient naturellement. Il fallait manger, et la maigre solde quotidienne correspondait à une nécessité universelle. Non ! les fédérés ne furent pas une armée de mercenaires. Ceux qui se sont réellement battus, s’ils avaient eu la possibilité de se passer de la solde, se seraient tout aussi valeureusement comportés. C’est que tous ceux qui soutirent la lutte jusqu’à la fin se battirent pour une idée, On a voulu faire d’eux des bandits, des pillards, des ivrognes, des hommes qui ne voyaient dans la Commune que la satisfaction des plus grossiers instincts Comme si l’on faisait bombance dans les tranchées, dans Les forts où les obus tombaient comme des grêlons et c’était sans fin jour d’orage, comme si la lutte acharnée rassemblait, au milieu des blessés se trainant et des morts en tas immobiles, de joyeux drilles en train de faire la noce ! Des jeunes gens sacrifièrent leur jeunesse, renoncèrent à l’avenir tentateur, des pères de famille abandonnèrent le foyer domestique et la vie tranquille, avec l’élan et la fièvre de martyrs des anciens jours confessant leur foi et descendant, la flamme aux yeux, l’espoir au cœur, dans l’arène où ils devaient périr. Ils se sacrifièrent, ceux-là, non pas pour trente sous, mais pour une chimère, pour un rêve peut-être. La chimère était séduisante et le songe était beau. La Commune fut, pour beaucoup, la semeuse d’Illusions. Les Fédérés donnerent leur repos, leur liberté, leur existence pour cette Commune qui représentait pour eux, pour tous, le présent moins mauvais, le futur meilleur. Ils tombèrent, chevaliers d’un idéal que beaucoup ne comprenaient qu’imparfaitement, qu’ils n’auraient peut-être pu définir clairement, ni littérairement, mais qui pour tous se résumait dans cette double espérance : avec et par la République maintenue, plus de justice et plus de bien-être dans la cité affranchie !

Ces Trente sous out permis à la République, à notre République actuelle, de vivre en barrant la route à la réaction, en intimidant les anciens partis, en forçant surtout le parti démocratique tout entier à marcher, à progresser, à conquérir le pouvoir et la stabilité. Les « Trente Sous » ont garanti l’Avenir. Ils ont ouvert le chemin à la République réformatrice, et préparé un ordre social nouveau. Tous les progrès encore incomplets, mais déjà sensibles, obtenus jusqu’à ce jour, et ils sont considérables et définitifs, eussent été indéfiniment ajournés ou même impossibles, sans leurs efforts. Les « Trente Sous », en combattant, en mourant, n’ont pu sauver la Commune, mais, devant la conscience humaine, devant l’Histoire, ils l’ont conservée impérissable et grande. Grâce à leur courage, grâce à leurs existences sacrifiées, cette Commune a pu être noyée dans le sang, elle n’a pas succombé sous le ridicule. Avec le recul du temps, les générations nouvelles, sans l’imiter, sans la ressusciter, car on ne ranime plus ce qui a vécu, la connaîtront mieux et la jugeront plus impartialement. La Commune de 1871 obtiendra de l’avenir cette attention révérentielle, où le blâme peut s’allier à l’admiration, qui est accordée aux grandes choses du passé.

fin
du 3e volume de l’Histoire de la Commune.
  1. Avrial (Augustin}), ouvrier mécanicien, membre de la Commune, né à Revel (Haute-Garonne) en 1840. Apres son service militaire, il fut l’un des premiers adhérents à l’Internationale. Fondateur de l’Association des mécaniciens, suspect à la police impériale, déjà condamné pour affiliation à une société secrète, il fut impliqué dans le procès de Blois. Au 4 septembre, il fut nommé membre de la municipalité du XI arrondissement. Chef du 66e bataillon, il fut révoqué après le 31 octobre. Au Dix-Huit mars, il prit une part active aux événements, organisa la résistance a Montmartre. Il fut élu membre de la Commune dans le XI arrondissement par 16,193 voix. Chef de légion, il se montra brave et plein d’initiative lors de la sortie du 3 avril. Il seconda Eudes dans le combat de Meudon. Nommé directeur général de l’artillerie, il s’occupa activement de sa fonction et s’efforça de remettre de l’ordre dans ce service désorganisé. Un bon gros garçon très doux, très rond, à face réjouie et sympathique, pourvu d’une grande force musculaire. Il est mort à Faris il y a quelques années, et a été incinéré au Père-Lachaise. Une foule nombreuse assista à ses obsèques, où des discours furent prononcés par les citoyens Martelet, ancien membre de la Commune, Sincholle, qui avait été son camarade en exil, Marc Valentin au nom des républicains de Fécamp. Avrial, sous une apparence un pen lourde, était un esprit avisé, inventeur de nombreuses pièces mécaniques, et il exerça avec compétence et dévouement sa difficile fonction de directeur de l’artillerie. Son rôle politique à l’Hôtel-de-Ville fut secondaire.
  2. Napoléon Gaillard, né à Nimes en 1818, cordonnier. Se signale sous l’Empire au moment de l’affaire du cimetière Montmartre, la tombe de Baudin ; est condamné pour excitation à la haine et au mépris du gouvernement. Nombreux discours dans les réunions publiques. Membre de l’Internationale, fait partie du Comité du 2e arrondissement. Nommé directeur général des barricades, construit les barricades de la place Vendôme et de la rue de Rivoli. Réfugié à Genève, revient à l’amnistie, reprend son métier de cordonnier où il était fort habile, et meurt, en 1907, très épuisé, presque aveugle. Son fils a été également mêlé aux événements. Il était dessinateur et a laissé des croquis amusants sur les orateurs et les personnalités des réunions publiques.
  3. Séguin, rentré en France à l’amnistie, donna des articles fort appréciés sur les questions militaires à divers journaux républicains. Il écrivait au Mot d’Ordre lorsque commença la campagne de Tunisie. Il demanda à suivre le corps expéditionnaire comme correspondant. Un jour ses correspondances très remarquées, n’arrivèrent pas. On ne tarda point à apprendre que le malheureux journaliste avait été assassiné par un fanatique musulman, à quelques mètres de la porte de Stax, hors de laquelle il s’était aventuré pour aller au-devant d’une colonne française revenant d’expédition. L’ex-sous-chef de l’état-major de La Commune a eu la mort d’un soldat, sous le drapeau tricolore.