Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 3/5

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LIVRE V

VERSAILLES ET PARIS

LA JOIE À VERSAILLES

À Versailles, la soirée du 3 avril, la journée du 4, furent joyeuses. Les nouvelles venues des champs de bataille, d’abord favorables, puis excellentes, enfin triomphales, mirent bientôt la ville en fête.

Ainsi on était vainqueur partout ! Au Mont-Valérien, à Nanterre, à Meudon, à Châtillon, les redoutables fédérés étaient en pleine déroute. Le gouvernement et l’armée participaient à l’allégresse générale, mais avec une certaine modération qui faisait défaut à la population civile. Les soldats éprouvaient surtout une grande fatigue. Ils étaient heureux de pouvoir, la soupe mangée tranquillement, s’allonger et dormir à l’aise, contents surtout d’être revenus indemnes. Ils contemplaient avec ahurissement les vides, autour d’eux sous les tentes et dans les baraquements ; quelques-uns, à haute voix, récapitulaient les manquants à l’appel, tués ou blessés. Les ministres et les chefs, eux, hochaient la tête soucieusement : ils se disaient que tout n’était pas terminé, parce que Flourens et Duval avaient été tués, parce que ces canailles de Parisiens avaient été refoulés jusque sous leurs murs, et qu’on en avait supprimé ou empoigné un certain nombre, pas assez assurément. M. Thiers, tout en se montrant satisfait du premier résultat obtenu, se souvenait en bon latiniste de la parole du consul romain rapportée par Salluste, qui estimait que, dans une guerre civile, rien ne devait être réputé fait, s’il restait quelque chose à accomplir : nihil factum si quid superesset agendum. Il se disait, non sans une certaine inquiétude, dissimulée avec soin, que de nombreux combats et plusieurs succès comme ceux de la veille seraient nécessaires, pour qu’on pût approcher de l’enceinte parisienne. Elle était solidement armée et défendue, et il faudrait du temps, des hommes et de la patience pour en finir avec cette formidable insurrection. Un second siège allait commencer. Les forts tenaient toujours, tiendraient peut-être longtemps. Le vent, dans l’après-midi du 4, apportait par bouffées, jusqu’au local de l’Assemblée enfin rassurée, le fracas étouffé de la canonnade, et des estafettes annonçaient que, du côté d’Asnières et d’Issy, la fusillade n’avait pas cessé. Aussi, télégraphiant aux départements les bonnes nouvelles, le gouvernement, en relatant fièrement les avantages militaires obtenus, s’était-il borné à affirmer que « tout faisait espérer une prochaine et heureuse solution ». Le gouvernement n’avait plus peur d’être enlevé, ni d’être obligé de se réfugier dans une ville éloignée, Le Mans ou Fontainebleau, comme il en avait été question un instant. Les troupes s’étaient comportées parfaitement, et l’on n’avait plus à se défendre désormais, mais à attaquer. On avait donc lieu d’être content, mais il fallait attendre et espérer d’autres et plus décisifs motifs de se réjouir complètement.

Plus exubérante, moins raisonnée, éclatait la joie parmi la population surexcitée, poltronne et haineuse, qui composait le nouveau Coblentz. Ce public, bigarré et désorbité, voyait avec ravissement approcher la fin de l’émigration. Chacun de ces exilés volontaires, vivant au jour le jour et en camp volant, avait grand hâte de retrouver ses aises et de reprendre la vie coutumière interrompue. Les désœuvrés et les désheurés, qui la veille bourdonnaient inquiets dans la rue des Réservoirs, s’abordaient à présent la face radieuse et parlaient de leur prochain retour à Paris. Pour eux l’odieuse insurrection était finie, ou sur le point de l’être. Ce n’était vraiment pas trop tôt ! Mais ce contentement, assez légitime, fut, par un spectacle démonstratif, poussé au paroxysme, et la peur qu’on avait eue rendit tout le monde féroce, à l’arrivée des convois de prisonniers. Ce défilé aviva les passions méchantes, mit le feu à la haine, fit exploser les vengeances ; il suggéra de lâches violences et poussa les plus honnêtes badauds à réclamer des représailles atroces.

On avait donc sous les yeux, sous la main, la preuve vivante de la victoire ! Dans l’esprit s’établissait la certitude que bientôt la route de la capitale serait rendue libre. La joie alors devint sauvage. On acclamait les soldats las et poudreux, regagnant leurs cantonnements, c’était tout simple ; l’ovation de la part de ces bourgeois couards était logique, puisque le danger était passé, grâce à ces guerriers. Ces sauveurs ramenaient la tranquillité et l’espoir. La joie pouvait cependant être contenue, le triomphe dans la guerre civile a besoin d’être discret. Ces vainqueurs faisaient une « rentrée » qui n’avait rien de comparable aux glorieux retours de jadis, à ceux de la Crimée et d’Italie. L’enthousiasme éclatait pourtant plus débordant sur le passage des héros de Rueil et de Châtillon que s’ils fussent revenus de Strasbourg, ayant jeté sur la tache noire de Sedan l’éponge rouge de la victoire. Il se mêla à cette manifestation exagérée une honteuse et barbare démonstration. Cette foule de clubmen, d’oisifs, de gens du monde, de boursiers, de vaudevillistes, de courtiers véreux, de journalistes officieux et d’intrigants d’antichambre, auxquels se mêlaient dans une promiscuité de carnaval, grandes dames impertinentes, bourgeoises prétentieuses, prudes revêches, hautes cocottes souriantes, et filles tapageuses, s’évertua à propager la liesse brutale. Chacun racolait les gens de connaissance pour se féliciter en commun et aller faire la conduite aux communards pris.

Tout ce public dépaysé, à qui les distractions manquaient, se porta en masse sur l’avenue de Paris, au devant du convoi des vaincus. L’exaspération du siège, quand de rares prisonniers avaient passé dans nos rues, n’avait pas été jusqu’à l’insulte. Envers ces ennemis détestés, que les chances de la guerre avaient désarmés et livrés, la populace avait conservé des égards : c’étaient, il est vrai, des Allemands ; des êtres devenus odieux. On les haïssait toujours, mais ceux-là étaient pris, donc devenus inoffensifs. Ces prussiens-là, si redoutés, n’étaient plus à craindre, on les épargnait, et quelques-uns même les plaignaient. On considérait toujours ces mauvais voisins comme appartenant à l’humanité, et ayant des droits, sinon à la pitié, du moins au respect dû aux prisonniers entre civilisés, conformément aux usages de la guerre. On eût hué, bousculé, cogné même le drôle qui se fût permis de les outrager au passage. L’énergumène qui eût osé porté la main sur l’un de ces captifs eût été assommé sur place. Mais pour des parisiens, pour des Communards, les sentiments de cette haie élégante furent autres. On ne considéra plus ces prisonniers, parmi lesquels se traînaient aussi des femmes, des enfants, comme des êtres humains. Ils cheminaient péniblement, sous le sabre et la menace des gendarmes, les vêtements en lambeaux, la tignasse en désordre, pas lavés, ayant combattu deux jours, passé deux nuits à l’air et sans sommeil, affamés, altérés, quelques-uns saignants, endoloris, d’autres malades, tous désemparés, angoissés, plusieurs effrayés, tous misérables. Cette société de gens distingués, se sachant protégée, n’ayant plus peur, insulta avec entrain ces malheureux. Bientôt aux outrages, aux ricanements, aux mots orduriers, tombés de bouches roses et de lèvres pincées, s’ajoutèrent les coups. Les cannes s’étaient levées ; au-dessus des têtes houleuses, elles formaient entre croisées, une voûte de haine sous laquelle passait, en courbant l’échine, en se protégeant mal du bras reployé, le troupeau lamentable des vaincus. Au devant des visages, les mains se tendaient furieusement afin de les meurtrir. Chacun s’empressait à cette curée chaude, avide de happer un morceau de chair. Ils se rengorgeaient triomphants, ceux qui parvenaient à écraser un nez, à déchiqueter un lobe d’oreille. Quand les poings se heurtaient à l’obstacle des dents ou effleuraient la mâchoire sans la fracasser, il y avait du dépit, et l’on recommençait à taper au hasard, dans l’espoir de rencontrer le menton ou toute autre partie vulnérable et saillante, au petit bonheur. De la gaine des gants sortaient de jolies mains armées d’ongles aigus. Les dames distinguées, les autres aussi, cherchaient à atteindre le front, la nuque, la joue, les yeux, les yeux avant tout, et à les griffer. Par ces dames à l’affût, les femmes étaient surtout guettées. De loin on les visait au passage, comme un gibier déboulant : Quelques loustics sadiques suivaient la chasse, attentifs, proposant de retrousser les jupes et de farfouiller, avec cannes et parapluies, ces dessous en loques et certainement peu soignés. Des élégantes, plus avisées, plus entreprenantes aussi, se baissaient, se faufilaient entre les chevaux de l’escorte, sans craindre les ruades, et parvenaient à glisser, comme dans un créneau, la pointe de leurs fines ombrelles dardée vers les prunelles effarées de ces pauvres femelles, qu’on ne songeait pas encore à qualifier de pétroleuses. Ce fut le spectacle d’un repas de fauves, la fête d’une ménagerie lâchée. Mais il ne faut pas calomnier les tigres : ils ne déchirent la proie que pour la manger, et ils n’ont pas l’instinct de l’insulter avant.

Pour ne pas être soupçonné d’exagération, en évoquant ces faits à jamais déshonorants pour ceux qui les ont commis, et aussi pour ceux qui les ont tolérés, nous mettons sous les yeux du lecteur de bonne foi, ignorant ces hontes ou indifférent à raison du temps écoulé, un tableau entre vingt qu’on pourrait reproduire. Il a été tracé par un écrivain contemporain, très hostile à la Commune, grand admirateur de Thiers, auprès de qui il avait ses petites entrées. M. Léonce Dupont[1], spectateur et peut-être aussi, bien qu’il ne s’en vante pas, approbateur silencieux de ces scènes de sauvagerie :

Une des choses que l’on aimait beaucoup à aller voir c’était l’arrivée des convois des prisonniers. Ce spectacle nous était donné à toute heure du jour. On se rendait sous les grands ormes de l’avenue de Paris : on se promenait ou l’on s’asseyait sur les banquettes. On ne tardait pas à voir paraître, à l’extrémité de l’allée principale, non loin de la barrière de Viroflay, une masse confuse s’avançant dans un pêle-mèle de cavaliers et de chariots. La poussière, soulevée par les pas des gens et des chevaux, entourait d’une sorte de nuée flamboyante ces groupes éclairés par le soleil : « Les voilà ! les voilà ! » criaient les promeneurs et les promeneuses, en se précipitant vers la chaussée, Au bout de quelques instants passe, devant nos yeux, un troupeau humain, bâve, déguenillé, tout en loques, mélange d’hommes robustes, de vieillards encore fermes, de pauvres diables pliés en deux, se trainant douloureusement appuyés sur leurs voisins. Les uns ont des chaussures, les autres des savates, les autres sont pieds nus ; ceux-ci portent des képis, ceux-là des chapeaux déformés, il y en a beaucoup qui marchent les cheveux au vent, la barbe flottante, l’œil ardent. Ceux qui sont vêtus ont des pantalons à bandes rouges et de vieilles capotes de drap marron : après avoir recouvert, six mois durant, les mêmes épaules et avoir été roulés un peu partout, ces costumes n’ont plus ni forme ni couleur.

Une tenue plus indescriptible encore que celle des prisonniers, c’est la tenue des prisonnières. La plupart ont à peine des jupons rajustés tant bien que mal par des épingles, d’autres, en marchant, retiennent les leurs avec la main. Ce sont cheveux dénoués et ébouriffés, visages suant le vice et la colère, regards bas et suppliants…

Tout le troupeau est mené, tambour battant, par les cavaliers, le revolver ou le sabre au poing. Durant le trajet, la moindre tentative de rébellion ou d’évasion est réprimée à coups de sabre. Dans le chariot qui suit le convoi, quelques malheureux ont reçu, de cette manière, des blessures qui ne les ont pas mis seulement hors d’état de fuir, mais qui les ont empêchés de continuer à marcher…

La foule, qui voit défiler devant elle ces prisonniers, ne sait point modérer ses transports, elle voudrait se ruer sur eux et les mettre en pièces. J’ai vu des dames d’apparence bien douce, au comble de l’exaspération, s’oublier jusqu’à frapper, de leur ombrelle, de pauvres diables à qui ces traitements semblaient puérils à côté de ceux qui les attendaient.

(Léonce Dupont, — Souvenirs de Versailles pendant la Commune. Paris, Dentu, 1881.)

Il convient d’ajouter une touche à cette fresque hideuse. Les beaux messieurs et les belles madames assaillant ces victimes sans défense, et que leur escorte protégeait mollement, n’ont guère laissé de traces de leurs violences verbales. Autant en a emporté le vent et l’oubli. On peut aisément imaginer le vocabulaire et les épithètes qui accompagnèrent le pitoyable défilé. Mais il reste des témoignages écrits de la façon dont furent qualifiés les vaincus des combats d’avril, par d’autres que par cette populace élégante des rues de Versailles. On peut se faire une idée de l’aménité des propos de passants, sortis de la foule, par la reproduction de ceux qui furent tenus et imprimés, en dehors de cette haie anonyme. En voici deux exemples pris au hasard :

D’abord le ministre de l’Intérieur Ernest Picard, dit, dans une dépêche officielle envoyée aux préfets, le 4 avril 1871 :

La cavalerie qui escortait les prisonniers a eu la plus grande peine, à son centrée à Versailles, à les protéger contre l’irritation populaire. Jamais la basse démagogie n’avait offert, aux regards affligés des honnêtes gens, des visages plus ignobles.

Le lieutenant-colonel Hennebert, dérogeant à la tradition des soldats français de ne pas insulter ceux qu’ils ont battus, et qui auraient pu les battre, dit en reproduisant le texte même des expressions du gracieux et honnête Ernest Picard :

Nos troupes firent alors plus de 1,500 prisonniers, et l’on put voir de près le type des misérables qui, pour assouvir leurs passions de bêtes fauves, mettaient de gaité de cœur le pays à deux doigts de sa perte… La plupart étaient âgés de 40 à 60 ans, mais il y avait des vieillards et des enfants dans ces longues files de hideux personnages ; on y voyait aussi quelques femmes. Le peloton de cavalerie qui les escortait avait grand’peine à les soustraire aux mains d’une foule exaspérée. On parvint cependant à les conduire sains et saufs jusqu’aux Grandes Ecuries. Là, les interrogatoires commencèrent par devant le commandant Thenet, grand Prévôt de l’armée et, faut-il le dire ? la tenue des prisonniers fut pitoyable, leurs réponses portèrent l’empreinte de franche lâcheté…

(Un officier supérieur. — Guerre des Communaux de Paris. Firmin Didot, éd., 1871.)

Ces deux citations montrent quelle fureur animait les vainqueurs, ministres, militaires ou civils, et combien fut inhumaine la joie répandue dans tout Versailles par la première victoire.

ATTITUDE DE PARIS

À Paris, les événements n’avaient pas produit une impression désastreuse. On y considérait les déroutes du lundi et du mardi comme un échec partiel, dont la revanche ne tarderait pas à être prise. Il y eut seulement des scènes douloureuses aux portes d’Orléans et de Vanves, et aussi à la porte d’Asnières. Des femmes, des enfants, des camarades, se pressaient anxieux, guettant les voitures, les brancards qui ramenaient les blessés et les morts. On se précipitait au-devant des chariots funèbres et des civières sanglantes, pour essayer de découvrir l’être cher qu’on attendait et que souvent on ne retrouvait pas, car on n’avait pas pu relever tous les morts. Les 67e, 127e, 129e et 194e bataillons furent ceux qui avaient éprouvé les plus fortes pertes, au sud. À Rueil, le 24e, le 129e, le 188e avaient le plus souffert. Le commandant du 24e avait été tué.

La ville, dans son ensemble, était calme, les boulevards avaient leur aspect habituel. Le Gymnase joua, le soir du 4, le Voyage de M. Perrichon et Frou-frou, où Desclée était admirable. On annonçait pour le lendemain la première d’un gai vaudeville, les Francs-Fileurs, de Clairville et Desbeaux.

Le fantaisiste, peu communaux, Catulle Mendès, observateur rarement impartial, mais souvent exact dans ses notes pittoresques, prises au jour le jour, confirme cette mentalité parisienne, nullement accablée par le découragement ni frissonnante dans l’inquiétude, au lendemain des journées d’avril :

Ce qu’il y a de véritablement stupéfiant au milieu de tout cela, dit-il, C’est l’aspect souriant des rues, des boulevards, des promenades ; l’émigration toujours croissante ne se fait remarquer que par un moins grand nombre de filles et de gandins : il en reste assez pour remplir les cafés et réjouir les boulevards. On dirait que Paris est dans son état normal. Chaque matin, des Champs-Élysées, des Ternes, de Vaugirard, se répandent çà et là dans la ville des familles qui se dérobent au bombardement, comme à l’époque où M. Jules Favre anathématisait la barbarie des prussiens ; les unes sont en voiture, d’autres marchent à pied, précédant tristement une carriole chargée de matelas et d’objets de ménage ; toutes, quand on les interroge, vous racontent les obus versaillais effondrant les maisons, tuant des femmes et des enfants. N’importe ! on va comme de coutume à ses affaires ou à ses plaisirs…

Rien n’a l’air d’être interrompu, ni d’être changé. La proclamation même du redoutable Cluseret, qui nous menace tous du service actif dans les compagnies de marche, n’a pas réussi à troubler la quiétude indifférente du plus grand nombre des parisiens. Ils assistent à ce qui se passe, comme à un spectacle auquel on ne prend intérêt que juste assez pour se divertir. Le soir, la canonnade redouble, et, en prêtant l’oreille avec quelque persistance, on peut distinctement entendre les feux de peloton. Paris prend son bock au café de Madrid ou au café Riche. Quelque-fois, vers minuit, lorsque le ciel est clair, il va aux Champs-Élysees, pour voir les choses de plus près. Il se promène sous les arbres, il fume un cigare, il dit : « Ah ! voilà les mitrailleuses ! » Il compare le bruit de la bataille d’aujourd’hui an bruit de la bataille d’hier. En se promenant ainsi non loin des obus, Paris s’expose volontairement à de graves dangers, mais s’il est indifférent, Paris n’est pas lâche. Puis il va se coucher. Il lit les journaux du soir. Il se demande, en bâillant : « Comment diable cela va-t-il finir ? Par la conciliation ? Par les prussiens peut-être ? » et il s’endort ; et le lendemain il se lèvera frais et gaillard et s’en ira à ses affaires ou à ses plaisirs, absolument comme si Napoléon III était encore empereur des Français par la grâce de Dieu et par la volonté nationale…

(Catulle Mendès. — Les 73 Journées de la Commune, pages 142-144.)

NOTIFICATION AUX PUISSANCES

Le délégué aux affaires extérieures, Paschal Grousset, adressa aux représentants à Paris des Puissances étrangères la note officielle suivante, à la date du 5 avril :

Le soussigné, membre de la Commune, délégué aux Relations Extérieures, a l’honneur de vous notifier officiellement la constitution du gouvernement communal de Paris.

Il vous prie d’en porter la connaissance à votre gouvernement et saisit cette occasion de vous exprimer le désir de la Commune de resserrer les liens fraternels qui unissent le peuple de Paris au peuple de X…

Paschal Grousset.

On s’est égayé dans les milieux réactionnaires, à l’occasion de cette circulaire. Les journalistes furent impitoyables. Ils ne pardonnaient pas à Paschal Grousset d’être leur confrère et d’être ministre. Parmi ces railleurs on n’est pas surpris de trouver Henri Rochefort. Ce grand moqueur eût depuis longtemps assassiné la République si un calembour était capable de la tuer, et cela pour rien, pour le plaisir de faire un mot, et de donner à rire aux réactionnaires. Il plaisanta donc le nouveau ministre des affaires étrangères, avec lequel il devait par la suite s’évader de Calédonie, sur l’insuffisance de son action diplomatique. Il lui reprocha d’avoir, comme délégué aux relations extérieures, « plus d’extérieur que de relations ». Paschal Grousset était, comme on le sait, élégant, soigné de sa personne, toujours correctement habillé et s’exprimant avec distinction. Était-ce la faute du délégué si la France avait alors ses frontières aux fortifications, si la porte de Pantin était le commencement du territoire allemand, et si M. Thiers, interceptant les lignes télégraphiques, empêchait Paris d’avoir des relations avec Lyon ou Lille, même avec Bourg-la-Reine ou Argenteuil ? C’était reprocher à un prisonnier garrotté de ne pouvoir aller se promener à la campagne.

La Commune était un gouvernement de fait. M. Thiers reconnaissait son existence, s’il déniait à ses partisans le caractère de belligérants, puisqu’il s’efforçait de rassembler contre elle une armée de 130,000 hommes et qu’il se préparait à lui envoyer des obus du haut de Saint-Cloud. On ne tire pas sur des combattants n’existant pas, et on n’arme pas contre des gouvernements imaginaires. Tous les pouvoirs issus d’une insurrection, et la République de Jules Favre et de Trochu fut dans ce cas, après le 4 septembre, traversent une période transitoire, préparatoire, où, vis-à-vis des puissances étrangères, ils ne peuvent avoir qu’une existence précaire et conditionnelle. Leur reconnaissance, leur admission au protocole diplomatique sont subordonnées à leur durée, à leur succès. Napoléon III, après son coup de décembre, ne fut pas reconnu immédiatement comme empereur des français. L’Europe attendit que son maintien au pouvoir fût avéré, se montrât acceptable ; de nos jours, la jeune république portugaise a eu, à ses débuts, des relations extérieures aussi peu étendues que celles que pouvait avoir, en avril 1871, le ministre de la Commune. La tradition internationale, l’usage entre États et le protocole diplomatique exigent que tout pouvoir neuf fasse connaître son avènement, d’une façon officielle, le notifie aux représentants des autres nations se trouvant, sinon accrédités du moins présents de fait, dans le pays établissant un gouvernement nouveau où ils bénéficient de privilèges provisoires, mais réels. Cette déclaration, pure formalité traditionnelle, n’engage en rien les États auxquels elle est adressée, Comme il y a forcément des rapports au sujet des nationaux se trouvant dans le pays qui a changé son gouvernement ou combat pour le changer, comme il faut dans cette période intermédiaire accomplir et surveiller certaines formalités réciproques, qu’il y a des cachets à mettre sur des autorisations, des passeports à délivrer, des transactions commerciales et douanières à contrôler des deux côtés, il est indispensable pour ceux qui ont pris le pouvoir et disposent des signatures, des cachets, des imprimés officiels, qu’ils fassent connaître leurs qualités et leur fonction aux voisins avec lesquels ils ont quotidiennement des échanges à faire de lettres, de communications, d’explications. La situation particulière de Paris vis-à-vis de l’Allemagne ayant à la moitié de ses portes des troupes et des agents, imposait l’obligation stricte au fonctionnaire, si révolutionnaire fût-il, qui occupait, au nom de la Commune, le poste de ministre des Affaires Etrangères, de notifier son entrée en fonctions et l’existence de son gouvernement à tous les États, mais principalement et premièrement à l’empire d’Allemagne. Il ne pouvait faire cette notification aux seuls allemands. Il n’y avait donc ni outrecuidance ni ridicule dans l’envoi d’une circulaire annonçant l’existence de la Commune, gouvernement nommé par le suffrage universel. Paschal Grousset eût été blâmable s’il ne l’avait point rédigée. Après l’émeute du 24 février 1848, le premier acte de Lamartine, nommé ministre des Affaires étrangères, avait été d’adresser une circulaire à tous les États avec lesquels le gouvernement tombé avait entretenu des relations diplomatiques, et ce memorandum protocolaire, beaucoup plus étendu, plus emphatique surtout, que celui de Paschal Grousset, a été généralement loué, admiré même, sans qu’il ait reçu d’ailleurs, dans le premier moment, un accueil plus enthousiaste de la part des souverains d’Europe que celui du délégué de la Commune.

PASCHAL GROUSSET

Une des figures de la Commune les plus défigurées par la réaction. Paschal Grousset, homme de lettres, mort député de la Seine, sortait d’une excellente famille bourgeoise. Son père était principal du collège de Corte en Corse, son frère, Louis Grousset, officier supérieur. Il avait pour cousins Adrien Hébrard, directeur du Temps, et son frère Jacques Hébrard, tous deux depuis sénateurs.

Né à Corte, le 7 avril 1845, Paschal Grousset vint à Paris faire ses études de médecine, qu’il abandonna pour le journalisme. L’ancien carabin débuta en donnant des chroniques médicales au Figaro sous le pseudonyme de Dom Blasius. Il eut toujours un goût vif pour les vulgarisations scientifiques, et plus tard il acquit une grande réputation en ce genre.

Mais la politique et la polémique le prirent tout entier dans ses années de jeunesse. Il entra à la Marseillaise avec Henri Rochefort et collaborait à un journal publié en Corse : la Revanche. Ce fut une correspondance insérée dans ce journal qui amena l’intervention inattendue, dans la polémique, du prince Pierre Bonaparte. Ce cousin pauvre de Napoléon III voulut tenter de reconquérir les bonnes grâces de son impérial parent, avec un grade dans l’armée et son admission à la cour des Tuileries, qui lui était inexorablement refusée à raison d’une mésalliance. Pour cela il insulta Rochefort, cherchant par sa provocation brutale à attirer le redoutable adversaire de l’empire, non pas dans un duel loyal, mais dans un guet-apens.

Ce fut l’infortuné Victor Noir qui tomba dans le piège. On connaît dans ses détails cette tragique histoire. Paschal Grousset revendiqua la responsabilité de son article, n’entendant pas que le prince lui substituât Henri Rochefort. Il envoya donc à Pierre Bonaparte des témoins : Ulrich de Fonvielle et Victor Noir. Ce dernier ne sortit pas vivant de la maison d’Auteuil. Cet assassinat fut prémédité. Il y eut seulement méprise ou déception. Pierre Bonaparte, ne trouvant pas Rochefort en face de son pistolet, se satisfit en tirant sur le pauvre Victor Noir, comme à la chasse faute de grive on tue un merle. Ce meurtre souleva une émotion considérable. Le jour des obsèques de Victor Noir, on put croire qu’une insurrection éclaterait et que l’ouragan populaire balayerait le régime impérial. Ces événements avaient mis en lumière Paschal Grousset. L’empire, au lieu d’arrêter l’assassin, s’était empressé de jeter en prison et de garder au secret, pendant deux mois, celui qui avait failli devenir aussi sa victime.

Paschal Grousset prit, après le procès et l’acquittement scandaleux du prince, la direction de la Marseillaise, mais à la chute de l’empire il déposa la plume et s’engagea dans le 18e bataillon de chasseurs à pied. Au moment du 18 mars, il dirigeait des journaux très avancés, l’Affranchi, la Bouche de fer, le Nouvelle République. Il fut élu membre de la Commune, le 26 mars, par 13,359 voix dans le XVIIIe arrondissement (Montmartre). Nommé à la délégation aux Relations Extérieures (ministère des Affaires étrangères), il y eut une situation fort difficile : les rapports avec les allemands rendaient même la position périlleuse. On ne savait pas exactement, à Paris, ce que voulaient les allemands. Cherchaient-ils à provoquer des conflits pouvant servir de prétexte à une intervention ? Etaient-ils au contraire disposés à montrer une neutralité bienveillante à l’égard de la Commune ?

L’insurrection du 13 mars avait eu comme premier élément l’indignation patriotique, l’humiliation de la défaite ; il était donc impossible au pouvoir issu de ce grand mouvement de protestation contre les hommes de la Défense, contre la capitulation, et dont les partisans s’étaient manifestés énergiquement à l’annonce de l’entrée des prussiens dans Paris, de faire la moindre tentative de rapprochement avec les vainqueurs. D’un autre côté, les allemands tenaient Paris sous le feu d’une partie des forts qui le dominaient au nord et à l’est, et il était habile, sous peine de susciter à la ville les pires catastrophes, de ne point heurter ces arrogants et pointilleux vainqueurs. On a vu les impérieuses sommations du général Von Fabrice, à l’occasion d’un poteau télégraphique renversé, par accident ou maladresse, auprès de Pantin, et l’échange de dépêches, d’abord menaçantes, puis plus calmes, de la part du général prussien. Paschal Grousset se tira avec prudence et dignité de cette situation équivoque et périlleuse. On l’a accusé d’avoir été trop déférent envers les allemands. C’est une calomnie inadmissible. Il a tenu le langage et a eu la conduite qu’il était nécessaire d’avoir. Les gens de bonne foi admettront bien que, quelle que fût la vigueur des sentiments patriotiques des parisiens, et leur haine des prussiens, il eût été absurde et criminel de la part de la Commune et de son représentant vis-à-vis des puissances étrangères, de paraître se redresser devant le vainqueur et de prendre une attitude provocatrice ou cassante, que les circonstances ne permettaient pas, qui eût été à la fois dangereuse et ridicule. On eut donc toute raison de déclarer aux allemands, détenant une portion du territoire, que la Commune entendaitrespecter les clauses et conditions du traité de paix. Elle devait subir et exécuter ce traité sans l’avoir ni conclu, ni approuvé. Paschal Grousset continuait la tradition diplomatique, et suivait la politique raisonnable et logique, qui avait été celle de tous ses prédécesseurs aux Affaires Etrangères, sous l’ancienne monarchie comme sous les gouvernements républicains, et qui consistait à tenir compte des faits accomplis et à respecter les traités antérieurement signés, si l’on n’avait pas l’occasion favorable pour les dénoncer et la force pour les déchirer. Paschal Grousset a donc, en ces douloureuses et pénibles circonstances, bien servi, non seulement la Commune, mais la France même, en évitant un conflit, en conjurant une immixtion redoutable de l’Allemagne dans nos affaires intérieures. Elle ne s’y est que trop immiscée, quand elle a facilité l’investissement et le bombardement de Paris en renvoyant par anticipation les excellentes troupes prisonnières de guerre, ce qui permit à M. Thiers de vaincre, et en fermant le passage, dans les derniers jours de mai, aux fédérés vaincus, cherchant le salut dans la fuite. L’Allemagne a donc été la providence de Versailles.

Paschal Grousset, aux séances de la Commune, se montra actif et vigilant. Il proposa et fit voter des mesures énergiques importantes. Il fit partie de la majorité lors de la délibération sur le Comité de Salut Public. Après la chute de la Commune, il fut arrêté, au moment où il s’efforçait de quitter Paris. Les journalistes réactionnaires, qui poursuivaient leur confrère de malveillances persistantes, racontèrent à leur façon les circonstances de son arrestation, cherchant à le ridiculiser. Ils le montrèrent fuyant sous un costume féminin, et empêtré par des jupes, avec un faux chignon, au moment où les agents le surprirent. La vérité est qu’après la défaite complète il avait cherché à se mettre en sûreté. Il avait trouvé asile chez une amie, Mlle Accard, demeurant rue Notre-Dame-de-Lorette. Dans tout ce quartier on faisait des perquisitions, et la maison où Paschal Grousset avait trouvé asile fut envahie, probablement sur une dénonciation spéciale. L’hôtesse entendant la rumeur des hommes à brassards tricolores dans l’escalier, frappant aux portes avec la crosse des fusils, alla ouvrir, après avoir engagé Grousset à se cacher dans un cabinet sombre où étaient pendues ses robes. Elle lui recommanda de ne pas bouger. Ce n’était pas la première fois qu’on perquisitionnait dans la maison. Sans doute les policiers volontaires, que lançait le prévôt de l’arrondissement, le fameux Charpentier, se retireraient, cette fois encore, après une rapide investigation. Grousset se cacha donc comme il lui était conseillé, et s’enfouit sous les différentes pièces du costume féminin qui se trouvaient accrochées dans le réduit obscur. Mais cette fois, les brassards tricolores, accompagnés de deux inspecteurs du commissariat, mieux renseignés, prolongèrent leur perquisition, fouillèrent minutieusement l’appartement. Ils découvrirent ainsi Paschal Grousset et le tirèrent violemment de sa cachette. Il entraina, dans cette poussée brutale, les jupes et les corsages parmi lesquelles il se tenait blotti. Telle fut l’origine, telle est l’explication de la légende. Mais Paschal Grousset eût-il été, comme on l’a raconté, habillé en femme, déguisement invraisemblable avec sa physionomie régulière mais virile et ses moustaches noires, que ce costume d’emprunt, qui fut celui sous lequel s’accomplit la fameuse évasion de Lavalette en 1815, n’eût pas été plus risible, en un tel moment, que la perruque et les lunettes bleues de l’amiral Saisset, deux mois auparavant, s’évadant à pied de Paris, en tenant ostensiblement à la main, pour passer devant le poste des fédérés inoffensifs, à la porte d’octroi, un numéro du Père Duchêne, dont-il semblait savourer avec une attention charmée la grande colère de ce jour-là.

Paschal Grousset, traduit devant le 3e Conseil de guerre, à Versailles, le 3 septembre 1871, fut condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée, et envoyé à la Nouvelle-Calédonie. Il fut des six déportés qui, avec Rochefort, parvinrent à s’évader et à gagner l’Australie, puis l’Amérique. Il vécut dès lors en Angleterre, d’où il envoya au Temps, sous le pseudonyme de Philippe Daryl, des correspondances sur les mœurs de la vie publique anglaise. En même temps, il s’intéressait à la vie sportive, aux jeux, à l’éducation physique, et il fut un des initiateurs de cette régénération de la jeunesse par la culture du muscle et le développement de l’adresse, qui a pris, chez nous, à l’imitation de nos voisins, un si rapide et si puissant développement.

En 1893, il rentra dans la politique et fut élu député de Paris, XIIe arrondissement (Bercy). Il fut constamment réélu jusqu’à sa mort. Il siégeait au groupe socialiste. Député assidu et studieux, il eut à la Chambre un rôle plutôt secondaire. Une hostilité sourde existait toujours, dans les groupes disposant de l’influence, contre les anciens communeux, et son action parlementaire fut ainsi limitée, sa personnalité demeura un peu effacée. C’était un collègue courtois, sachant beaucoup de choses et d’une conversation intéressante et nourrie. Il était estimé dans tous les partis et fut regretté de tous ceux qui l’ont connu.

Depuis son exil et sa rentrée dans la politique, il avait entrepris des travaux littéraires nombreux et importants, concernant principalement la vulgarisation scientifique, sous la forme de romans d’aventures et de l’étude des milieux scolaires. La librairie d’éducation Hetzel lui avait confié une collaboration importante dans son célèbre Magasin d’éducation et de récréation. Sous le pseudonyme d’André Laurie, il y a donné des Scènes de la Vie de Collège dans tous les pays, comme le Bachelier de Séville, Un Collégien Russe, le Gradé d’Upsal, etc. Quand Jules Verne, dont il avait été le collaborateur, dont il était resté l’ami, devint aveugle, il acheva ses ouvrages interrompus. Il publia successivement divers livres pour la jeunesse, comme les Exilés de la Terre, De New-York à Brest en sept heures, etc., etc., qui eurent le succès des fictions extraordinaires et amusantes de Jules Verne. Ce genre si populaire a été imité depuis par de nombreux rivaux anglais ou américains, sans faire oublier ni Verne ni Grousset.

Paschal Grousset, atteint d’albuminurie depuis plusieurs années, a succombé à une crise d’urémie, le 10 avril 1909, À Saint-Mandé, auprès de Paris. Il avait 64 ans.

Doué d’un visage fin, aux traits harmonieux, svelte et élégant, de manières distinguées, toujours bien habillé dans sa jeunesse, d’allures et de langage correct dans sa maturité, Paschal Grousset inspirait l’attention et la sympathie. Pourvu de diplômes scientifiques et littéraires, ayant le goût et la connaissance des sports, dont il se fit l’un des rénovateurs en France, hôte apprécié de la société anglaise, vulgarisateur aimé des jeunes lecteurs studieux, collaborateur du Temps et d’un Magazine d’éducation et de récréation des plus estimés, ne vous semble-t-il pas que ce communard ait réalisé le type accrédité par Maxime Ducamp et ses congénères ? Ce gentleman le titré et savant ne réalise-t-il pas véritablement le type légendaire et odieux de ces brutes avinées, illettrées, à face bestiale, aux allures farouches, qui, comme l’ont affirmé ces narrateurs faisant de l’Histoire une loge de concierge, composaient cette collection de bêtes fauves rassemblées dans la ménagerie de l’Hôtel-de-Ville ? Et nunc erudimini.

CÉRÉMONIE FUNÈBRE

Une fête grandiose et lugubre fut offerte au peuple de Paris, le jeudi 6 avril. Versailles en avait fourni les éléments. Il s’agissait de rendre les honneurs funèbres à un certain nombre de vaillants tombés dans les trois journées de combat des 2, 3 et 4 avril. On avait en hâte transporté à l’hôpital Beaujon, faubourg Saint-Honoré, dépôt mortuaire le plus proche, des cadavres relevés dans les plaines du Mont-Valérien, à Nanterre et à Courbevoie. Le plus grand nombre des hommes tués dans ces trois journées sinistres, et principalement ceux qui avaient trouvé la mort à Meudon, à Châtillon, n’avaient pu être ramenés à Paris. Ils furent inhumés sur place. Toute la campagne fleurie des environs de Paris est ainsi devenue depuis les deux sièges un cimetière épars, où, sauf sous quelques tertres choisis, voisinent, dans un charnier souterrain et invisible, soldats, mobiles, gardes-nationaux, francs-tireurs, et aussi les morts exotiques, prussiens, bavarois, saxons, réunis dans une sépulture anonyme. Quelques monuments commémoratifs, et des enclos acquis par des particuliers d’Allemagne ou des groupes de patriotes français, signalent les morts du premier siège, les trépassés du siège régulier, admis aux honneurs du Souvenir. Ils sont l’objet et le but de patriotiques pèlerinages aux jours anniversaires. Les morts du second siège, les morts de la Commune, ceux qui furent enterrés dans les champs, n’ont eu droit jusqu’ici à aucune commémoration.

La cérémonie funéraire du 6 avril avait un caractère officiel, et ce service commandé constituait surtout un hommage symbolique et collectif aux morts identifiés ou non, aux corps qu’on avait pu enlever et déposer dans les bières du convoi, comme à ceux qu’il avait fallu laisser pourrir dans l’argile des champs de bataille.

C’étaient les morts pour la Commune, serviteurs inconnus de la cause du Peuple que Paris venait saluer au passage, en bloc, comme ils étaient entassés sous les catafalques collectifs.

Une affiche encadrée de noir avait été apposée dès le matin, conviant la population à la solennité des obsèques communales. Rendez-vous avait été donné à Beaujon. Dès midi et demie les délégations des bataillons auxquels appartenaient les morts reconnus avaient pris place devant la grille de l’hôpital. À côté des uniformes, on remarquait des femmes en pleurs, quelques-unes traînant derrière elles des enfants, l’air inquiet, montrant des petits visages sérieux, et serrés contre leurs jupes noires. L’assistance était recueillie. De sourds murmures, des frémissements, irrités par moments, agitaient cette foule, comme une onde sombre et silencieuse qu’un souffle rapide vient tout à coup rider.

La cérémonie fut, dans sa simplicité, majestueuse et émouvante. Une foule considérable où les femmes, les enfants, les vieillards se trouvaient confondus avec des gardes nationaux sans armes et des citoyens presque tous coiffés de képis, l’immortelle rouge à la boutonnière, précédée des membres de la Commune, du Comité Central, portant leurs insignes, et des délégations des sociétés bannières en tête, défila avec lenteur, encadrée par les gardes nationaux commandés, en file, espacés, le fusil canon abaissé. Les musiques jouaient des marches funèbres. Le spectacle fut triste et imposant. Des curieux, avant midi, s’étaient massés sur les points culminants du parcours : les marches de la Madeleine, le remblai du boulevard à la porte Saint-Martin, la montée de la Roquette, les abords et les pentes du Père-Lachaise. Il y avait certes des indifférents dans cette masse de spectateurs, venus de tous les quartiers de la ville, des gens secrètement hostiles aussi, mais pas un murmure ne s’éleva, pas un geste méprisant ou haineux ne fut esquissé. L’assistance était respectueuse en majorité, touchée, remuée.

Sur le passage du cortège, a dit un chroniqueur réactionnaire, toutes les têtes sont nues. Un homme, à une fenêtre, garde son chapeau. On le hue. Il se découvre. Honte à qui ne salue pas ceux qui sont morts pour une cause qu’ils croyaient juste ! Ne pensez plus devant ces cadavres qu’on emporte au mal causé par les hommes qu’ils furent : ils sont morts, ils sont sacrés !

(Catulle Mendès. — Les 73 journées de la Commune, p. 108.)

Un autre écrivain contemporain, également adversaire de la Commune, a dit :

La population entière fut émue, ce spectacle impressionna même ce qui restait du « Tout Paris » traditionnel Les rares oisifs restés dans la ville, boursiers, voyageurs, journalistes, correspondants étrangers, partagèrent l’émotion populaire. Les haines se turent, et les opinions s’effacèrent devant cette grande douleur de la guerre civile. Dans les quartiers les moins suspects de sympathie à la cause des fédérés, tous se découvraient devant ces tristes dépouilles que la mort absolvait et que pleuraient tant d’êtres inconnus.

Ludovic Hans. — Second siège de Paris, p. 49.)

Au moment où l’heure fixée pour la cérémonie approchait, un omnibus tout bourré d’une paille épaisse, sanglante et froissée, s’arrêta devant l’hôpital. Il apportait de nouveaux morts, qu’on avait retrouvés, le matin, du côté de Courbevoie, mais le convoi officiel était déjà réglé dans tous ses détails, et l’on fit entrer l’omnibus à la paille rouge dans la cour de Beaujon. Rapidement s’effectua le déchargement macabre. Les nouveaux venus, pour lesquels il n’y avait pas de place dans les chars officiels, furent portés aussitôt au dépôt mortuaire. L’heure était venue de se mettre en route.

À trois heures eut lieu la levée des corps. Sur trois vastes et hauts corbillards s’étagèrent les bières, en forme de catafalques, recouvertes d’un vaste drap noir. Le convoi formé s’espaça : quatre chevaux noirs caparaçonnés, conduits en main par un piqueur des pompes funèbres, en grand costume, avec aiguillettes et bicorne en bataille, traînaient chaque char. Les draperies, larmées d’argent, étaient de velours noir avec des semis d’étoiles blanches. Aux quatre coins des chars sombres flamboyaient des drapeaux écarlates, « des drapeaux couleur de vengeance », a dit Auguste Villiers de l’Isle-Adam en son Tableau de Paris, publié par le journal Le Tribun du Peuple.

Le cortège était précédé de trente clairons, un crêpe enroulé autour du tube de cuivre de leurs instruments. Ils se relayaient, sonnant aux champs. Les sonneries étaient entrecoupées comme de sanglots. Les musiciens nomment ces pauses des « soupirs ». Les notes lancées d’un souffle retenu, aux modulations prolongées, glas militaire, emplissaient l’espace de tristesse. Les tambours aux caisses voilées rythmaient de roulements sourds interrompus le piétinement continu de la foule. Des gardes commissaires, un bracelet de crêpe les désignant, dirigeaient les files, les retenaient en place ; formant barrage, ils régularisaient les ondes du fleuve noir et vivant s’écoulant avec une lenteur tragique. Un demi-bataillon de chasseurs parisiens suivi des musiques de la garde nationale ouvrait le cortège. La célèbre et poignante marche de Chopin, des hymnes funèbres de Beethoven, de Mendelssohn, semblaient, avec leurs harmonies désespérées, clamer la plainte de la foule muette.

Les chars venaient ensuite, encadrés de files de gardes, et immédiatement derrière s’avançaient : la députation des membres de la Commune, tête nue, en vêtements civils avec l’insigne rouge à franges d’or à la boutonnière, et la députation du Comité Central en uniforme, portant l’écharpe rouge à franges d’argent. En rangs serrés, marquant le pas avec ensemble aux arrêts, les délégations, les corporations et les notabilités des comités, puis les délégués des bataillons ayant pris part aux combats d’avril, suivaient sans armes. Derrière enfin, venait le Peuple, une masse énorme et confuse aux rangs confondus, déroulant ses anneaux vivants tout le long des boulevards ; la queue serpentait encore vers la Madeleine quand la tête touchait au Père-Lachaise. Toutes les classes, toutes les professions et toutes les conditions sociales étaient mêlées dans cet immense défilé. Ainsi les reporters signalèrent la présence d’une physionomie parisienne bien connue, à la tête fine, aux cheveux déjà grisonnants avec la barbiche en pointe : Étienne Carjat, le photographe journaliste, en uniforme de garde du 116e, le bataillon des artistes, comme on le désignait pendant le siège. Carjat, suiveur ordinaire de tous les convois d’hommes célèbres, avait tenu à faire à ces obscurs prolétaires la conduite suprême, comme à des notoriétés.

Au premier rang de la députation de la Commune, on remarquait, digne et le front soucieux, Charles Delescluze. Le grand citoyen savait que ces imposantes funérailles plébéiennes ne seraient pas les dernières. Il se disait, en accompagnant ces premiers lutteurs terrassés, que d’autres morts, aussi vaillants, aussi méritants, suivraient, Ceux-là seraient portés à la fosse commune avec moins de pompe, sans qu’on eût le temps d’organiser pour eux un cortège semblable, sans que la pensée vint même de mettre la cité en émoi pour ce fait devenu quotidien, banal : la mise en terre de victimes de la guerre civile. La mort allait devenir l’hôtesse familière. Elle serait la compagne prévue, et, dans la ville bombardée, comme aux époques sinistres où le choléra dévastait les faubourgs, on ferait à peine attention au tombereau passant, chargé de cadavres ramassés aux avant-postes. Dans son bref et énergique discours au Père-Lachaise, devant les cercueils alignés, Charles Delescluze sembla prononcer le Requiem laïque de la Commune, et aussi son propre De Profundis.

Les bières descendues dans les fosses préparées, les délégations défilèrent, jetant au passage les touffes d’immortelles rouges. Puis, ayant retenu la promesse faite au nom de tous par l’orateur de la Commune, que les morts ne seraient pas oubliés, que leur exemple vaillant demeurerait présent à la pensée de tous, et que certainement ils seraient vengés, les gardes nationaux, poussèrent, comme un appel aux armes, un seul cri : « Vive la Commune l » Alors s’éloignant des sépultures, redescendant les pentes de la nécropole, regagnant la ville en rumeur que la vie emplissait et d’où montaient des grondements confus, ils se dirent l’un à l’autre :

— « À présent, allons combattre ! »

Et l’immense cimetière verdoyant, où les oiseaux parmi les tombes célébraient la vie et le renouveau, redevint silencieux, paisible, troublé seulement par le son mat de la terre que remuaient les pelles des fossoyeurs disposant des fosses neuves.

PENSIONS AUX VEUVES ET AUX BLESSÉS

L’effet moral produit sur la garde nationale par cette solennelle procession funèbre fut autre que celui sur lequel avaient dû compter les promoteurs de la cérémonie. Le nombre des combattants diminua sensiblement aux appels des jours suivants. Bien des femmes, jusque-là consentantes, enthousiastes même, excitant plutôt les hommes à aller aux remparts, s’alarmèrent. Elles s’efforcèrent de retenir au logis, fils, maris, frères, amants. Elles les poussèrent, surtout quand ils avaient l’âge voulu, à renoncer aux compagnies de marche, à se faire porter comme sédentaires, conformément au décret de Cluseret. Beaucoup d’hommes ayant atteint la quarantaine réfléchirent et les présents furent moins nombreux aux convocations, les tranchées insensiblement se dégarnirent.

La Commune essaya de réagir contre cette tendance à l’inertie qui se manifestait parmi les bataillons. Elle prit un arrêté, louable par les intentions, mais absolument illusoire en fait, à l’aide duquel on cherchait à inspirer aux fédérés et à leur famille une confiance qui paraissait ébranlée depuis le spectacle imposant, mais peu stimulant, de la cérémonie funèbre. On décréta que « tout citoyen blessé recevrait, si sa blessure entraînait incapacité de travail partielle ou absolue, une pension annuelle et viagère fixée par une commission spéciale dans les limites de 300 à 1,200 francs ». Une pension ! C’était, comme on dit, compter sans son hôte. Le décret semblait émaner d’un gouvernement régulier, assuré du lendemain, disposant d’un service financier garanti, assurait les pensions. Là encore régnait l’illusion. Il est à présumer que les futurs pensionnaires s’imaginèrent que leurs droits, le cas échéant, seraient indubitablement reconnus, et que rien ne mettrait obstacle, s’ils venaient à être blessés, à la pension allouée, comme ils savaient que cela se passait sous tous les gouvernements précédents. La compensation pécuniaire de leur invalidité leur paraissait non seulement due, mais sans contestation possible, acquise et sûre. Les membres de la Commune qui votèrent le principe de la pension, en renvoyant à une Commission ultérieurement désignée la fixation de la quotité, selon les diverses catégories de pensionnaires, avec l’indication de l’époque où les annuités seraient payées aux ayants droit, agirent de bonne foi et dans la plénitude de leur optimisme illusionniste. Autrement, ce décret ne serait qu’une mauvaise farce et une indigne comédie. Si la Commune n’avait pas été animée alors d’une imperturbable confiance dans ses destinées, elle eût simplement décrété qu’une indemnité immédiate serait versée, en argent, aux blessés, à ceux que les morts laissaient derrière eux. Non seulement ceux qui reçurent des blessures au service de la Commune ne touchèrent jamais la pension votée, mais ceux qui furent par la suite retrouvés vivants n’échappèrent à la fusillade que pour aller sur les pontons ou être déportés en Calédonie.

Dans la séance du 10 avril, la Commune décréta l’adoption des enfants des citoyens morts pour la défense des droits du peuple. Reconnus ou non, ces orphelins devaient recevoir, jusqu’à l’âge de dix-huit ans, une pension annuelle de 365 francs, payables par douzième. Les veuves, elles, devaient être gratifiées d’une pension annuelle de 600 francs. Aux ascendants, aux frères et sœurs, une pension proportionnelle à leurs besoins serait allouée. Enfin le décret portait que, sans attendre les conclusions de l’enquête, toute personne pouvant avoir des droits aux pensions décrétées toucherait immédiatement, comme secours provisoire, une somme de 50 francs, à condition de réclamer ce secours. Ceci était positif, et à ce versement de 50 francs se borna, par suite des événements, la généreuse dotation de la Commune.

AUTRES DÉCRETS ILLUSOIRES

La plupart des premiers décrets rendus par la Commune eurent le même caractère utopique, sans sanction ni réalisation possibles, au moins à l’époque où ils étaient proclamés. On mit en accusation Thiers, Jules Favre, Ernest Picard. Dufaure, Jules Simon et Pothuau. Leurs biens furent placés sous séquestre. À l’exception du petit hôtel de M. Thiers, place Saint-Georges, dont fut votée la démolition, après que le mobilier et les collections le garnissant auraient été transportés au garde-meuble, la mesure était sans portée pour la plupart des ministres, qui n’avaient pas d’immeubles à Paris. Quant à M. Thiers la démolition de sa maison était une gaminerie. Il y avait sans doute un précédent : pendant la Fronde, on avait pris possession de la demeure de Mazarin, saccagé et pillé ses collections. Mazarin s’était remboursé par la suite. Thiers de même se fit reconstruire un hôtel plus vaste et plus confortable, aux frais des contribuables. Quant à la mise en accusation dont ils étaient l’objet, les ministres, délibérant derrière les canons alignés sur la place du Château, et protégés par les 130,000 hommes de troupes espacés entre Versailles et Paris, devaient la considérer comme une pure plaisanterie, ce qu’elle était.

SÉPARATION DE L’ÉGLISE ET DE L’ÉTAT

La Commune rendit un décret, excellent en principe et qui est aujourd’hui devenu une loi de la République, prononçant la Séparation de l’Église et de l’État et la suppression du budget des cultes. Le décret déclarait propriétés nationales les biens des congrégations religieuses. Une enquête immédiate devait constater la nature de ces biens et les mettre à la disposition de la nation.

Ceux qui ont voté ce décret ne peuvent être blâmés. Ils ne pouvaient point voter contre. On ne se représente pas bien les élus du 26 mars se prononçant pour le maintien du budget des cultes et déclarant que le concordat devait conserver tous ses effets, que le mariage contracté sous les auspices du premier consul et du pape entre l’Église et l’État était indissoluble. Mais le blâme doit s’adresser à ceux qui ont proposé cette mesure intempestive, inutile, et dépassant le mandat municipal ou communal.

Si l’on s’était borné à supprimer le budget des cultes, pour Paris, en déclarant séparées la Commune de Paris et l’Église, la mesure pouvait être approuvée en principe, mais discutée comme inopportune à un moment de lutte armée, quand il y avait assez de causes de divisions entre les citoyens, sans aller en introduire une nouvelle, dépourvue d’application immédiate. Surtout à cette époque, une partie de la population tenait aux cérémonies du culte, par tradition, par habitude, par des considérations où la foi entrait pour peu. La Première Communion fut célébrée, au mois de mai 71, avec la pompe et l’affluence accoutumées dans plusieurs paroisses de Paris. Mais le décret avait cette gravité morale qu’il exprimait un empiétement du pouvoir municipal sur le domaine national. La Commune de Paris en séparant l’État et l’Église se séparait elle-même de l’État ; elle se substituait à l’État et sans la volonté nationale. Cette attitude peut d’ailleurs être soutenue, et, en principe, se trouver justifiée. Pour le fait particulier des rapports religieux, on peut dire qu’il n’appartenait pas à une autorité exclusivement parisienne, aux pouvoirs et même à l’existence contestés au delà des fortifications, et dont les attributions provisoires ne devaient être que municipales, de voter une loi aussi générale. La Commune, isolée, assiégée, ne pouvait instituer un règlement pour le culte devant s’appliquer à toutes les communes de France, non consultées. Ce décret était fâcheux parce qu’il était sans aucune sanction, parce qu’il n’était pas adroit de faire constater par tous que les attributions, comme les pouvoirs, de l’assemblée de l’Hôtel-de-Ville ne dépassaient pas le périmètre parisien. La compétence communaliste était limitée par la zone d’occupation militaire franco-allemande. Il était au moins inutile d’affirmer solennellement cette limitation et cette impuissance. La Commune aurait dû prudemment se prononcer conditionnellement sur cette séparation, affirmer le principe, mais en ajourner l’application après la victoire.

LES DÉCRETS GÉNÉRAUX

Ces Décrets généraux, comme celui abolissant la souscription, n’avaient que le caractère de déclaration de principes, de simples vœux. Ils ne pouvaient obliger personne, apparaissant dépourvus de toute sanction et, n’eût été la situation terrible, ils eussent paru aux gens raisonnables une pure bravade, presque une gaminerie, L’insurrection du 24 février 1848 aurait pu sérieusement prendre de semblables résolutions, parce que les insurgés de cette époque avaient pu constituer un gouvernement provisoire immédiatement accepté et obéi par toute la France, et n’avaient pas eu en face d’eux, en exercice et susceptibles de légiférer et d’imposer leurs lois au pays, la chambre des députés et la chambre des pairs de la monarchie constitutionnelle. En 1871, une assemblée existait, représentation du pays entier, aux pouvoirs contestables assurément parce qu’outrepassés, mais non abrogés légalement, régulièrement. Aucune protestation, en dehors de Paris, ne s’élevait sérieuse, impérieuse, contre la durée prolongée au delà du vote de la paix, de cette assemblée, qui, tant qu’elle siégeait de fait, semblait l’organe de l’ensemble de la nation et avoir seule compétence pour proposer, discuter sinon abolir les armées permanentes, pour supprimer le budget des cultes, pour abroger le concordat. La Commune de Paris légiférait, comme si une autre assemblée ne tenait pas des séances à Versailles, comme si cette assemblée n’était pas considérée à l’étranger, et dans tous les départements, sauf la Seine, comme Nationale, tant qu’une nouvelle assemblée légalement ou par la force ne l’aurait pas remplacée. Le vice initial de la révolution parisienne éclatait ici et ces décrets généraux de la Commune ne faisaient que l’accentuer.

L’Assemblée de Paris délibérait et statuait sur des matières d’ordre national, comme si elle avait le pouvoir et surtout la force de faire des lois générales et de les faire appliquer par toute l’étendue du territoire. L’Assemblée et l’armée de Versailles n’étant ni dispersées, ni dissoutes, l’Assemblée de Paris ne pouvait que prendre des décisions obligatoires provisoirement pour Paris. Dès qu’elle ordonnait au dehors, elle ne pouvait qu’affirmer son impuissance. Ses décrets étaient sans doute subordonnés à la puissance exécutoire qu’elle devait posséder ou acquérir ; ils étaient supposés obligatoires pour tous, quand elle aurait abattu la puissance adversaire, encore maîtresse des neuf dixièmes du pays. Elle ne pouvait donc ordonner que sous condition, et la condition, en avril 71, ne semblait guère devoir être sur le point de se réaliser. Une conciliation toujours désirable, une transaction malheureusement improbable, eussent laissé les choses en l’état antérieur, en ce qui touchait les lois d’ordre général. C’eût été la tâche d’une nouvelle assemblée de constituer et d’établir, en ce qui touchait par exemple la conscription et les rapports de l’État avec les églises, un régime nouveau. La Commune agissait comme si elle fût le gouvernement issu du vote de toute la France, comme si elle était une république de communes autonomes avec Paris pour chef-lieu fédéral, devenue, par la force et par le consentement du pays, le gouvernement national.

Il y avait toutefois une certaine logique dans cette attitude.

Plusieurs décrets de la Commune d’une portée générale, comme celui que nous venons d’indiquer séparant l’Église de l’État, comme l’abolition de la conscription, la réforme de la magistrature, etc., etc., ont été critiqués, en apparence avec justesse. Ces mesures qui n’étaient pas absolument des nouveautés, qui avaient été, à la fin de l’empire, discutées et adoptées dans les réunions publiques, et figuraient dans les programmes démocratiques, avaient le défaut d’être pour le moment inapplicables, irréalisables. La Commune eut-elle tort de décréter des impossibilités ? Et comme certains bavards parlent pour ne rien dire, eut-elle ce travers de légiférer dans le vide ? Assurément, au point de vue immédiatement pratique, ces décrets qu’elle savait être inexistants, semblent devoir être blâmés, mais les adversaires lui ont suffisamment reproché de n’avoir point de programme, pour qu’elle se soit efforcée, dès les premiers jours de son entrée à l’Hôtel-de-Ville, de formuler sous La forme de décrets ce qu’elle affirmait vouloir réaliser. Les décrets exprimaient sa volonté d’accomplir certaines réformes claires et réclamées, mais cette réalisation était subordonnée à la possibilité de l’obtenir, à la puissance de l’imposer. La critique n’est donc pas absolument juste.

Doit-on reprocher à la Commune le caractère général et théorique de ces décrets ? Est-ce une audace criminelle de sa part d’avoir paru légiférer pour tout le territoire, alors qu’elle avait son pouvoir circonscrit dans les limites du département de la Seine ? Encore ne possédait-elle pas ce territoire, déjà restreint, dans son intégrité : les troupes versaillaises et les troupes allemandes ne laissaient à sa juridiction, en dehors de la ville, qu’une portion du département qui l’enveloppe. C’est discutable.

LA COMMUNE DEVAIT-ELLE LÉGIFÉRER POUR TOUTE LA FRANCE ?

Pour qui se représente l’équivoque suggérée par le terme même de Commune, rendre des décrets généraux, susceptibles d’être exécutés dans toute la France, cela peut passer pour un acte de haute politique, d’une prévision clairvoyante et louable. La Commune allait au devant de l’objection qu’on lui fit, qu’on a reproduite après sa chute, qu’elle voulait rompre l’unité de la France, qu’elle renonçait au principe qui avait sauvé la Révolution française et fondé l’État moderne : la République Une et Indivisible.

Trois groupes, trois forces principales, constituaient l’assemblée communale. Il y avait le groupe le plus faible, le moins agissant, tout hanté de chimères cosmopolites et pacifiques, ne poursuivant guère que des réformes alors prématurées, c’était le groupe socialiste, celui des internationaux, dont les têtes étaient Malon, Frankel, Lefrançais. À leurs yeux la république communaliste devait laisser à chaque commune son autonomie complète, le lien vague d’une fédération générale relierait seulement toutes ces républiques locales et indépendantes.

Il y avait ensuite le groupe des anciens républicains de 48 comme Félix Pyat, Miot, renforçant celui des révolutionnaires jacobins comme Delescluze, pour lesquels les réformes sociales étaient un but, mais éloigné, subséquent, qu’on ne devait poursuivre qu’au moyen de l’emploi des formes politiques déjà éprouvées. Ceux-là voulaient maintenir l’unité française telle que la Révolution l’avait fortement établie. Ils conservaient le vieux moule de la monarchie centralisatrice, imposé, accepté peu à peu à travers les siècles, mais rajeuni et démocratisé par les institutions révolutionnaires. Ce groupe était le plus nombreux ; il avait l’autorité et gouverna jusqu’à la fin.

Enfin, le troisième groupe, composé d’éléments jeunes singulièrement actifs, audacieux, le groupe blanquiste. Fort peu préoccupé des conceptions cosmopolites et humanitaires des socialistes internationaux, il ne tenait compte que de l’action, ne visait que la victoire présente, et était hostile à un morcellement de l’état politique. Il cherchait, en brisant l’obstacle versaillais, à faire de la Commune de Paris le centre et le pouvoir de toutes les forces révolutionnaires de la nation. Ce groupe, qui comptait Tridon, Rigault, Eudes, Ferré, Vaillant parmi ses membres principaux, se rattachait aux Hébertistes et à la Commune de 1792. Il se souvenait de la façon rigoureuse dont les hommes de la Révolution avaient poursuivi le fédéralisme et châtié les villes séparatistes. Il légiférait provisoirement pour Paris seulement, parce qu’il fallait se soumettre aux circonstances et qu’on était bloqué dans Paris, mais son dessein était bien de donner des lois à toute la France, quand la force le permettrait. Les blanquistes voulaient l’unité et l’indivision de la république, avec la suprématie de Paris.

Ces trois groupes se fondirent en deux lors du fameux vote sur le Comité de salut public, qui divisa la Commune en majorité et en minorité, au commencement de mai.

En votant la séparation de l’Église et de l’État, et les autres mesures de portée générale, la Commune déjà aux premiers jours d’avril se scindait au moins moralement. Bien que les cosmopolites, les socialistes internationaux, les fédéralistes n’aient pas protesté, ces décisions les séparaient de la vraie majorité de l’Assemblée. On ne devait constater qu’ultérieurement cette profonde division. Les socialistes internationaux avaient une grande indifférence pour ces mesures politiques qui prenaient le caractère de lois nationales. Ils ne s’y opposèrent cependant pas, attendu qu’elles leur paraissaient inspirées par un sentiment révolutionnaire excellent, auquel ils ne devaient pas mettre obstacle. Au fond ils étaient d’avis que la Commune parisienne ne devait s’occuper que des intérêts de la cité, des besoins et du programme de Paris. Ils étaient relativement dans le vrai, parce qu’on se débattait en pleine bataille, et qu’il s’agissait à ce moment-là de défendre Issy et de garder Neuilly, parce qu’il importait peu que fût supprimé le budget des cultes en Bretagne ou en Savoie. Mais, en dehors des circonstances actuelles et locales, la Commune paraissait avisée et prévoyante en légiférant audacieusement pour toute la France. Elle proclamait ainsi qu’elle n’entendait pas restreindre son rôle et son action dans les limites étroites de la cité et qu’elle était autre chose qu’un conseil municipal de village. Elle reconnaissait aussi que la formule Paris-ville-libre était une utopie et une absurdité. La Commune maintenait ainsi à Paris son titre de capitale. Elle continuait sa tradition, contre laquelle, comme au temps d’Étienne Marcel, la province maugréait et protestait. Elle voulait faire la révolution pour toute la France et se donnait la tâche d’organiser un gouvernement, comme, en attendant la réunion d’assemblées constituantes, Paris avait déjà agi en juillet 1830, au 24 février 1844, au 4 septembre 70.

En abolissant la conscription, en supprimant le budget des cultes, elle faisait un acte possessoire, elle affirmait son droit de chef-lieu de l’État français, de centre où s’élaborent et d’où partent tous les actes exécutoires, elle exerçait, pour ne pas la laisser périmer, sa prérogative de capitale, et enfin elle déclarait à tous, fièrement, que, sans s’arrêter aux difficultés d’exécution, aux impossibilités de fait, elle maintenait le principe de la France Une et Indivisible.

Si elle eût écarté tout décret d’un intérêt général, devant être exécuté dans toute la France, si elle eût borné, par principe, son essor et son espoir aux limites de l’octroi parisien, elle se fût diminuée et pour ainsi dire suicidée. Le Dix-Huit mars ne pouvait avoir pour conséquence définitive de donner seulement à chaque quartier de Paris un conseiller municipal. Une insurrection mettant sur pied 200,000 hommes, avec des canons, des forts armés, et disposant de la Banque, des têtes de lignes ferrées, de la forte centralisation du passé et du prestige d’une cité qu’au xiiie siècle on nommait déjà l’une des lumières du monde, pouvait-elle se contenter de conquérir l’égalité politique et administrative de la moindre commune de sa banlieue ? Si, avec un budget et une armée supérieurs à l’armée et au budget d’un royaume comme le Danemark, c’eût été vraiment là toute l’ambition, tout l’idéal de Paris, l’insurrection devenait non plus criminelle, mais ridicule. Il eût été raisonnable alors de déposer les armes en hâte, d’implorer merci pour la révolte du 18 mars, et de se soumettre à la loi municipale que M. Thiers venait d’imposer à l’Assemblée nationale.

La Commune devait avoir une autre action, un autre but. Elle demenrait dans la logique des révolutions parisiennes, en aspirant à donner à la France un gouvernement républicain énergique et centralisé, en se considérant comme succédant à la Convention, comme continuant, avec le suffrage universel souverain, avec des institutions et un personnel démocratiques, avec un programme de réformes sociales à établir, la grande tradition révolutionnaire. La mission de la Commune de 1871 était d’instituer définitivement en France une république plébéienne, socialiste et communale. Elle eût paru renoncer à son programme, abdiquer son rôle et trahir la cause de la Révolution, si elle eût écarté de prime abord toutes les mesures d’intérêt général pour se cantonner dans la gestion des affaires municipales, pour limiter sa compétence et son action à l’œuvre utile, mais subalterne, de légiférer pour les 80 quartiers de Paris. Il eût fallu alors décréter la séparation de Paris et de la France, faire de Paris une ville libre républicaine, comme il y eut, en Allemagne, des villes libres impériales. Ce n’était ni dans le tempérament français ni dans la mentalité de l’époque, et la France n’eût pas tardé à périr, avec Paris, si ce programme eût été réalisé et ce but atteint.

La Commune de 71 ne paraît donc ni fautive, ni usurpatrice, ni surtout illogique, lorsque, dans ses premières séances, sans discontinuer la lutte avec Versailles, sans cesser de chercher à abattre par la force l’obstacle qu’une force contraire opposait à ses désirs, à sa raison d’être, elle affirma théoriquement mais solennellement, sa volonté de légiférer comme si elle fût devenue ce qu’elle entendait être : le gouvernement de la France, le régime national de la République française demeurée une et indivisible.

DISTRACTION POPULAIRE

La foule aime à se distraire, même en temps de révolution, même quand la ville est assiégée et que la population s’endort chaque soir au milieu du crépitement de la fusillade, à laquelle le sommeil s’accoutume comme au tapage de la pluie sur les toits. Elle se complaît à improviser des diversions qui deviennent des fêtes. La population ouvrière du XIe arrondissement, dans les premiers jours d’avril, alors que la préparation des régiments revenus d’Allemagne que M. Thiers se disposait à mettre en ligne laissait quelque répit aux bataillons de service aux tranchées, se plut ainsi à organiser une fête locale, vraiment imprévue.

On se rendit, comme en partie de plaisir, riant, chantant, se poussant, avec femmes et enfants, vers une petite rue au renom longtemps sinistre, la rue de la Folie-Regnault, non loin du Père-Lachaise, derrière les prisons de la Roquette. La, soigneusement clos par une porte charretière lourde et sombre, rarement ouverte, s’étendait un étroit et long hangar, prenant jour d’en haut par des vitres poussiéreuses. À de certaines époques s’introduisait discrètement dans ce local mystérieux, avec un compagnon, un homme d’allures paisibles, qui semblait être un entrepreneur du voisinage. Tout le jour, avec son ouvrier, l’entrepreneur travaillait avec ardeur. On percevait du dehors un bruit de meule en rotation. Par instant, des coups sourds, espacés, précédaient un choc comme si l’on fendait du bois, avec un grincement léger de poulie manœuvrée. Puis l’entrepreneur et son aide s’éloignaient, la besogne sans doute finie. Ne parlant à personne, tous deux disparaissaient dans le faubourg, comme des gens ayant à se cacher, venant de faire un mauvais coup. La porte charretière, vers minuit, ce scir-là, se rouvrait, laissait pénétrer un grand fourgon attelé ; des lanternes éclairaient l’ouverture du hangar, puis plusieurs hommes coiffés de casquettes, vêtus de longues blouses, entraient avec le même entrepreneur entrevu durant la journée. Celui-ci portait alors un costume noir et était coiffé d’un chapeau haut de forme. La porte était refermée vivement et l’on semblait besogner hâtivement, jusqu’à ce que la porte du hangar fût de nouveau ouverte. Alors le fourgon, accompagné de toute l’escouade nocturne, partait pour une destination que les voisins connaissaient bien. Quelques-uns suivaient le véhicule, vers la place de la Roquette, après s’être dit les uns aux autres : « C’est pour ce matin ! »

Ce hangar, élevé sur l’ancien emplacement d’une de ces petites maisons, lieu des rendez-vous folâtres et des soupers joyeux des fermiers généraux et des grands seigneurs d’avant la Révolution, qu’on appelait des « Folies », était la remise des « bois de justice », et l’entrepreneur qui, dans le jour venait repasser la ses outils sur la meule, essayer la poulie pour que l’appareil pût fonctionner et faire du bon travail, s’appelait alors M. Heindreich. Il vivait bourgeoisement rue des Frères-Herbert, à Levallois-Perret, où il passait pour un petit rentier : c’était l’exécuteur des arrêts criminels de la cour d’assises.

Dans cette claire matinée dominicale du g avril, c’était donc la guillotine que cette foule, aidée, encadrée par des gardes nationaux du 137e bataillon, était venue chercher dans le lugubre taudis de la Folie-Regnault. Là était logée, dissimulée, la lugubre machine. Depuis les solennelles exécutions de la place de la Révolution, on semble avoir toujours eu quelque honte à exhiber l’appareil justicier. La société, qui reconnaît et applique le droit de tuer, que l’état social légitime encore, a honte de l’instrument qui lui sert à détruire celui qu’elle considère comme son ennemi, qu’elle traque et abat comme un chien enragé.

La guillotine, placée sur une charrette entraînée à bras d’homme, ne comportait que les montants du triangle sinistre qui servent à son fonctionnement. Le couperet fut laissé dans un coin. Dans le désordre de l’enlèvement il disparut, fut volé peut-être par quelque ferrailleur peu scrupuleux ou recueilli par un collectionneur sans préjugés. La guillotine était, ce jour-là, condamnée à mort par le peuple. Ce ne pouvait être cependant qu’une exécution par effigie. Briser les supports de l’appareil, la bascule, la lunette et mettre le couteau dans l’impossibilité momentanée d’être utilisé, ce n’était là qu’un jeu populaire, on pourrait dire un jeu d’enfants.

Elle était puérile en effet cette destruction d’un outil de mort, au moment où tout autour de Paris régnait la Mort. Après une procession hurlante, de la rue de la Folie-Regnault à la place Voltaire, dans le goût de ces cortèges espagnols à la joie exubérante, les jours d’auto-da-fé, la foule, toujours secondée par les gardes du 137e, s’arrêta devant la mairie du XIe, et des débris des bois de justice fit un feu de joie. Au pied de la statue de Voltaire le bûcher flamba. Des cris, des bravos, des applaudissements éclatèrent. Les gamins, accourus en nombre, voulurent sauter par-dessus le brasier, reproduisant les amusements des feux de la Saint-Jean au moyen âge ; quelques-uns de ces espiègles, au risque de se brûler, emportèrent avec fierté des tronçons noircis fumant encore. Certains philosophes grisonnants, à barbes quarante-huiteuses, perdus parmi les spectateurs, avaient crié en se découvrant : « À bas la peine de mort ! » Ils s’imaginaient peut-être, ces bons humanitaires, l’avoir abolie, en regardant les tisons épars de ce qui avait été la guillotine.

Il y avait, depuis 1848, à la suite des déclarations pompeuses de Schœlcher, de Louis Blanc, de Victor Hugo, un courant abolitionniste dans les milieux politiques avancés. Les réquisitoires lyriques et philosophiques, dont le roman le Dernier jour d’un Condamné avait condensé l’argumentation, avaient abouti seulement à la suppression de la peine de mort en matière politique, ce qui semblait d’une lugubre ironie au lendemain des massacres de juin. Les sentimentalistes de 48, qui ont laissé quelques adeptes encore, voulaient ardemment qu’on respectât la vie des gens qui assassinent les passants pour les dévaliser, mais le meurtre en masse d’ouvriers affamés et révoltés les avait laissés indifférents. Les plus acharnés pour la suppression des bourreaux avaient voulu nommer Cavaignac président de la République. Ce contraste se retrouvait dans l’âme de la foule admirant la flamme consumant l’instrument de mort. Elle oubliait qu’en ce moment même des hommes tombaient en nombre à la Porte-Maillot et devant le fort d’Issy, et qu’à Versailles comme à Paris on acclamait des exécuteurs rouges ou tricolores revenant de manier des appareils à tuer plus meurtriers que cet échafaud dont on poussait du pied les braises encore chaudes.

La Commune n’avait pas ordonné ce bûcher romantique. Elle ne connut qu’après l’extinction l’incendie à prétentions symboliques et philosophiques, et qui n’était en réalité qu’un amusement de gamins. On ne saura jamais qui eut l’initiative de ce mouvement qualifié de vengeur et d’humanitaire par certains utopistes. Il est douteux que cette plèbe fat mue par un sentiment abolitionniste, tel que le comprenaient et le propageaient Schœlcher, Victor Hugo ou Louis Blanc. Elle a plutôt les sentiments violents, impitoyables, la foule prise dans son ensemble. Il n’y a qu’à prêter l’oreille aux clameurs féroces, aux cris furieux : À mort ! Enlevez-le ! À l’eau ! À la lanterne ! À la potence ! À la guillotine ! qu’elle a poussés en tous temps, sur le passage des condamnés, des vaincus, dont Jésus entendit l’expression en gravissant le Calvaire, comme Varlin trainé sur les pentes de la butte Montmartre.

Non ! la foule ne réclame pas l’abolition de la peine de mort ! Elle est au contraire très friande du régal des exécutions. Elle estime seulement qu’on lui mesure trop cet intéressant spectacle, et que les agents aussi l’empêchent trop brutalement d’être bien placée pour n’en pas perdre une scène. Cette même populace, qui faisait un cortège enthousiaste à l’échafaud qu’on allait brûler, s’amusait autrement quelques mois auparavant : elle se bousculait et s’empressait pareillement, quand on dressait cet échafaud dans le même quartier ; elle voulait se pousser au premier rang, afin de mieux voir tomber dans le seau ignoble la tronche rose de quelque misérable assassin, rognée par le couteau, d’où le sang dégoulinait sur les cinq pavés.

Une aversion mystérieuse cependant, une haine instinctive, à laquelle s’ajoute comme une vague appréhension, règnent dans les âmes populaires, à la vue, au contact du bourreau et de son sanglant appareil. Il y a là une répugnance atavique. L’exécuteur est encore dans notre société, comme au moyen-âge, un personnage étrange, méprisé, et instinctivement redouté, dont nul ne recherche le voisinage. Lorsqu’il se présente, en dehors de ses heures de travail, sous les apparences d’un petit bourgeois cultivant des gobéas ou des pois de senteur dans son jardinet de la banlieue, on le désigne timidement du doigt, et l’on passe vite devant la grille impopulaire. Quand les préparatifs de sa profession l’obligent à se rendre dans un quartier où fréquentent les rôdeurs et les gens prêts à tout méfait, il peut cheminer tranquille, en sécurité. Il est reconnu, signalé, par ces êtres malfaisants, se pressentant des clients possibles de cet opérateur infaillible, chirurgien des gangrènes sociales. Des yeux sournois le suivent dans sa marche pondérée, par les ruelles dangereuses, et des lèvres minces murmurent à des oreilles énormes : c’est Charlot ! On laisse passer sans une insulte, sans une menace, sans une violence, ce bonhomme en redingote bourgeoise, ayant pourtant l’aspect d’une proie. Il va, comme le condamné que le licteur antique avait touché du faisceau : il est sacré. N’osant porter la main sur l’ouvrier de sang, dont elle a peur, la foule en ce jour de printemps rouge a saccagé avec une irritation satisfaite l’outil dont il s’était servi. Elle a assouvi sa haine de caste contre l’appareil des lois, contre l’autorité, contre la justice bourgeoise, s’en prenant à l’instrument inerte et inconscient. Elle ne connaissait certainement pas, même par oui dire, les théories de Joseph de Maistre, mais ce jour-là, place Voltaire, cette foule les condamnait sans les connaître. La guillotine, à présent à terre et en morceaux inutilisables, était à ses yeux le symbole de la justice féodale, abusive et impitoyable, de la domination qui avait, durant tant de siècles, pesé si cruellement sur le menu peuple. Elle détruisait, elle anéantissait ce qui représentait pour elle l’odieux et déjà lointain passé. Un sentiment analogue à celui qui faisait danser la population sur les décombres de cette Bastille, où jamais un homme du peuple n’avait été détenu, animait ces habitants du quartier de la Roquette, honnêtes travailleurs, vaillants défenseurs de la cité, qui n’avaient cependant rien à redouter du bourreau ni de sa machine. Comme leurs aïeux sautillant sur les ruines de la prison des nobles et des écrivains, ces faubouriens émancipés ne pouvaient s’empêcher de trépigner de joie autour des débris fumants de ce qui avait été la guillotine. Ô cerveaux enfantins !

L’auto-da-fé de l’échafaud ne fut d’ailleurs qu’un incident de quartier, une distraction populaire locale sans répercussion au dehors. Le souvenir s’en effaça vite, et à la place même où la guillotine avait été livrée aux flammes, avec enthousiasme, quelques semaines après, sur la clameur d’une mégère affolée, une foule, peut-être la même, devant cette mairie du XIe, se ruait sur un officier d’état-major, survenu en criant « Vive la Commune ! » et appelant aux armes. C’était l’aide de camp de Cluseret, le malheureux de Beaufort, le cousin du membre du Comité Central, Édouard Moreau. La femme Lachaise, qui a reconnu depuis avoir commis une méprise et avoir accusé à tort, avait dénoncé de Beaufort comme ayant volontairement exposé à un feu meurtrier son bataillon, derrière une barricade surprise, rue Caumartin. Beaufort fut mis à mort sur-le-champ. Son sang rougit le pavé de la place Voltaire que l’incinération de la guillotine avait précédemment noirci. L’abolition de la peine de mort était alors bien oubliée.

L’exécution sommaire de cet infortuné de Beaufort mit d’ailleurs la populace en appétit de fauves. Ce meurtre ne précéda que de très peu la ruée farouche sur de malheureux otages, que la même foule poussa, escortés de huées et d’applaudissements cruels, vers le fossé sanglant de la rue Haxo.

PIERRE LEROUX

Quelques personnalités, dont la mort en d’autres temps aurait eu du retentissement, disparurent au milieu d’une indifférence affairée. Le tapage de la canonnade couvrait tout. Et puis des morts, on en avait tant et tant à signaler, qu’on ne s’en occupait plus, eussent-ils de leur vivant charmé, enseigné ou intéressé leurs contemporains ! Ainsi, dans ces premiers jours d’avril, disparurent, dans le silence au milieu de Paris assourdi par la bataille au dehors et la rumeur dans la rue, des hommes qui avaient eu leur célébrité et dont le nom était autrefois sonore et répercuté dans la presse. Tel est Auber, l’agréable compositeur, dont la musique facile et amusante est démodée et dédaignée au-jourd’hui, mais dont quelques œuvres comme le Domino Noir font encore de belles soirées, les dimanches, à l’Opéra-Comique. Auber aurait pu intéresser les gens de 71, car il avait indirectement participé à une insurrection, par son entrainait duo de la Muette de Portici. Aux accents de cette musique glorifiant la révolte pour la liberté, les Brabançons commencèrent leur révolution qui fit la Belgique. Les gens soucieux d’un enterrement retentissant sont surtout malchanceux en temps de guerre civile,

Le philosophe Pierre Leroux éprouva, en trépassant en avril 71, l’inconvénient d’une trop longue vie, alors que tous ceux qui vous ont connu, aimé, admiré même et ont partagé vos passions et vos désirs vous ont précédé dans la tombe. Le moment où s’éteignit Pierre Leroux n’était, comme pour Auber, guère propice aux lueurs suprêmes qu’une existence qui fut brillante projette, comme un flambeau, avant de disparaître dans la nuit.

Cet apôtre du « circulus » a laissé un nom qu’on cite encore et des ouvrages dont on ne parlera plus jamais. Il s’en alla ainsi vers l’oubli éternel privé du cortège et des articles nécrologiques, qui, en une époque autre, eussent accompagné sa dépouille et prolongé sa mémoire.

Pierre Leroux était né à Paris, en avril 1797. Il avait préparé son examen à l’École Polytechnique, mais, faute de fonds pour verser les droits d’entrée et payer la pension, il ne put être admis. Il se fit typographe dans le but de savoir un métier, et aussi d’imprimer ses écrits. Il inventa la première machine à composer, devançant son siècle. Il fonda vers la fin de la Restauration un journal, « le Globe », qui eut une grande notoriété et fut un des organes préparant la révolution de 1830. Il publia successivement de nombreux articles, des brochures, des livres, d’une philosophie humanitaire et nébuleuse. La célébrité la plus durable de Pierre Leroux lui vint de sa liaison avec George Sand. Il eut une influence plutôt fâcheuse sur ce bas bleu émérite. C’est de cette cohabitation avec le philosophe, élève de Saint-Simon le prophète, encore plus que de la tradition de J.-J. Rousseau et de Sénancour, que datent ses romans socialo-sentimentaux, les moins heureux de son œuvre emphathique, comme le Compagnon du Tour de France. P. Leroux inventa un système cosmogonique, la Triade, et produisit une théorie de l’évolution biologique, le Circulus, qui le firent surtout connaître par les sarcasmes qu’ils suggérèrent. À la Révolution de 1848, on vint le chercher dars son calme et champêtre asile de Boussac, dans le Cher, pour l’envoyer à la Constituante. Il y prononça, le 15 juin 1848, un discours qui produisit une sensation profonde, dans lequel il prophétisait le soulèvement qui, quelques jours après, se produisit. Il conseillait de coloniser l’Algérie, en y envoyant les ouvriers sans travail, Ses collègues retinrent l’avertissement, mais appliquèrent différemment le conseil : ils fermèrent les ateliers nationaux, et s’ils expédièrent des ouvriers à Lambessa et sur d’autres points du territoire algérien, ce fut, à titre de transportés, les échappés à la fusillade des rues de Paris. L’Algérie reçut ainsi des prisonniers politiques et non des colons. Pierre Leroux est mort quelques jours avant de voir recommencer, mais en Calédonie, ce genre de colonisation.

Proscrit en 1851, Pierre Leroux écrivit à Jersey son plus lisible ouvrage, la Grève de Samares, et traduisit le Livre de Job. Il a fait de nombreuses conférences en Suisse. Au cours de l’une d’elles, il a résumé ainsi son œuvre et sa vie : « On a combattu le despotisme : j’y étais ! On a renversé la royauté, j’y étais ! On a tourné l’attention vers l’idéal du progrès, j’y étais ! On a républicanisé les esprits, j’y étais ! On a fait le socialisme, j’y étais ! » C’est là une belle épitaphe à mettre sur la tombe de ce sociologue humanitaire que de rares disciples, dont le plus fervent fut son gendre, Auguste Desmoulins, ont continué longtemps à visiter lors de l’anniversaire du 14 avril. Pierre Leroux n’a eu qu’une influence lointaine sur les hommes de la Commune, bien que plusieurs socialistes notoires fussent ses admirateurs, quelques-uns ses amis. Ses théories humanitaires et pacifiques étaient contredites par les événements violents qui se précipitaient. Il résumait en lui la philosophie vaguement mystique et les sentiments fraternitaires de la plupart des hommes de 48. Il avait éprouvé une angoisse cruelle en entendant le canon de juin, vingt-deux ans auparavant ; il rendit le dernier soupir en percevant d’une oreille affaiblie la canonnade de la Porte-Maillot.

« À peine sorti d’un sommeil de cinq jours et de cinq nuits, a dit son biographe Desmoulins, dans lequel l’apoplexie l’avait plongé, il n’a rouvert les veux un moment que pour les fermer dans la mort. Aux angoisses du suprême instant se sont ajoutées pour lui les douleurs de cette terrible guerre civile qui donnait à ses doctrines de paix et d’amitié un démenti si cruel ! »

La Commune décida l’envoi de deux de ses membres aux funérailles de Pierre Leroux, en déclarant qu’elle rendait hommage, non au philosophe partisan de l’école mystique « dont nous portons la peine aujourd’hui ». disait l’arrêté, mais à l’homme politique qui, lors des journées de juin, avait pris courageusement la défense des vaincus.

Les funérailles eurent lieu le vendredi 14 avril, à onze heures du matin, au cimetière Montparnasse. Peu de monde assistait aux obsèques. La veille, on avait conduit au Père-Lachaise le colonel Bourgoin, du 189e bataillon, tué au pont de Neuilly : le bataillon entier l’avait accompagné, et une foule considérable s’était portée sur le passage du convoi parti de l’état-major de la place Vendôme et ayant suivi la ligne des grands boulevards. Un doux philosophe, un écrivain en partie oublié, ne pouvait prétendre à une telle assistance. Comme l’écrivit un journal rendant compte des obsèques : « le moment n’est pas aux cérémonies funèbres isolées. Chaque jour défilent des convois emportant dix ou quinze combattants tués aux avant-postes ». La grande solennité funéraire du jeudi était bien récente, et paraissait avoir absorbé l’émotion et la curiosité.

Pierre Leroux s’en alla donc presque seul à sa demeure dernière. Babick salua le mort au nom de la Commune de Paris. Parmi les rares assistants on remarqua une vieille dame émue : c’était George Sand, qui avait tenu à rendre ce dernier devoir à celui qu’elle avait aimé, et dont elle s’était un temps proclamée disciple.

SÉANCES INSIGNIFIANTES DE L’ASSEMBLÉE

L’Assemblée nationale tint, pendant la première quinzaine d’avril, des séances généralement insignifiantes. M. Thiers était monté à la tribune, le 3 et le 4, pour donner rapidement l’exposé des faits militaires accomplis. Il fit connaître que la redoute de Châtillon avait été reprise sans qu’il eût été nécessaire d’employer la grosse artillerie.

Un député de la droite, M. Jules Brame, qui ne se sentait sans doute pas suffisamment rassuré par les nouvelles des succès remportés, dit : « Je suis convaincu que toutes les dispositions ont été prises pour que l’agglomération des troupes qui est ici soit entourée de tous les soins possibles, et je suis assuré que l’Assemblée s’associera à ma demande. » Il conclut en proposant à l’Assemblée de se porter au devant des troupes, pour leur dire combien les députés étaient heureux et satisfaits de leur conduite.

La Chambre, sur la proposition de l’amiral La Roncière Le Noury, au nom de la commission des Quinze, vota des remerciements à l’armée « pour sa conduite patriotique dans les journées des 2, 3 et 4 avril ».

Le marquis de Talhouët rapporta un projet de loi, portant ouverture d’un crédit de 72,500,000 francs pour l’alimentation et l’entretien des troupes allemandes. L’Assemblée, sur la proposition de M. Emmanuel Arago, se déclara en permanence. M. Arago et ses collègues républicains qui votèrent la permanence voulaient ainsi affirmer qu’ils n’avaïent nullement l’intention de se retirer de cette assemblée et d’imiter leurs collègues Charles Floquet, Lockroy, Delescluze, etc. Des députés élus comme républicains crurent donc devoir continuer à tenir séance à Versailles, au lieu de rentrer à Paris, au milieu de ceux qui les avaient nommés. Leur présence à Paris ne les obligeait pourtant pas à donner leur démission et pouvait avoir, par la suite, une influence, sinon sur les tentatives de conciliation, du moins pour la modération dans les massacres. Millière, qui n’appartenait pas à la Commune, et n’avait en rien participé à ses actes, eût probablement été arrêté pour obéir aux ordres de Jules Favre, mais non pas fusillé, si ses collègues de l’Assemblée eussent été là, intervenant, le réclamant comme député inviolable. La situation de ces députés parisiens obligés de féliciter à tout instant ceux qui fusillaient leurs électeurs devint équivoque et leur attitude fut gênée. Ils s’abusaient, pour justifier leur présence à Versailles, sur l’importance de leur action parlementaire. Ils ne firent que démontrer l’inutilité de leur rôle dans une assemblée furieuse, opposée à toute tentative de conciliation, attentive seulement au bruit du canon, s’éloignant de Versailles, se rapprochant de Paris.

Le peu d’intérêt des séances, durant ces journées de combats et d’anxiété, est surprenant. La séance du 6 avril fut consacrée à la discussion d’un projet de loi sur le concordat amiable, en matière de faillite ! M. Dufaure proposa une procédure plus rapide pour les affaires déférées aux conseils de guerre. La mitrailleuse allait surtout accélérer la besogne de ces tribunaux de sang. Une commission de 60 membres fut nommée pour réviser les marchés conclus pendant le siège par la délégation de Bordeaux. Cette nomination, dont l’urgence n’était pas démontrée, servit par la suite aux attaques et aux récriminations de l’assemblée réactionnaire, contre le gouvernement républicain, et contre ceux qui, pendant la guerre, ayant, avec Gambetta, forcé les hobereaux à se battre, étaient parvenus à sauver, à défaut du territoire, l’honneur du pays envahi.

Un député clérical, républicain à ses heures, le fanatique Jean Brunet, à qui la France dut d’être vouée officiellement au Sacré-Cœur, demanda à interpeller le gouvernement sur la continuation de la guerre ou sur la conclusion de la paix avec Paris. Il n’y avait pas de discussion plus urgente, plus nécessaire, pour préciser la situation et déterminer la politique du gouvernement, dans cette terrible crise. Le ministre Ernest Picard demanda trois jours pour la discussion de cette interpellation. M. Baze vint surenchérir et proposa le renvoi à un mois. L’Assemblée s’empressa de voter l’ajournement au mois et l’on reprit la discussion de la loi municipale.

LA LOI MUNICIPALE

Cette discussion prit plusieurs séances. Un incident marqua la fin de la délibération. L’Assemblée, en discutant les articles relatifs à la nomination des maires, n’avait pu se décider à en revenir au régime impérial. Par une faible majorité, majorité quand même, 285 voix contre 275, elle avait accordé aux conseils municipaux l’élection des maires. M. Thiers bonilit à la tribune, protesta, s’emporta, glapissant de sa voix aigrelette : « Vous voulez l’ordre et vous m’ôtez les moyens de le maintenir ! » Comme argument décisif, il offrit sa démission. Ce fut toujours son moyen de forcer le vote de l’Assemblée, dans toutes les circonstances douteuses. Il en usa jusqu’au jour où, deux ans plus tard, on le prit au mot. L’épileptique Langlois vint au secours du démissionnaire peu consentant : « Vous êtes indispensable, burlait-il, restez ! » M. Thiers se laissa persuader. Un amendement fut présenté et voté, portant que les maires seraient, non plus élus par les citoyens ou par les conseils, mais nommés par le gouvernement dans les villes au-dessus de 20,000 âmes et dans les chef-lieux de départements et d’arrondissements quel que fût le chiffre de leur population. C’était la mainmise du gouvernement sur toutes les villes de France. M. Thiers consentit à retirer sa démission et à reprendre son fauteuil présidentiel, qu’il n’avait jamais eu sérieusement l’intention de céder. L’ensemble de la loi fut voté le 14 avril, par 497 votants ; sept ou huit députés, dont deux bonapartistes, votèrent contre. Il y eut quelques abstentions.

La nouvelle loi municipale établissait donc deux sortes de communes : les petites qui avaient le droit d’élection, les importantes, qui recevaient du gouvernement leur maire, pris, il est vrai, parmi les membres du conseil municipal. Quant à Paris il demeurait toujours hors du droit commun.

M. Thiers, sachant combien cette loi heurterait les sentiments des grandes villes, Lyon, Marseille, Toulouse, qui devaient se considérer comme frustrées et punies, malgré leur sagesse et le peu d’enthousiasme durable qu’elles venaient de montrer pour Paris, s’empressa de falsifier la vérité, dans une dépêche datée de Versailles, 12 avril, dans laquelle il disait :

Paris jouira comme Lyon, Marseille, d’une représentation municipale élue, qui, comme dans les autres villes de France, fera librement les affaires de la cité, mais pour les villes comme pour les citoyens, il n’y aura qu’une loi, une seule, il n’y aura de privilège pour personne.

Était-ce établir une loi pour toute la France que de constituer deux sortes de municipalités, et que de placer Paris dans un statut spécial, mettant son conseil sous l’autorité du préfet de la Seine et du préfet de police, en même temps que les maires et adjoints de chaque mairie de ses arrondissements devenaient des fonctionnaires nommés par le ministre ?

Il est vrai que, dans cette dépêche où le mensonge éclatait à chaque ligne, M. Thiers déclarait que, « quant aux insurgés, les assassins exceptés, ceux qui déposeront les armes auront la vie sauve ». En se reportant aux 20,000 parisiens qui furent par la suite fusillés, alors que la restriction prévue semblait ne devoir s’appliquer qu’aux individus convaincus d’avoir participé au meurtre des généraux Clément-Thomas et Lecomte, en y ajoutant même ceux qui formèrent les pelotons d’exécutions de la Roquette et de la rue Haxo, on doit se demander si M. Thiers a menti, avant comme après cette dépêche, ou s’il a simplement oublié, effacé sa promesse, sauf à se retrancher derrière celui à qui l’avait confié la saignée, son aide en chef, Mac-Mahon.

  1. Léonce Dupont (François de Sales), publiciste, né à Lavrat (Lot-et-Garonne) en 1828, ancien professeur, correspondant militaire du Pays, collaborateur d’Hippolyte Castille à l’Esprit publie, rédacteur à la Revue contemporaine ; pendant la guerre il dirigea l’édition du Constitutionnel, à Tours et à Bordeaux. A publié d’intéressants Souvenirs sur les gouvernements de Tours et de Bordeaux, et sur Versailles pendant la Commune. Nous avons cité à plusieurs reprises son dernier ouvrage, utile à invoquer Comme témoignage d’un écrivain très réactionnaire, fort Opposé aux hommes de 1871, mais observateur attentif et narrateur suffisamment sincère.