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Histoire de la Révolution française (Michelet)/Introduction du tome 2

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INTRODUCTION




DE LA MÉTHODE ET DE L’ESPRIT DE CE LIVRE


Ce volume contient deux parties, d’environ dix mois chacune ; son milieu, son apogée, c’est le beau moment où la France crut voir le ciel ouvert, la dernière des fédérations, la grande fédération du Champ de Mars, au 14 juillet 1790. Elle monte ainsi, notre histoire, pleine d’espoir et d’élan, jusqu’à ce rêve sublime de l’union des cœurs et des esprits. Puis elle descend, par les degrés de la réalité pénible, jusqu’au 21 septembre 1791, où ce crédule enfant, le peuple, délaissé de son tuteur, qui déserte et le trahit, est forcé enfin d’être homme, où il fait le premier essai d’un vrai gouvernement d’hommes : être homme, c’est se régir soi-même.

Les deux parties de l’ouvrage, le livre III, le livre IV, sont ainsi très diverses de sujets ; de l’un à l’autre, l’histoire y change de caractère, par une transition plus rapide, moins ménagée, qu’il n’arrive ordinairement dans le cours des choses humaines. Ce changement n’est nullement un hasard ; c’est la crise même du temps, le destin de la Révolution. Donc deux sujets et aussi deux couleurs et deux lumières : l’une éclatante d’espoir ; l’autre intense, concentrée et sombre. On se rappelle le projet proposé par quelques savants pour illuminer Paris : deux phares de lumière électrique, qui, allumés sur deux tours, éclaireraient d’un demi-jour les rues les plus obscures et les plus profondes, fortifiant les lumières partielles, locales, du gaz ou des réverbères. Voilà mon livre. Les deux phares qui en éclairent les deux côtés sont : 1o les fédérations ; 2o les clubs, Jacobins et Cordeliers. Ces deux sujets dominent tout, se représentent partout ; aux chapitres où nous paraissons nous en éloigner le plus, ils reviennent invinciblement ; lors même qu’ils n’apparaissent pas, ils n’en font pas moins sentir leur présence à la couleur très diverse dont ils teignent les objets, joyeuse lumière d’un feu de hêtre, brillant comme le matin, sombre lueur d’un feu de houille, dont la flamme intense, tout en éclairant, augmente l’impression de la nuit, rend les ténèbres visibles.

Pour nous, joyeuse ou mélancolique, lumineuse ou obscure, la voie de l’histoire a été simple, directe ; nous suivions la voie royale (ce mot pour nous veut dire populaire), sans nous laisser détourner aux sentiers tentateurs où vont les esprits subtils ; nous allions vers une lumière qui ne vacille jamais, dont la flamme devait nous manquer d’autant moins qu’elle était tout identique à celle que nous portons en nous. Né peuple, nous allions au peuple.

Voilà pour l’intention. Mais la droite intention est chose si puissante en l’homme, quelle que soit sa faiblesse individuelle, que nous croyons, en cette œuvre, avoir avancé l’œuvre commune d’un pas. Dans cette construction première, insuffisante, comme elle est, il y a plusieurs points solides, où nos camarades en histoire pourront mettre hardiment le pied, pour bâtir plus haut. Oui, qu’ils marchent sur nous sans crainte, nous serons heureux d’y aider et de leur prêter l’épaule.

Notre seul avantage à nous, c’était le travail antérieur, l’accumulation patiente des œuvres et des jours ; ce qui est commencement pour d’autres est pour nous un couronnement. Dix ans dans l’Antiquité, vingt ans dans le Moyen-âge, nous avons longuement contemplé le fonds sur lequel l’âge moderne bâtit aujourd’hui. Nous avons pu apprécier, mieux peut-être qu’on ne fait d’un regard rapide, où est la base solide, où seraient les points ruineux.

La base qui trompe le moins, nous sommes heureux de le dire à ceux qui viendront après nous, c’est celle dont les jeunes savants se défient le plus, et qu’une science persévérante finit par trouver aussi vraie qu’elle est forte, indestructible : c’est la croyance populaire.

Vraie au total, quoiqu’elle soit, dans le détail, chargée d’ornements légendaires, étrangers à l’histoire des faits. La légende, c’est une autre histoire, l’histoire du cœur du peuple et de son imagination.

Nous avons, dans la scène du 6 octobre, donné un remarquable exemple de ces ornements légendaires qui ne sont nullement des mensonges du peuple ; il y affirme seulement ce qu’il a vu des yeux du cœur.

Écartez les ornements ; ce qui reste, dans la croyance populaire, spécialement en ce qui touche la moralité historique, est profondément juste et vrai.

Il ne faut pas que notre confiance dans une culture supérieure, dans nos recherches spéciales, dans les découvertes subtiles que nous croyons avoir faites, nous fasse aisément dédaigner la tradition nationale. Il ne faut pas qu’à la légère nous entreprenions d’altérer cette tradition, d’en créer, d’en imposer une autre. Enseignez le peuple en astronomie, en chimie, à la bonne heure ; mais quand il s’agit de l’homme, c’est-à-dire de lui-même, quand il s’agit de son passé, de morale, de cœur et d’honneur, ne craignez pas, hommes d’étude, de vous laisser enseigner par lui.

Quant à nous, qui n’avons nullement négligé les livres, et qui, là où les livres se taisaient, avons cherché, trouvé des secours immenses dans les sources manuscrites, nous n’en avons pas moins, en toute chose de moralité historique, consulté avant tout la tradition orale.

Et ce mot ne veut pas dire pour nous le témoignage intéressé de tel ou tel homme d’alors, de tel acteur important. La plupart des témoins de ce genre ont trop à compter avec l’histoire, pour qu’elle puisse trouver en eux des guides bien rassurants. Non, quand je dis tradition orale, j’entends tradition nationale, celle qui reste généralement répandue dans la bouche du peuple, ce que tous disent et répètent, les paysans, les gens de ville, les vieillards, les hommes mûrs, les femmes, même les enfants, ce que vous pouvez apprendre, si vous entrez le soir à ce cabaret de village, que vous recueillerez, si, trouvant sur le chemin un passant qui se repose, vous vous mettez à causer de la pluie et du beau temps, puis de la cherté des vivres, puis du temps de l’Empereur, du temps de la Révolution… Notez bien ses jugements ; parfois, sur les choses, il erre, le plus souvent il ignore. Sur les hommes, il ne se méprend point, très rarement il se trompe[1].

Chose curieuse, le plus récent des grands acteurs de l’histoire, celui qu’il a vu et touché, l’Empereur, est celui qu’il charge et défigure le plus de traditions légendaires. La critique morale du peuple, très ferme partout ailleurs, faiblit ici généralement ; deux choses troublent la balance, la gloire, et le malheur aussi, Austerlitz et Saint-Hélène.

Pour les hommes antérieurs, plusieurs choses en sont oubliées, la tradition s’est affaiblie, quant au détail de leurs actes. Mais, quant à leur caractère, il en reste un jugement moral, identique dans tout le peuple (ou la presque totalité), jugement très ferme et très précis.

Étendez, je vous prie, cette enquête. Consultez des gens de toutes sortes, — non pas seulement des ouvriers (plusieurs sont déjà des lettrés plutôt que du peuple), — non pas des femmes seulement (leur sensibilité parfois les égare), — mais des personnes diverses d’âge, de sexe, de condition ; écartez les diversités accessoires, prenez le total des réponses ; voici ce que vous trouverez, ce qu’on pourrait appeler le catéchisme historique du peuple :

Qui a amené la Révolution ? Voltaire et Rousseau. — Qui a perdu le roi ? La reine. — Qui a commencé la Révolution ? Mirabeau. — Quel a été l’ennemi de la Révolution ? Pitt et Cobourg, les Chouans et Coblentz. — Et encore ? Les Goddem et les Calotins. — Qui a gâté la Révolution ? Marat et Robespierre.

Telle est la tradition nationale, celle, vous pouvez vous en convaincre, de toute la France. Ôtez-en seulement quelques écrivains systématiques, et quelques ouvriers lettrés, qui, sous l’influence de ces deux systèmes, et cultivés depuis vingt ans par une presse spéciale, sont sortis de la tradition commune à la masse du peuple : en tout, quelques milliers d’hommes, à Paris, à Lyon, dans trois ou quatre grandes villes ; nombre peu considérable, en présence de trente-quatre millions d’âmes.

Le catéchisme historique que nous venons d’indiquer est celui de tous les habitants des campagnes, celui de la majorité des habitants des villes ; majorité est impropre, il faut dire la quasi totalité.

Prenez maintenant l’envers de ce catéchisme (Voltaire et Rousseau n’ont rien fait, la reine n’a point influé sur le sort du roi, les prêtres et les Anglais sont innocents des maux de la Révolution, etc.), vous avez contre vous la France.

À quoi vous répondrez peut-être : « Nous sommes des gens habiles, des savants ; nous savons la France bien mieux qu’elle ne se sait elle-même. »

Une telle fin de non-recevoir, opposée à la croyance du peuple, m’étonne, je dois l’avouer. Cette histoire, si profonde en lui, qui la vécut, la fit et la souffrit, lui en contester la connaissance, cela me semble, de la part des doctes, une prétention outrecuidante, si j’ose parler ainsi. Laissez-lui messieurs les lettrés, laissez-lui ses jugements, il a bien gagné d’en garder la possession paisible, — possession grave, importante, Messieurs, c’est son patrimoine moral, une partie essentielle de la moralité française, un dédommagement considérable de ce que cette histoire lui coûta de sang.

Quand le peuple a tiré un axiome, un proverbe, de son expérience, il n’en sort pas aisément ; une chose proverbiale pour lui, en médecine politique, qu’il a retenue en 1793, c’est que la saignée ne vaut guère et qu’on est plus malade après.

Et n’eut-il pas l’expérience, le bon sens lui dirait assez que le salut par voie d’extermination n’est pas un salut.

La France était perdue, après le Salut public, perdue de force et de cœur, jusqu’à se laisser prendre à celui qui voulut la prendre.

Maintenant, Messieurs les doctes, contre cette croyance universelle, arrivez avec vos systèmes, faites entendre à ce bon peuple que, « la vie et la mort s’échangeant incessamment dans la nature, il est indifférent de vivre ou mourir ; que, l’un mort, d’autres arrivent ; que la terre n’en fleurit que mieux ». Que si cette douce doctrine ne le charmait pas d’abord, dites-lui avec assurance qu’elle revient tout à fait au christianisme ; le salut dont il nous parle, c’était le Salut public ; l’apôtre de la Terreur fut cousin de Jésus-Christ. Puis faites-lui cet apôtre sentimental et pastoral, donnez-lui un habit plus céleste encore qu’il n’en porta à la fête de prairial, vous aurez beaucoup de peine à réconcilier le peuple avec le nom de Robespierre.

Ce peuple a la tête dure. C’est ce que disait Moïse, quand, après avoir tué vingt ou trente mille Israélites, il appelait en vain les autres ; ils faisaient la sourde oreille.

Ou bien voulez-vous que j’emprunte une trop naïve image, que vous trouverez basse peut-être, mais qui n’en est pas plus mauvaise, c’est la fable de La Fontaine ; le cuisinier, son grand couteau au côté, qui amadoue les poulets : « Petits ! petits ! » Il a beau prendre une voix douce ; les petits n’ont garde ; un couteau n’est point un appât.

Mais parlons sérieusement.

Nous ne sommes point de ces amis du peuple qui méprisent l’opinion du peuple, sourient du préjugé populaire, qui se croient modestement plus sages que Tout-le-Monde.

Tout-le-Monde, pour les habiles et les gens d’esprit, c’est un pauvre homme de bien, qui n’y voit guère, heurte, choppe, qui barbouille, ne sait pas trop ce qu’il dit. Vite, un bâton à cet aveugle, un guide, un soutien, quelqu’un qui parle pour lui.

Mais les simples, qui n’ont pas d’esprit, comme Dante, Shakespeare et Luther, voient tout autrement ce bon homme. Ils lui font la révérence, recueillent, écrivent ses paroles, se tiennent debout devant lui. C’est lui que le petit Shakespeare écoutait, gardant les chevaux, à la porte du spectacle ; lui que Dante venait entendre dans le marché de Florence. Le docteur Martin Luther, tout docteur qu’il est, lui parle le bonnet à la main, l’appelant maître et seigneur : « Herr omnes (Monseigneur Tout-le-Monde). »

Tout-le-Monde, ignorant sans doute dans les choses de la nature (il n’enseignera pas la physique à Galilée ni le calcul à Newton), n’en est pas moins un juste juge dans les choses de l’homme. Il est souverain maître en droit. Quand il siège, en son prétoire et tribunal naturel, aux carrefours d’une grande ville, ou sur le banc devant l’église, ou encore sur une pierre à la croix des quatre routes, sous l’orme du jugement, il juge là sans appel ; il n’y a pas à dire non. Les rois, les reines et les tribuns, les Mirabeau, les Robespierre, comparaissent modestement. Que dis-je ? Le grand Napoléon fait comme faisait Luther : il met le chapeau à la main…

Et nunc, erudimini, qui judicatis terram ! Soyez jugés, juges du monde !

Haute et souveraine justice, semblable à celle de Dieu, en ce qu’elle ne daigne presque jamais motiver ses jugements. Ils étonnent parfois, scandalisent. Les Scribes et les Pharisiens demanderaient volontiers qu’on interdît un tel juge ; ils ne savent vraiment comment excuser ses contradictions : « Peuple mobile ! disent-ils en haussant les épaules, qui, sans nul principe arrêté, juge et se déjuge. Indulgent pour celui-ci et sévère pour celui-là ! Justice toute capricieuse. Les sages heureusement sont là pour reviser ses jugements. »

Caprice aux yeux de l’ignorance ; pour la science, justice profonde. Lui, il juge, tout est fini ; à vous autres, historiens, philosophes, critiques, ergoteurs, à chercher, trouver, si vous pouvez, le pourquoi. Cherchez ; il est toujours juste. Ce que vous y trouvez d’injuste, faibles et subtils que vous êtes, c’est le défaut de votre esprit.

Ainsi cet étrange juge donne ce scandale à l’auditoire : il excuse Mirabeau, malgré ses vices ; condamne Robespierre, malgré ses vertus.

Grand bruit, force réclamations, dits, contredits, mais oui, mais non… Plusieurs hochent la tête et disent : « Le bonhomme a perdu l’esprit. » Prenez garde, Messieurs, prenez garde, c’est le jugement du peuple, c’est la décision du maître ; nous n’y réformerons rien ; tâchons seulement de comprendre.

Ce dernier point est déjà assez difficile. Je m’y suis tenu, sachant bien, quand je rencontrais des jugements discutés, des faits étranges parfois où la tradition commune ne semblait pas concorder avec tels documents imprimés, qu’il fallait rarement préférer ceux-ci ; les Mémoires sont des plaidoyers pour telle cause individuelle, les journaux plaident de même pour l’intérêt des partis. J’ai fouillé alors d’autres sources, jusqu’ici trop négligées, et j’ai vu avec admiration que, pour souscrire aux jugements de l’ignorance populaire, c’est la science qui m’avait manqué.

Un éclatant exemple de ceci, c’est le fait immense des fédérations, dont le peuple, principalement celui des campagnes, est resté si profondément impressionné, et qu’il ne manque jamais de rappeler avec effusion, dès qu’on parle de l’année 1790. Est-ce à tort ? Les fédérations furent-elles de simples fêtes ? On le croirait, au peu d’attention que leur donnent alors les journaux de Paris. Furent-elles des fêtes bourgeoises, comme on a essayé depuis de le faire entendre ? Comment se fait-il alors que l’imagination, le cœur du peuple, en soient encore tout remplis ?… Lisez les procès-verbaux des fédérations ; comparez-les aux documents imprimés de l’époque : vous trouverez que ces grandes réunions armées, se succédant pendant neuf mois (de novembre 1789 à juillet 1790). eurent l’effet très grave de montrer aux aristocrates les forces immenses, invincibles, de la nation ; elles leur ôtèrent l’espoir, leur firent perdre terre, décidèrent l’émigration, tranchèrent le nœud de l’époque. Les fédérations centrales (Lyon, Rouen, Paris, etc.), qui vinrent les dernières, firent comparaître seulement les représentants de la garde nationale ; à Lyon, cinquante mille hommes représentèrent cinq cent mille hommes. Mais les fédérations locales, celles des petites villes et villages, des hameaux, comprirent tout le monde ; le peuple, pour la première fois, se vit, s’unit d’un même cœur.

Ce fait, imperceptible dans la presse, puis obscurci, défiguré par les faiseurs de systèmes, reparaît ici dans sa grandeur ; il domine, nous l’avons dit, la première moitié de ce volume. Neuf mois de la Révolution sont inexplicables sans lui. Où était-il avant nous ? Dans les sources manuscrites, dans la bouche et le cœur du peuple.

C’est là la première mission de l’histoire : retrouver par les recherches consciencieuses les grands faits de tradition nationale. Celle-ci, dans les faits dominants, est très grave, très certaine, d’une autorité supérieure à toutes les autres. Qu’est-ce qu’un livre ? C’est un homme. Et qu’est-ce qu’un journal ? C’est un homme. Qui pourrait mettre en balance ces voix individuelles, partiales, intéressées, avec la voix de la France ?

La France a droit, si personne peut l’avoir, de juger en dernier ressort ses hommes et ses événements. Pourquoi ? C’est qu’elle n’est pas pour eux un contemplateur fortuit, un témoin qui voit du dehors ; elle fut en eux, les anima, les pénétra de son esprit. Ils furent en grande partie son œuvre ; elle les sait, parce qu’elle les fit. Sans nier l’influence du génie individuel[2], nul doute que, dans l’action de ces hommes, la part principale ne revienne cependant à l’action générale du peuple, du temps, du pays. La France les sait dans cette action qui fut d’elle, comme leur créateur les sait. Ils tinrent d’elle ce qu’ils furent, tels ou tels points exceptés où elle devient leur juge, approuve ou condamne, et dit : « En ceci, vous n’êtes pas miens. »

Toute étude individuelle est accessoire et secondaire, auprès de ce profond regard de la France sur la France, de cette conscience intérieure qu’elle a de ce qu’elle fit. La part de la science n’en reste pas moins grande. Autant cette conscience est forte et profonde, autant aussi elle est obscure, a besoin que la science l’explique. La première garde et gardera les jugements qu’elle a portés ; mais les motifs des jugements, toutes les pièces du procès, les raisonnements souvent compliqués, par lesquels l’esprit populaire obtient des conclusions qu’on appelle simples, naïves, tout cela s’est effacé. Et c’est là ce que la science est chargée de retrouver.

Voilà ce que nous demande la France, à nous autres historiens, non de faire l’histoire, elle est faite pour les points essentiels moralement, les grands résultats sont inscrits dans la conscience du peuple ; mais de rétablir la chaîne des faits, des idées, d’où sortirent ces résultats : « Je ne vous demande pas, dit-elle, que vous me fassiez mes croyances, me dictiez mes jugements ; c’est à vous de les recevoir et de vous y conformer. Le problème que je vous propose, c’est de me dire comment j’en vins à juger ainsi… J’ai agi et j’ai jugé ; tous les intermédiaires entre ces deux choses ont péri dans ma mémoire. À vous de deviner, mes Mages ! Vous n’y étiez pas, et j’y fus. Eh bien, je veux, je commande que vous me racontiez ce que vous n’avez pas vu, que vous m’appreniez ma pensée secrète, que vous me disiez au matin le songe oublié de la nuit. »

Grande mission de la science, et quasi divine ! Elle n’y suffirait jamais si elle n’était que science, que livres, plumes et papier. On ne devine une telle histoire qu’en la refaisant d’esprit et de volonté, en la revivant, en sorte que ce ne soit pas une histoire, mais une vie, une action. Pour retrouver et raconter ce qui fut dans le cœur du peuple, il n’y a qu’un seul moyen, c’est d’avoir le même cœur.

Un cœur grand comme la France !… L’auteur d’une telle histoire, si elle est jamais réalisée, sera, à coup sûr, un héros.

Quel admirable équilibre de justice magnanime se trouvera dans ce cœur ! Quelles sublimes balances d’or !… Car, enfin, il lui faudra, dans la grande justice populaire, qui décide en général, mesurer aux individus la justice de détail, retrouver à chacun, par une bienveillante équité, ses circonstances atténuantes, et, sur le plus coupable même, en l’amenant. au tribunal, dire encore : « Il fut homme aussi. »

Ces pensées nous ont souvent arrêté, souvent fait rêver bien longtemps. Nous sentions trop ce qui nous manquait pour toucher cette balance en pureté, en sainteté.

Ce que nous pouvons dire au moins, c’est que, digne ou non, nous l’avons touchée d’une main attentive et scrupuleuse[3]. Nous n’avons jamais oublié que nous pesions des vies d’hommes… d’hommes, hélas ! qui vécurent si peu. C’est une circonstance grave dans la destinée de cette génération, qui oblige, pour être juste, de devenir indulgent : elle tomba dans un moment unique, où s’accumulèrent des siècles ; chose terrible, qui ne s’est vue jamais : plus de succession, plus de transition, plus de durée, plus d’années, plus d’heures ni de jours, le temps supprimé !

Quelqu’un, en 1791, dans l’Assemblée nationale, rappelait 1789 : « Oui, dit-on, avant le déluge. » — Camille Desmoulins, parlant en 1794 d’un homme de 1792 : « Un patriote antique dans l’histoire de la Révolution. » — Le même, marié à la fin de 1790, écrit en 1793 : « Des soixante personnes qui vinrent à mon mariage, deux restent, Robespierre et Danton. » Il n’avait pas fini la ligne que des deux il n’en restait qu’un.

Heu ! unam in horam natos !

La tentation du cœur, quand on voit passer si vite ces pauvres éphémères sous le souffle de la mort, serait de les traiter avec une extrême indulgence. Nous ne doutons pas que Dieu n’ait jugé ainsi, qu’il n’ait largement pardonné. L’historien n’est point Dieu, il n’a pas ses pouvoirs illimités ; il ne peut oublier, en écrivant le passé, que l’avenir, toujours copiste, y copiera des exemples. Sa justice se trouve ainsi circonscrite à une mesure moins large que ne conseillait son cœur.

Voici ce que nous pouvions et ce que nous avons fait :

Nous avons rarement donné un jugement total, indistinct, nul portrait proprement dit ; tous, presque tous sont injustes, résultant d’une moyenne qu’on prend en tel et tel moment du personnage, entre le bien et le mal, neutralisant l’un par l’autre et les rendant faux tous deux. Nous avons jugé les actes, à mesure qu’ils se présentent, jour par jour et heure par heure. Nous avons daté nos justices, et ceci nous a permis de louer souvent des hommes que plus tard il faudra blâmer. Le critique oublieux et dur condamne trop souvent des commencements louables en vue de la fin qu’il connaît, qu’il envisage d’avance. Mais nous, nous ne voulons pas la connaître, cette fin ; quoi que cet homme puisse faire demain, nous notons à son avantage le bien qu’il fait aujourd’hui ; le mal viendra assez tôt : laissons-lui son jour d’innocence, écrivons-le soigneusement au profit de sa mémoire.

Ainsi nous nous sommes arrêté volontiers sur les commencements de plusieurs hommes pour qui nous étions médiocrement sympathique. Nous avons loué provisoirement, là où ils étaient louables, le prêtre Sieyès et le prêtre Robespierre, le scribe Brissot, et d’autres.

Que d’hommes en un homme ! Qu’il serait injuste, pour cette créature mobile, de stéréotyper une image définitive ! Rembrandt a fait trente portraits de lui, je crois, tous ressemblants, tous différents. J’ai suivi cette méthode ; l’art et la justice me la conseillaient également. Si l’on prend la peine de suivre dans ces deux volumes chacun des grands actes historiques, on verra que chacun d’eux a toute une galerie d’esquisses, touchées chacune à sa date, selon les modifications physiques et morales que subissait l’individu. La reine et Mirabeau passent ainsi et repassent cinq ou six fois ; à chaque fois, le temps les marque au passage. Marat apparaît de même sous divers aspects, très vrais, quoique différents. Le timide et souffreteux Robespierre, à peine entrevu en 1789, nous le dessinons, en novembre 1790, le soir, de profil, à la tribune des Jacobins ; nous le posons de face (en mai 1791) dans l’Assemblée nationale, sous un aspect magistral, dogmatique, déjà menaçant.

Nous avons ainsi daté soigneusement, minutieusement, les hommes, et les questions, et les moments de chaque homme.

Nous nous sommes dit et répété un mot qui nous est resté présent et qui domine ce livre :

L’histoire, c’est le temps.

Cette pensée constante nous a empêché d’amener les questions avant l’heure, comme on le fait trop souvent. C’est une tendance commune de vouloir lire toutes les pensées d’aujourd’hui dans le passé, qui souvent n’y songeait pas. Pour ceux qui ont cette faiblesse, rien n’est plus facile. Toute grande question est éternelle ; on ne peut guère manquer de la retrouver à toute époque. Mais le fait de la science est de ne pas prendre ainsi ces côtés vagues et généraux des choses, ces caractères communs des temps, où ils se confondent ; au contraire, de spécifier, — d’insister, pour chaque époque, sur la question vraiment dominante, et non d’y faire ressortir telle circonstance accessoire, qui se trouve en d’autres temps, qui peut-être de nos jours est devenue dominante, mais ne l’était pas alors.

C’est à tort que les auteurs de l’Histoire parlementaire et ceux qui la suivent de près ou de loin ont placé en première ligne, dans l’histoire de la Révolution, les questions qu’on appelle sociales, questions éternelles entre le propriétaire et le non-propriétaire, entre le riche et le pauvre, questions formulées aujourd’hui, mais qui, dans la Révolution, apparaissent sous d’autres formes, vagues encore, obscures, dans une place secondaire.

Ces auteurs ont exercé une très grande influence, et par une collection facile à consulter, qui semble dispenser des autres, et par un journal estimable, rédigé malheureusement dans leur esprit, mais dont la moralité forte compense en partie ce défaut. Le devoir, ce mot seul, rarement attesté de nos jours, le devoir senti, enseigné, constitue à ce journal une originalité véritable.

Nous ne reprochons rien aux trop modestes élèves, plus sensés d’ailleurs que leurs maîtres. — Quant à ceux-ci, nous ne pouvons nous empêcher d’admirer leur sécurité dans l’absurde, leur intrépidité d’affirmation. Le devoir pourtant qu’ils attestent commandait, avant d’affirmer ainsi, d’étudier avec conscience. On ne devine pas l’histoire. Celui qui la parcourt en hâte, pour y trouver quelques preuves d’une théorie toute faite, limite trop ses lectures et n’entend pas même le peu qu’il a lu. C’est ce qui arrive aux auteurs de l’Histoire parlementaire ; des deux termes qu’ils rapprochent et mêlent sans jugement, le Moyen-âge, la Révolution, ils ne savent pas le premier et ne comprennent pas l’autre.

Qu’est-il arrivé quand ils ont voulu imposer à la Révolution de 1789 le caractère socialiste des temps postérieurs ? Ne trouvant rien dans les monuments révolutionnaires qu’ils reproduisent, ils y suppléent, en collant, devant, derrière, des préfaces ou postfaces qui n’y ont aucun rapport. Là, sans preuves, ils affirment que telle fut l’idée secrète des grands acteurs historiques, de tel homme, de tel parti : ils ont pensé ceci, cela ; ils n’en ont rien dit, il est vrai, mais ils auraient dû le dire.

Ou bien, s’ils trouvent un secours, quelques mots qu’ils puissent, en les forçant, détourner à leur profit, c’est dans le camp ennemi qu’ils vont les chercher. Donnons ici un exemple de cette étrange méthode.

L’affaire Réveillon, tout artificielle, comme le dit très bien Barère, affaire visiblement organisée par la cour pour empêcher les élections, décider le roi à ajourner les États généraux, ils en font une question toute semblable à celles qui nous occupent aujourd’hui : c’est le peuple contre les bourgeois. Et, pour relever ce prétendu peuple, ils affirment hardiment qu’on ne pilla rien chez Réveillon, qu’il le dit ainsi lui-même. Pour les meubles, cela est vrai ; on n’aurait pu les emporter ; la foule était serrée, compacte, et les spectateurs honnêtes se seraient certainement déclarés contre les pillards. Mais, pour ce qu’on put emporter, pour l’argent, on l’emporta ; c’est Réveillon qui, dans sa déposition, le témoigne expressément[4].

Il est étrange que l’Histoire parlementaire invoque son témoignage pour lui faire dire tout juste le contraire de ce qu’il dit.

Où puise-t-elle son récit ? Dans l’Ami du Roi. — Vous croyez, d’après ce titre, qu’il s’agit du journal contemporain, racontant un fait de la veille. Nullement. Il s’agit ici d’une histoire écrite par Montjoye, deux ans après, « pour former, avec le journal l’Ami du Roi, un corps complet d’histoire ». Il n’y a jamais eu un plus effroyable amas de mensonges que ce livre de Montjoye, jusqu’à raconter que Mirabeau était là, dans l’affaire Réveillon, pour pousser l’émeute !… L’ouvrage, en général, est un recueil très complet de tout ce qu’on avait pu imaginer en fait de calomnies absurdes. Vous retrouverez là, entre autres choses, le roman de la République calviniste, travaillant la Révolution pendant trois cents ans, exactement comme on l’a lu dans la brochure originale de Froment en 1790.

La tactique très perfide des royalistes et des prêtres à cette époque était d’exploiter les souffrances infinies du peuple, d’en accuser la Révolution, de dire que tout au moins elle n’y pouvait rien changer.

Les évêques (juin 1789) apportent hypocritement du pain noir dans l’Assemblée : « Messieurs, voyez le pain du peuple… Ayez pitié du pauvre peuple… » Et Montjoye ajoute en cadence : « Qu’importent ces élections ? Le pauvre sera toujours pauvre. » — C’est-à-dire qu’une révolution qui, par le fait, supprimait l’octroi des villes, qui délivrait le paysan de la dîme, abolissait l’impôt indirect, mettait en vente à vil prix des milliards de biens, était une révolution tout indifférente au peuple, œuvre des bourgeois faite uniquement pour l’intérêt des bourgeois. Burke et le clergé ont dit ces choses, mais quel homme sensé les croira ?

Malouet, en 1789, fit la proposition infiniment dangereuse de voter une vaste taxe des pauvres, qui, mise entre les mains du roi, tournait la Révolution exactement à rebours, faisant du roi le tribun des indigents, le nourricier des affamés, le capitaine peut-être des mendiants contre la Révolution. L’Assemblée répondit noblement par des sacrifices personnels, par l’immortelle nuit du 4 août.

En 1790-1791, le club des Amis de la constitution monarchique usa de la même recette. Il se mit à distribuer des bons de pain, non aux plus affamés, mais aux travailleurs robustes. Les Jacobins regardèrent cette tentative comme tellement dangereuse qu’ils eurent recours aux violentes émeutes pour détruire ce club.

Tout était gagné pour les royalistes, s’ils avaient pu obscurcir la question politique, en faire une question sociale, la guerre des bourgeois et du peuple, puis intervenir, faire accepter au peuple du pain, en place de ses droits. Ils avaient compté sans lui. Tout affamé qu’il était, il subordonna la question du ventre à la question d’idées. On vit alors, dans les plus extrêmes épreuves, combien la Révolution était, dans son principe, glorieusement spiritualiste, fille de la philosophie et non pas du déficit. Aux portes des boulangers, comme aux portes de l’Assemblée, on parlait de la disette moins que du veto, moins que du dernier discours qu’avait prononcé Mirabeau ; on discutait les Droits de l’homme, etc. C’est ce que les royalistes, confondus, ont appelé la folie de cette époque ; c’est sa gloire, à notre avis.

Étranges amis du peuple que ceux qui, adoptant à l’aveugle la tradition royaliste, rabaisseraient ces luttes d’idées aux querelles de famine !

Partout où ils rencontrent du pillage, du brigandage, « c’est le peuple, voilà le peuple… » Et que diraient donc de plus ses cruels ennemis ?

On croirait qu’ils sont ennemis systématiques de la propriété. Ils ne savent pas bien ce qu’ils sont ; ils restent, sur ce point, dans une sorte d’éclectisme, comme leur ami Marat.

Préoccupés exclusivement de Paris, des tendances aristocratiques de la garde nationale de Paris, ils croient voir partout la lutte du peuple et de la garde nationale. Que ne consultent-ils les hommes du temps qui vivent encore ? Ils leur diraient que, de juillet 1789 à juillet 1790, et même au delà, la garde nationale, c’était tout le monde en France. Paris et quelques grandes villes font seules exception à cela. Le charbonnier, le porteur d’eau, le commissionnaire du coin de la rue, montait sa garde à côté du propriétaire, du riche. Notre cher et vénérable M. de Lamennais m’a conté qu’au moment où les villes de Bretagne défendirent du pillage les châteaux des nobles, leurs ennemis, il fut frappé, tout enfant qu’il était, de voir la ville de Saint-Malo tout entière partir en garde nationale.

Les grandes villes, la classe ouvrière, absorbent toute l’attention des auteurs de l’Histoire parlementaire. Ils oublient une chose essentielle. Cette classe n’était pas née.

Je veux dire qu’elle était peu nombreuse, en comparaison de ce qu’elle est aujourd’hui.

La France nouvelle est née en deux fois : le paysan est né de l’élan de la Révolution et de la guerre, de la vente des biens nationaux ; l’ouvrier est né de 1815, de l’élan industriel de la paix.

La plupart des systèmes qu’on bâtit sur les temps de la Révolution reposent sur l’idée de la classe ouvrière, qui alors existe à peine. Voilà la première erreur de MM. Buchez et Roux, et de ceux qui, avec plus d’esprit, plus de talent, moins d’exagération systématique, ont adopté à la légère plusieurs de leurs conclusions.

Et la seconde erreur, non moins grave, c’est de supposer que la tradition catholique s’est perpétuée dans celle de la Révolution.

Pour défendre ce paradoxe, il a fallu soutenir à la Révolution elle-même qu’elle s’est trompée, qu’elle est identique à ce qu’elle a cru combattre ; ce qui n’est pas moins que de la représenter imbécile et idiote.

Mutilez tant que vous voudrez, torturez ses paroles, jamais vous ne la convaincrez d’avoir eu pour principe l’étrange et bizarre éclectisme où vous mêlez grossièrement ensemble les éléments les plus contraires. Elle eut un principe simple, comme toute chose vivante, organique ; elle eut une âme, une vie.

Quand vous lui prêteriez vos paroles, vos conceptions bizarres, cela ne suffirait pas encore à la dénaturer, si on la voyait, ce qu’elle est, légitimement amenée par le courant invisible des siècles qui la préparent. Il faut supprimer ces siècles, trois au moins, nier la Renaissance, nier le Protestantisme qui est la moitié du monde, nier le dix-huitième siècle et le monde entier.

Où donc faut-il remonter pour trouver l’esprit véritable auquel nous rattacherons la Révolution ? Au traité de Westphalie ? À Luther ? À Jean Huss ? L’Europe, avant ces époques, était une, disent-ils, harmonique, parfaitement équilibrée. Or, savez-vous ce qu’avait à faire la Révolution selon eux ? Vous ne le devinez pas ? Replacer le monde au même point : « Ramener le droit public de l’Europe à l’état où il était avant le traité de Westphalie » (t. VI, p. xiii, 1re édition).

Même page : « La Réforme brisa l’unité religieuse. » L’unité avait été grande en effet au quinzième siècle, grande au quatorzième siècle, grande si nous remontons aux Albigeois et plus haut… l’unité d’un chaos sanglant !

« Plus tard, disent-ils, naquit la doctrine du droit naturel. » Croyez-vous donc, parce que, jusque-là, vos prêtres la faisaient taire, cette doctrine, par le fer et par le feu, qu’elle n’existât pas dans le cœur de l’homme, qu’elle ne criât pas contre eux ? — En quelle année, s’il vous plaît, est-elle née ? Donnez-moi la date du droit éternel.

J’avais lu toutes ces belles choses dans ce pêle-mêle allemand qu’on appelait Le Catholique, où M. d’Eckstein, avec une certaine verve trouble, brouillait toutes sortes de doctrines, de théories empruntées. C’est la source principale où ceux-ci ont puisé ce qu’ils savent du Moyen-âge catholique. Seulement, comme si ce brouillard leur semblait encore trop clair, ils ajoutent tout ce qu’ils ont d’ignorances, de confusions, de malentendus. Les ténèbres bien épaissies, redoublées par des non-sens, ils se sont là-dedans commodément établis, et là fait un tel mélange de formules, d’abracadabra, que rien de pareil n’a eu lieu depuis la scène des trois sorcières de Macbeth. Vous entendez du dehors toutes sortes de doctrines violées, accouplées, torturées, hurler dans la nuit. Chacune d’elles est mêlée aux autres, d’une manière d’autant plus impitoyable et barbare qu’ils ne savent la vraie nature, la portée d’aucune. Chacune prise de seconde main, dans des extraits infidèles, dans des traductions inexactes, n’ayant plus ni figure ni forme, finit par se prêter à tout. La série des épurations, des rectifications préalables par lesquelles il faudrait faire passer chaque élément de ce mélange, avant d’en venir à discuter l’informe Babel, décourage, les bras en tombent.

Nul système n’est là plus barbarement estropié que la pauvre Révolution.

Pour donner quelque vraisemblance à cette confusion incroyable qui identifie l’âge de liberté avec l’âge d’autorité, la tyrannie spirituelle, il leur a fallu placer le premier dans ce qui fut le moins lui-même, dans ce qui fut le moins libre, dans ce que la Révolution offre d’analogue aux barbaries du Moyen-âge. La Révolution, selon eux, apparaît précisément dans ses ressemblances avec le système contre lequel depuis des siècles se faisait la Révolution. Née, grandie dans l’indignation légitime qu’inspirait la Terreur de l’Inquisition, elle triomphe enfin, elle éclate, révèle son libre génie, et son génie ne serait autre que la Terreur de 1793 et l’Inquisition jacobine ?

Satire amère de la Révolution ! Qu’elle déclame cinq cents ans contre le Moyen-âge, et qu’arrivée à son jour, sommée par la nécessité de montrer ce qu’elle est, ce qu’elle veut, elle ne montre rien en soi qu’une impuissante déduction du Moyen-âge, qu’une imitation servile de ses procédés barbares, barbarie plus choquante encore, lorsqu’elle se représente, en plein dix-huitième siècle, après Rousseau et Voltaire.

Si cette théorie est bonne, le Moyen-âge a vaincu. Comme terreur, il est supérieur, ayant, par delà les supplices éphémères, les tourments de l’éternité. Comme Inquisition, il est supérieur, connaissant d’avance l’objet sur lequel porte son enquête, ayant élevé enfant cet homme dont il cherche la pensée, l’ayant pénétré d’avance par tous les moyens de l’éducation, le reprenant chaque jour par la confession, exerçant sur lui deux tortures, la volontaire, l’involontaire, etc. L’inquisition révolutionnaire, n’ayant aucun de ses moyens, ne sachant comment discerner les innocents des coupables, est réduite à un aveu général de son impuissance ; elle applique à tous au hasard la qualité de suspects.

Le Moyen-âge, nous le répétons, a tout l’honneur en ce système. Il est le système même, et la Révolution n’y apparaît que comme une application malheureuse, un accident barbare. Le catholicisme, ici, c’est le fond de tout, un fond absorbant qui rappelle tout à lui. Les auteurs ont beau faire parade de phrases révolutionnaires, attaquer même en tel point tel abus de l’ancienne Église ; leur principe d’une pente rapide, d’une descente invincible, les fait rouler vers cette Église, au sein des vieilles ténèbres. Ce sont les Jacobins du pape. Le clergé ne s’y trompe pas ; l’apologie de la Saint-Barthélémy lave à ses yeux suffisamment l’apologie du 2 septembre.

Je n’insisterais pas ainsi sur l’Histoire parlementaire, si ce recueil, commode à consulter, n’était pas pour la foule des lecteurs qui ont peu de temps une tentation continuelle. Le mot devoir est en tête, il commande la confiance. Il porte à croire que l’exécution du livre fut aussi consciencieuse que l’intention pouvait être bonne. Néanmoins, quoique les auteurs soient des hommes honorables, la passion, la préoccupation systématique, sans doute aussi la précipitation avec laquelle ils travaillèrent, leur ont fait admettre dans leur recueil une quantité innombrable d’erreurs matérielles qu’ils trouvaient dans les grandes collections, et ils ont ajouté les leurs[5].

Leurs idées ont acquis aussi une grande influence par ce qu’en ont emprunté des hommes fort supérieurs en talent littéraire et bien moins systématiques. Les derniers historiens de la Révolution, MM. de Lamartine, Louis Blanc, Esquiros (que je ne prétends nullement juger, l’éloge me mènerait bien loin), sont, malgré leurs différences, d’accord avec M. Buchez sur deux points essentiels. En ces points, ils sont tous contraires à la tradition de l’esprit moderne, à celle de la France. Cette tradition n’est pas moins, selon moi, que la conscience nationale. Jusqu’à quel point la science, aidée du talent et du prestige de l’art, peut-elle avoir raison contre la conscience populaire ? C’est ce que le temps jugera.

I. Le premier point, c’est leur indulgence pour le clergé. Contrairement à l’opinion générale, ils ne paraissent pas croire que la Révolution ait été amenée par les fautes des prêtres autant que par celles des rois. Les premiers n’apparaissent dans leurs livres que de profil et en seconde ligne. La tradition anti-ecclésiastique de la philosophie française leur inspire peu de sympathie ; dans Rabelais, Molière et Voltaire, ils ne voient que les organes d’un individualisme égoïste des classes bourgeoises. Nous, nous y voyons le peuple, la manifestation vraie et forte de l’esprit français, tel qu’on le trouve antérieurement dans les fabliaux, fables, contes, poésies populaires de tout âge, de toute forme et de toute espèce.

Nous ne portons ici aucun jugement sur le mérite des deux doctrines opposées. Nous notons seulement leur opposition.

II. Il en est de même pour le second point. Les quatre écrivains dont je parle s’accordent dans leur admiration pour les hommes de la Terreur ; ils croient que le Salut public a sauvé la France, ils révèrent les noms qui, à tort ou à raison, sont restés exécrables dans le souvenir du peuple, et, dans sa bouche, maudits.

Deux des histoires en question ne sont point achevées. Attendons les faits, inconnus sans doute, qu’elles tiennent encore en réserve, des faits, s’il en est d’assez concluants pour faire que l’instinct populaire a erré, que la France s’est trompée.

En attendant, tout ce qu’une longue étude des précédents de la Révolution, et de la Révolution même, nous conduit à croire, c’est que la France a raison, c’est qu’entre la science véritable et la conscience populaire, il n’y a rien de contradictoire.

Loin d’honorer la Terreur, nous croyons qu’on ne peut même l’excuser comme moyen de salut public. Elle eut des difficultés infinies à surmonter, nous le savons ; mais la violence maladroite des premiers essais de Terreur, qu’on voit dans ce volume même, avait eu l’effet de créer à l’intérieur des millions d’ennemis nouveaux à la Révolution, à l’extérieur, de lui ôter les sympathies des peuples, de lui rendre toute propagande impossible, d’unir intimement contre elle les peuples et les rois. Elle eut des obstacles incroyables à surmonter ; mais les plus terribles de ces obstacles, elle-même les avait faits. — Et elle ne les surmonta pas ; c’est elle qui en fut surmontée.

La faute, au reste, n’est pas particulière aux hommes du Salut public ; c’est celle par laquelle avaient péri les systèmes antérieurs.

Tous commencent par poser le devoir ; puis les dangers, les nécessités viennent, ils ne songent qu’au salut.

Le christianisme part de l’amour de Dieu et de l’homme, du devoir moral ; puis, dès qu’il est contesté, il procède par le fer et le feu, par voie de salut public.

La royauté naissante est une justice suprême ; saint Louis est un juste juge, même contre la royauté. Philippe-le-Bel, poussé par le pape, atteste le salut public (c’est le mot même dont il se sert). Louis XI l’applique aux seigneurs.

Demandez à chaque système pourquoi ces moyens violents, peu en rapport avec le principe élevé qu’il mit en avant d’abord, il répond : « Il faut que je vive ; la première loi est le salut. » — Et c’est par là qu’il périt.

Ces remèdes héroïques ont cet infaillible effet de donner une vigueur nouvelle à ce que l’on veut détruire. Le fer a une force vivifiante qui fait végéter ce qu’on coupe ; c’est comme la taille des arbres. Torquemada, par les bûchers, enfante des philosophes. Louis XI, par les gibets, réveille l’âme féodale pour le siècle qui va suivre. Marat, en aiguisant le couteau de la guillotine, ne fait que des royalistes et prépare la réaction.

Les hommes de la Révolution, fort courageux et dévoués, manquèrent, il faut le dire, de cet héroïsme d’esprit qui les eût affranchis de la vieille routine du salut public, appliquée par les théologiens, formulée, professée par les juristes depuis le treizième siècle, spécialement en 1300 par Nogaret sous son nom romain de salut public, puis par les ministres des rois sous le nom d’intérêt, de raison d’État.

Nos révolutionnaires retrouvèrent cette doctrine dans Rousseau ; ils la suivirent docilement. Les vingt années qui suivent Rousseau ne leur donnaient nulle idée essentielle de plus. Eux-mêmes, emportés dans l’orage, ils n’y purent rien ajouter. Rousseau fut inconséquent, et ils furent inconséquents.

Notons cette inconséquence.

Dans l’Émile, dans la Profession de foi du vicaire savoyard, Rousseau a atteint la profonde idée de la suprématie absolue du droit, du devoir, disant que Dieu même n’en est pas affranchi[6]. Mais dans le Contrat social, le droit flotte devant ses yeux, il n’est plus une idée simple, primitive, absolue ; il croit avoir besoin de l’expliquer, il le dérive d’une idée antérieure[7].

Il appuie la justice sur la préférence de chacun pour soi, sur l’intérêt personnel. La justice sociale va se trouver fondée sur l’intérêt général. Plus d’injustice dès que cet intérêt général commande, dès que l’injustice peut servir au Salut public, seule base de la justice.

Le salut, dans ce système, est pris pour point de départ, comme l’idée la plus claire, la notion la plus précise, qui prête sa clarté aux autres. Cependant, dans cette incertitude infinie des choses humaines, lorsque les fameux politiques se trompent à chaque instant, sont-ils sûrs de ne pas se tromper ici, de bien savoir ce qu’ils disent, quand ils parlent de salut ? Le salut est-il donc chose plus claire dans l’esprit de l’homme que la justice ne l’est dans son cœur ? « Qui sait en ce monde (un jeune homme d’un grand cœur me disait hier ce mot), qui sait au vrai ce que c’est que le salut ? Est-ce vivre ? Est-ce mourir ? »

Pour moi, tout le spectacle de l’histoire m’a montré une chose (que les empiriques ignorants de la politique feront bien d’apprendre) : c’est que les plus sûrs du salut, c’étaient encore, après tout, ceux qui ne voulaient point de salut aux dépens de la justice.

La justice est une idée positive, absolue, qui se suffit à elle-même. Le salut est une idée négative, qui implique la négation de la ruine, de la mort, etc. Ceux qui firent descendre la Révolution de la justice au salut, de son idée positive à son idée négative, empêchèrent par cela même qu’elle ne fut une religion. Jamais idée négative n’a fondé une foi nouvelle. La foi ancienne dès lors devait triompher tôt ou tard de la foi révolutionnaire. L’ancienne n’aurait pu légitimement céder qu’à une foi plus désintéressée, plus haute, mieux fondée dans la justice.

Personne, du commencement, ne vit tout cela.

L’Assemblée constituante, par la voix de Mirabeau, proclama le principe même de la Révolution (conforme au Rousseau de l’Émile) : « Le droit est le souverain du monde. » Et encore par Dupont (de Nemours) : « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! » Ce qui n’empêcha pas les meneurs de l’Assemblée de professer, tout au moins de pratiquer la doctrine du Salut public. Ils n’hésitèrent pas à l’avouer dans une occasion solennelle.

Les Girondins et Montagnards commencent précisément de même. Robespierre répète, dans la discussion des colonies, le mot de Dupont (de Nemours). Dans la question de la liberté d’émigrer, il s’abstient, laisse parler les professeurs du Salut public (février 1791). Cependant, dès 1789, il a conseillé la violation du secret des lettres ; on peut, sans peine, prévoir que, s’il arrive à tenir le timon des affaires, il ne défendra pas les principes plus obstinément que ne font les Constituants et les Girondins. Le grand instrumentum regni, la doctrine du Salut public, est invariablement réclamée par les puissants.

Ils n’ont pas une autre recette. Tous, Girondins, Montagnards, partent de l’idée que seuls ils sauront sauver le peuple. Par quelle voie ? Nulle qui leur soit propre. Ils n’ont ni le temps ni l’idée même de chercher des choses nouvelles. Ils n’ajoutent rien, comme philosophie, aux théories de Rousseau, à la formule de Sieyès, qui en dérive ; je parle du droit du nombre ; seulement ils l’appliquent diversement. Sur quoi ce droit est-il fondé ? Quel est le droit des classes les plus nombreuses, des classes non cultivées, le droit de l’instinct, de l’inspiration naturelle ? En quoi ces classes voient-elles mieux, souvent, que les classes cultivées ? Ils ne songèrent nullement à éclaircir ces questions[8].

La stérilité des Girondins ne tint pas, comme on le dit, à leur qualité de bourgeois, mais à leur fatuité d’avocats, de scribes. Les Jacobins, on le verra, furent également des bourgeois. Pas un des meneurs jacobins ne sortait du peuple.

Scribes, avocats, disputeurs, les Girondins crurent régenter le peuple par la puissance de la presse. Brissot, que j’ai appelé plus haut un doctrinaire républicain, dit dans sa lettre à Barnave : « Autant un homme libre est au-dessus d’un esclave, autant un philosophe patriote est au-dessus d’un patriote ordinaire. » Brissot ignore que l’instinct et la réflexion, l’inspiration et la méditation sont impuissants l’un sans l’autre ; que le philosophe qui ne consulte pas sans cesse les instincts du peuple reste dans une vaine et sèche scolastique ; que nulle science, nul gouvernement n’est sérieux sans cet échange de lumières.

Ces docteurs ont cru, précisément comme ceux du Moyen-âge, posséder seuls la raison en propre, en patrimoine ; ils ont cru également qu’elle devait venir d’en haut, du plus haut, c’est-à-dire d’eux-mêmes ; qu’elle tombait sur le simple peuple de la tête du philosophe et du sage.

Girondins et Montagnards, ils sont d’accord là-dessus. Ils parlent toujours du peuple, mais se croient bien au-dessus. Les deux partis également, nous le mettrons en lumière d’une manière évidente, reçurent toute leur impulsion des lettrés, d’une aristocratie intellectuelle.

Les Jacobins portèrent l’orgueil à la seconde puissance ; ils adorèrent leur sagesse. Ils firent de fréquents appels à la violence du peuple, à la force de ses bras ; ils le soldèrent, le poussèrent, mais ne le consultèrent point. Ils ne s’informèrent nullement des instincts populaires qui réclamaient dans les masses contre leur système barbare[9]. Tout ce que leurs hommes votaient dans les clubs de 1793, par tous les départements, se votait sur un mot d’ordre envoyé du Saint des saints de la rue Saint-Honoré. Ils tranchèrent hardiment par des minorités imperceptibles les questions nationales, montrèrent pour la majorité le dédain le plus atroce, et crurent d’une foi si farouche à leur infaillibilité qu’ils lui immolèrent sans remords un monde d’hommes vivants.

Voilà ce qu’ils dirent à peu près : « Nous sommes les sages, les forts ; les autres sont des idiots de modérés, des enfants, des vieilles femmes. Notre doctrine est la bonne, si notre nombre est minime. Sauvons, malgré lui, ce bétail. Qu’on en tue plus ou moins, qu’importe ? Cela vivait-il, vraiment, pour se plaindre de mourir ? La terre y profitera. »

« Un jour de crime seulement… » — C’est ce que disait ce bon Louis XI : « Encore un petit crime seulement, ma bonne Vierge, seulement la mort de mon frère, et le royaume est sauvé. »

« Un jour de crime seulement, demain le peuple est sauvé ; nous mettons la Morale et Dieu à l’ordre du jour. » — Autrement dit : « Quand nous aurons rendu ce peuple exécrable au monde, mettant sous son nom ce que fait malgré lui une petite minorité, quand nous aurons brisé en lui, par les honteuses habitudes de la peur, tout ressort moral, alors, au moyen d’une petite proclamation, d’un morceau de papier timbré, tout renaîtra, se relèvera ; l’âme flétrie de ce peuple va refleurir devant le Ciel et la Terre. »

Chirurgiens ineptes, qui, dans votre profonde ignorance de toute médecine, croyez tout sauver en enfonçant le fer au hasard ici et là dans le malade, qui vous a donné sur lui cette autorité ? — Tailler et puis couper encore, c’est toute votre science ; le mal repousse à côté ? Encore un morceau de chair !

Voilà une bien terrible aristocratie, dans ces démocrates :

« Nous sommes des docteurs, nous ; le malade ne sait ce qu’il dit… Nous le guérirons, quoi qu’il fasse ; il sera bien content demain ; il ne lui en aura coûté que tel accessoire, un nez, un œil, une oreille, un bras, une jambe, la tête, à prendre les choses au pis ; eh bien, le tronc sera sauvé ! »

La situation était atroce ; mais elle était ridicule, c’est ce qui nous tira de là. Qui tuera le rire en France ? Il tuerait plutôt le reste.

Pendant que les faux Rousseau prouvent à la Convention, au nom des principes, qu’elle doit s’exterminer elle-même, pendant qu’elle baisse la tête et n’ose dire : « Non… » voici un incident grave : Voltaire ressuscite.

Béni sois-tu, bon revenant ! Tu nous viens en aide à tous. Nous étions bien embarrassés sans toi, personne ne pouvait arrêter la mort déchaînée au hasard. Les philanthropes du moment ont guillotiné la clémence ; ils ne savent plus eux-mêmes avancer ni reculer.

Le procès voltairien de la mère de Dieu (Catherine Théot), tombé dans la Convention, y soulève un rire immense… Miracle ! ces morts qui rient… Cette Assemblée condamnée, la tête sous le couteau, la mort dans les dents, s’oublie, elle éclate, ne peut se contenir. L’invincible torture du rire, lui donnant la question, suscite du fond de ses entrailles ce qui eût semblé éteint, perdu pour toujours, l’étincelle de Voltaire… Disons mieux, la flamme immortelle du vrai génie de la France… Rire sacré, rire sauveur, qui vainquit la peur et la mort, rompit l’horrible enchantement.

L’apôtre de la Terreur, sous l’amusante figure de Messie des vieilles femmes, ne fut plus terrible à personne. Le terrorisme sentimental, la grimace de Rousseau (dont Rousseau eût eu horreur) ne put plus se soutenir. Le jour où le dictateur apparut comme roi futur des prêtres, la France réveillée le déposa à côté de Louis XVI.

Grande leçon pour les politiques, et qui doit les faire songer ! Qu’ils prennent garde à Voltaire ! Cet homme-là ressuscite quand on y pense le moins. Robespierre s’en est mal trouvé. Chaque fois qu’on s’appuie sur Tartufe ou qu’on veut s’y appuyer, Voltaire est là qui vous regarde…

Plusieurs demandent à quoi sert Voltaire, s’il n’est pas fini depuis longtemps, mort et enterré ? Non ; il vit, pour surveiller les alliances monstrueuses.

Rousseau ne les empêche pas. Tout en renversant les bases du christianisme comme système, il l’adopte comme sentiment. Les faux Rousseau ne manquent jamais de profiter de l’équivoque ; Voltaire, qui vint avant Rousseau, doit encore revenir après, pour que la question ne s’obscurcisse, comme on tâche souvent de le faire.

La France aura toujours deux pôles, Voltaire et Rousseau ; on notera pas plus l’un que l’autre. Que sert de commencer une entreprise impossible ? Pour faire plaisir aux prêtres qui n’en sauront aucun gré ?

Le côté voltairien, né du sol et du vin des Gaules, perpétué des fabliaux en Rabelais, de Rabelais en Molière, en Voltaire, fleurit, fleurira, cultivé des Béranger de l’avenir. Ce n’est pas, comme vous croyez, un fruit sans conséquence de la vieille gaieté bourgeoise : c’est aussi, c’est avant tout la ferme franchise gauloise, c’est la loyauté de ce peuple, c’est sa haine pour Tartufe (religieux, politique, philanthrope, peu importe).

Voltaire, un en trois personnes, dans ces trois vainqueurs de Tartufe, Rabelais-Molière-Voltaire, est, sous la variété infinie de ses formes vives et légères, malgré tel ou tel mélange accordé à l’esprit du temps, le fond même de ce peuple. Comment ? Par sa haine du faux, des vaines subtilités, des abstractions dangereuses, des scolastiques meurtrières ; et puis par son amour du vrai, du positif et du réel, par son sincère attachement à la plus certaine des réalités, la vie, par sa touchante religion pour la pauvre vie humaine, si précieuse et si prodiguée… Par son bon cœur et son bon sens, il est profondément le peuple. Personne ne les séparera, il faut bien vous y résigner. Eussiez-vous l’esprit de Voltaire, vous n’arracherez pas Voltaire de l’esprit national, ni la France de la France.

  1. Ceci ne contredit en rien ce que nous avons dit au chapitre x du livre IV. Là il s’agit du public, ici il s’agit du peuple. Ce serait faire injure à l’intelligence du lecteur que d’expliquer la différence.
  2. Dans un très bel article où le journal la Fraternité pose le véritable idéal de l’histoire, il réduit trop cependant la part du génie individuel (octobre 1847).
  3. Nous n’avons, en cette histoire, nul intérêt que la vérité. Nous ne suivons à l’aveugle nulle passion de parti. La seule réclamation grave, sous ce rapport, qui nous soit parvenue, est celle des familles Foulon et Berthier. Une attaque violente et personnelle d’un membre de la famille Berthier n’a nullement ébranlé notre ferme résolution d’être juste pour tous, amis et ennemis. Le fils et le petit-fils des deux victimes, vieillards aujourd’hui fort âgés, nous ont transmis des Mémoires très étendus. Ils tendent à établir, quant à Foulon : Qu’il ne fut ni traitant ni financier, ne spécula point sur les grains, ne rançonna pas le pays ennemi, ne conseilla point la banqueroute ; qu’il était bienfaisant, et que, dans le rude hiver de 1789, il dépensa 60.000 francs en travaux pour occuper les pauvres ; que sa fortune moins considérable qu’on n’a dit, provenait de son mariage et de ses économies (ceci est établi dans le Mémoire par un calcul fort spécieux). Quant à Berthier, sa famille affirme : Qu’il était fort riche, même avant d’épouser la fille de Foulon ; qu’il était homme de mœurs austères, administrateur actif, ami des réformes et des améliorations ; qu’il en fit ou proposa plusieurs (cadastre et péréquation de l’impôt, dépôts de mendicité, écoles vétérinaires, fermes modèles, comices agricoles, etc.) ; les Berthier occupaient, dès le dix-septième siècle, des places importantes dans la magistrature et l’administration, étaient alliés aux plus grandes familles de robe, etc. — Plusieurs de ces faits peuvent être vérifiés dans nos dépôts publics. La famille le fera sans doute. Quand à la question politique, qui nous importe surtout en ceci, la lecture attentive de ces Mémoires n’a point changé notre opinion, conforme à celle de la majorité des contemporains, et des constitutionnels, Mounier, La Fayette, les Amis de la liberté, le Moniteur, etc. ; et des royalistes même (Beaulieu, II, 10 ; Ferrières, I, 155 ; Choiseul, 220), qui sont peu favorables à Foulon et à son gendre. L’enquête juridique faite alors montre assez que Foulon était le conseiller de la contre-révolution ; que Berthier en était l’exécuteur le plus énergique ; il est prouvé par ses lettres, reçus, etc., qu’il faisait fabriquer la poudre, les cartouches. Quant à l’ordre qu’il aurait reçu de couper les blés en vert, pour nourrir la cavalerie, Berthier le niait si peu qu’il désirait vivement faire venir cet ordre, qui eût reporté la responsabilité sur le ministre dont Berthier était l’instrument ; c’est ce qu’il dit lui-même, dans cette journée fatale, à M. Étienne de La Rivière qui l’amenait à Paris, qui le défendait et le couvrait de son corps. Il essaya en vain d’écrire sur la forme de son chapeau pour faire venir cet ordre ; on l’en empêcha. Beaucoup de gens étaient fort intéressés à ce qu’il ne fût point interrogé, et sans doute ils hâtèrent sa mort. Cet ordre et l’interrogatoire auraient dévoilé sans doute le projet de la cour, qui, hésitant à engager ses troupes dans cette grande ville en armes, eût mieux aimé la tenir assiégée et affamée. On craignait tellement la déposition de La Rivière à ce sujet qu’on trouva moyen d’empêcher les journaux de la donner autrement que par extraits infidèles. Le seul Ami du peuple l’inséra intégralement (15 janvier 1790, no 884, p. 5). S’il s’agissait d’une opinion du journaliste, j’aurais quelque défiance, le connaissant si violent, si crédule ; il s’agit ici d’une pièce qu’aucun journal imprimé publiquement n’aurait osé publier. La seule difficulté que je trouve, c’est que cet ordre, si contraire au caractère connu de Necker, porte au bas son nom. L’ordre, approuvé ou non de lui, n’en aura pas moins été envoyé par le conseil des ministres sous le nom du ministre dans les attributions duquel se trouvait l’affaire. — Nous avons examiné tout ceci très froidement, comme on peut croire, avec un respect réel de la vérité, un ferme désir d’être juste. Seulement nous devons rappeler une grave parole de M. de Bouillé (lettre à M. de Choiseul), qui pose et formule très bien les libertés de l’histoire : « Le caractère des hommes publics appartient au public, non à leur famille. »
  4. « Il y avait à côté 500 louis d’or, qui m’ont été volés aussi. » (Exposé justificatif du sieur Réveillon, réimprimé à la fin du premier volume de Ferrières, p. 422, éd. 1822.)
  5. J’en ferais un livre plus gros que le leur ; mais ce qu’il y a de plus curieux, c’est de voir comme ils escamotent les affaires ecclésiastiques, suppriment les discours les plus forts sur ces matières, les disant de peu d’importance, tandis que, dans leurs préfaces, les mêmes matières sont présentées comme les plus importantes.

    Parfois l’esprit de système les mène à des mutilations très graves. Par exemple, au 6 août 1789, ils suppriment la proposition que fait Buzot de déclarer que « les biens ecclésiastiques appartiennent à la nation ». Ils craignent de donner à un homme de la Gironde cette grande initiative. — Au 27 juillet 1789, ils omettent une discussion tout entière, ce qui les dispense de dire que Robespierre demanda la violation du secret des lettres, etc. (Voir le tome II, 1re édition, 1834.)

  6. « Dieu, dit-on, ne doit rien à ses créatures. Je crois qu’il leur doit tout ce qu’il leur promit en leur donnant l’être », etc. (Émile, livre IV.)
  7. « L’égalité de droit et la notion de justice qu’elle produit dérivent de la préférence que chacun se donne. » Il dit, quelques lignes plus haut, que si tous, dans la Cité, désirent le bonheur de tous, c’est qu’ils y voient leur intérêt (liv. II, chap. iv).

    Cette doctrine peu élevée rappelle que le Contrat social fut écrit d’abord à Venise.

  8. Sont-elle éclaircies aujourd’hui ? Pas encore.

    Qu’on sache bien cependant que nulle amélioration sociale n’est possible, tant que ces questions ne seront pas résolues et leur formule posée. Un essai a été fait dans ce but, faible essai, mais le premier ; c’est la deuxième partie de mon livre Le Peuple, la chose la plus sérieuse peut-être que j’aie écrite, celle qui, tout au moins, témoignera de ma bonne volonté.

  9. L’organe véritable des masses fut l’infortuné Loustalot, rédacteur des Révolutions de Paris, qui mourut à vingt-huit ans, après avoir obtenu un succès tel que la presse, ni avant ni après, n’en peut citer un semblable ; son journal fut tiré parfois, je l’ai fait remarquer, à deux cent mille exemplaires ! Mirabeau tirait à dix mille, la Société centrale des Jacobins à trois mille, etc. — Malgré la légitime colère qu’inspire à Loustalot la contre-révolution (et dont il est mort), il réclame avec une vigueur admirable les droits de l’humanité ; en ce point, il parle hardiment, sans ménagement pusillanime pour sa popularité. Il sent trop bien que c’est le cœur même du peuple qui parle en lui. Il censure les devises menaçantes qui avaient paru à la Fédération, et propose celle-ci : « Vaincre et pardonner. » Il pousse un cri de fureur contre les assassins du boulanger François (octobre 1789) : « Des Français ? des Français ? Non, ces monstres n’appartiennent à aucun pays ; le crime est leur élément, le gibet leur patrie ! »