Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre III/Chapitre 3
CHAPITRE III
RÉSISTANCES. — CLERGÉ. — PARLEMENTS. — ÉTATS PROVINCIAUX.
Le clergé fait appel à la guerre civile, 14 octobre. — Élan des villes de Bretagne. — L’Assemblée réduit les électeurs primaires à quatre millions et demi. — L’Assemblée annule le clergé, comme corps, et les parlements. 3 novembre. — Résistance des tribunaux. — Rôle funeste des parlements dans les derniers temps. — Ils n’admettaient plus que des nobles. — Les parlements de Rouen et de Metz résistent, novembre 1789.
La discussion sur les biens ecclésiastiques commença le 8 octobre. Le 14, le Clergé sonna le tocsin de la guerre civile.
Le 14, un évêque breton. Le 24, le Clergé du diocèse de Toulouse. Tocsin de l’Ouest, tocsin du Midi.
Il ne faut pas oublier qu’en ce même mois d’octobre, les prélats, les riches abbés de Belgique, menacés aussi dans leurs biens, créaient une armée et nommaient un général. Le Brabant, la Flandre, arboraient le drapeau à la croix rouge. Les capucins et autres moines entraînaient les paysans, les grisaient de sermons sauvages, de processions frénétiques, leur mettaient dans la main l’épée, le poignard contre l’Empereur.
Nos paysans étaient moins prompts à se mettre en mouvement. Ils ont le jugement sain en général, et tout autrement net et sobre que les Belges. Le vieil esprit gaudisseur des fabliaux, de Rabelais, peu favorable au Clergé, n’est jamais bien mort en France. « M. le curé et sa servante » sont un texte inépuisable pour les veillées de l’hiver. Le curé, au reste, était plus plaisanté que haï. Les évêques (tous nobles alors, Louis XVI n’en faisait pas d’autres) étaient, pour la plupart, bien plus scandaleux. Ils ne se contentaient pas de leurs comtesses de province, qui faisaient les honneurs du palais épiscopal ; ils couraient les aventures, les danseuses de Paris. Ces comtesses ou ces marquises, la plupart de pauvre noblesse, honoraient parfois leurs demi-mariages par un mérite réel ; telle gouvernait l’évêché, et mieux que n’eût fait l’évêque. L’une d’elles, non loin de Paris, fit dans son diocèse les élections de 1789, et travailla vivement pour envoyer à l’Assemblée nationale deux excellents députés.
Un épiscopat si mondain, qui se souvenait tout à coup de la religion, dès qu’on touchait à ses biens, avait vraiment beaucoup à faire pour renouveler dans les campagnes le vieux fanatisme. En Bretagne même, où le paysan appartient toujours aux prêtres, ce fut une imprudence à l’évêque de Tréguier de lancer, le 14 octobre, le manifeste de la guerre civile ; il tira trop tôt, rata. Dans son mandement incendiaire, il montrait le roi captif, la religion renversée, les prêtres n’allaient plus être que les commis soldés des brigands… des brigands, c’est-à-dire de la nation, de l’Assemblée nationale.
Pour dire ces choses le 14, il fallait pouvoir, le 15, commencer la guerre civile. En effet, quelques étourdis de jeune noblesse croyaient enlever le paysan. Mais le paysan breton, si ferme, une fois en route, et ne reculant jamais, est lent à se mettre en route ; il avait peine à comprendre que l’affaire des biens d’Église, toute grave qu’elle était sans doute, fût pourtant toute la religion. Pendant que le paysan songeait, ruminait la chose, les villes ne songèrent pas, elles agirent, et sans consulter personne, avec une vigueur terrible. Toutes les municipalités du diocèse de Tréguier fondirent dans Tréguier, procédèrent, sans perdre un jour, contre l’évêque et les nobles enrôleurs, les interrogèrent, écoutèrent des témoins contre eux. L’intimidation fut telle que le prélat et les autres nièrent tout, assurèrent n’avoir rien dit, rien fait pour soulever les campagnes. Les municipalités envoyèrent tout le procès commencé à l’Assemblée nationale, au garde des sceaux ; mais, sans attendre le jugement, elles portèrent déjà une sentence provisoire : « Traître aux communes quiconque enrôlera pour les gentilshommes — et les gentilshommes eux-mêmes, indignes de la sauvegarde de la nation, s’ils tentaient de briguer un grade dans la garde nationale[1]. »
Le mandement était du 14, et cette représaille violente eut lieu le 18 (au plus tard). Dans la semaine, l’épée est tirée. Brest ayant acheté des grains pour ses approvisionnements, on paya, on poussa les paysans pour arrêter à Lannion les voitures de grains et les envoyés de Brest ; ils furent en grand danger de mort, forcés de signer un désistement honteux. À l’instant, une armée sortit de Brest et de toutes les villes à la fois. Celles qui étaient trop loin, comme Quimper, Lorient, Hennebon, offrirent de l’argent, des secours. Brest, Morlaix, Landernau, plusieurs autres, marchèrent tout entières ; sur la route, toutes les communes arrivaient en armes ; on était obligé d’en renvoyer. La merveille, c’est qu’il n’y eut nulle violence. Cet orage terrible, soulevé de toute la contrée, arriva sur la hauteur qui domine Lannion et s’arrêta net. La force héroïque de la Bretagne ne fut jamais mieux marquée ; elle fut ferme contre elle-même. On se contenta de reprendre le blé acheté ; on ne fit rien aux coupables que de les livrer aux juges, c’est-à-dire à leurs amis.
Ce qui rendait à ce moment les privilégiés si faciles à vaincre, c’est qu’ils ne s’entendaient pas. Plusieurs faisaient tout d’abord appel à la force ; mais la plupart ne désespéraient pas de résister par la loi, par la vieille légalité, peut-être la nouvelle.
Les parlements n’agissaient pas encore. Ils étaient en vacances. Ils comptaient agir, à la rentrée, en novembre.
La majorité des nobles, du haut clergé, n’agissaient pas encore. Ils avaient une espérance. Propriétaires de la plus grande partie des terres, dominant dans les campagnes, ils tenaient dans leur dépendance tout un monde de serviteurs, de clients à divers titres. Ces hommes des campagnes, appelés à voter par l’élection universelle de Necker, au printemps de 1789, avaient généralement bien voté, parce que leurs patrons pour la plupart se faisaient une gloriole de pousser aux États généraux, qu’ils croyaient chose peu sérieuse. Mais des siècles avaient passé en un an. Les mêmes patrons aujourd’hui, vers la fin de 1789, allaient certainement faire des efforts désespérés pour faire voter les campagnes contre la Révolution ; ils allaient mettre le fermier entre son patriotisme (bien jeune encore) et son pain ; ils allaient mener par bandes leurs laboureurs soumis, tremblants, jusqu’à l’urne électorale, les faire voter sous le bâton. Les choses changeront tout à l’heure, quand le paysan pourra entrevoir l’acquisition des biens de l’Église et du domaine, quand l’Assemblée aura créé par ces ventes une masse de propriétaires et de libres électeurs. Pour le moment, rien de tel. Les campagnes sont encore soumises au servage électoral. Le suffrage universel de Necker, si l’Assemblée l’eût adopté, donnait incontestablement la victoire à l’ancien régime.
L’Assemblée, le 22 octobre, décréta que nul ne serait électeur s’il ne payait en imposition directe, comme propriétaire ou locataire, la valeur de trois journées de travail (c’est-à-dire, au plus trois francs).
Avec cette ligne, elle rafla des mains de l’aristocratie un million d’électeurs de campagne.
De cinq ou six millions d’électeurs qu’avait donnés le suffrage universel, il en resta quatre millions quatre cent mille[2] (propriétaires ou locataires).
Les amis de l’idéal, Grégoire, Duport, Robespierre, objectèrent inutilement que les hommes étaient égaux, donc que tous devaient voter, aux termes du droit naturel. Deux jours avant, le royaliste Montlosier avait prouvé aussi que les hommes étaient égaux.
Dans la crise où l’on était, rien de plus vain, de plus funeste que cette thèse de droit naturel. Les utopistes, au nom de l’égalité, donnaient un million d’électeurs aux ennemis de l’égalité.
La gloire de cette mesure vraiment révolutionnaire revient à l’illustre légiste de Normandie, à Thouret, un Sieyès pratique, qui fit faire à l’Assemblée, ou du moins facilita les grandes choses qu’elle fit alors. Sans éclat, sans éloquence, il trancha de sa logique les nœuds où les plus forts, les Sieyès, les Mirabeau, semblaient s’embrouiller.
Lui seul finit la discussion des biens du Clergé en la tirant des disputes inférieures, l’élevant hardiment dans la lumière du droit philosophique. Toute son argumentation, en octobre et en décembre, revient à ce mot profond : « Comment posséderiez-vous ? dit-il au corps du Clergé, vous n’existez pas. »
Vous n’existez pas comme corps. Les corps moraux que crée l’État ne sont pas des corps au sens propre, ne sont pas des êtres vivants. Ils ont une existence morale, idéale, que leur prête la volonté de l’État, leur créateur. L’État les fit ; il les fait vivre. Utiles, il les a soutenus ; nuisibles, il leur retire sa volonté, qui fait toute leur vie et leur raison d’être.
À quoi Maury répondait : « Non, l’État ne nous créa point, nous existons sans l’État. » Ce qui valait autant que dire : Nous sommes un État dans l’État, un principe rival d’un principe, une lutte, une guerre organisée, la discorde permanente au nom de la charité et de l’union.
Le 3 novembre, l’Assemblée décréta que les biens du Clergé étaient à la disposition de la nation. En décembre, elle décrétera, aux termes posés par Thouret : Que le Clergé est déchu d’être un ordre, qu’il n’existe point (comme corps).
Le 3 novembre est un grand jour. Il brise les parlements, et déjà les États provinciaux.
Le même jour, rapport de Thouret sur l’organisation départementale, sur la nécessité de diviser les provinces, de rompre ces fausses nationalités, malveillantes et résistantes, pour constituer dans l’esprit de l’unité une nation véritable.
Qui avait intérêt à maintenir ces vieilles divisions, toutes ces rivalités haineuses, à conserver des Gascons, des Provençaux, des Bretons, à empêcher les Français d’être une France ? Ceux qui régnaient dans les provinces, les parlements, les États provinciaux, ces fausses images de la liberté qui, pendant si longtemps, en avaient donné une ombre, un leurre, l’avaient empêchée de naître.
Eh bien, le 3 novembre, au moment où elle porte le premier coup aux États provinciaux, l’Assemblée met les parlements en vacance indéfinie. Lameth fit la proposition. Thouret rédigea le décret. « Nous les avons enterrés vifs », disait en sortant Lameth.
Toute l’ancienne magistrature avait suffisamment prouvé ce que la Révolution avait à attendre d’elle. Les tribunaux de l’Alsace, du Beaujolais, de la Corse, les prévôts de Champagne, de Provence, prenaient sur eux de choisir entre les lois et les lois ; ils connaissaient parfaitement celles qui favorisaient le roi ; ils ne connaissaient pas les autres. Le 27 octobre, les juges envoyés à Marseille par le parlement d’Aix jugeaient dans les formes anciennes, avec les procédures secrètes, tout le vieil attirail barbare, sans tenir compte du décret contraire, sanctionné le 4 octobre. Le parlement de Besançon refusait ouvertement d’enregistrer aucun décret de l’Assemblée.
Celle-ci n’avait qu’à dire un mot pour briser cette insolence. Le peuple frémissait autour de ces tribunaux rebelles. « Contre ces États et ces parlements, dit Robespierre, vous n’avez rien à faire ; les municipalités agiront assez. »
Le 5 novembre, l’Assemblée leva le bras pour frapper : « Les tribunaux qui n’enregistreront pas sous trois jours seront poursuivis comme prévaricateurs. »
Ces compagnies avaient eu, sous ce faible gouvernement qui tombait, une force considérable de résistance, et légale, et séditieuse. Le mélange bizarre d’attributions qu’elles réunissaient leur en donnait de grands moyens. — Leur juridiction souveraine, absolue, héréditaire, et qui n’oubliait jamais, était redoutée de tous ; les ministres, les grands seigneurs, n’osaient jamais pousser à bout des juges qui, dans cinquante ans peut-être, s’en souviendraient dans un procès pour ruiner leurs familles. — Leur refus d’enregistrement, qui leur donnait une sorte de veto contre le roi, avait au moins cet effet de donner le signal à la sédition, et, d’une manière indirecte, de la proclamer légale. — Leurs usurpations administratives, la surveillance des subsistances, dans laquelle ils s’immisçaient, leur fournissaient mille occasions de faire planer sur le pouvoir une accusation terrible. — Une partie de la police enfin était dans leurs mains, c’est-à-dire qu’ils étaient chargés de réprimer d’une part les troubles qu’ils excitaient de l’autre.
Cette puissance si dangereuse était-elle au moins dans des mains sûres et qui pussent rassurer ? Les parlementaires, au dix-huitième siècle, avaient été profondément corrompus par leurs rapports avec la noblesse. Ceux même d’entre eux qui, comme jansénistes, étaient hostiles à la cour, dévots, austères et factieux, avec toute leur morgue sauvage, n’en étaient pas moins flattés de voir dans leur antichambre le duc ou le prince un tel. Les grands seigneurs, qui se moquaient d’eux, les caressaient, les flattaient, leur parlaient chapeau bas, pour gagner des procès injustes, spécialement pour pouvoir impunément usurper les biens des communes. Les bassesses auxquelles descendaient les gens de cour devant ces grandes perruques ne tiraient pas à conséquence. Eux-mêmes en riaient ; parfois ils daignaient épouser leurs filles, leurs fortunes, pour se refaire. Les jeunes parlementaires, trop flattés de cette camaraderie, de ces alliances avec des gens de haute volée, tâchaient de leur ressembler, d’être, à leur image, d’aimables mauvais sujets, et, comme les copistes maladroits, dépassaient leurs maîtres. Ils quittaient leurs robes rouges, descendaient des fleurs de lys pour courir les petites maisons, les petits soupers, pour jouer la comédie.
Voilà où tombe la justice !… Triste histoire ! Au Moyen-âge, elle est matérielle, dans la terre et dans la race, dans le fief et dans le sang. Le seigneur, ou bien celui qui succède à tous, le seigneur des seigneurs, le roi dit : « La justice est à moi, je puis juger ou faire juger, par qui ? N’importe, par mon lieutenant quelconque, mon domestique, mon intendant, mon portier… Viens, je suis content de toi, je te donne une justice. » — Celui-ci en dit autant : « Je ne jugerai pas moi-même, je vendrai cette justice. » — Arrive le fils d’un marchand, qui achète, pour revendre, la chose sainte entre toutes : la justice passe de main en main, comme un effet de commerce, elle passe en héritage, en dot… Étrange apport d’une jeune épousée le droit de faire rompre et pendre !…
Hérédité, vénalité, privilège, exception, voilà les noms de la justice ! Et comment donc autrement s’appellerait l’injustice ?… — Privilèges de personnes, jugées par qui elles veulent… — Et privilège de temps : Je te juge, à ma volonté, demain, dans dix ans, jamais… — Et privilège de lieu. De cent cinquante lieues et plus, le parlement vous attire ce pauvre diable qui plaide avec son seigneur ; qu’il se résigne, qu’il cède, je le lui conseille ; qu’il abandonne plutôt que de venir traîner des années peut-être, à Paris, dans la boue et la misère, à solliciter un arrêt des bons amis du seigneur.
Les parlements du dernier temps avaient, par des arrêtés non promulgués, mais avoués, exécutés fidèlement, pourvu à ne plus admettre dans leur sein que des nobles ou anoblis.
De là un affaiblissement déplorable dans la capacité. L’étude du droit, abaissée dans les écoles[3], faible chez les avocats, fut nulle chez les magistrats, chez ceux qui appliquaient le droit pour la vie ou pour la mort. Les compagnies demandaient peu qu’on fit preuve de science, si l’on prouvait la noblesse.
De là encore une conduite de plus en plus double et louche. Ces nobles magistrats sans cesse avancent et reculent. Ils crient pour la liberté ; Turgot vient, ils le repoussent. Ils crient : « Les États généraux ! » Le jour où on les leur donne, ils proposent de les rendre nuls, en les calquant sur la forme des vieux États impuissants.
Ce jour-là, ils étaient morts.
Quand l’Assemblée décréta la vacance indéfinie, ils s’attendaient peu à ce coup. Ceux de Paris voulaient résister[4]. Le garde des sceaux, archevêque de Bordeaux, les supplia de n’en rien faire. Novembre aurait renouvelé le grand mouvement d’octobre. Ils enregistrèrent et firent l’offre, un peu tardive, de juger gratuitement.
Ceux de Rouen enregistrèrent ; mais secrètement, prudemment, ils écrivirent au roi qu’ils le faisaient provisoirement et par soumission pour lui. Ceux de Metz en dirent autant, publiquement, avec audace, toutes les chambres assemblées, motivant hardiment cet acte sur la non-liberté du roi. Ceux-ci pouvaient être braves sous le canon de Bouillé.
Grande peur du garde des sceaux, le timide évêque. Il montre au roi le péril ; l’Assemblée va riposter, s’irriter, lancer le peuple. Le moyen de sauver les parlements, c’est que le roi se hâte de les condamner lui-même. Il sera en position meilleure pour intervenir et intercéder. Déjà, en effet, les villes de Rouen, de Metz, déféraient leur parlement, demandaient leur punition. Ces corps orgueilleux se virent seuls, toute la population contre eux. Ils se rétractèrent. Metz, elle-même, pria pour les coupables. Et l’Assemblée pardonna (25 novembre 1789).
- ↑ Bailly, III, 209. — Duchatellier donne peu ici.
- ↑ C’est du moins le nombre que l’on trouve en 1791. Nous reviendrons sur ce point important.
- ↑ Le vénérable M. Berryat Saint-Prix m’a souvent conté là-dessus des faits singuliers.
L’ignorance et la routine deviennent chaque jour davantage le caractère des tribunaux. sur leur opposition systématique aux tentatives de d’Aguesseau pour ramener le droit de l’unité, voir la belle Histoire du droit français de M. Laferrière.
- ↑ Voir le parlementaire Sallier. (Annales, II, 49.)