Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre IX/Chapitre 1

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LIVRE IX



CHAPITRE PREMIER

LOUIS XVI ÉTAIT COUPABLE.


Objet des chapitres suivants. — Circonstances atténuantes, en faveur de Louis XVI. — Mensonges du roi, constatés par les royalistes. — Appel du roi à l’étranger. — On n’avait, en 1793, aucune pièce décisive contre lui. — Son jésuitisme politique, son attachement aux doctrines de la raison d’État et du salut public. — Tradition royale de la raison d’État et du salut public. — Les rois et princes, formant une famille, méconnaissaient, trahissaient aisément la nationalité. — Chaque nation devenant une personne, le viol d’une nation est le plus grand des crimes.


Nous allons être emportés tout à l’heure par le drame révolutionnaire, sans pouvoir nous arrêter. Du procès du roi à la catastrophe des Girondins, à la Terreur, nulle halte possible.

Et ce drame cependant, ce n’est pas, il s’en faut bien, toute la Révolution.

I. — Elle offre, à côté, un fait immense, qui en est indépendant et qu’on pourrait appeler le grand courant de la Révolution, courant régulier qui coule, invariable, invincible, comme les forces de la nature. C’est la conquête intérieure de la France par elle-même, la conquête de la terre par le travailleur, le plus grand changement qui ait jamais eu lieu dans la propriété depuis les lois agraires de l’Antiquité et l’invasion barbare.


II. — Ces deux mouvements ne sont pas tout encore. Sous la conquête territoriale et le drame révolutionnaire, on découvre un monde immobile, une région douteuse, où il nous faut descendre aussi, le marais, trouble et pesant, de l’indifférence publique. On l’observe surtout dans les villes, spécialement à Paris, dès la fin de 1792. Marat la déplore en décembre. Déjà les sections sont peu fréquentées, les clubs sont presque déserts. Où sont les grandes foules de 1789, les millions d’hommes qui entourèrent, en 1790, l’autel des fédérations ? On ne le sait. Le peuple, en 1793, est rentré chez lui ; avant la fin de cette année, il faudra le salarier pour qu’il retourne aux sections.


III. — Dans cette apathie croissante et pour y remédier, se refait, se recompose la redoutable machine, qui s’est relâchée dans l’année 1792, la machine du salut public en son principal ressort la société des Jacobins.


Tels sont les trois graves objets où nous devons nous arrêter avant de couper le câble et d’entrer dans le torrent d’où nous ne remonterons pas.

Tout cela avant le procès du roi ; sans cette connaissance préalable, on apprécie mal le procès lui-même. Mais nous ne suspendrons pas jusque-là l’attention du lecteur, sans doute intéressée d’avance à cette question d’humanité et de droit. Nous dirons tout d’abord, et sans délibérer, notre conviction sur la culpabilité de Louis XVI . Chose absolument indépendante de la narration du procès. Le procès était impossible en 1793 ; on n’avait nulle pièce décisive contre le roi. Le procès est faisable aujourd’hui ; nous avons en mains les pièces, des preuves irrécusables.

Louis XVI était coupable. Il suffit, pour s’en convaincre, de mettre en face, d’une part, ses allégations, d’autre part les allégations contraires, les accablants aveux qu’ont faits, surtout depuis 1815, les royalistes français et étrangers, les plus dévoués serviteurs du roi.

Hâtons-nous de dire que toutefois il avait en sa faveur de graves circonstances atténuantes. La fatalité de race, d’éducation, d’entourage, lui constituait peut-être une sorte d’ignorance invincible. Chose étrange, parmi ses nombreux mensonges (que nous allons constater), il ne se reprochait rien et se croyait innocent. Coupable plus qu’il ne pensait, du moins n’était-il pas indigne de la clémence publique. Ses velléités de réformes, son ministère de Turgot, la gloire maritime de son règne, Cherbourg et la guerre d’Amérique demandaient grâce pour lui.

Rapprochons ses allégations et les démentis que leur donnent les royalistes.


I. — Je n’ai jamais eu l’intention de sortir du royaume, dit-il, le 26 juin 1791, dans sa déclaration aux commissaires de la Constituante. — Il avait dit le 20 juin à M. de Valory, le garde du corps qu’il emmenait au voyage de Varennes : J’irai coucher demain à l’abbaye d’Orval, abbaye située hors du royaume sur terre d’Autriche (publié en 1823, page 257 du volume Affaire de Varennes, collection Barrière). Nul témoignage plus grave que celui de M. de Valory, qui donna sa vie au roi dans ce périlleux voyage, et, survivant par miracle, déploya en 1815 son fanatisme royaliste comme président de la cour prévôtale du Doubs.


II. — Je n’ai aucune relation avec mes frères, dit le roi dans la même déclaration du 26 juin 1791. Et dix jours après, le 7 juillet, dit Bertrand de Molleville (Mém., II, 171), le roi expédia ses pouvoirs à Monsieur. — Les mémoires judiciaires de Froment, premier organisateur des Vendées méridionales, nous ont appris, vers 1820, que le roi avait pour agent ordinaire près de ses frères l’Allemand Flachslanden.


III. — Je n’ai aucun rapport avec les puissances étrangères, je ne leur ai adressé aucune protestation (déclaration du 26 juin 1791). Les Mémoires d’un homme d’État (I, 103) nous donnent textuellement la protestation qu’il avait adressée à la Prusse, le 3 décembre 1790, et témoignent qu’il en avait adressé de semblables à l’Espagne et aux autres puissances. Mallet du Pan fut spécialement envoyé, en 1791, aux princes allemands, et chargé d’expliquer de vive voix ce qu’on ne voulait pas écrire.

Le jour même où le roi accepta solennellement la constitution et reçut en quelque sorte l’amnistie nationale, nous l’avons vu rentrer pleurant de colère, humilié du nouveau cérémonial, et, dans cet accès, écrire immédiatement, ab irato, à l’Empereur (Mme  Campan, II, 169). Le témoignage assez léger de la femme de chambre devient grave quand il s’agit de cette scène intérieure, si frappante et si pathétique, dont elle fut le témoin avec plusieurs autres personnes.


IV. — S’il nia toute relation avec les puissances, à plus forte raison nie-t-il avoir appelé leurs armées. Cependant MM. de Bouillé, dans leurs justifications, adressées aux royalistes, ont été obligés de dire nettement ce qui en était, avec leur franchise militaire. Le père s’en explique déjà dès 1797. Le fils (Mém., 1823, page 41) parle plus clairement encore ; envoyé pour préparer le voyage de Varennes, il exigea un écrit du roi et de la reine. « La reine disait dans ce billet la nécessité de s’assurer les secours des puissances étrangères et que l’on allait y travailler avec chaleur… La lettre du roi était de sa main et détaillée. Il disait qu’il fallait s’assurer des secours étrangers et patienter jusque-là. »

Il donna tout pouvoir à Breteuil pour traiter avec l’étranger, tous les écrivains royalistes l’avouent sans difficulté.

En 1835, la Revue rétrospective a publié la lettre que la reine écrivait à l’Empereur son frère, le 1er juin 1791, pour obtenir de lui un secours de troupes autrichiennes, dix mille hommes pour commencer ; mais, une fois le roi libre, dit-elle, ils verront avec joie les puissances soutenir leur cause.

M. Hue, valet de chambre du roi, qui, au 10 août, le suivit des Tuileries à l’Assemblée, le vit, dans les Feuillants mêmes, envoyer un gentilhomme, M. Aubier, au roi de Prusse. — Dans quel but ? L’invasion immédiate des armées prussiennes ne l’indique que trop. Dans toute l’expédition, de Longwy à Verdun, de Verdun à Valmy, un agent personnel de Louis XVI, M. de Caraman, est auprès du roi de Prusse (Mém. d’un homme d’État, I, 418), sans doute pour balancer l’influence des chefs des émigrés, pour conserver à l’expédition le caractère d’un secours demandé par Louis XVI, dirigé par lui-même pour agir à son profit.

Captif aux Feuillants, au Temple, il craignait les émigrés et ses frères autant que les Jacobins. Il prenait ses précautions contre eux près des souverains, il appelait ceux-ci de préférence. Lecteur assidu de Hume, plein du souvenir de Charles Ier, qui périt pour avoir fait la guerre civile, il voulait l’éviter plus que toute chose. Il pensait que les étrangers, entrant pour mettre l’ordre en France, n’y apporteraient pas les passions furieuses des émigrés, leur esprit de vengeance, leur insolence, leur esprit de réaction. Son premier plan était d’introduire l’étranger, mais dans une telle mesure que lui-même pût rester maître ; il eût appelé un corps considérable de Suisses, les vingt-cinq mille hommes qu’autorisaient les anciennes capitulations, un autre corps d’Espagnols et de Piémontais, douze mille Autrichiens seulement, peu ou point de Prussiens ; il se défiait de l’Autriche et encore plus de la Prusse. Ce ne fut qu’au dernier moment, après le 10 août, qu’il se jeta dans les bras de cette dernière puissance.

On peut dire qu’en réalité ses frères le perdirent. Implacables ennemis de la reine, ils ne seraient rentrés que pour lui faire son procès, et ils auraient annulé le roi, en s’arrogeant la royauté, comme lieutenance générale. Louis XVI craignait surtout le comte d’Artois, le pupille du fourbe Calonne, le prince des fous. Ce qui pouvait être le plus agréable à cette cour d’intrigants, c’était la mort de Louis XVI. On dansa à Coblentz (si nous devons en croire un livre très royaliste) pour le 21 janvier.

La Convention ignorait parfaitement cette situation de Louis XVI, à l’égard de l’émigration. Elle en eût eu quelque pitié, si elle eût su que cet homme infortuné était entre deux dangers et craignait sa famille même.

Elle n’ignorait pas moins les faits réels et graves qui incriminaient Louis XVI.

Pas un de ceux qui l’accusèrent à la Convention, ni Gohier. ni Valazé, ni Mailhe, ni Rulh, ni Robert Lindet, ne surent rien, n’articulèrent rien de positif. Ils déclament généralement, ils divaguent, ils cherchent dans les ténèbres, veulent l’atteindre à tâtons, et il leur échappe. Ils l’accusent de trois sortes de choses : ou de choses amnistiées (Nancy, Varennes, le Champ de Mars) par son acceptation de la constitution en septembre 1791 ; — ou de choses incertaines et difficiles à prouver (a-t-il donné de l’argent pour payer un décret ? a-t-il volontairement négligé d’organiser l’armée ? a-t-il tiré le premier au 10 août ?) ; — ou bien enfin de choses qui ne peuvent motiver l’accusation que très indirectement (ils lui reprochent, par exemple, de n’avoir eu qu’un jour de la semaine pour recevoir les lettres de France, tandis qu’il ouvrait tous les jours, à la réception même, les lettres de l’étranger).

Nous qui savons les faits maintenant et marchons dans la lumière, il nous reste un point obscur.

C’est d’expliquer comment un homme né honnête, qui crut rester honnête et jusqu’au bout se dit innocent, put mentir sur tant de points, en sûreté de conscience.

Et je ne parle même pas de ces actes passagers que les politiques accordent sans scrupule aux circonstances, et qui semblent faire partie de la comédie de la royauté. Je parle de discours habituels, de conversations combinées de manière à faire croire, jusqu’en juin 1791, à son zèle constitutionnel, lorsqu’il rédigeait en même temps la déclaration du 20 juin, où il dément, désavoue toutes ses paroles, maudit ce qu’il a loué, s’avouant ainsi et se proclamant double, faux, menteur, dans l’acte le plus authentique.

L’éducation jésuitique qu’il avait reçue et la licence de mentir que ses prêtres lui donnaient n’est pas suffisante peut-être pour bien expliquer ceci. Dans sa dépendance même, il les connaissait cependant, ne les estimait pas toujours et ne leur eût pas obéi, s’il n’eût trouvé leurs avis conformes à ce que lui permettait sa conscience royale.

Le fond de cette conscience, nous le savons par le témoignage du plus grave de tous les témoins, de M. de Malesherbes, c’était la tradition royale, venue directement de Louis XIV ; mais bien plus ancienne : le principe du salut public ou de la raison d’État. Du temps de Philippe-le-Bel, on se servait du premier mot. Mais au dix-huitième siècle, sous Richelieu, Mazarin, Louis XIV, le second mot prévalait. Louis XVI, dès sa jeunesse, était fortement imbu de l’idée que le salut public est la loi suprême, qu’en son nom tout est permis.

Son valet de Chambre, M. Hue, raconte, dans ses Mémoires, qu’enfermé pendant la Terreur près de M. de Malesherbes, il allait le voir la nuit et recueillait religieusement ses dernières paroles. L’illustre vieillard lui parlait sans cesse de Louis XVI, de ses bonnes intentions et de ses vertus. Sur un point toutefois, la réhabilitation des protestants, il avouait avoir rencontré près du roi de grandes difficultés. Une loi qui, non seulement excluait les protestants de tous les emplois, mais qui ne leur permettait pas même de vivre et mourir légalement, lui semblait une loi dure à la vérité : « Mais enfin, disait-il, c’est une loi de l’État, une loi de Louis XIV ; ne déplaçons pas les bornes anciennes. Défions-nous des conseils d’une aveugle philanthropie. — Sire, lui répondait Malesherbes, ce que Louis XIV jugeait utile alors peut être devenu nuisible ; d’ailleurs, la politique ne prescrit jamais contre la justice. — Où est donc, répliqua le roi, l’atteinte portée à la justice ? La loi suprême n’est-ce pas le salut de l’État ?… » Cette maxime traditionnelle rendit le roi inflexible. Malesherbes n’obtint pour les protestants que la suppression des lois pénales portées contre eux, et leur réhabilitation fut moins obtenue qu’arrachée dix ans après, sous Loménie, c’est-à-dire par la Révolution même, qui déjà frappait à la porte, menaçante et terrible.

La doctrine du salut public, attestée contre les rois, n’en avait pas moins été tout le fond de leur propre politique, le grand mystère d’État, arcanum imperii, que l’on se transmettait dans les familles royales. Les Jésuites l’enseignaient pour les rois contre les papes eux-mêmes, s’ils n’obéissaient aux Jésuites. Louis XVI avait reçu cette doctrine par deux canaux à la fois, par son gouverneur, La Vauguyon, Jésuite de robe courte, et par la tradition de Louis XIV, par le respect héréditaire de la famille pour la mémoire auguste du grand roi et du grand règne.

Ce prince commode (vrai Jésuite politique), d’accord avec la pratique du Jésuitisme religieux, avait permis aux rois toute chose, y compris l’assassinat. Une maison, honnête sous d’autres rapports, la dévote maison d’Autriche, ne se refusa point l’assassinat de Waldstein, d’autres meurtres moins célèbres. Louis XIV, un honnête homme, accorda à la raison d’État autant qu’à sa dévotion la proscription de six cent mille Français. Qui remplit toutes les bastilles sous Louis XV, qui les tint remplies soixante ans (et cela dans un temps si calme) ? Qui, sinon la raison d’État ?

Combien plus ce principe traditionnel, dans la crise des plus grands dangers, dut-il absoudre Louis XVI à ses propres yeux des faux serments, du mensonge habituel, de l’appel à l’étranger ?

Mais le même principe se retournant sur son maître, on reprit impitoyablement les arguments monarchiques pour prouver que la raison d’État demandait la mort du monarque. La Révolution, devenue reine, entrant dans les Tuileries, trouva là ce vieux meuble royal et tout d’abord en fit usage en le cassant sur la tête des rois qui s’en étaient servis.

Le roi, à vrai dire, était moins coupable que la royauté. Celle-ci, faisant des souverains une classe d’êtres à part qui ne s’alliaient qu’entre eux, constituait une seule famille de tous les rois de l’Europe. Ils étaient devenus parents et trouvaient trop naturel de s’aider en bons parents, ou pour ou contre leurs peuples. Le roi de France, par exemple, plus proche parent du roi d’Espagne que d’aucun Français (plus même que des Orléans, plus que des Condé), eût, sans scrupule, appelé contre la France ses cousins, les Espagnols.

À mesure que l’idée des nationalités se fortifiait, se précisait, devenait sacrée parmi les hommes, les rois, n’étant qu’un même sang et formant une race à part hors l’humanité, perdaient entièrement de vue la notion de patrie. Ils allaient ainsi au rebours du courant du genre humain ; on peut dire sans passion le mot passionné de Grégoire ; oui, littéralement parlant, sans accusation personnelle, en qualifiant les plus honnêtes comme les plus déloyaux, les rois devenaient des monstres.

L’originalité du monde moderne, c’est qu’en conservant, augmentant la solidarité des peuples, il fortifie pourtant le caractère de chaque peuple, précise sa nationalité, jusqu’à ce que chacun d’eux obtienne son unité complète, apparaisse comme une personne, une âme consacrée devant Dieu.

L’idée de la patrie française, obscure au quatorzième siècle et comme perdue dans la généralité catholique, va s’éclaircissant ; elle éclate aux guerres des Anglais, se transfigure en la Pucelle. Elle s’obscurcit de nouveau dans les guerres de religion au seizième siècle ; il y a des catholiques, des protestants ; y a-t-il encore des Français ?… Oui, le brouillard se dissipe, il y a, il y aura une France, la nationalité se fixe avec une incomparable force ; la nation, ce n’est plus une collection d’êtres divers ; c’est un être organisé ; bien plus, une personne morale ; un mystère admirable éclate : la grande âme de la France.

La personne est chose sainte. À mesure qu’une nation prend le caractère d’une personne et devient une âme, son inviolabilité augmente en proportion. Le crime de violer la personnalité nationale devient le plus grand des crimes.

C’est ce que ne comprirent jamais les princes, ni les grands seigneurs, alliés, comme les rois, aux familles étrangères ; ils ne connurent point d’étranger. On sait avec quelle légèreté les Nemours, les Bourbons, les Guises et les Condé, les Biron, les Montmorency, les Turenne, amenèrent l’ennemi en France. Les leçons les plus sévères ne pouvaient leur faire comprendre le droit. Louis XI y travailla, Richelieu y travailla ; et l’histoire, docile esclave des seigneurs qui la payaient, a maltraité la mémoire de ces rudes précepteurs de l’aristocratie… Et, sans eux pourtant, comment auriez-vous compris ce que sentait tout le peuple, comment seriez-vous devenus des sujets et des Français, grosses dures têtes féodales ?

Il y avait déjà deux cents ans que la Pucelle avait dit : « Le cœur me saigne de voir couler le sang d’un Français. » Et ce sentiment national s’était si peu développé dans l’aristocratie française que, quand Richelieu mit à mort un Montmorency, allié des Espagnols, pris les armes à la main et répandant sans scrupule le sang de la guerre civile, ce fut pour toute la noblesse un sujet de scandale et d’étonnement.

Les nations n’ont-elles donc pas aussi leur inviolabilité ? La France n’est-elle pas aussi une personne, et une personne vivante, une vie sacrée à garantir par les pénalités du droit ? Ou bien serait-ce une chose envers qui tout est permis ?

Tuer un homme, c’est un crime. Mais qu’est-ce, tuer une nation ? Comment qualifier ce forfait ? — Eh bien, il y a quelque chose de plus fort que la tuer, c’est de l’avilir, la livrer à l’outrage de l’étranger, c’est de la faire violer et de lui ôter l’honneur.

Il y a pour une nation, comme il y a pour une femme, une chose qu’elle doit défendre, ou plutôt mourir.

Ce ne sont point les savants qu’il faut consulter ici, ni les livres de droit public. Le livre, ce sont nos provinces ravagées par l’étranger. Telle ne s’est rétablie jamais. La Provence, dans plusieurs parties, est aujourd’hui ce désert que fit, il y a trois cents ans, la trahison de Bourbon. Elles le savent bien aussi, nos campagnes de l’Est, depuis 1815, ce que c’est que le crime d’amener l’étranger. Si l’égoïste des villes a pu l’oublier, le paysan n’oublie pas le jour où, rentrant chez lui, il trouva ses bestiaux tués, sa grange brûlée… Malheur à ceux qui nous ont fait voir de telles choses, à ceux qui ont ouvert la porte au Cosaque, qui, dans la maison du Français désarmé, entre la femme qui pleure et la jeune fille qui tremble, ont assis le maître barbare !

Ceux qui, de près ou de loin, amenèrent ces événements, sont à jamais responsables. Ce crime est le seul pour lequel il n’y ait point prescription.

Plusieurs royalistes loyaux, ceux qui, en 1813, suivirent à l’aveugle leur légitime impatience de briser le joug impérial, devenu insupportable, ont été durement punis ; parmi leur triste succès, ils n’ont pu eux-mêmes jamais s’absoudre d’avoir (au moins indirectement) ouvert la voie à l’étranger. J’en eus une preuve très directe, que je dois donner ici. Elle m’a bien fait sentir que, si l’irritation, l’illusion, l’instinct même de la liberté, ont conduit parfois les hommes à violer la patrie, immense aussi est le remords, l’inquiétude qui leur reste des jugements de l’avenir.

Au moment où je publiais le commencement de l’Histoire de France, je vis arriver chez moi un homme vénérable par l’âge, d’un caractère respecté, l’un des meilleurs royalistes, l’ancien ministre, M. Laine. — Il vint pour une recherche qu’il voulait faire aux Archives dans l’intérêt d’une commune, que prétendait dépouiller je ne sais quel personnage ; sorte de procès malheureusement trop ordinaire, alors et depuis. Cette question nous rapprocha, et, malgré la dissidence de nos opinions générales, M. Lainé me parla de mon Histoire commencée et m’encouragea. « Vous en viendrez à 1815, me dit-il ; eh bien, n’oubliez jamais que, si nous nous sommes décidés à planter le drapeau blanc à Bordeaux, c’est que plusieurs parlaient de faire occuper la ville par les Anglais et d’arborer le drapeau rouge. » M. Lainé, malade alors, très près de sa fin, faible d’haleine, long, maigre, un fantôme (je le vois encore), parla sur ce triste sujet avec une force, une chaleur qui me surprirent et me touchèrent ; je sentis l’aiguillon profond qu’il portait au cœur et je respectai en lui, non l’âge seulement et le talent, mais le caractère, la moralité et le remords.