Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre IX/Chapitre 9

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CHAPITRE IX

LE PROCÈS. — DISCUSSION INCIDENTE SUR L’ÉDUCATION.
DIVERSION CONTRE LE DUC D’ORLÉANS (DÉCEMBRE 1792).


Plan d’éducation par les Girondins, décembre. — Les prêtres et les Jacobins d’accord pour ne vouloir qu’un seul degré d’instruction, décembre 1792. — Emportements du philosophisme girondin. — Robespierre brise le buste d’Helvétius, 5 décembre 1792. — Faiblesse morale des deux partis dans leurs plans d’éducation. — Suite du procès. — Diversion contre la maison d’Orléans, 16 décembre 1792. — Comment s’est formée et conservée la fortune de la maison d’Orléans. — La Montagne sauve le duc d’Orléans, 19 décembre 1792.


La Convention remplissait les intervalles du procès par un sujet non moins grave, l’organisation première d’un système d’éducation nationale.

La Constituante était arrivée à la fin de sa longue carrière sans trouver le temps de jeter cette première pierre de la société nouvelle. Elle laissa à la Législative pour héritage en ce genre un fastueux rapport de Talleyrand sur l’instruction en général. Dissertation littéraire, élégante, qui posait seulement les principes dans une vague généralité. La Législative y ajouta un travail plus philosophique, le rapport de Condorcet sur l’instruction. Dans cette œuvre sérieuse, importante à la fois par la hauteur des vues et par la tendance pratique, on distinguait quatre degrés d’instruction, depuis les écoles primaires jusqu’à l’Institut. La Convention, au commencement de décembre, reçut et discuta un projet d’organisation des écoles primaires, proposé par son comité d’instruction publique, d’après les vues de Condorcet.

Ce projet, apporté par Lanthenas, ami de Roland et d’abord chef de bureau dans son ministère, contenait la pensée la plus démocratique de la Gironde, le procédé par lequel elle croyait niveler sans secousse la société[1]. L’école primaire, gratuite pour tous, était la porte par laquelle l’enfant laborieux du pauvre pouvait entrer dans la classe des élèves de la patrie, qui parcouraient gratuitement tous les autres degrés de l’instruction. Les instituteurs étaient élus, au suffrage universel, par les pères de famille. Le prêtre ne pouvait devenir instituteur qu’en renonçant à la prêtrise. L’enseignement était commun à tous, sans distinction de culte. « Ce qui concernait les cultes n’était pas enseigné dans l’école, mais seulement dans le temple. »

Le projet girondin était basé, on le voit, sur la séparation de l’Église et de l’État. Les prêtres, même constitutionnels, étaient éloignés de l’école, renvoyés au temple, à l’enseignement strictement religieux ; on ne leur laissait que Dieu, qui, ce semble, est la meilleure part (puisqu’au fond elle contient tout).

Cette part ne leur suffit jamais. Durand de Maillane, assis à droite, sur les mêmes bancs que les Girondins, réclama vivement contre leur projet. Il demanda que les prêtres pussent être instituteurs et soutint la thèse populaire qu’il ne fallait qu’un seul degré d’instruction. Il s’accordait parfaitement en ceci avec Robespierre, qui de même croyait l’égalité blessée par une hiérarchie d’écoles dont les plus élevées sans doute ne peuvent être fréquentées de tous. Que faire cependant, en pratique ? Les partisans de cette opinion seront obligés d’admettre une des deux conclusions qui suivent, — ou qu’il faut supprimer le haut enseignement, découronner la science, abolir à la fois les écoles philosophiques qui la résument et les écoles de spécialités difficiles qui l’approfondissent, niveler la science pour niveler les hommes, l’abaisser, faire une science peu savante, enfin une science non science ; — ou bien porter dans l’enseignement primaire ces hautes sciences dont on a fermé les écoles, professer (pour ceux qui épèlent !) le calcul infinitésimal et les difficultés de la métaphysique[2].

Durand de Maillane était un canoniste gallican de réputation, un savant. On n’en fut que plus étonné de l’entendre dire qu’une même école suffisait, autrement dit qu’on pouvait fermer les écoles supérieures. Le prêtre, en ceci, faisait sa cour aux Jacobins, à Robespierre. Il avait parfaitement compris le conseil de celui-ci : « La sûreté est à gauche ». (Voir plus haut). Il n’avait pas passé à gauche, mais il trouvait politique, en restant à droite, de constater qu’il était indépendant des opinions de la droite, que, sur des questions de doctrine (sinon d’actualité), il appartenait réellement à la société jacobine, où il s’était fait agréger, et qu’il était bon Jacobin.

On lui répondit de la droite et de la gauche elle-même. Marie-Joseph Chénier, qui était de la gauche, mais qui ne dépendait nullement de l’église jacobine, réclama vivement contre la fermeture des hautes écoles et l’abaissement des sciences.

Un député de la droite, Dupont, répondit aussi avec chaleur aux déclamations cléricales et jacobines de Durand contre la philosophie. Il dit assez heureusement : « Vous êtes député de Marseille… Eh bien, savez-vous qui a armé vos Marseillais contre le trône et qui a fait le 10 août ?… C’est la philosophie, Monsieur !… Vous demandez, en vrai barbare, si les arts mécaniques ne devraient pas être recommandés plus que les sciences ? Vous ignorez que tout se lie, que la charpente d’un vaisseau, sa construction, tiennent à tout ce que les sciences ont de plus élevé et de plus abstrait… »

Puis, perdant tout son sang-froid, Dupont se jeta dans un furieux dithyrambe à la Diderot, peu philosophique et peu politique, très propre à compromettre son parti : « Quoi ! dit-il, les trônes sont renversés, les rois expirent, et les autels sont debout !… Et pourtant les trônes abattus laissent ces autels à nu, sans appui et chancelants ; un souffle de la raison suffit pour les faire disparaître… Croyez-vous donc fonder la République avec d’autres autels que celui de la Patrie ?… » Sa voix fut ici, de droite et de gauche, couverte par les vociférations des prêtres et évêques constitutionnels, nombreux dans la Convention. Alors s’emportant davantage, il répéta le cri d’Isnard : « La nature et la raison sont les dieux de l’homme, mes dieux… » (L’abbé Audiren : « On n’y tient plus… » Et il sort.) Dupont, s’animant encore plus : « Je l’avouerai à la Convention, je suis athée (Rumeurs ; quelques voix : « Qu’importe ? vous êtes honnête homme »)… Mais je défie un seul homme d’attaquer ma vie, mes mœurs… Je ne sais si les chrétiens de Durand pourront faire le même défi. »

L’emportement du Girondin, qui croyait ne nier le prêtre qu’en niant Dieu même, tournait contre son parti ; il avait pour effet naturel d’éloigner de la Gironde, de jeter de l’autre côté beaucoup d’âmes religieuses, une bonne partie du peuple.

Robespierre, bien plus habile, pendant cette discussion, s’était déclaré, aux Jacobins, l’ennemi de la philosophie immorale, irréligieuse du dix-huitième siècle. Il avait proposé à la société de proscrire cette philosophie, aussi bien que la corruption politique. Un membre ayant demandé qu’on brisât le buste de Mirabeau, Robespierre proposa aussi de briser celui d’Helvétius. « Un intrigant, dit-il, un misérable bel esprit, un persécuteur de ce bon Jean-Jacques… Helvétius eût augmenté la foule des intrigants qui désolent la patrie… » On dressa à l’instant des échelles, on descendit les deux bustes ; ils furent brisés, foulés aux pieds, et leurs couronnes brûlées avec grand applaudissement.

Les Girondins ayant, comme on a vu, défendu, mis sous leur patronage politique la philosophie du dix-huitième siècle (sans bien distinguer les nuances si diverses de cette philosophie), un coup, sur Helvétius semblait porter sur la Gironde.

On a vu combien ce parti flottant avait peu d’unité d’esprit, et l’on a pu deviner qu’il était incapable de formuler une foi simple, identique. C’est le reproche le plus grave qu’on eût pu faire au plan de Condorcet, au projet spécial de Lanthenas et des Roland. On n’y sent nulle part la force d’une grande idée morale, l’autorité de la foi. Condorcet y prétend que l’étude des sciences physiques et mathématiques doit être antérieure, supérieure à l’étude des sciences morales, ne s’apercevant pas que les mathématiques ne sont qu’un instrument, une méthode, un procédé, qu’elles ne donnent rien pour la substance que l’éducation veut former. Quant aux sciences de la nature, elles fournissent à la substance morale sans doute, à condition qu’elles soient enveloppées et pénétrées, vivifiées profondément par ce qui vivifie tout, par l’âme.

Au reste, la simplicité forte de l’idée morale, la religion du droit absolu manque également aux deux partis, à la Gironde, à la Montagne, à Condorcet, à Robespierre.

C’est précisément le moment où Robespierre, quittant sa doctrine primitive (Rien n’est utile que ce qui est juste), invoque, pour loi suprême, l’intérêt, le salut public.

S’il atteste la Providence, ce n’est pas comme témoin du droit absolu, c’est comme consolation ici-bas, ce qui est un intérêt, comme espérance d’avenir, ce qui est encore un intérêt éloigné.

Il flotte, comme son maître Rousseau, qui, dans l’Émile, pose le droit absolu, même indépendant de Dieu, et tellement absolu qu’il lui assujettit Dieu même ; — et qui, dans le Contrat social, éprouve le besoin de donner au droit une base autre que le droit ; il croit trouver cette base dans l’intérêt (l’intérêt public, l’intérêt privé. Livre II. chap. iv).

La pierre de touche des cœurs et des doctrines se trouve dans les deux questions qui occupaient l’Assemblée, la question du Jugement (tuer ? en vertu de quelle foi ?) et la question de l’Éducation (créer ? en vertu de quelle foi ?). — Ni l’un ni l’autre parti ne répondait nettement.

Quel enseignement sérieux recommande Condorcet, dans son rapport sur l’instruction, quelle nourriture qui puisse donner à l’âme la force vitale et la substance ? Un peu de morale et d’histoire. Quelle morale ? Il fallait le dire. La société sera entièrement différente, selon la morale différente que vous mettrez à la base.

Lepelletier Saint-Fargeau, dans son remarquable plan d’éducation, lu à la tribune par Robespierre, est de même ici très bref et très vague. Il adopte, dit-il, les vues du comité sur le choix des études ; on donnera aux élèves des principes de morale, on gravera dans leur mémoire les plus beaux récits de l’histoire des peuples libres.

Saint-Just, dans ses Institutions politiques, ne touche même pas ce point. Il s’occupe du cadre de l’éducation, mais nullement du fond. Pas un seul mot de morale.

Le projet de Lakanal, inspiré de Sieyès et présenté après le 9 thermidor, voté par la Convention, n’est pas plus explicite sur cette question intime. Tous parlent de la forme extérieure de l’éducation, pas un de ce qu’on peut appeler le fonds, la substance, l’âme de l’éducation. Ils sont ou vagues ou muets sur cela, et cela, c’est tout.

Il ne faut pas trop s’étonner, dans cette incertitude du principe moral, si les discussions politiques vont flottantes et troubles. L’orage de la Convention ne tient pas seulement à l’exaspération des passions et des haines, mais autant et davantage à la fluctuation des principes, à l’absence d’une base fixe et forte.

Ce serait à tort néanmoins, ce serait aux dépens de la vérité, que l’histoire voudrait essayer de systématiser ces discussions décousues ; elle doit les suivre pas à pas, se laisser mener par elles, sans vouloir être plus sage.

Le 16, sur je ne sais quels bruits de trahison royaliste, de pacte avec l’étranger, deux motions surgissent à l’imprévu.

Thuriot : « Mort à celui qui tenterait de rompre l’unité de la République, celle de son gouvernement, ou de détacher des parties du territoire pour les unir à un territoire étranger ! »

La droite, toute la Convention répond sans hésitation à ce cri de la Montagne. La chose passe en décret.

Mais, en récompense, la droite demande, par la voix de Buzot, que tous les Bourbons sortent de France, spécialement la branche d’Orléans.

Il indiquait avec beaucoup de précision et de force les moyens par lesquels cette branche parviendrait au trône : d’une part, ses amitiés puissantes dans l’Europe (je veux dire en Angleterre) ; d’autre part, ses efforts pour capter la popularité en France, ce nom d’Égalité qu’Orléans venait de prendre, l’ambition, l’intrigue précoce de ses enfants.

Louvet appuya, et un autre encore, disait qu’on ne pouvait être sans crainte, quand on voyait les armées dans les mains des généraux orléanistes (Dumouriez, Biron, Valence).

Buzot et Louvet étaient les organes ordinaires, non de la Gironde en général, mais de la fraction Roland.

Ils ne trouvèrent aucun appui dans les autres Girondins. Brissot crut inopportune une attaque qu’on ne pouvait pousser à fond sans y comprendre Dumouriez, le général heureux, l’homme indispensable pour la grande affaire de la Belgique. Pétion et d’autres, Girondins ou neutres, Barère par exemple, avaient une raison personnelle de ménager la maison d’Orléans, étant fort liés avec Mme de Genlis. Les femmes de cette maison semblaient s’être divisé l’œuvre de corruption. Mme de Genlis, par elle, et son mari, Sillery, influaient sur la Gironde. Mme de Buffon, maîtresse du prince, avait, dit-on, influence sur Danton, et partant sur la Montagne, où siégeait le prince lui-même.

La proposition d’expulsion, faite par les rolandistes seuls (non par tous les Girondins), eut l’aspect d’un acte d’hostilité personnelle. La Montagne y répondit par une représaille personnelle aussi : « Il faut expulser Roland. » — Et ils faisaient entendre qu’on avait également à craindre que Roland ne devînt roi !

Réponse vraiment ridicule, propre à faire douter de la sincérité de ceux qui pouvaient la faire. Roland, avec sa vertu et le génie de sa femme, n’était nullement une puissance, nullement un parti ; il y paraissait très bien à ce moment où la Gironde le soutenait si peu. Il avait eu un moment populaire, et voilà tout. Il était insensé de le comparer à cette énorme et dangereuse puissance de la maison d’Orléans qui indépendamment de tant d’amitiés et de clientèles, par l’argent seul, par la force d’une fortune monstrueuse, la plus grande de l’Europe, restait une royauté.

Il était insensé de croire qu’on ferait une république tant qu’on aurait, au milieu, un roi de l’argent.

Royauté non disputée, bien plus effective et réelle que celle de Louis XVI, royauté sans charges ni devoirs, disposant de tous ses moyens sans contrôle, sans autre règle que l’utilité personnelle, la direction occulte d’une politique ténébreuse.

On sait comment se grossit cette fortune prodigieuse, comment, de proche en proche, l’or attirant l’or, la masse emportant la masse, une énorme boule de neige s’est formée, pour ainsi dire, jusqu’à faire une avalanche qui a emporté le trône.

Vaines prévoyances des hommes ! L’origine en fut la crainte qu’eurent les rois que les cadets, légitimes ou bâtards, ne recommençassent les guerres civiles pour la royauté. Ils crurent, en accumulant dans leurs mains la propriété, en soûlant leur avarice, les rendre moins ambitieux. La propriété, par laquelle on croyait les éloigner du trône, a été justement pour eux le chemin de la royauté.

Louis XIII a peur de son frère, et il l’étouffe de biens.

Louis XIV a peur de son frère, et il l’étouffe de biens. Il réunit ces deux fortunes dans la main de ce frère, ancêtre des Orléans d’aujourd’hui. Rien que cent cinquante millions.

Le même Louis XIV, en face des Orléans, avait bâti une puissance, celle de ses deux bâtards, dotés chacun de cinquante millions. Ceux-ci s’éteignent sans autre héritier qu’une petite-fille, Mademoiselle de Penthièvre, qui, par mariage, porte les cent millions à la maison d’Orléans. Elle réunit deux cent cinquante millions.

Orléans-Égalité eut de son père sept millions et demi de rentes et de sa femme quatre millions et demi, — douze ou treize, en tout, selon le calcul le plus modéré.

Fortune entamée sans doute par l’argent considérable qu’il jeta dans la Révolution, mais d’autre part augmentée par des spéculations heureuses, spécialement par la construction du Palais-Royal.

Ces grandes fortunes ont cela d’être à peu près immuables. La Régence n’avait rien diminué à celle-ci, le Régent n’ayant pas mis un sol du sien aux choses de l’État, au contraire, ayant fait doter ses filles par le roi son pupille. La Révolution de 1793 n’y diminua rien. Madame d’Orléans rentra dans ses biens personnels dès 1795, et son fils retrouva le reste, soit comme bien non vendu, en 1814, soit dans le milliard de l’indemnité. La Révolution de 1830 enfin n’y diminua rien ; le roi, comme on sait, entra en chemise aux Tuileries, laissant tout à ses enfants. La Révolution de 1848 enfin n’y a pas touché. Elle a cru ou feint de croire que cette fortune, dont tout le monde connaît l’origine politique, était une propriété privée[3].

Ce royaume dans le royaume exige, on le comprend sans peine, une administration immense, domestiques, employés, gardes, ouvriers, serviteurs de toute espèce ; les seuls gardes des forêts feraient une armée. Ajoutez la légion innombrable des fournisseurs, des marchands, petits créanciers, dans la dépendance de ce puissant débiteur, qui aime à les faire attendre, les suspend à sa fortune. Ajoutez un autre peuple, celui des solliciteurs, de ceux qui attendent, espèrent les vacances qui adviendront et qui provisoirement dépendent plus que les titulaires.

Puissance énorme aujourd’hui, et la même comme valeur. Mais elle avait dans l’Ancien-Régime et sous la Révolution un caractère quasi féodal qui ajoutait à sa force. Ce personnel immense n’était pas variable comme aujourd’hui. Il se composait de familles héréditairement employées dans les mêmes fonctions d’anciens serviteurs dévoués. Dans les pays isolés, misérables, comme la principauté de Dombes, comme le duché de Penthièvre, c’était une force trois fois forte, féodalité, royauté, l’incroyable ascendant de l’argent dans les pays pauvres.

Le duc, par une telle fortune, était suffisamment roi et n’avait aucun intérêt à l’être davantage. Rien n’indique qu’il y ait songé sérieusement. Il s’était jeté dans la Révolution par légèreté, par conseils de femmes et pour se venger des plaisanteries de la reine. Sa vengeance fat satisfaite, le 6 octobre, quand, de sa terrasse de Passy, il la vit venir de Versailles, traîner dans la boue, captive, au milieu de ce carnaval effroyable d’hommes ivres et de têtes coupées.

Cela le refroidit bien fort et lui calma sa velléité d’être lieutenant général du royaume ; sa correspondance avec le roi est d’un homme qui voudrait à tout prix se réconcilier ; il a peur de la Révolution, il écrit au roi à plat ventre. Il fit une démarche expresse aux Tuileries pour avoir sa grâce. Le roi lui parla sèchement, la reine lui tourna le dos ; un homme à elle, Goguelat (le Goguelat de Varennes), enhardi par l’insolence de tous ceux qui étaient là, cracha sur lui dans l’escalier.

Il resta fort embarrassé. Sa tentative de se faire donner par la Constituante la dot d’une fille du Régent (voir tome II, livre IX, ch. IV), trait d’avarice incroyable ! l’avait coulé à fond dans l’opinion publique. Il se cacha à la Montagne et prit nom Égalité ; nom étrange ! vraie caricature ! On l’appela Prince-Égalité !

Ce n’était pas un médiocre tour de force de défendre une telle fortune à travers 1793. Orléans n’y épargna rien. Il s’assit tout près de Marat. Il se fit l’effort (pénible pour lui, il n’était pas né sanguinaire) de voter la mort de Louis XVI. Au total, il réussit à ce qu’il voulait avant tout, il sauva l’argent et ne perdit que la tête.

Lui-même, il était peu dangereux ; ses fils l’étaient. On a vu comment les bulletins de Valmy et de Jemmapes avaient été combinés pour les faire valoir, exagérer leurs services. Le mari de Mme de Genlis, Sillery, trouva moyen d’être des trois commissaires envoyés à l’armée après Valmy, voulant sans doute tâter les Prussiens sur les chances qu’auraient les Orléans d’être acceptés de l’Europe.

Ce fut alors ou peu après qu’on publia, pour l’édification du public, un curieux journal du jeune duc de Chartres, où l’excellent élève de Mme de Genlis lui écrivait, jour par jour, comme à sa mère, toutes ses belles actions : visites aux hôpitaux, saignées faites aux malades, noyés retirés de l’eau, un homme sauvé de la fureur du peuple, etc.

Les Roland n’avaient pas tort de voir là un prétendant. Ils croyaient qu’on n’attendait que la mort de Louis XVI et l’anarchie qui suivrait, pour faire descendre de la machine un Dieu sauveur, ce jeune homme dont la popularité était si délicatement, si habilement soignée. Tout leur tort était de croire que la Montagne était dans ce complot ; elle en était innocente, aussi bien que la Gironde. Un Girondin, Sillery, un Montagnard, Danton peut-être, furent quelque temps Orléanistes. Pour ce dernier, j’ai peine à croire que le puissant organisateur de la République ait eu cette arrière-pensée. Ce qui m’en fait douter encore, c’est la vigueur avec laquelle il insista, malgré Dumouriez, pour révolutionner la Belgique de fond en comble, pour la républicaniser, l’unir à la France républicaine ; c’était briser le second espoir de la maison d’Orléans.

Pour revenir, Chabot objecta en faveur d’Égalité, qu’il était représentant. La Convention ajourna sa décision à deux jours. Le 19, après une discussion très longue et pitoyablement bruyante, la Gironde se divisa. Un Girondin mit à néant tout ce grand effort girondin. Pétion fît écarter la proposition de Buzot, demandant et obtenant que tout fût ajourné après le procès du roi.

  1. Les idées sociales de ce parti, telles qu’on les entrevoit dans les articles de Brissot (décembre 1792) et dans l’important discours de Jean Debry (24 décembre), auraient été les suivantes :

    1o Nul impôt sur le pauvre ; 2o l’impôt progressif sur ceux qui possèdent ; 3o l’abolition de toute succession en ligne collatérale ; 4o l’adoption, érigée en institution et combinée de manière à élever la condition du pauvre.

  2. Ce dernier parti est absurde, direz-vous, il ne peut tomber dans l’esprit. Vous vous trompez. Tel a été l’enseignement chrétien, tel il est encore ; l’Église enseigne aux plus ignorants, sans préparation, sans initiation préalable, le résumé prodigieusement abstrait des subtilités byzantines qu’Aristote et Platon auraient eu peine à comprendre. Éducation singulière, qui a contribué, plus que nulle chose au monde, à fonder une ignorance solide et durable, bien plus, à fausser les esprits, à les stériliser pendant tant de siècles. Voir mon livre le Peuple, et l’important ouvrage de M. Quinet : l’Enseignement du peuple.
  3. Ce mot propriété privée, appliqué aux fortunes royales et princières, ne contribuera pas peu à empêcher le retour de la royauté en France et à la tuer en Europe. L’exemple du vieux roi des Pays-Bas, avec ses 200 millions de propriété privée, celui de Christine, avec ses 136 millions (en ducats d’or, dans cent trente-six coffres de maroquin rouge), le trésor du roi de Naples et de tant d’autres princes, enseignent trop bien que la royauté n’est plus rien qu’une pompe aspirante qui de la propriété publique fait la propriété privée. — Les rois se rendent justice. Ils font leurs paquets, plient bagage. Dans la prévoyance louable qu’ils ont des événements, ils en sont à quitter même ce rôle de propriétaires pour celui de capitalistes, qui est plus mobile. Seulement ils ne voient pas qu’ils se sont entièrement déracinés du sol. Qui se fiera à des gens toujours prêts à lever le pied ?