Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XI/Chapitre 4

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CHAPITRE IV

IMMOBILITÉ, ENNUI. — SECOND MARIAGE DE DANTON (JUIN 1793).


Abattement de Marat. — Découragement général. Danton se remarie dans une famille royaliste et devant un prêtre réfractaire.

La singularité bizarre de la situation en juin, c’est que les vainqueurs, les maîtres de la situation, se trouvèrent précisément condamnés à l’inertie de ceux qu’ils avaient remplacés. La fureur des enragés forçait les Jacobins d’enrayer. Ne frappant un coup à droite qu’en frappant un coup à gauche, n’avançant, ne reculant, Robespierre et Marat se trouvaient immobilisés dans un misérable équilibre. Situation imprévue ! Marat était constitué gardien de la société.

C’est, selon toute apparence, de quoi il est mort. Fatigué avant le 2 juin, il n’était pas encore malade. Dès le 3, il ne vient plus : il attendra, dit-il, le jugement des Girondins. L’Assemblée écoute à peine sa lettre et passe à l’ordre du jour. Sans cause, il revient le 17. Absent, présent, il s’agite. L’inattention dédaigneuse de la Convention lui faisait sentir durement qu’il avait perdu l’avant-garde. La nécessité quotidienne d’arrêter les enragés l’attristait et l’annulait. Marat modéré ! Qu’était-ce, sinon la mort de Marat ?

Marat n’était pas seul malade… Eh ! qui ne l’était ? Il y avait un grand sentiment de découragement et de douleur.

Cette douleur avait mille causes. La plus forte peut-être, c’était la contradiction fatale des discours et des pensées. On couvrait tant qu’on pouvait sous la violence des paroles la diminution de la foi, l’attiédissement intérieur.

« Hélas ! disait Ducos, le défenseur de la Gironde, aux Montagnards modérés, quand je vous prends un à un, je vous vois pénétrés de respect pour la justice ; réunis, vous votez contre. » (Séance du 24 juin.)

« Les séances de l’Assemblée sont maintenant, disent les journaux, d’une décence extraordinaire. » Elles étaient silencieuses et courtes ; on décrétait à la course ; on partait dès qu’on pouvait. La nécessité du mensonge et de l’exagération était trop pesante.

On était obligé de redire tout le jour ce que généralement on ne croyait pas : que la Gironde avait trahi. Ce qu’on croyait et qui était vrai, c’est qu’elle était inhabile, faible et molle, dangereuse, qu’elle eût perdu le pays.

Sur ce funèbre radeau de sauvetage où flottait la France naufragée, elle se voyait obligée de jeter à la mer les incapables pilotes qui l’auraient fait chavirer. Elle tâchait de les croire coupables ; pour le croire, elle le disait et le répétait sans cesse. On jurait qu’ils étaient les amis de la Vendée ! qu’ils voulaient démembrer la France !…

Le sacrifice de la Gironde nous sauvait-il pour le moment ? On était tenté de le croire. Qu’en serait-il pour l’avenir ? La loi, une fois tuée ainsi de la main du législateur, n’était-ce pas pour toujours ? Cette flagrante illégalité n’allait-elle pas fonder l’illégalité éternelle ?… Que sont les lois d’une Assemblée brisée ? Qu’elle appelle une autre Assemblée, celle-ci, née d’un appel sans droit, n’apportera-t-elle pas la tache originelle de sa naissance ?… Que prévoir, sinon une succession monstrueuse de coups d’Etat alternatifs ? La France, ne sentant plus le droit, n’ayant nulle prise où s’arrêter, n’ira-t-elle pas roulant comme roule un corps mort sur la vague, dont ne veut ni la mer ni la terre, et qui flotte éternellement ?…

La tristesse était la même dans les hommes des trois partis, dans les vainqueurs, comme Marat, dans les vaincus, comme Vergniaud, dans les neutres, comme Danton.

Nous expliquerons tout à l’heure les secrets efforts de Danton pour pacifier la France. Ces tentatives, difficiles et périlleuses pour tous les conciliateurs, l’étaient infiniment pour lui. Il agissait pour rallier la Gironde départementale, mais toujours en parlant contre elle. Ses déclamations habilement préparées, lancées dans la Convention avec un désordre apparent, un hasard plein de calcul, n’en étaient pas moins suspectes aux yeux clairvoyants. La haine ne s’y trompait pas. Les Cordeliers l’accusèrent le 4, et les Jacobins le 7, Robespierre le défendit et l’enfonça d’autant plus. Au Comité de salut public, relégué à la section diplomatique, où il n’y avait rien à faire, à la section militaire à laquelle il était étranger, il subit, le 2 juillet, l’atroce rapport de Saint-Just… Danton, où était ton âme ?

La mort venait à lui, rapide… Le dévorant Saturne, affamé de ses enfants ; il en avait fini avec la Gironde : de quoi donc avait-il faim maintenant, sinon de Danton ?

Un homme si pénétrant ne se méprenait pas sur son sort. Que la mort vînt et vînt vite, c’était le meilleur pour lui.

Chose étrange ! Vergniaud et Danton mouraient de la même mort.

Le pauvre Vergniaud, prisonnier rue de Clichy, dans ce quartier alors désert et tout en jardins, prisonnier moins de la Convention que de Mlle Candeille, flottait dans l’amour et le doute. Lui resterait-il cet amour d’une brillante femme de théâtre, dans l’anéantissement de toutes choses ? Ce qu’il gardait de lui-même passait dans ses âpres lettres, lancées contre la Montagne. La fatalité l’avait dispensé d’agir, et il ne le regrettait guère, trouvant doux de mourir ainsi, savourant les belles larmes qu’une femme donne si aisément, voulant croire qu’il était aimé.

Danton, aux mêmes moments, s’arrangeait le même suicide.

Nous nous arrêterions moins ici, si c’était une chose individuelle ; mais malheureusement alors, c’est le cas d’un grand nombre d’hommes. Au moment où l’affaire publique devient une affaire privée, une question de vie et de mort, ils disent : « A demain les affaires. » Ils se renferment chez eux, se réfugient au foyer, à l’amour, à la nature. La nature est bonne mère, elle les reprendra bientôt, les absorbera dans son sein.

Danton se mariait en deuil. Sa première femme, tant aimée, venait de mourir le 10 février. Et il l’avait exhumée le 17, pour la voir encore. Il y avait au 17 juin quatre mois jour pour jour qu’éperdu, rugissant de douleur, il avait rouvert la terre pour embrasser dans l’horreur du drap mortuaire celle en qui fut sa jeunesse, son bonheur et sa fortune. Que vit-il, que serra-t-il dans ses bras (au bout de sept jours !) ? Ce qui est sûr, c’est qu’en réalité, elle l’emporta avec lui.

Mourante, elle avait préparé, voulu son second mariage qui contribua tant à le perdre. L’aimant avec passion, elle devina qu’il aimait et voulut le rendre heureux. Elle laissait aussi deux petits enfants et croyait leur donner une mère dans une jeune fille qui n’avait que seize ans, mais qui était pleine de charme moral, pieuse comme Mme Danton, et de famille royaliste. La pauvre femme, qui se mourait des émotions de septembre et de la terrible réputation de son mari, crut sans doute, en le remariant ainsi, le tirer de la Révolution, préparer sa conversion, en faire peut-être le secret défenseur de la reine, de l’enfant du Temple, de tous les persécutés.

Danton avait connu au Parlement le père de la jeune fille, qui était huissier audiencier. Devenu ministre, il lui fît avoir une bonne place à la Marine. Mais tout obligée que la famille était à Danton, elle ne se montra point facile à ses vues cle mariage. La mère, nullement dominée par la terreur de son nom, lui reprocha sèchement et septembre qu’il n’avait pas fait et la mort du roi qu’il eût voulu sauver.

Danton se garda bien de plaider. Il fit ce qu’on fait en pareil cas quand on veut gagner son procès, qu’on est amoureux et pressé : il se repentit. Il avoua, ce qui était vrai, que les excès de l’anarchie lui étaient chaque jour plus difficiles à supporter, qu’il se sentait déjà bien las de la Révolution, etc.

S’il répugnait tant à la mère, il ne plaisait guère à la fille. Mlle Louise Gély, délicate et jolie personne, élevée dans cette famille bourgeoise de vieille roche, d’honnêtes gens médiocres, était toute dans la tradition de l’Ancien-Régime. Elle éprouvait près de Danton de l’étonnement et un peu de peur, bien plus que d’amour. Cet étrange personnage, tout ensemble lion et homme, lui restait incompréhensible. Il avait beau limer ses dents, accourcir ses griffes, elle n’était nullement rassurée devant ce monstre sublime.

Le monstre était pourtant bon homme ; mais tout ce qu’il avait de grand tournait contre lui. Ce mystère d’énergie sauvage, cette poétique laideur illuminée d’éclairs, cette force du puissant mâle d’où jaillissait un flot vivant d’idées, de paroles éternelles, tout cela intimidait, peut-être serrait le cœur de l’enfant.

La famille crut l’arrêter court en lui présentant un obstacle qu’elle croyait insurmontable, la nécessité de se soumettre aux cérémonies catholiques. Tout le monde savait que Danton, le vrai fils de Diderot, ne voyait que superstition dans le christianisme et n’adorait que la Nature.

Mais, pour cela justement, ce fils, ce serf de la Nature, obéit sans difficulté. Quelque autel ou quelque idole qu’on lui présentât, il y courut, il y jura… Telle était la tyrannie de son aveugle désir. La nature était complice ; elle déployait tout à coup toutes ses énergies contenues ; le printemps, un peu retardé, éclatait en été brûlant ; c’était l’éruption des roses. Il n’y eut jamais un tel contraste d’une si triomphante saison et d’une situation si trouble. Dans l’abattement moral pesait d’autant plus la puissance d’une température ardente, exigeante, passionnée. Danton, sous cette impulsion, ne livra pas de grands combats quand on lui dit que c’était d’un prêtre réfractaire qu’il fallait avoir la bénédiction. Il aurait passé dans la flamme. Ce prêtre enfin, dans son grenier, consciencieux et fanatique, ne tint pas quitte Danton pour un billet acheté. Il fallut, dit-on, qu’il s’agenouillât, simulât la confession, profanant dans un seul acte deux religions à la fois : la nôtre et celle du passé.

Où donc était-il, cet autel consacré par nos assemblées à la religion de la Loi, sur les ruines du vieil autel de l’arbitraire et de la Grâce ? Où était-il, l’autel de la Révolution, où le bon Camille, l’ami de Danton, avait porté son nouveau-né, donnant le premier l’exemple aux générations à venir ?

Ceux qui connaissent les portraits de Danton, spécialement les esquisses qu’en surprit David dans les nuits de la Convention, n’ignorent pas comment l’homme peut descendre du lion au taureau, que dis-je ? tomber au sanglier, type sombre, abaissé, désolant de sensualité sauvage.

Voilà une force nouvelle qui va régner toute-puissante dans la sanguinaire époque que nous devons raconter ; force molle, force terrible, qui dissout, brise en dessous le nerf de la Révolution. Sous l’apparente austérité des mœurs républicaines, parmi la terreur et les tragédies de l’échafaud, la femme et l’amour physique sont les rois de 1793.

On y voit des condamnés qui s’en vont sur la charrette, insouciants, la rose à la bouche. C’est la vraie image du temps. Elles mènent l’homme à la mort, ces roses sanglantes.

Danton, mené, traîné ainsi, l’avouait avec une naïveté cynique et douloureuse dont il faut bien modifier l’expression. On l’accusait de conspirer. « Moi ! dit-il, c’est impossible !… Que voulez-vous que fasse un homme qui, chaque nuit, s’acharne à l’amour ? »

Dans des chants mélancoliques qu’on répète encore, Fabre d’Églantine et d’autres ont laissé la Marseillaise des voluptés funèbres, chantée bien des fois aux prisons, au tribunal même, jusqu’au pied de l’échafaud. L’Amour, en 1793, parut ce qu’il est, le frère de la Mort.