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Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XII/Chapitre 1

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LIVRE XII




CHAPITRE PREMIER

EFFORTS DE PACIFICATION. — MISSIONS DES DANTONISTES. MISSION DE LINDET (JUIN-JUILLET 1793).


Comment Danton et Robespierre jugeaient la situation. — Missions dantonistes. Mission de Lindet.


On a vu dans ce qui précède, et l’on verra mieux encore que les deux hommes dont l’opposition fut le nœud même de la Révolution, Danton et Robespierre, eurent sur l’affaire girondine deux opinions diverses, mais nullement contradictoires, toutes deux judicieuses, et que l’événement justifia.

Robespierre crut avec raison qu’il ne fallait point de faiblesse ni de compromis, que, le 2 juin étant fait, l’Assemblée devait le maintenir ; qu’elle ne devait point traiter avec les départements, qu’elle devait ne leur demander rien que leur soumission. Il soutint fermement cette thèse, en présence du danger épouvantable de la guerre civile, compliquant la guerre étrangère. Contre le sentiment public, presque seul il résista : il sauva l’autorité, en qui seule était le salut. Il l’empêcha de se dissoudre et de s’abandonner elle-même, et fut dans ces grandes circonstances le ferme gardien, le Terme, le fixe génie de la République.

Danton crut avec raison, par l’instinct de son cœur et de son génie, à l’unité réelle de la France républicaine, quand le monde croyait la voir irrémédiablement divisée, brisée d’un éternel divorce. Il laissa dire que les Girondins étaient royalistes, mais il vit parfaitement qu’en très grande majorité ils étaient républicains, et agit en conséquence. Et il eut le bonheur de les voir, en moins de trois mois, presque tous ralliés à la Convention.

Les violences, les fureurs, les folies des Girondins, ne lui imposèrent pas. Il ne fît nulle attention à toutes leurs grandes menaces. Il crut qu’en réalité ils ne feraient rien, rien du moins de décisif contre l’unité. Au total, il eut raison.

Nantes, qui menaçait la Convention, ne frappa que la Vendée. Bordeaux, avertie heureusement par l’insolence des royalistes, qui déjà vexaient les Girondins, Bordeaux revint à la Montagne. Pour Marseille, le général Doppet, Montagnard et Jacobin, affirme que la grande majorité de Marseille était dévouée à la République, qu’elle n’était qu’égarée, qu’on lui avait fait croire que la Montagne voulait faire roi Orléans, et que les troupes montagnardes portaient la cocarde blanche. « Les Marseillais, dit-il, furent bien surpris de voir que mes soldats portaient toujours, comme eux, la cocarde tricolore. »

Le seul point où l’on pût douter, c’était Lyon, Lyon qui venait de verser par torrents le sang montagnard. Toute une armée royaliste, prêtres et nobles, était dans Lyon, et, avec tout cela, le Lyon commerçant resta si bien girondin qu’il proscrivit jusqu’au dernier jour du siège les insignes royalistes et chanta le chant girondin (Mourir pour la Patrie) sous les mitraillades de Gollot d’Herbois.

Sauf Lyon où Danton voulait une répression forte et rapide, il désirait qu’on n’employât contre la France girondine que des moyens de pacification.

Voilà le point de vue général sous lequel ces deux grands hommes envisagèrent la situation. Robespierre voulut le maintien de l’autorité, et il réussit. Danton voulut la réconciliation de la France, et, comme on va le voir, il y contribua puissamment par lui et par ses amis. — Ils étaient les deux pôles électriques de la Révolution, positif et négatif ; ils en constituaient l’équilibre.

Qu’ils aient été chacun trop loin dans l’action qui leur était propre, cela est incontestable. Je m’explique. Dans sa haine du mal et du crime, Robespierre alla jusqu’à tuer ses ennemis, qu’il crut ceux du bien public.

Et Danton, dans l’indulgence, dans l’impuissance de haïr qui était en lui, voulant sauver tout le monde (s’il eût pu, Robespierre même, ce mot fort est de Garat), Danton eût amnistié non seulement ses ennemis, mais peut-être ceux de la liberté. Il n’était pas assez pur pour haïr le mal.

Dès le lendemain du 2 juin, Danton avait fait envoyer dans le Calvados un agent très fin, Deforgues, avec un quart de million. Il ne croyait pas les Normands invincibles aux assignats.

Il y envoya peu après, comme militaire, avec les forces de la Convention, un intrigant héroïque qu’il aimait beaucoup, Brune (de Brives-la-Gaillarde), légiste, officier, ouvrier imprimeur, prosateur et poète badin, qui venait de publier un voyage en partie rimé (moitié Sterne, moitié Bachaumont). C’était un homme de taille magnifique, de la figure la plus martiale, la plus séduisante. On connaît sa destinée, ses victoires, sa disgrâce sous l’Empereur, sa triste mort à Avignon (1815).

Cet homme si guerrier fut mis par Danton dans les troupes envoyées en Normandie, non pour combattre, au contraire, pour empêcher qu’on ne se battît.

Ce furent des moyens analogues qui réussirent à Lindet, dans sa pacification de la Normandie.

Ce qui la rend très remarquable, c’est que Lindet n’était nullement indulgent comme Danton et les dantonistes. Il savait haïr et haïssait spécialement les Girondins de la Convention, moins Roland, qu’il estimait comme un grand et honnête travailleur, et le candide Fauchet, qu’en sa qualité d’homme d’affaires, il regardait sans doute comme un simple ou comme un fou.

Lindet était comme Roland un terrible travailleur : jusqu’à près de quatre-vingts ans il écrivait quinze heures par jour. Matinal, ardent, exact, serré, propre dans sa mise, âpre d’esprit, de paroles, amer, mais si sage pourtant qu’il dominait ce caractère. Il tenait beaucoup, en bien et en mal, de l’ancien parlementaire , mais avec une originalité spéciale de grand légiste normand, de ces Normands d’autrefois qui gouvernèrent au Moyen-Âge les conseils, les parlements, la chancellerie l’Échiquier, de Normandie, de France et d’Angleterre.

Lindet était cruellement haï des Girondins, moins pour sa proposition du tribunal révolutionnaire, moins pour ses discours haineux (il montait peu à la tribune ) que pour son opposition persévérante dans les comités, pour son attitude critique, ironique, dans la Convention, pour sa bouche amèrement sarcastique et voltairienne, qui, même sans rien dire, déconcertait parfois leurs plus hardis discoureurs.

Il se trouvait, au 2 juin, que Brissot, dans une brochure, venait d’attaquer Lindet avec une extrême violence, accusant son air hyène, son amour du sang. Ce fut justement cette attaque qui permit à Lindet d’être modéré.

Cette brochure, à laquelle il répondit avec amertume, ce précieux brevet d’hyène que lui décernait la Gironde, le couvraient parfaitement et lui permettaient de faire des choses sages et humaines que personne n’eût pu hasarder.

Personne n’eût pu essayer de sauver Lyon, comme il tenta de le faire, ni dire pour elle les paroles qu’il prononça à la Convention. Notez qu’il avait singulièrement à se plaindre des Lyonnais, qui l’avaient tenu comme prisonnier.

Mais la gloire de Robert Lindet, comme homme et homme d’affaires, c’est la prudence extraordinaire par laquelle il sauva la Normandie.

Il connaissait parfaitement ses compatriotes, savait que c’est un peuple essentiellement gouvernemental, attaché à l’ordre établi, ami du centre, pourvu que Paris achète ses beurres et ses bœufs. Évreux était mauvais, mais l’Eure en général très bon. On n’avait pu l’égarer qu’en lui faisant croire que l’Assemblée était prisonnière et qu’il fallait la délivrer.

Lindet fit d’abord donner par la Convention un délai aux Normands pour se rétracter ; puis décréter une levée de deux bataillons d’hommes sans uniformes pour aller observer Évreux et fraterniser avec nos frères de Normandie. Ce ne fut pas sans peine qu’on trouva cette petite force. Lindet fut obligé de presser la levée lui-même de section en section. Le chef fut le colonel Hambert, brave et digne homme, d’un caractère doux. Danton y mit pour adjudant général Brune, dont il savait la dextérité.

Nous avons dit comment les Girondins réfugiés à Caen, brisés de leur naufrage et ne songeant qu’à se refaire, laissèrent les gens du Calvados prendre un général royaliste. Louvet et Guadet essayèrent en vain d’éclairer leurs collègues. Heureux d’être arrivés à Caen, dans cette ville lettrée et paisible, ils ne voulaient rien qu’oublier. Ils avaient vécu ; le temps les avait déjà dévorés. Barbaroux, l’homme jeune et terrible de 1792, le défenseur des hommes de la Glacière, l’organisateur des bandes marseillaises du 10 août, semblait mort en 1793. À vingt-huit ans, déjà gras et lourd, il avait la lenteur d’un autre âge.

Les chaleurs de juillet furent extrêmes cette année. Les Girondins restent à Caen, se tiennent frais et font de petits vers. Caen les imite et ne fait rien. Elle donne trente hommes ; Vire en donne vingt. La petite bande, d’un millier d’hommes peut-être, avance jusqu’à Vernon, sous le lieutenant de Wimpfen, l’intrigant Puisaye, le célèbre agent royaliste. Parisiens et Normands, on se rencontre et l’on se parle. Puisaye, logé dans un château voisin et craignant les siens autant que l’ennemi, veut rompre la conversation, ordonne le combat. Tout s’enfuit aux premières décharges (13 juillet). Le reste ne fut qu’une promenade. Déjà le 8 le peuple de Caen avait protesté qu’il ne voulait pas de guerre.

En sa qualité de Normand, Lindet voulut être seul chargé de l’affaire ; il ferma le pays, renvoya les imbéciles et les maladroits qu’on lui envoyait, et prépara les matériaux d’un rapport contre les fédéralistes. En novembre, de retour au Comité, accablé de travaux immenses, il ne pouvait faire son rapport, mais il allait le faire toujours le mois prochain sans faute. Chaque fois que les Normands tombaient dans les mains de Fouquier Tinville, Lindet lui écrivait : « Tu ne peux procéder avant que j’aie fait mon rapport, qui est presque terminé. » Il gagna ainsi du temps jusqu’au 9 thermidor, et alors déclara « qu’il n’y avait jamais eu de fédéralisme », que personne n’avait songé à démembrer la France[1].

On attribue à Lindet une belle et forte parole qui très probablement ne sortit pas de sa bouche prudente, mais qui exprime parfaitement sa conduite et sa pensée. On assure qu’au Comité de salut public, où il était chargé de l’affaire des subsistances de l’intérieur et de l’approvisionnement des armées, il aurait dit à ses collègues, qui lui demandaient d’apposer sa signature à un ordre de mort : « Je ne suis pas ici pour guillotiner la France, mais pour la nourrir. »

  1. C’est ce qu’il dit expressément dans son rapport aux comités réunis, et ce qu’il répète dans ses papiers manuscrits, que sa fille et son gendre, M. Alexandre Bodin, ont bien voulu me communiquer.