Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XIII/Chapitre 2

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CHAPITRE II

LA RÉQUISITION. — VICTOIRE DE DUNKERQUE (11 AOUT-7 SEPTEMRRE).


Élan des fédérés, qui entraînent les Jacobins. — Danton seconde l’élan des fédérés. — La France apparaît comme peuple militaire. — Elle était relevée dans l’estime de l’Europe par le siège de Mayence. — Custine avait-il trahi ? — Carnot croit, comme Custine, que la Prusse agira peu. — Carnot devine Jourdan, Hoche et Bonaparte. — Victoire de Dunkerque.


« Le peuple français debout contre les tyrans ! » c’est l’inscription que portèrent les bannières des bataillons levés par la réquisition. Elle résume l’immense effort de 1793.

L’initiative n’en appartient ni à l’Assemblée, ni au Comité de salut public, ni à la Commune. Les pitoyables résultats qu’avait eus et qu’avait encore la levée en masse, essayée depuis quatre mois dans la Vendée, faisaient croire généralement que cette mesure était peu utile.

C’est ce que Robespierre dit le 15 août aux Jacobins, et ce que dit aussi Chaumette. Ce mouvement immense contrariait les hébertistes, jusque-là maîtres de la Guerre. Ils n’osèrent s’y opposer. Hébert ne parla pas, mais fît parler Chaumette.

La Commune, en établissant aux Jacobins les fédérés envoyés pour la fête, avait fait une toute autre chose que celle qu’elle croyait faire. Loin que les fédérés suivissent la politique jacobine, ce furent les Jacobins qui gagnèrent l’enthousiasme des fédérés. Ceux-ci, vraie fleur des patriotes, envoyés par la France émue, accueillis, embrassés par la Convention, ivres de Paris, de la fête et du danger public, enlevèrent la société jacobine à la sagesse de ses meneurs ordinaires. Dans une atmosphère si brûlante, le dévouement complet du peuple au peuple, l’armement, le départ de vingt-cinq millions d’hommes, la France tout entière devenant Décius, cette grande et poétique idée parut chose très simple. Royer, curé de Chalon-sur-Saône, voulait de plus que les aristocrates, liés six par six, marchassent en première, ligne au feu de l’ennemi. La levée en masse fut ainsi votée d’enthousiasme aux Jacobins, et dans un tel élan que Robespierre n’essaya plus d’y contredire ; il engagea Royer à rédiger l’adresse à la Convention.

Interrompre tous les travaux, laisser les champs sans culture, suspendre l’action entière de la société, c’était chose nouvelle ; l’Assemblée croyait devoir y regarder à deux fois. Le Comité de salut public suivit l’impulsion en la modifiant, avec des mesures dilatoires. Mais Danton insista, il se fit cette fois encore l’orateur et la voix du mouvement populaire. 11 se l’appropria. Il formula toutes les grandes mesures et les fît voter.

Danton était un esprit trop positif pour croire que cette opération gigantesque aboutirait à temps. Et, en effet, les deux victoires qui nous sauvèrent (7 septembre, 16 octobre) furent gagnées par d’autres moyens, par des troupes toutes formées qu’on porta à l’armée du Nord. Mais la réquisition n’en contribua pas moins à la victoire, par son puissant effet moral. Dans ces mémorables batailles, nos soldats eurent le sentiment de cette prodigieuse arrière-garde d’une nation entière qui était là debout pour les soutenir ; ils n’eurent pas avec eux les masses du peuple, mais sa force, son âme, sa présence réelle, la divinité de la France. L’étranger s’aperçut que ce n’était plus une armée qui frappait : au poids des coups, il reconnut le dieu.

Voici le texte du décret :

« Tous les Français sont en réquisition permanente… Les jeunes gens iront au combat ; les hommes mariés forgeront des armes et transporteront des subsistances ; les femmes feront des tentes, des habits et serviront les hôpitaux ; les enfants feront la charpie ; les vieillards, sur les places, animeront les guerriers, enseignant la haine des rois et l’unité de la République. »

Ceci entrait dans la passion, donnait la grande idée de la levée en masse. L’effet moral était produit. Un article ramenait la chose aux proportions où elle était utile : « Les citoyens non mariés, de dix-huit à vingt-cinq ans, marcheront les premiers. »

Qui lèverait la réquisition ? Les communes ? les agents ministériels ? La chose n’eût pas été plus vite que pour les trois cent mille hommes votés en mars, qui n’avaient donné presque rien.

Danton ouvrit un avis noble et grand, de se fier à la France. Or, personne en ce moment ne la représentait plus fortement que ces braves fédérés des assemblées primaires, tout émus de Paris, exaltés au-dessus d’eux-mêmes et trempés au feu du 10 août. Robespierre ne voulait pas qu’on s’y fiât. Il avait dit aux Jacobins qu’on ne pouvait remettre de tels pouvoirs à des inconnus. Danton demanda au contraire que l’Assemblée leur donnât un pouvoir, une mission positive, sous la direction des représentants, qu’on les chargeât de la réquisition. « Par cela seul, dit-il, vous établirez dans le mouvement une unité sublime. » La chose fut votée en effet.

Les forges sur les places, des ateliers rapides qui faisaient mille fusils par jour, les cloches descendant de leurs tours pour prendre une voix plus sonore et lancer le tonnerre, les cercueils fondus pour les balles, les caves fouillées pour le salpêtre, la France arrachant ses entrailles pour en écraser l’ennemi. Tout cela composait le plus grand des spectacles.

Spectacle toutefois infiniment différent de celui de 1792, celui d’une action ferme, sérieuse et forte plutôt qu’enthousiaste. Le beau nom de 1792 qui fait son auréole au ciel, c’est celui du libre départ, le nom des volontaires. Et le nom de 1793, grave et sombre, est réquisition.

N’importe, cette question, qu’on croit légère, se montre ici forte comme le destin. L’étranger avait dit : « Laissons dissiper ces fumées… Demain, découragés, ils laisseront tomber l’épée d’elle-même. » Et c’est tout le contraire, la nation, pour la première fois, apparaît vraiment militaire, avec ou sans enthousiasme, également héroïque. Pour la première fois, on le vit à Mayence. Cette épée qu’on croyait échappée des mains de ce peuple, il l’empoigne, il la serre, il l’applique à son cœur : « À moi, ma fiancée ! » Fidèle, elle le suit au Nil, au pôle. Il a beau disperser ses os, elle reste, cette épée fidèle, elle survit au naufrage de ses idées et de sa foi… peuple, n’es-tu donc qu’une épée ?

Revenons. Oui, 1793 fut fort grave, la dictature du peuple, des fédérés choisis par lui et fonctionnant sous ses représentants. Ces fédérés, gens simples (et beaucoup d’entre eux paysans), auraient-ils bien l’autorité efficace, décisive, rapide, pour exécuter cette grande chose, non seulement pour lever les hommes, mais pour nourrir l’armée, pour frapper les réquisitions ? Y faudrait-il des moyens de terreur ?

Pour les rendre inutiles, il fallait en parler. C’est ce que Danton fît à merveille : « Qu’ils sachent bien, les riches, les égoïstes, que nous n’abandonnerions la France qu’après l’avoir dévastée et rasée !… Qu’ils sachent bien qu’alors ils seraient les premières victimes !… Malheureux ! vous perdriez bien plus par l’esclavage que vous ne donnerez pour éterniser la Liberté. » — « Plus de grâce, disait-il encore un autre jour, meurent les conspirateurs sous le glaive de la loi ! » Et, montrant les fédérés qui étaient à la barre : « Savez-vous ce que viennent chercher chez vous ces braves fédérés ? C’est l’initiative de la Terreur. »

Un événement pouvait donner espoir. Le siège de Mayence, quelle que fût son issue, avait singulièrement relevé la France dans l’opinion de l’Europe. Qui eût pu croire que cette garnison abandonnée, cernée d’ouvrages prodigieux, sous le feu de la plus terrible artillerie, ayant en tête l’armée prussienne, la première de l’Europe, et le roi de Prusse en personne, dont l’honneur était là, qui eût cru que cette garnison tînt quatre mois ? Le bombardement fut terrible. « J’y ai vécu quatre mois, dit Kléber, sous une voûte de feu. » Les généraux Kléber et Dubayet, non contents de repousser les attaques, firent des sorties audacieuses et faillirent une nuit enlever le roi au milieu de sa grande armée. Merlin (de Thionville), représentant du peuple, dans toutes ces sorties, combattit comme un lion ; ce mot est encore de Kléber.

L’illustre Meunier, de l’Académie des Sciences, général du génie, fut malheureusement tué dans un combat nocturne, en menant une de nos colonnes. Les Prussiens, pleins d’admiration pour cette armée héroïque, lui donnèrent un gage d’estime, de fraternité militaire, en suspendant le feu pendant les funérailles et s’associant ainsi au deuil de la France.

Dès le 26 avril, Custine, général de notre armée du Rhin, ne pouvant rien faire pour la place, l’autorisait à se rendre. Refusé héroïquement. Cette magnifique résistance rendit à la France, à la République, l’immense service de la faire accepter, adopter par l’estime, dans la famille européenne, et respecter même des rois.

La résistance même cessa par l’humanité des nôtres, qui avaient essayé de faire sortir les bouches inutiles, mais qui, les voyant repoussées et sous le feu des deux armées, n’eurent pas le cœur de les laisser périr, les firent rentrer et s’affamèrent. Il fallut bien capituler enfin, lorsque les subsistances allaient manquer. Si l’on eût tenu jusqu’au dernier jour, on se rendait à discrétion et on livrait à l’ennemi un noyau d’armée admirable : seize mille de nos meilleurs soldats, qui ont écrasé la Vendée.

Tous ceux qui sortirent de Mayence avaient mérité des couronnes civiques. Sur l’accusation ridicule de Montaut et d’un autre, on arrêta les chefs ; on voulait faire le procès à Kléber et à Dubayet. Merlin fit rougir la Convention. Au reste, c’était contre lui principalement, comme ami de Danton, que le coup paraissait monté.

Il fallait une victime expiatoire. Ce fut Custine.

Il était loin d’être innocent, et toutefois il n’avait pas trahi.

Aristocrate d’opinion et de caractère, dur dans le commandement, Custine avait injustement accusé Kellermann et d’autres. Il n’avait nullement ménagé les patriotes allemands, jusqu’à menacer de pendre le président de la Convention de Mayence ! Cela seul méritait une peine exemplaire.

Il avait plu beaucoup d’abord, comme partisan de l’offensive, malgré Dumouriez. Mais, l’offensive ayant manqué, il était devenu comme lui diplomate. Il ménageait les Prussiens et prit sur lui d’inviter à capituler la garnison de Mayence.

Eût-il pu secourir la place ? Évidemment non. Dans l’état d’affaiblissement et de désorganisation où était l’armée, il avait tout à risquer. Il n’eût pas fait un pas contre les Prussiens sans que l’Autriche en profitât, sans que le bouillant Wurmser le prît en flanc et inondât l’Alsace.

Custine, en réalité, n’osa se défendre. Il n’osa dire ce que Gossuin avait dit le 13 août à la Convention, ce que Levasseur et Bentabole écrivaient encore à la fin de septembre : Le ministère de la Guerre ne fait rien pour mettre nos armées en état d’agir.

Il ne dit point ce mot. Il eut peur des clubs et de la presse. Le jugement fut précipité. On craignait excessivement, et à tort, que l’armée ne prît parti pour lui. Paris était très agité. Les jurés furent parfois siffles des royalistes et menaces des Jacobins. Custine périt le 27 août, le jour même où les royalistes livraient Toulon à l’ennemi.

Les actes suspects de Custine avaient été dictés par une idée juste au fond, et que la paix de Bâle devait confirmer, à savoir : Que la Prusse haïssait la France moins qu’elle ne haïssait l’Autriche. Dès les premiers jours de juillet, la Prusse avait écrit à la République française pour échanger les prisonniers. De toutes les puissances, c’était celle qu’on pouvait espérer détacher de la coalition.

Cette vérité était palpable, et c’est elle qui guida Carnot. Il crut que la Prusse agirait tard, et il hasarda une chose qui l’eût rendu tout aussi accusable que Custine, si le succès ne l’eût lavé : il osa affaiblir l’armée, déjà trop faible, du Rhin.

Il jugea que la coalition était une bande de voleurs qui n’avaient nulle idée commune, dont chacun voulait piller à part. Cela se vérifia. L’entente des Anglais et des Autrichiens dura, en tout, quinze jours, du 3 au 18. Le 18, une lettre de Pitt sépara York de Cobourg. Il écrivit : a Je veux Dunkerque. »

Même division sur le Rhin. Le 14 août, parut dans les journaux l’acte par lequel la Russie s’adjugeait moitié de la Pologne. La Prusse réclama sa part, et, pour plus de deux mois encore, elle ajourna sur le Rhin la coopération qu’attendaient l’Autriche et les émigrés.

Donc Carnot avait eu raison. Cela était prouvé, même avant de tirer un coup de fusil.

Le Comité lui montra une confiance sans réserve. Il obtint que la Convention défendît aux ministres d’envoyer aux armées ces agents qui neutralisaient l’action des représentants du peuple. Coup hardi, qui décidément subordonnait le ministère. Les hébertistes n’osèrent crier, mais ils firent parler Robespierre. Il défendit leur ministre, déplora aux Jacobins le décret rendu par la Convention (23 août).

Carnot avait trouvé l’armée du Nord dans un état indicible. Le matériel n’existait point. Ni subsistances, ni équipement, ni habillement, ni charroi ; toute administration avait péri. C’est le tableau qu’en fait Robert Lindet, qui, arrivant en novembre, trouva les choses dans le même état et recréa, concentra heureusement tout ce mouvement.

Quant au personnel, il était prodigieusement inégal. On trouvait tout à côté les extrêmes : les meilleurs, les pires. Parmi ces troupes désorganisées, il y avait ici et là des forces vives, étonnantes, les hommes les plus militaires qui furent et seront jamais. Tout cela, il est vrai, caché encore dans les rangs inférieurs. Carnot, c’est une de ses gloires, eut l’œil clairvoyant, bienveillant, pour reconnaître ces hommes uniques, et il les porta quelquefois des derniers rangs aux premiers.

Divination merveilleuse du patriotisme ! cet homme aima tant la Patrie, il eut au cœur un désir si violent de sauver la France, que, devant cette foule où les autres ne distinguaient rien, lui, par une seconde vue, il connut, sentit les héros !

Son premier regard lui donna Jourdan ; le second lui donna Hoche ; le troisième lui donna Bonaparte.

Hoche, encore petit officier, était dans Dunkerque. Jourdan, général de brigade, était dehors, dans l’armée d’Houchard, et avec lui des hommes qui ont laissé souvenir, un homme follement intrépide, Vandamme, Leclerc, qui devint le beau-frère de l’Empereur. Carnot leur écrivit, le 20 :

« L’affaire est secondaire sous le rapport militaire ; mais Pitt a besoin de Dunkerque devant l’Angleterre. Là est l’honneur de la France. »

Cela fut compris. Le plan de Carnot était de prendre l’Anglais entre la ville qu’il assiégeait, un grand marais et la mer. Vaste filet où la proie s’était placée elle-même. Au fond était la ville de Furnes. Elle était aux mains de l’Anglais ; mais, si on la prenait aussi, le filet était fermé.

Le combat dura vingt-quatre heures, l’armée française étant vivement secondée de la place, d’où Hoche faisait des sorties. Hondschoote, poste avancé des assiégeants, fut pris et repris. Un moment nous eûmes en main un fils du roi d’Angleterre. Le représentant Levasseur, qui eut un cheval tué sous lui, suppléa à la lenteur, à l’hésitation d’Houchard, Jourdan, Vandamme et Leclerc forcèrent les Anglais de se retirer par les dunes. Le duc d’York leva le siège et recula en bon ordre. Tout le monde fut indigné ; Houchard l’a payé de sa vie. On voit cependant en réalité qu’un succès, obtenu si difficilement par ce furieux effort continué vingt-quatre heures, un succès qui n’alla pas jusqu’à mettre l’ennemi en déroute, ne pouvait être aisément poursuivi. York semblait dans un filet ; mais, encore une fois, on n’avait pas Furnes, qui en était le fond.

Complète ou non, cette victoire changeait tout. La levée subite du siège de Dunkerque, cinquante canons abandonnés, la retraite d’une armée d’élite, l’armée anglaise, qui eût pu être si aisément aidée de la mer, tout cela eut un effet immense sur l’opinion de l’Europe. Dès lors, la chance avait tourné. On fut saisi de voir la France, que l’on croyait devenue pour toujours l’impuissance et le chaos, frapper un coup si fort, si sûr. On soupçonna ce qui était vrai en réalité : Il y avait déjà un gouvernement.

À Paris, on ne souffla mot. Qui avait été vaincu ? Bien moins les Anglais que les hébertistes, les impudents meneurs du ministère de la Guerre.

Ils étaient maîtres des clubs, des sections, de la Commune, de tous les organes de la publicité. Aux Jacobins mêmes, il y eut une grande entente pour parler le moins possible d’un succès si désagréable aux alliés qu’on ménageait.