Histoire de la Révolution française (Michelet)/Préface de la Terreur

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PRÉFACE DE LA TERREUR


LE TYRAN
France, guéris des individus.


Le temps porte son fruit. Regrettons moins la vie. Elle avance, mais elle profite. Les quinze années passées depuis que j’ai donné l’histoire de la Terreur me l’éclaircissent à moi-même. Les documents nombreux que l’on a publiés ne me démentent en rien. Ils confirment au contraire ce que j’avais senti dans la palpitation de ce brûlant récit. Je sentais et je sais. Je juge aujourd’hui et je vois.

Et voici mon verdict de juré : Sous sa forme si trouble, ce temps fut une dictature.

Et je ne parle pas des quatre derniers mois où, tous les pouvoirs étant dans une même main, un homme se trouva absolu, redouté, plus que Louis XIV et plus que Bonaparte. Je parle d’un temps antérieur où l’autorité semble contestée, partagée.

C’est là surtout ce qu’il faut expliquer. C’est cette grande mystification, ce grand malentendu, que nombre d’écrivains, au fond autoritaires, continuent indéfiniment. C’est le procès obscur, la ténébreuse énigme que plusieurs ont crue insoluble. Cela est difficile quand on cherche le mot de l’énigme dans la biographie, la légende d’un individu, jugé diversement, dieu pour l’un et monstre pour l’autre. Il faut l’étudier, le juger dans le milieu qui lui fut propre. Robespierre doit se prendre dans l’inquisition jacobine.


Cette tyrannie précéda la tyrannie militaire. Elles s’expliquent l’une par l’autre. Robespierre, Bonaparte, en leur destinée si diverse, eurent cela de commun que, dans le milieu qui les fît, ils eurent tout préparés leurs instruments d’action. Ils n’eurent pas à créer. La fortune obligeante leur mit sous la main les machines (terribles machines électriques) dont ils devaient user. Robespierre trouva tout d’abord l’association jacobine des trois cents, des six cents, puis des trois mille sociétés. Grande armée de police, qui, par quarante mille comités, gouverna, défendit et écrasa la France. Bonaparte reçut aguerries les armées de la République. D’elles il hérita l’épée enchantée, infaillible, qui permit toute faute, ne pouvant pas être vaincue. Il en a promené la terreur par le monde, tous les abus de la victoire, nous a fait et en Allemagne et partout des haines solides. L’Europe lui en garde rancune, comme la France à Robespierre.

Avec cela l’adoration de la force est chose si naturelle à l’homme que le dictateur, l’Empereur, ont pu garder des fanatiques.

Grave jugement sur Robespierre : les royalistes ont eu certain faible pour lui. Ils injuriaient, conspuaient la Gironde, la Montagne, Danton, Chaumette. Ils se turent devant Robespierre. Ils virent qu’il aimait l’ordre, qu’il protégea l’Église, lui supposèrent l’âme d’un roi.


Son histoire est prodigieuse bien plus que celle de Bonaparte. On voit bien moins les fils et les rouages, les forces préparées. Ce qu’on voit, c’est un homme, un petit avocat, avant tout homme de lettres (et il le fut jusqu’à la mort). C’est un homme honnête et austère, mais de piètre figure, d’un talent incolore, qui se trouve un matin soulevé, emporté par je ne sais quelle trombe. Rien de tel dans les Mille et une Nuits. En un moment il va bien plus haut que le trône. Il est mis sur l’autel. Étonnante légende ! Quel triomphe de la vertu.

Plusieurs l’ont rabaissé beaucoup trop. Si l’ensemble d’un patriotisme réel et d’un certain talent, d’une suite, d’une volonté, d’un labeur soutenu, un grand instinct de conduite, de tactique des assemblées suffisent pour faire un grand homme, ce nom est dû à Robespierre.

Il avait l’esprit peu fécond et bien peu d’invention. Cela le servit fort. Avec plus d’idées il aurait infiniment moins réussi. Il se trouva dans la mesure commune à un vaste public, ni au-dessus ni au-dessous.

Ce que je viens de dire est l’exacte expression du type jacobin, aux commencements. Pour juger leur esprit critique, honnête, moyen et médiocre, il ne faut pas trop regarder à Paris le brillant club, formé de députés, de l’illustre Duport, des intrigants Lameth, du spirituel Laclos (orléaniste), etc. Il faut voir bien plutôt les sociétés de province qui se formèrent en même temps, et dont le caractère durable fut celui du vrai Jacobin. J’en ai donné (juillet 1790) un très excellent spécimen dans un acte inédit de Rouen. (Archives nationales.)

Le premier but des Jacobins fut d’aider le Comité des recherches, créé pour surveiller la cour, peu après la prise de la Bastille. Mais, outre leurs observateurs, les Jacobins avaient des lecteurs pour instruire le peuple, des consolateurs pour le soulager. Comprimer les forts, soutenir les faibles, ce fut leur première mission. J’ai montré dans mon Louis XVI et aux premiers volumes de la Révolution quelle indigne terreur faisait peser sur tous la classe noble, les gens d’épée, la terreur de l’escrime, du préjugé d’honneur. Les Jacobins biffèrent et supprimèrent cet honneur-là, ils se firent respecter et terrorisèrent à leur tour.

Contre les castes, alors si fortes encore, il fallait une caste sévère, inquiète. Il fallait une police courageuse qui marquât, signalât, qui fascinât surtout ces ennemis insolents et puissants. Les Jacobins, au bout d’une année d’existence (le 26 janvier 1791), proclament leur mission d’accuser, dénoncer, jurent de défendre de leur fortune et de leur vie quiconque dénoncera les conspirateurs.

On a vu comment Robespierre s’annonça et conquit la popularité. Au 6 octobre, quand les femmes affamées vinrent à la barre, accusant un représentant d’être affameur du peuple, et demandèrent enquête, un seul, Robespierre, appuya et désigna un membre qui en avait parlé dans l’Assemblée.

Cela devait aller au cœur des Jacobins.

Peu après il demande le mariage des prêtres. Reconnaissance immense du clergé inférieur.

Du premier coup il a les Jacobins, les prêtres, deux grands corps, deux grandes puissances.


L’autorité énorme des Jacobins, la frayeur qu’ils inspirent par les six cents sociétés qu’ils ont déjà en février 1791 peut se mesurer par ceci, que le colosse Mirabeau périt par eux, par leur censure, leur excommunication. Quel étonnant spectacle de voir au 6 avril 1791, quand Mirabeau est enterré d’hier, de voir ce Robespierre, dont on riait, parler à l’Assemblée dans une sévérité altière ! D’abord accusateur, il se dit effrayé de l’esprit qui préside aux délibérations. Et il ajouta en maître : « Voici l’instruction que je présente à l’Assemblée. » Puis il dicte une loi. On obéit, on vote. Il est évident que c’est bien plus qu’un homme qui a parlé. La mesquine figure est l’organe, la redoutable voix d’un peuple menaçant qu’on voit dans les tribunes, et qu’on voit en esprit, des cent mille Jacobins qui existent déjà, dominent dans les grandes villes. Chacun songe au retour qu’il aura dans la sienne et ne sait quel accueil il trouvera chez lui.

Robespierre n’est pas fort seulement à cette heure. Il est réellement admirable. Il pose constamment les principes. Ainsi que Duport, il attaque, il proscrit la peine de mort. Il veut (contre le vote de l’Assemblée) que tous, pauvres ou riches, soient de la garde nationale et qu’on donne des armes à tous. Ce que feront les Girondins.

Il suit les Jacobins pas à pas, ne va pas en avant encore. On a vu que l’idée de la république, qui vint à la fuite du roi, est essentiellement girondine. C’est Bonneville, Fauchet, qui en parlent d’abord.

Mais après la fameuse pétition républicaine, le massacre du Champ de Mars (en juillet 1791), Robespierre prend la charge d’épurer les Jacobins et d’expulser les tièdes. Il fait l’armée dont il va se servir. Les provinces adhèrent. Toute la France se précipite dans les bras des Jacobins. En deux mois il se fait encore six cents nouvelles sociétés.

Cette force, dès lors, était d’un effet indicible. Robespierre, au 1er  septembre, étrangle et étouffe Duport, ce créateur des Jacobins. Scène unique d’histoire naturelle. Le boa constrictor des mille sociétés exécute l’idée générale. Ce n’est pas Duport, c’est la royauté qu’il étouffe, — si coupable et si impossible.


Quelqu’un parlant de Robespierre (à la fuite du roi) avait dit : « S’il faut un roi, pourquoi pas lui ? » (1791). L’année suivante, Marat, louant fort Robespierre, disait que le salut serait d’abord un chef unique, un grand tribun. Plusieurs pensaient que la France pourrait finir par avoir un Cromwell, un Protecteur, habituaient l’esprit public à cette idée.

Visait-il à la dictature ? Voulait-il, à une influence si grande, à cette autorité morale joindre le pouvoir et le titre ? Je ne le crois nullement. Le titre eût affaibli l’autorité morale, la papauté, qu’il sentait valoir mieux. Il eut le cœur moins roi que prêtre. Être roi ? il eût descendu !

Il avait tellement goûté la popularité et il y était si sensible, il avait tellement mordu à ce dangereux fruit, qu’il ne pouvait plus s’en passer. Lorsque la généreuse, la brillante, l’étourdie Gironde fit invasion, pour ainsi dire, dérangea tout cela, lui arracha des dents ce qu’il tenait, horrible fut sur lui l’opération. Ce qu’on n’eût vu jamais sans cela apparut : c’est que, sans désirer précisément la tyrannie, il avait au fond l’âme si naturellement tyrannique qu’il y allait tout droit, haïssait à mort tout obstacle. Le génie de Vergniaud, la vigueur des Roland, la facilité, merveilleuse des Brissot, des Guadet, la vivacité bordelaise, provençale, lui furent intolérables. Mais ce qui fut bien pis, ce fut ce mouvement merveilleux, imprévu, la France lancée dans la croisade, l’immense fabrication des piques, les armes forgées sur les places, données à tout le peuple, l’audace, la confiance juvénile de cette Gironde. Tout cela lui fut odieux.

Comment accuser la Gironde à ce moment, dire qu’elle est liée à la cour le jour même où elle démasque la cour dans son Comité autrichien ? Qu’oppose Robespierre ? Un pur roman, l’entente prétendue du roi avec ceux qui le détrônent. Les Jacobins, si défiants, étaient donc une race bien crédule pour avaler un tel tas de sottises ? Leur foi en Robespierre était-elle donc si idiote ? Ou bien faut-il penser qu’ils avaient intérêt à croire aveuglément ? Quoique très sincères patriotes, ce n’était pas sans peine qu’en cet élan universel ils voyaient s’affaiblir l’ascendant despotique des mille sociétés jacobines.

Sur cette question de la guerre, que nos robespierristes d’aujourd’hui embrouillent autant qu’ils peuvent, nous répondrons trois choses : 1o  La cour en avait peur, une effroyable peur, loin de la désirer, comme le dit faussement Robespierre. C’est ce qui est prouvé, avoué aujourd’hui par tous les royalistes. 2o  Une guerre de croisade pour la délivrance des peuples, guerre désintéressée de l’idée de conquête, guerre purement révolutionnaire, eût été reçue et aidée de ceux qu’on aurait envahis. 3o  Cette guerre, il la fallait rapide et offensive, il fallait qu’elle prît les devants sur les rois. Et alors, dit Cambon fort sagement, elle n’eût pas été ruineuse ; elle se fût nourrie et payée. En l’ajournant, on l’eut, mais défensive, dit le grand financier ; on l’eut à ses dépens.

Robespierre traîna tant, balança, énerva tellement le parti de la guerre, qu’enfin la Prusse entra, l’ennemi vint chez nous, la guerre fut défensive. De là l’affreuse panique, la fureur de septembre contre l’ennemi du dedans, contre les prisonniers qui chantaient la victoire des Prussiens. Funeste événement qui nous aliéna l’Europe, rendit la guerre terrible au dehors, cruelle au dedans, où les réquisitions excessives qu’elle exigeait ne purent être levées que par la terreur jacobine.


Sous la Convention, les Jacobins déjà sont à leur troisième âge. Aux fondateurs (Duport, Lameth) ont succédé les seconds Jacobins, des écrivains en partie girondins, tels que Brissot. Les troisièmes succèdent, moins lettrés et de moindre étoffe, plusieurs artistes ou artisans, tels que le maître menuisier chez qui fort habilement Robespierre élut domicile.

Ce club, vraiment de Robespierre et sa propriété, partit de la funeste idée que son chef posa en septembre, que le peuple pouvait pendant la Convention même lui révoquer, lui biffer ses décrets, révoquer les représentants et les destituer. Pauvre Assemblée : avant d’être faite, elle était défaite d’avance, destituable, placée sous la tutelle, la police des Jacobins.

Le grand coup de terreur fut d’abord sur Brissot et la tête de la Gironde. Ce fut une belle expérience. Celui qui le plus fortement avait miné, frappé le roi, on le déclare agent du roi. Acte prodigieux de la foi jacobine. On nia le soleil à midi. Et cela fut cru. L’affirmation du Moyen-Âge, du dogme catholique : « Ce pain n’est pas du pain : c’est Dieu », cette affirmation n’a rien de plus fort. Nous retournons dans les vieux siècles de la crédulité barbare.

Nulle réalité n’est réelle contre le mot de Robespierre. Voilà la foi robuste des nouveaux Jacobins.

J’ai parfois admiré la férocité des lettrés. Ils arrivent à des excès de nerveuse fureur, que les hommes moins cultivés n’atteignent pas.

Robespierre, le sincère philanthrope de 1789, avait subi des choses atroces. D’abord la risée unanime des deux côtés de la Constituante, et des Lameth et des Maury. Lui, coq de sa province, lauréat de Louis-le-Grand et académicien d’Arras, il était très sensible. Cela lui fut un bain d’eau-forte, cruellement le sécha, le durcit. Et sa victoire de 1791 ne le détendit pas. Il ne reprit jamais la figure (encore assez douce) qu’il avait en 1789. De plus en plus il devint chat. Les lancettes de la Gironde, souvent aiguës, ardentes, piquaient, brûlaient. On est épouvanté de voir qu’au 2 septembre, quand tout homme, même violent, eût ajourné ses haines, il va à la Commune, à côté de Marat, reprendre son roman, horrible en un tel jour : « qu’un parti, que certaines gens voudraient faire roi un Allemand ». Si Roland et sa femme ne périrent d’un tel mot, c’est un miracle, un pur hasard.

Mirabeau avait dit sur lui cette parole profonde : « Tout ce qu’il a dit, il le croit. » Avec cette faculté, d’être si crédule à soi-même, de respecter et suivre toute ombre qui traverse l’esprit, de lui donner corps, consistance, il n’avait nul besoin de mentir et d’être hypocrite. « Il croyait tout ce qu’il disait. »

Mal très contagieux. C’est le mal jacobin. Et c’est ce qui rendit la société stérile et d’esprit négatif, moins propre à l’action. Elle n’agit guère au 10 août, ni pour créer la république, et encore moins dans le mouvement de la guerre. Elle est toute dans l’accusation. Accuser, toujours accuser ! Rien de plus triste. C’est ce qui, pour beaucoup, fit la Révolution de bonne heure ennuyeuse. En décembre 1792, Marat et la Gironde gémissent déjà sur l’absentisme de Paris. Dans une section de quatre mille citoyens, vingt-cinq forment l’assemblée… « Et dix agitateurs font tout ; le reste se tait et vote. » C’est bien pis en 1793 ; aux plus grandes élections, même par menace et terreur, on ne peut réunir plus de cinq mille votants dans cette ville de sept cent mille âmes. En 1794, le désert serait absolu, si l’on ne salariait les comités de sections. Il est curieux de voir nos historiens robespierristes nous dire : « Il y eut un grand mouvement ; Paris faisait ceci, cela. » Paris ne faisait rien. Paris restait chez lui.

Le comité d’insurrection qui se fit contre la Gironde fut si faible, si abandonné, que rien n’eût pu se faire sans l’aide des Jacobins (31 mai, 2 juin). Ceux-ci furent obligés d’agir. Robespierre avait espéré qu’il suffirait d’une insurrection morale, ou, pour parler plus clairement, d’une certaine pression de terreur, qui, sans trop de violences, déciderait l’Assemblée à se mutiler, à voter contre elle-même. Il fallut davantage, l’enfermer, l’entourer de baïonnettes, d’un petit corps payé, quand tout Paris était pour elle. Cela fut irritant pour la Montagne même. Ce qui le fut bien plus, c’est que les députés n’ayant pas pu passer et rentrant pleins de honte, l’homme de Robespierre, Couthon, dit : « Maintenant que vous êtes assurés de votre liberté, délibérons, votons. »

Insolente parole qui rendit bien des cœurs implacables pour Robespierre. Vraie tyrannie de prêtre qui s’impose contre l’évidence, qui contre le réel veut un acte de foi. C’est le commencement de la froide mystification que nos robespierristes continuent avec tant d’effort, répétant le mot d’ordre du 2 juin : Liberté ! Si l’on veut bien juger de cette liberté, qu’on lise la plate lettre que le Moniteur (prosterné toujours à chaque avènement) écrit le 18 juin au nouveau maître, s’excusant d’avoir imprimé les discours girondins, mais disant qu’il les mutilait, etc.

Robespierre éluda toute apparence du pouvoir, même n’entra que tard au Comité de salut public. Mais il prit la force réelle, s’assurant de trois classes : les Jacobins, les prêtres et les propriétaires. Aux Jacobins, les places. Aux prêtres, l’Être suprême, écrit en tête de la constitution. Quant aux propriétaires, il avait pu les alarmer en disant avec un Girondin qu’eux seuls payeraient l’impôt, que les pauvres ne payeraient rien. Il rétracta expressément cette doctrine, « ne voulant pas priver les pauvres de l’honneur de contribuer ».

Comment, penchant ainsi à droite, ce faiseur de miracles ferait-il qu’on le vît à gauche ? Cette duplicité lui fit la très honteuse condition de s’appuyer d’Hébert, du populacier Père Duchesne, un journal ivre à froid, hurlant toujours le sang ! Hébert envahit à son aise les places et les fonds de la Guerre, paralysant ce ministère en présence de l’ennemi. Il arrivait. Enfin (après trois mois d’inaction), on appela Carnot. La victoire improbable, si acharnée, de Wattignies, non seulement sauva la France, mais nous fit un réveil. Pour un moment Paris sort du sec esprit jacobin.

Ni Robespierre ni la Gironde n’eurent le moindre sens de Paris, ne comprirent la valeur de ce creuset profond de chimie sociale où tout, hommes et idées, a sa transformation. Robespierre vivait à Paris ? Non, aux Jacobins, de là à l’Assemblée. Il ne connaissait qu’une rue. Le centre de Paris, ce centre actif, ingénieux, qui produit pour le monde, lui fut tout à fait inconnu. Et encore plus les masses du faubourg Saint-Antoine. Jamais il ne se montra dans les foules. Sa correcte tenue de ci-devant l’eût fait paraître prodigieusement déplacé.

Il n’y a jamais eu un peuple moins violent que le vrai Parisien. Si Londres avait souffert le dixième de ce qu’on souffrit ici, il y eût eu pillage, incendie. Paris prit la Bastille, fit le 10 août. En septembre, peu d’hommes agirent, et les vieillards m’ont dit : « Force Auvergnats, de rudes bêtes, des charabiats, des charbonniers, etc. Au 5 septembre 1793, où quelques milliers d’ouvriers affamés forcèrent Chaumette et la Commune d’aller à la Convention, ils ne voulaient rien que du pain (c’est Chaumette qui le dit) ». L’insolence des royalistes, qui cette fois encore criaient victoire à l’approche de l’ennemi, força de faire les lois de la Terreur.

Ce pauvre peuple, au coup de Wattignies, crut tout fini et éclata de joie. L’effet en fut très grand. Je le crois bien. La moisson était faite, le prix du pain baissait. Plus de nuit à attendre, plus de queue à la porte des boulangers. Le 20 octobre, deux nouvelles à la fois. « La victoire en chantant nous ouvre la barrière ! » D’une part, cent vingt mille Autrichiens repoussés ! de l’autre, la Vendée sortie de la Vendée ; elle a désespéré, elle s’est jetée, dans un désordre immense, au delà de la Loire. Enfin, ce monde de ténèbres, forcé hors de ses bois, ne fait plus de miracles. Ses prêtres charlatans, qui rôtissaient des hommes, sont convaincus, chassés. Grande joie pour Paris ! Le vin nouveau y fut aussi pour quelque chose. On punit la Vendée sur les statues de Notre-Dame, les saints de pierre. On leur cassa le nez.

Chaumette était bon homme au fond et trop heureux que l’on s’en tînt aux pierres, qu’il n’y eût de tué que les saints. Il n’y eut nul mouvement sérieux contre les prêtres. Lui-même, l’apôtre de Paris, prêcheur de bienfaisance, Chaumette, et avec lui, Clootz, l’orateur du genre humain, deux prêtres en révolution, menèrent à l’Assemblée l’évêque de Paris et les prêtres de l’ancien culte. L’évêque fraternisa avec un pasteur protestant. Ce fut un acte édifiant de sagesse et de tolérance.

Dans les départements, plus d’un représentant en mission était charmé de détourner de ce côté les fureurs populaires. Les saints de bois étaient guillotinés. Leurs riches vêtements arrivaient chaque jour à la Convention. Les porteurs quelquefois s’en affublaient. Les étoles et chasubles du cardinal Collier et du saint cardinal Dubois n’étaient peut-être pas entourées du respect qu’on eût dû à de telles reliques. On en vêtit un âne. Enfances populaires qui rappellent assez bien nos vieux Noëls d’église, où l’âne avait sa fête aussi.

« Paris, dit Clootz, est la vraie Rome, le Vatican de la Raison. » La Raison était dès longtemps la pensée de Paris, l’enseignement de la Commune, la prédication de Chaumette dans les quartiers du centre. Les auteurs du calendrier, les mathématiciens de la Convention, Romme entre autres, ce stoïque esprit, futur martyr de prairial, organisèrent l’autel du Dieu-Raison.

Le vrai point grave et fort de la prédication nouvelle, le sujet que Chaumette insatiablement traitait dans ses sermons, était l’épuration des mœurs. Parmi tant de misères, la multiplication des filles, l’énervation de l’homme était un vrai fléau. Au nom de la Raison, au nom de la Patrie, on sommait le jeune homme de rester fier et pur, entier pour le travail, pour l’énergie civique et les nobles efforts.

L’Assemblée, la Commune, s’accordaient dans le nouveau culte. L’Assemblée tout entière reçut, accueillit la Raison avec son innocent cortège de petites filles de douze ans. Elle fit plus. Elle alla tout entière la visiter à Notre-Dame (10 novembre). Le 16, un acte grave engagea la Convention. Sur la proposition de Cambon, elle décida que les églises, devenant la propriété des communes, serviraient spécialement d’asiles aux indigents. Quelle destination plus pieuse, plus conforme en réalité aux vues charitables de ceux qui firent tant d’établissements religieux ? À l’entrée de ce rude hiver, couvrir le pauvre sans asile, c’était à coup sûr œuvre sainte. Mais indirectement un tel décret finissait l’ancien culte.

L’étonnement ne fut pas petit le 21 novembre d’entendre, aux Jacobins, Robespierre dire (sans égard aux décrets) que la Convention ne voulait point toucher au culte catholique.

Les Jacobins furent désorientés. Ils croyaient que leur chef était pour la Montagne, et ils le virent avec la Droite. Ils le croyaient à gauche et venaient de nommer président Anacharsis Clootz.

La liberté d’un culte intolérant qui proscrit tous les cultes, la liberté de cette Église armée qui dans le moment même menait la Vendée aux Anglais, pour leur livrer Cherbourg ! c’était une étrange thèse à soutenir. Robespierre nia l’évidence, soutint que cette Vendée (sous des généraux prêtres) n’était point une affaire de prêtre, mais chose politique, de simple royalisme.

Démenti violent pour l’Assemblée. Il rouvrait les églises fermées par le décret du 16, biffait le dix-huitième siècle, nous replongeait dans le passé.

Que font les Jacobins ? Leur président, cet Anacharsis Clootz qu’ils viennent de porter au fauteuil, ils le rayent, ils l’excluent de leur société ! On vit là à quel point ils étaient l’instrument, la machine de Robespierre.

Ils lui avaient toujours appartenu. Mais combien plus alors ? On le comprend en remontant au décret du 18 qui venait de créer la royauté des Jacobins.

Ce décret, présenté par le Comité de salut public, trouva la Montagne en partie absente pour des missions, mais la Droite présente, mais le Centre complet. Dans la Droite, beaucoup ne croyaient vivre encore que par faveur de Robespierre. Le Centre détestait, jalousait la Montagne et fut ravi de la voir écrasée.

Le décret proposé se ramenait à deux articles :

1o  Les représentants que l’Assemblée envoie en mission ne correspondent plus avec elle, mais avec le Comité de salut public (l’Assemblée est brisée dans son pouvoir exécutif, ses envoyés, tous Montagnards) ;

2o  Les municipalités et leurs comités révolutionnaires qui lèvent la réquisition (en hommes, argent, denrées) ne sont comptables qu’au district et au Comité de sûreté générale.

Ce simple article fît en France quarante-quatre mille tyrans.

Ces comités eurent (réellement sans surveillance) la disposition absolue des personnes et des fortunes.

Le district ne surveilla pas. C’était alors un simple agent recevant la réquisition et la poussant vers la frontière, sans s’occuper de la manière dont elle avait été levée.

Le Comité de sûreté ne surveilla pas. Qu’était-ce que ce Comité ? M. Louis Blanc s’efforce de l’obscurcir. C’était Robespierre en deux hommes, en David et Lebas ; les autres étaient des gens morts d’avance, sous la guillotine, plats valets et serfs de la peur. Ils étaient à cent lieues d’oser demander des comptes à ces comités jacobins.

Le projet original de la réquisition, tel que Cambon l’avait présenté, obligeait ces comités de regarder vers le centre, vers l’Assemblée, qui, par ses commissaires, les surveillait. Mais le projet voté le 18 novembre, n’imposant qu’une unité fausse, émancipa de l’Assemblée ces quarante-quatre mille comités jacobins. Il créa une royauté sans contrôle du peuple jacobin, qui eut pouvoir, argent, terreur.

Les historiens robespierristes, qui parlent tant d’unité, ici sont vrais fédéralistes, admirent la division. Mais les grands hommes d’affaires, qui avaient les choses en mains, disent que cette grande machine était très misérable, avait des frottements infinis, criait, grinçait dans ses ressorts. À l’opération nécessaire de la réquisition s’en mêlait une autre, celle d’un terrorisme irritant, local et personnel, entre voisins, concurrents, ennemis. Un proconsul sanguinaire (il y en eut deux ou trois en 1793) terrorisait une ville, comme eût fait une inondation, sans laisser de rancune envenimée. Mais un voisin que l’on croyait toujours poussé de vieilles querelles de classe, de métier, de familles, exaspérait bien autrement. Les Italiens du Moyen-Âge étaient plus politiques. Souvent une ville en proie aux factions, pour rétablir l’ordre, voulait un bon tyran, un juge armé, un podestat. Mais elle le prenait au loin, elle voulait un étranger, et il n’entrait dans la ville qu’en jurant qu’il n’y avait ni parents ni amis, n’y connaissait personne. Au premier désordre, il frappait le coupable, sans savoir qui.

Cambon voulait que, pour l’argent du moins, ces comités fissent des comptes exacts et publics.

Chaumette demandait (pour Paris du moins) que les comités révolutionnaires des quarante-huit sections, qui accusaient et arrêtaient, motivassent ces arrestations, les expliquassent à la Commune, écartassent ainsi le soupçon d’agir par haine personnelle.

Mais ni Cambon ni Chaumette ne furent écoutés. Robespierre n’osa pas mécontenter ses Jacobins.

Le plus simple bon sens disait que la machine éclaterait. Le Comité demanda que l’Assemblée l’autorisât à séparer, dans les prisons, les suspects des vrais accusés, à élargir des prisonniers, à diminuer enfin l’horrible encombrement. Robespierre soutint que les comités n’avaient pas le temps. À tort. Sauf deux ou trois membres, accablés de travail, les autres avaient du temps et en perdaient beaucoup (par exemple Robespierre dissertant sur les vices du gouvernement anglais).

Il voulait que cet examen et cet élargissement ne se fissent que par des commissaires, lesquels resteraient inconnus. Cela se comprenait. Ces inconnus eussent été des hommes à lui. Il eût eu la clé des prisons. La Convention recula. On ne fit rien du tout (26 décembre 1793), et le mal augmentait de minute en minute.

Le remède, disait-il, c’était l’accélération des jugements. Il la demanda plusieurs fois. Mais quelque extension que l’on donnât aux tribunaux, les comités entassaient aux prisons de telles masses d’hommes que les juges les plus rapides n’en pouvaient venir à bout.

On vit là ce qu’est la Terreur, un phénomène moral, que la brutalité émousse, énerve, éteint. Phénomène assez délicat. Je l’ai vu dans une ville du Rhin. Quand j’y passai en 1837, il y avait eu une chose qui faisait dresser les cheveux. C’était le vieil usage qu’on appelait le Vent du glaive. Le coupable était amené, les yeux bandés, agenouillé, le bourreau derrière lui, armé de l’épée germanique, une épée à deux mains et de cinq pieds de long. Sur ce cou nu et à peu de distance, il balançait l’épée, la lançait fort adroitement. Mais point de sang versé. C’était très efficace.

Ce qu’il fallait ici, c’était et de montrer le glaive et d’illuminer la justice, de montrer à quel point elle était juste et sainte, de sorte qu’il n’y eût aucun doute. Il fallait seulement quelques très grands coupables. L’un des funestes personnages qui firent la Guerre de Sept-Ans, nous vendirent à l’Autriche et firent périr un million d’hommes, vivait. Son châtiment légitime était attendu. Il n’eut aucun effet. Un jugement de cinq minutes et son audace peu commune mirent l’intérêt de son côté. Le jugement de la Du Barry eut même un effet de pitié. Fait avec soin, il eût été un pilori de Louis XV. Elle-même, on l’eût exposée, enfermée ou chassée, pour ne pas salir l’échafaud.

Mais la guillotine, avilie, semblait devenir folle, travailler au hasard. David lui-même, l’agent si utile de Robespierre, David un jour disait rêveur : « Resterons-nous vingt dans la Montagne ? » Il semble que Robespierre, de défiance en défiance, aurait fini par s’arrêter et se guillotiner lui-même.

Et plus que lui ! Billaud-Varennes ! le fantôme de la Terreur, et son véritable idéal. Il eut l’idée stupide que Billaud trahissait. Et ils se regardèrent, Billaud le comprit bien et lui jeta Danton, royal morceau, mais de digestion difficile, qui fut mortel à Robespierre.


La situation de Carnot, de Lindet, de Prieur, de La Vicomterie, etc., dans les deux comités, était horrible. Le dernier frémissait d’y être et avait peur de n’y pas être. Il se trouvait mal presque en voyant Robespierre. Carnot, Lindet, hommes si nécessaires, gardés par la victoire, n’étaient pas moins forcés de signer ces pièces sanglantes, qu’envoyaient Couthon et Saint-Just, et que lui-même Robespierre le plus souvent ne signait pas. Il est frivole (et même injurieux pour eux) de dire qu’ils ont signé sans lire des pièces si importantes. Disons les choses comme elles furent. S’ils avaient refusé, s’ils s’étaient retirés, la France eût été en péril. Sans leur mortel travail, leur sage direction, l’immense bavardage n’aurait guère servi. De plus, faut-il le dire ? ils étaient liés là par une affaire de cœur. Chacun alors sauvait ce qu’il pouvait. Osselin et Bazire, excellents Montagnards, périrent pour avoir sauvé des femmes effrayées, éplorées, qui se cachaient chez eux. Carnot aussi avait bien son péché ; il cachait des amis, très utiles à la République, l’illustre groupe d’officiers du génie qui avait renouvelé et honoré cette armée. Il les avait dans son bureau, comme petits commis anonymes. Par là, il donnait prise. Lindet n’était pas moins exposé, et plus visiblement encore. Il faut lire (spécialement dans M. Boivin) la froide audace, la persévérance intrépide, la sainte hypocrisie par laquelle il sut étouffer le grand incendie de l’Ouest, calmer et rassurer, sauver la Normandie. Cette question énorme s’était posée sur un seul point, une petite municipalité. Si on la poursuivait, de proche en proche, tout était poursuivi, la guillotine se remettait en route. Lindet sut profiter du renom de férocité que lui faisaient les Girondins. Il fit un acte bien hardi, arrêta la justice, défendit à Fouquier-Tinville de procéder avant que lui, Lindet, eût fait son rapport général contre les Girondins de Normandie. Il les sauva ainsi en ajournant toujours, et il atteignit Thermidor.

Ce qui a fait haïr si terriblement Robespierre, c’est, je l’ai dit, d’avoir placé ainsi et les membres du Comité et les représentants en mission sous l’imminence d’un procès, d’avoir décliné pour lui-même la responsabilité en l’imposant aux autres, tenant sur eux le couteau suspendu. Il n’était rien, ne faisait rien, à en croire les robespierristes. Vraiment, c’est se moquer de nous ! Qui pouvait s’y tromper ? N’est-ce donc pas à lui que s’adressaient ces lettres suppliantes qu’on a trouvées ? On savait bien qu’il faisait la vie ou la mort. Ne le voyait-on pas aux Jacobins le plus souvent entre Dumas et Coffinhal, etc., entre ses juges et jurés salariés ? Lui-même ne vivait-il pas, ne mangeait-il pas chaque soir chez un de ces jurés, Duplay, et de son pain ? Pouvait-il ignorer les grandes fournées de la journée, cette justice rapide que lui-même voulut plus rapide ? À cette table de famille, il mangeait quoi ? Le salaire d’un juré, et j’allais dire, le prix du sang.

Ce qui a fort aidé à blanchir Robespierre, c’est que son successeur, Napoléon, a accepté, placé une foule de Jacobins, gens souples et bien dressés. Ils aimaient peu à parler de ces temps. Mais, si on les pressait, ils disaient finement que tout cela n’était pas éclairci, « que c’était un procès jugé, mais non plaidé ». C’est le mot que Cambacérès dit au maître lui-même, sachant très bien qu’il ne déplaisait pas.

Sous la Restauration, les gens de lettres s’en mêlèrent, exhumèrent Robespierre littérairement. C’était le temps des réhabilitations paradoxales. La faveur que De Maistre et bien des royalistes portaient à Robespierre ne nuisait pas. Sa sœur vivait encore, et la véhémente, l’intéressante Mme Lebas (Duplay), plusieurs octogénaires de mémoire fort confuse, qui disaient tout ce qu’on voulait. Buchez, secondé d’un jésuite, fit sa grosse compilation[1], mêlant tout, brouillant tout, avec sa gaucherie naturelle, sanctifiant pêle-mêle le 2 septembre et la Saint-Barthélémy. L’immense plaidoyer de M. Louis Blanc était fini à peine que M. Hamel fit le sien, d’effroyable longueur aussi. C’est bien plus qu’un éloge ici. C’est une légende. Comment est-elle si ennuyeuse, malgré le mérite, le travail, les recherches de l’auteur ? C’est parce que ses héros sont trop parfaits. Saint-Just devient un Télémaque, un Grandisson. Robespierre est bien plus qu’un homme. Dès son enfance, c’est un saint, il fait des petites chapelles. Il n’a qu’un amour, ses colombes. On se croit dans les Bollandistes. M. Hamel deux fois le compare à Jésus.

Que nous sommes mauvais ! Au lieu de profiter, de nous édifier, plus cet exemple est beau et ce type accompli, plus nous entrons en défiance. Cela nous paraît fort qu’il y ait eu des saints si parfaits. Est-ce bien sûr ? Songez donc que Jésus, le type de ce doux Robespierre, lui-même a eu quelque ombre en son humanité. Un jour il a pleuré, un jour désespéré. Non, rien au monde d’absolument parfait.

Tout était libre, disent-ils. La Convention était libre. Les juges et jurés étaient libres. La police… ah ! grand Dieu ! Robespierre n’a pas su seulement si elle existait.

Voilà, Messieurs, voilà ce que nous ne pouvons avaler, c’est cette ineffable douceur ; ce miel reste à la gorge et ne peut pas passer.

Je me rappelle qu’étant jeune et cherchant du travail, je fus adressé à une Revue estimée, à un philanthrope connu, tout occupé d’éducation, du peuple, du bonheur des hommes. Je vis un homme fort petit, de mine triste, douce et fade. Nous étions à sa cheminée. Il regardait toujours le feu et jamais moi. Il parlait longuement, d’un ton didactique, monotone. J’étais mal à mon aise, écœuré ; je partis aussitôt que je pus. J’appris plus tard que c’était lui, ce petit homme, qui fît la chasse aux Girondins et les guillotina, qui eut ce succès à vingt ans. Remarquons en passant l’effroyable pouvoir que devait avoir Robespierre pour envoyer cet enfant-là, on peut dire cette petite fille, et croire que c’était assez pour faire trembler tout le Midi.

Tel fut le doux Couthon, tel fut le philanthrope Herman. Herman, d’Arras, camarade de Robespierre, qui dans ses notes secrètes le met au premier rang des hommes capables. Herman, dès qu’il est mort, jure qu’il le connut peu (saint Pierre dit de Jésus : « Quel est cet homme-là ? »). Mais, vivant, il le connaissait parfaitement. Il lui fit la mort de Danton, la mort de Fabre d’Églantine, ayant la fausse pièce qui guillotina celui-ci. Tout cela dans des formes humaines. Au moment où Danton est le plus éloquent, fait tout frémir, pleurer : « Repose-toi, Danton, lui dit Herman (lui ôtant la parole), car tu pourrais te fatiguer. »

Admirable douceur ! Pour être condamné à mort, c’est cet homme que j’aurais choisi.


Le sujet le plus tragique que l’histoire nous offre, c’est certainement Robespierre. Mais c’est aussi le plus comique. Shakespeare n’a rien de pareil. Ce sujet est tellement fort, tentant, que, même en plein péril, des hommes déjà sous le couteau voulurent en faire la comédie. Les Girondins, dans les ténébreuses cavernes de Saint-Émilion, poursuivis, chassés, morts d’avance, d’avance ensevelis, firent un drame de Robespierre. Et, ce qui étonne encore plus, c’est que Fabre d’Églantine, sous l’œil de Robespierre même et sous ses vertes lunettes qui lui regardaient dans l’âme, s’empara de ce fantôme, lui dit : « Tu seras comédie ! »

Il est sûr que tout élément du vrai Tartufe politique y était. Ses moralités banales, ses appels à la vertu, ses attendrissements calculés, de fréquents retours pleureurs sur lui-même, enfin les formes bâtardes d’un faux Rousseau, prêtaient fort, surtout lorsque, dans cette rhétorique, discordait de façon criante tel brusque élan de fureur.

Fabre, avec grande finesse, le prenait au moment critique où les fluctuations de l’immuable éclataient, où celui qui servait de règle laissait voir ses vicissitudes, ne soutenant sa fixité que de sa roide attitude et de son affirmation. Allié des furieux, d’Hébert en juin 1793, clément à Lyon en octobre, puis (effrayé de ce pas) se renfonçant dans la Terreur, il offrait à l’observateur un Robespierre vacillant, disons même plusieurs Robespierre.

Saint-Just, si raide, n’est pas plus conséquent. C’est le comique épouvantable des grands discours meurtriers où il croyait systématiser l’idée même de Robespierre. Impartiale extermination des violents et des modérés, des exagérés et des indulgents, surtout au nom de la morale, des principes. Mais quels principes ? Il flotte et va de l’un à l’autre.

Il est prodigieux que la réputation révolutionnaire de Robespierre ait survécu à la barbare exécution qu’on fit des hommes de 1793, de Chaumette et de Clootz. Quelle fête pour les prêtres ! Comment n’y invita-t-on pas les évêques et les curés du Centre et de la Droite de la Convention ? Déjà on avait cet égard pour eux, de défendre aux théâtres les costumes sacerdotaux. Un journal fut supprimé pour avoir pris ce titre : la Confession. Dans l’église, de Saint-Jacques, on chantait la messe si fort qu’on l’entendait de Port-Royal. Les prisonniers de là suivaient l’office.

Robespierre eut par la mort de Danton tous les pouvoirs. Ce fut son Brumaire, son Décembre. Mais la terrible comédie l’entraînait. Elle arriva à une hauteur colossale, quand, en prairial, il dit : « Beau et rare spectacle, une Assemblée qui va se purgeant, s’épurant elle-même ! » L’Assemblée, purgée de Danton, est priée de se soumettre à une purgation nouvelle, héroïque et radicale. Elle hésite. Il est indigné. Ah ! méchante Convention qui s’obstine à ne pas vouloir se guillotiner !… J’ai noté ce point terrible où on le voit qui ne veut pas enfoncer de sa main ce fer salutaire dans le cœur de l’Assemblée, veut qu’elle se l’enfonce elle-même. Pharisaïsme intérieur de lui à lui. Il se fût dit : « Elle l’a voulu ainsi. » Il se fût innocenté au fond de sa conscience, ayant trouvé le secret, en exterminant la loi, de la respecter.

Où est Marat, si naïf ? Combien 1794 est loin de 1793 ! Dans quelles ténèbres sommes-nous ? Ah ! ce n’est pas impunément qu’on a éteint ces lumières. Danton, Fabre, Desmoulins, le pauvre Anacharsis Clootz, l’infortuné Chaumette, si inoffensif alors ! Les apôtres de la Raison sont morts. Et nous voilà rentrés au scabreux de l’équivoque, du faux, de la Dé-Raison.

Où est Marat ? où est Chalier ! J’aimais mieux leurs folles fureurs. Tous deux étaient des malades, il est vrai, des étrangers de race étonnamment mêlée, où ces éléments confus avaient fait un chaos sanglant. Marat était hystérique ; on le saignait à chaque instant. On fera un jour, je pense, la pathologie de la Terreur. Les situations extrêmes créent d’étranges maladies. Nos camisards de 1700 en eurent une contagieuse, la prophétie ; les enfants au berceau prophétisaient. Chez les hommes de 1793 (et non de 1794), une maladie éclata : la furie de la pitié.

Qu’est-ce cela ? Souvent des femmes qui voient frapper un cheval crient contre le conducteur et le frapperaient volontiers. J’ai vu des hommes aussi sanguins, qui dans ce cas s’emportaient et rougissaient parfois jusqu’à l’apoplexie, parfois jusqu’à prendre à la gorge le charretier, l’étrangler. Cette pitié meurtrière fut dans Marat et Chalier. Dans Chalier, très éloquente. Marat eut moins de talent. Sa vanité littéraire se mêle trop à ses fureurs. Eh bien, cependant Robespierre n’eût jamais trouvé le mot attendri qui lui échappa : « Je me suis fait anathème pour ce bon peuple de France. »

Lyon semble le cœur du cœur, comme Paris l’esprit de l’esprit. Entre la Croix-Rousse et Fourvières, dans cette vallée de travail, il y a comme un foyer profond de mysticisme social, de tendresse et de fureur. Là, après Chalier, fermentèrent le grand, l’ingénieux Fourier, le fort Proudhon, dont la main excentrique a tout remué. Chalier, négociant italien, riche, dans cette mer des pauvres, devant cette terrible misère, en devint vraiment malade, délira. Les sanglants complots qu’on lui prête ne sont pas prouvés. Ce qui l’est, c’est la barbarie avec laquelle lui et les siens furent massacrés. Ses disciples vinrent à Paris et trouvèrent justement Chaumette en face de cent mille pauvres, les prêchant, les consolant, surtout de la vaine idée que tant de terres, alors désertes, abandonnées, seraient à eux. Qu’en aurait fait l’ouvrier, fin, délicat de Paris ? On ne retourne pas à la terre.

Un autre prédicateur excentrique et furieux est un certain Jacques Roux, apôtre des rues Saint-Martin, des Arcis, des Gravilliers. Il voulait des greniers publics où le fermier apporterait et où l’État seul vendrait.

Robespierre avait été, pour précipiter la Gironde, peu favorable à la propriété. Après il changea de style ; il poursuivit Roux, et à mort, l’accusant de vol. Roux, indigné, se poignarda.

Après le siège de Lyon, quand on rapporta dans Paris la tête de Chalier, quand son meilleur ami, Gaillard, arriva, on pouvait croire que Robespierre les accueillerait. Point du tout. Il fut très froid. Gaillard fut mal reçu des Jacobins, et si mal qu’il fit comme Roux. Il se brûla la cervelle.

Robespierre, comme je l’ai dit, fut anti-socialiste. Même l’innocente idée des banquets fraternels, où chacun dans la disette descendait, apportait son pain, cela même il le proscrivit.

J’ai dit avec grande clarté, d’après les procès-verbaux des quarante-huit sections, comment au 9 thermidor, ces sections du centre (Saint-Martin, Arcis, Gravilliers), dont Robespierre venait de guillotiner les apôtres, et Roux, et le pauvre Chaumette, furent terribles contre lui. Les trois sections Saint-Antoine ne vinrent pas à son secours. Ni Saint-Marceau. Et la Cité, en lui fermant Notre-Dame, lui interdit le tocsin. À une heure, il se trouva seul, si seul, qu’un enfant, Merda, vint à lui et tira sur lui.

Par quelle obstination donc une chose, tellement éclaircie, est-elle toujours mise en doute ?… On immole la Montagne, on immole la Commune de 1793, on immole les apôtres de la Raison et Paris ! Quel est donc l’individu pour lequel on tue tant de choses ? Un grand homme ? Je le veux bien. Et je l’ai nommé ainsi, mais pas avant que je ne l’eusse enseveli près de Danton. Hélas ! j’ai bien abîmé Danton dans ses lâchetés. Pouvais-je ménager Robespierre ?

Je ne sais combien de peuples et d’Europe et d’Amérique, Haïti, etc., parmi leurs agitations, se posent cette question : « Quel sera le prochain tyran ? »

Car c’est une maladie. Le tyran naît du tyran.

Le tyran bavard, jacobin, amène le militaire. Et le tyran militaire ramène le tyran jacobin.

Ceux qui si énergiquement nous refont l’autel jacobin sont les apôtres involontaires de la tyrannie militaire. Beaucoup de gens disent : « Après tout, j’aime autant être fusillé. »

Heureusement le temps avance. Nous sommes un peu moins imbéciles. La manie des incarnations, inculquée soigneusement par l’éducation chrétienne, le messianisme passe. Nous comprenons à la longue l’avis qu’Anacharsis Clootz nous a laissé en mourant : « France, guéris des individus. »


1er  janvier 1869.
  1. La lecture de Buchez m’avait pris des années (quarante volumes). Celle des douze volumes de M. Louis Blanc m’a pris bonne partie de 1868. Je respirais à peine. Un ami m’arrive chargé du livre de M. Hamel, concentré en trois tomes compacts de très fin caractère. « Je t’en avais comblé, je t’en veux accabler… » École redoutable par sa fécondité. Que de temps pour lire tout cela ! que de temps pour répondre ! Comme je suis attaqué de page en page, j’ai calculé qu’au minimum il y faut dix années. Les vivrai-je ? J’en doute Mais si cela arrive, je ferai une telle critique de la critique qu’il leur faudra aussi des années pour la lire. Je la commence et les en préviens loyalement. Croient-ils donc avoir seuls de l’encre et du papier ? Ainsi, de part et d’autre, de réponse en réplique, nous avons de quoi faire un heureux emploi de la vie. — Notez que c’est une guerre sans conciliation possible. Nos livres suivent deux méthodes diamétralement opposées, et dont l’opposition se reproduit à chaque ligne… Ce sont des politiques qui ont à enseigner une idée politique (bonne ou mauvaise, je ne l’examine pas). Pour l’inculquer, ils prennent un type, un individu légendaire. Procédé bien connu ; on blanchit le saint tant qu’on peut et l’on dore l’auréole ; et plus on fait un dieu, plus on s’éloigne de la nature et du bon sens. — C’est là l’histoire autoritaire qui tire d’en haut la lumière, la sagesse. Que ce soit Robespierre au lieu de Lycurgue ou Numa, il n’importe, c’est toujours un sage, un haut législateur, au-dessus de l’humanité. — Moi, au contraire, j’ai pris l’histoire en bas, dans les profondes foules, dans les instincts du peuple, et j’ai montré comment il mena ses meneurs. — Voilà les deux méthodes en face : ils ont un saint ; je n’en ai pas. Sur tant de milliers de critiques qu’ils font dans le détail, les deux tiers au moins tiennent à l’opposition de méthode. — Ils disent très faussement que j’ai pris Danton pour héros ; j’ai noté sévèrement les variations, les éclipses, les taches de cette grande figure. C’est surtout sa mollesse fatale en novembre 1793 que je n’ai pu jamais pardonner. J’ai plongé un regard terrible dans ses lâchetés. Mon père et ma mère même, mon XVIIIe siècle, mon Voltaire, est-ce que je les ai ménagés ? J’ai rudement montré plusieurs Voltaire, pitoyable en Choiseul et sublime en Calas. Telle est la vraie nature : elle ondule et monte et descend. Mon seul héros, le peuple, l’ai-je flatté, ai-je faibli pour lui ? Point du tout. J’ai montré et ses heureux élans et ses promptes rechutes. Exemple, le dégoût, l’ennui, la mollesse ou la peur, qui, après le Chant du Départ, saisit Paris, le fit rentrer chez lui.

    Voilà l’histoire, Messieurs, voilà le juste juge. L’histoire, c’est Brancaleone, c’est l’inflexible podestat qui, avant de juger, peut jurer à la porte qu’il n’a dans cette ville ni parents ni amis. Et c’est à ce prix-là qu’il a la grande épée Je l’ai juré sans peine, à l’entrée de ce livre (p. 68). Mais vous ne pouvez pas le jurer. Vous avez dans la ville un parent, qui est Robespierre.

    La parenté, la thèse à soutenir, l’intérêt spécial, est une tentation continuelle d’arranger et d’interpréter, surtout de grouper les faits, ou de les diviser quand, réunis, ils seraient clairs. J’ai bien noté cela dans la grosse compilation de Buchez : en mettant le début d’un fait au XXXe volume, par exemple, et la fin au XXXIe ou XXXIIe, il l’obscurcit au profit de son héros (décembre 1793–janvier 1794). — M. Louis Blanc (par mégarde, je pense), par des coupures étranges, désorganise aussi les choses. Exemple : les faits compliqués de novembre 1793, qu’il divise, sépare entre plusieurs volumes, de sorte que le mouvement religieux, le nouveau culte, semble un effet sans cause, pure sottise et grossière orgie que Robespierre condamne aux Jacobins. Le changement subit des Jacobins, leur intérêt à suivre Robespierre, le pouvoir sans contrôle de tous leurs petits comités, c’est brouillé, omis, dispersé, de sorte qu’on n’y comprend rien. Or, c’est le fond du fond. C’est ce qui fera l’explosion. L’irresponsabilité des quarante-quatre mille comités jacobins est ce qui excéda la France et précipita Robespierre.

    Observation fondamentale. Mais si j’entrais dans le menu de notre polémique, il me serait facile aussi de montrer qu’on est trop adroit, que souvent l’on se joue des mots. Par exemple, je reprochais à M. Louis Blanc d’avoir prêté au prodigue Calonne d’excellentes intentions. Il me répond qu’il a blâmé ses mauvaises opérations. Est-ce que ces mots sont synonymes ? La tentative désespérée du joueur ruiné qui se donne au diable, M. Louis Blanc la présente comme un plan préconçu, un profond calcul d’homme d’État qu’il aurait apporté à son début. Pure hypothèse, sans preuve, et que dément d’ailleurs toute la vie de cet étourdi.

    Les actes de 1793 et 1794 sont si souvent obscurs par leur brièveté, si contractés, si étranglés, qu’on est forcé, pour les comprendre, de rapprocher les précédents, les conséquents, de sonder à fond les motifs, surtout de dater finement, je veux dire, de saisir le caractère précis du moment et de la minute ; car le moment d’après tout change. C’est ce que j’ai fait pour la journée des Lois de la Terreur (5 septembre 1793). J’en ai disculpé Robespierre. Pourquoi ? C’est qu’à ce moment même, par un profond calcul (qui l’eût fait adorer), il essayait à Lyon des moyens de douceur. — Voici précisément ce qui eut lieu. Paris, quoique affamé, ne bougeait pas. Hébert et les exagérés, à qui le Comité fermait enfin la caisse de la Guerre, poussaient un mouvement contre le Comité, peut-être un 2 septembre. On n’y réussit pas. Robespierre dit fort sagement que ce n’était « qu’un complot d’intrigants ». Le 5, on pousse la Commune, quelques mille ouvriers sur la Convention. Robespierre était président. Mais le 5 était le dernier jour de sa présidence. Jamais il n’avait été aux grands mouvements. Fut-il présent à celui-ci pour tenir tête, non sans danger, à ceux qu’il nommait intrigants ? Je ne le crois point du tout. Je crois avec Buchez, contre M. Hamel, que c’est Thuriot qui tint le fauteuil en son absence. La réponse qu’on fit à la foule n’est nullement dans les formes de Robespierre. Il vint, après l’orage, un peu avant la fin de la séance, pour céder la place au nouveau président, Billaud-Varennes.

    Robespierre était las de porter le fardeau de l’alliance d’Hébert, qu’il subissait depuis plusieurs mois. Son gros péché, qui l’accablait, était la patience avec laquelle il avait enduré que cet Hébert manipulât, gâchât la Guerre, y mît ses furieux bavards et paralysât tout, de juin en août. Un homme de beaucoup de verve et de talent, M. Tridon, a essayé de nous blanchir Hébert (sans donner ni preuves ni pièces). Il dit fort bien, pour les vols de jeunesse de son héros, qu’ils ne sont pas prouvés. Il dit (chose certaine) qu’Hébert eut de l’esprit, était fin, élégant, qu’il a parfois écrit des choses excellentes contre la superstition, pour la diffusion des lumières, etc. Mais ce bon sens, cette finesse, en contraste si grand avec le ton de son journal, n’excuse aucunement, elle accuse plutôt le calcul de ce fin Normand, qui, criant, hurlant la Terreur, l’exploita et poussa (le dirai-je ?), terrorisa Robespierre même, le jeta hors des voies qu’il avait essayées à Lyon. Ainsi le grand homme de tactique, piqué de cette mauvaise mouche, alla hors de toute tactique, se perdit, nous perdit. D’autre part, cet homme de ruse, Hébert, dans sa comédie de fureur, fit un énorme tort à la Commune bienfaisante de 1793, à Chaumette et à Clootz, au nouveau culte, au grand mouvement de charité qui se faisait, autrement dit, sécha, stérilisa le vrai côté fécond de la Révolution.