Histoire de la Révolution française (Thiers)/2

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Furne & Cie (1p. 41-110).

CHAPITRE II.



Convocation et ouverture des états-généraux. − Discussion sur la vérification des pouvoirs et sur le vote d'un ordre et par tête. L'ordre du Tiers-État se déclare assemblée nationale. − La salle des états est fermée, les députés se rendent dans un autre local. − Serment du jeu de paume. − Séance royale du 23 juin. − L'assemblée continue ses délibérations malgré les ordres du roi. − Réunion définitive des trois ordres. − Premiers travaux de l'assemblée. − Agitations populaires à Paris. − Le peuple délivre des gardes françaises enfermées à l'abbaye. − Complots de la cour ; des troupes s'approchent de Paris. − Renvoi de Necker. − Journées des 12, 13 et 14 juillet. − Prise de la Bastille. − Le roi se rend à l'assemblée et de là à Paris. − Rappel de Necker.


Le moment de la convocation des états-généraux arrivait enfin ; dans ce commun danger, les premiers ordres, se rapprochant de la cour, s’étaient groupés autour des princes du sang et de la reine. Ils tâchaient de gagner par des flatteries des gentilshommes campagnards, et en leur absence ils raillaient leur rusticité. Le clergé tâchait de capter les plébéiens de son ordre, la noblesse militaire ceux du sien. Les parlemens, qui avaient cru occuper le premier rôle dans les états-généraux, commençaient à craindre que leur ambition ne fût trompée. Les députés du tiers-état, forts de la supériorité de leurs talens, de l'énergique expression de leurs cahiers, soutenus par des rapprochemens continuels, stimulés même par les doutes que beaucoup de gens manifestaient sur le succès de leurs efforts, avaient pris la ferme résolution de, ne pas céder.

Le roi seul, qui n'avait pas goûté un moment de repos depuis le commencement de son règne, entrevoyait les états-généraux comme le terme de ses embarras. Jaloux de son autorité, plutôt pour ses enfans, auxquels il croyait devoir laisser ce patrimoine intact, que pour lui-même, il n'était pas fâché d'en remettre une partie à la nation, et de se décharger sur elle des difficultés du gouvernement. Aussi faisait-il avec joie les apprêts de cette grande réunion. Une salle avait été préparée à la hâte. On avait même déterminé les costumes, et imposé au tiers-état une étiquette humiliante. Les hommes ne sont pas moins jaloux de leur dignité que de leurs droits : par une fierté bien juste, les cahiers défendaient aux députés de condescendre a tout cérémonial outrageant. Cette nouvelle faute de la cour tenait, comme toutes les autres, au désir de maintenir au moins le signe quand les choses n'étaient plus. Elle dut causer une profonde irritation dans un moment où, avant de s’attaquer, on commençait par se mesurer des yeux.

Le 4 mai, veille de l’ouverture, une procession solennelle eut lieu. Le roi, les trois ordres, tous les dignitaires de l’état, se rendirent à l’église de Notre-Dame. La cour avait déployé une magnificence extraordinaire. Les deux premiers ordres étaient vêtus avec pompe. Princes, ducs et pairs, gentilshommes, prélats, étaient parés de pourpre, et avaient la tête couverte de chapeaux à plumes. Les députés du tiers, vêtus de simples manteaux : noirs, venaient ensuite, et, malgré leur extérieur modeste, semblaient forts de leur nombre et de leur avenir. On observa que le duc d’Orléans, placé à la queue de la noblesse, aimait à demeurer en arrière et à se confondre avec les premiers députés du tiers.

Cette pompe nationale, militaire et religieuse, ces chants pieux, ces instrumens guerriers, et surtout la grandeur de l’événement, émanent profondément les cœurs. Le discours de l’évêque de Nancy, plein de sentimens généreux, fut applaudi avec enthousiasme, malgré la sainteté du lieu et la présence durci. Les grandes réunions élèvent l’âme, elles nous détachent de nous-mêmes, et nous rattachent aux autres ; une ivresse générale se répandit, et tout à coup plus d’un cœur sentit défaillir ses haines, et se remplit pour un moment d’humanité et de patriotisme[1].

L’ouverture des états-généraux eut lieu le lendemain, 5 mai 1789. Le roi était placé sur un trône élevé, la reine auprès de lui, la cour dans les tribunes, les deux premiers ordres sur les deux côtés, le tiers-état dans le fond de la Salle et sur des siéges inférieurs. Un mouvement s’éleva à la vue du comte de Mirabeau ; mais son regard, sa démarche imposèrent à l’assemblée. Le tiers-état se couvrit avec les autres ordres, malgré l’usage établi. Le roi prononça un discours dans lequel il conseillait le désintéressement aux uns, la sagesse aux autres, et parlait à tous de son amour pour le peuple. Le garde-des-sceaux Barentin prit ensuite la parole, et fut suivi de Necker, qui lut un mémoire sur l’état du royaume, où il parla longuement de finances, accusa un déficit de 56 millions, et fatigua de ses longueurs ceux qu’il n’offensa pas de ses leçons.

Dès le lendemain il fut prescrit aux députés de chaque ordre de se rendre dans le local qui leur était destiné. Outre la salle commune, assez vaste pour contenir les trois ordres réunis, deux autres salles avaient été construites pour la noblesse et le clergé. La salle commune était destinée au tiers, et il avait ainsi l’avantage, en étant dans son propre local, de se trouver dans celui des états. La première opération à faire était celle de la vérification des pouvoirs ; il s’agissait de savoir si elle aurait lieu en commun ou par ordre. Les députés du tiers, a prétendant qu’il ; importait à chaque partie des états-généraux de s’assurer de la légitimité des deux autres, demandaient la vérification en commun. La noblesse et le clergé, voulant maintenir la division des ordres, soutenaient qu’ils devaient se constituer chacun a part. Cette question n’était pas encore celle du vote par tête, car on pouvait vérifier les pouvoirs en commun et voter ensuite séparément, mais elle lui ressemblait beaucoup ; et dès le premier jour, elle fit éclater une division qu’il eût été facile de prévoir, et de prévenir en terminant le différend d’avance. Mais la cour n’avait jamais la force ni de refuser ni d’accorder ce qui était juste, et d’ailleurs elle espérait régner en divisant.

Les députés du tiers-état demeurèrent assemblés dans la salle commune, s’abstenant de prendre aucune mesure, et attendant, disaient-ils, la réunion de leurs collègues. La noblesse et le clergé, retirés dans leur salle respective, se mirent à délibérer sur la vérification. Le clergé vota la vérification séparée à la majorité de 133, sur 114, et la noblesse à la majorité de 188 sur 114. Le tiers-état, persistant dans son immobilité, continua le lendemain sa conduite de la veille. Il tenait à éviter toute mesure qui pût le faire considérer comme constitué en ordre séparé. C’est pourquoi, en adressant quelques-uns de ses membres aux deux autres chambres, il eut soin de ne leur donner aucune mission expresse. Ces membres étaient envoyés à la noblesse et au clergé pour leur dire qu’on les attendait dans la Salle commune, La noblesse n’était pas en séance dans le moment ; le clergé était réuni, et il offrit de nommer des commissaires pour concilier les différends qui venaient de s’élever. Il les nomma en effet, et fit inviter la noblesse à en faire autant. Le clergé dans cette lutte montrait un caractère bien différent de celui de la noblesse. Entre toutes les classes privilégiées, il avait le plus souffert des attaques du dix-huitième siècle ; son existence politique avait été contestée ; il était partagé à cause du grand nombre de ses curés ; d’ailleurs son rôle obligé était celui de la modération et de l’esprit de paix ; aussi, comme on vient de le voir, il offrit une espèce de médiation.

La noblesse, au contraire, s’y refusa en ne voulant pas nommer des commissaires. Moins prudente que le clergé, doutant moins de ses droits, ne se croyant point obligée à la modération, mais à la vaillance, elle se répandait en refus et en menaces. Ces hommes, qui n’ont excusé aucune passion, se livraient à toutes les leurs, et ils subissaient, comme toutes les assemblées, la domination des esprits les plus violens. Casalès, d’Espréménil, récemment anoblis, faisaient adopter les motions les plus fougueuses, qu’ils préparaient d’abord dans des réunions particulières. En vain une minorité composée d’hommes ou plus sages ou plus prudemment ambitieux, s’efforçait d’éclairer cette noblesse ; elle ne voulait rien entendre, elle parlait de combattre et de mourir ; et, ajoutait-elle, pour les lois et la justice. Le tiers—état, immobile, dévorait avec calme tous les outrages ; il s’irritait en silence, se conduisait avec la prudence et la fermeté de toutes les puissances qui commencent, et recueillait les applaudissemens des tribunes, destinées d’abord à la cour et envahies bientôt par le public.

Plusieurs jours s’étaient déjà écoulés. Le clergé avait tendu des piéges au tiers-état en cherchant à l’entraîner à certains actes qui le fissent qualifier d’ordre constitué. Mais le tiers-état s’y était refusé constamment ; et, ne prenant que des mesures indispensables de police intérieure, il s’était borné à choisir un doyen et des adjoints pour recueillir les avis. Il refusait s’ouvrir les lettres qui lui étaient adressées, et il déclarait former non un ordre, mais une assemblée de citoyens réunis par une autorité légitime pour attendre d’autres citoyens.

La noblesse, après avoir refusé de nommer des Commissaires conciliateurs, consentit enfin à en envoyer pour se concerter avec les autres ordres ; mais la mission qu’elle leur donnait devenait in futile, puisqu’elle les chargeait en même temps de déclarer qu’elle persistait dans sa décision du 6 mai, laquelle enjoignait la vérification séparée. Le clergé, tout au contraire, fidèle à son rôle, avait suspendu la vérification déjà commencée dans sa propre chambre, et il s’était déclaré non constitué, en attendant les conférences des commissaires conciliateurs. Les conférences étaient ouvertes : le clergé se taisait, les députés des communes faisaient valoir leurs raisons avec calme, ceux de la noblesse avec emportement. On se séparait aigri par la dispute, et le tiers-état, résolu à ne rien céder, n’était sans doute pas fâché d’apprendre que toute transaction devenait impossible. La noblesse entendait tous les jours ses commissaires assurer qu’ils avaient eu l’avantage, et son exaltation s’en augmentait encore. Par une lueur passagère de prudence, les deux premiers ordres déclarèrent qu’ils renonçaient à leurs priviléges pécuniaires. Le tiers-état accepta la concession, mais il persista dans son inaction, exigeant toujours la vérification commune. Les conférences se continuaient encore, lorsqu’on proposa enfin, comme accommodement, de faire vérifier les pouvoirs par des commissaires pris dans les trois ordres. Les envoyés de la noblesse déclarèrent en son nom qu’elle ne voulait pas de cet arrangement, et se retirèrent sans f‍ixer de jour pour une nouvelle conférence. La transaction fut ainsi rompue. Le même jour, la noblesse prit un arrêté par lequel elle déclarait de nouveau que, pour cette session, on vérif‍ierait séparément, en laissant aux états le soin de déterminer un autre mode pour l’avenir. Cet arrêté fut communiqué aux communes le 27 mai. On était réuni depuis le 5; vingt-deux jours s’étaient donc écoulés, pendant lesquels on n’avait rien fait; il était temps de prendre une détermination. Mirabeau, qui donnait l’impulsion au parti populaire , f‍it observer qu’il était urgent de se décider, et de commencer le bien public trop long-temps retardé. Il proposa donc, d’après la résolution connue de la noblesse, de faire une sommation au clergé pour qu’il s’expliquât sur-le-champ, et déclarât s’il voulait ou non se réunir aux communes. La proposition fut aussitôt adoptée. Le député Target se mit en marche à la tête d’une députation nombreuse, et se rendit dans la salle du clergé « Messieurs des communes invitent, dit-il, messieurs du clergé, AU NOM DU DIEU DE PAIX, et dans l’intérêt national, à se réunir avec eux dans la salle de l’assemblée, pour aviser aux moyens d’opérer la concorde, si nécessaire en ce moment au salut de la chose publique. » Le clergé fut frappé de ces paroles solennelles; un grand nombre de ses membres répondirent par des acclamations, et voulurent se rendre de suite à cette invitation; mais on les en empêcha, et on répondit aux députés des communes qu'il en serait délibéré. Au retour de la députation, le tiers-état, inexorable, se détermina à attendre, séance tenante, la réponse du clergé. Cette réponse n'arrivant point, on lui envoya dire qu'on l'attendait. Le clergé se plaignit d'être trop vivement pressé, et demanda qu'on lui laissât le temps nécessaire. On lui répondit avec modération qu'il pouvait en prendre, et qu'on attendrait, s'il le fallait, tout le jour et toute la nuit.

La situation était difficile; le clergé savait qu'après sa réponse les communes se mettraient à l’œuvre, et prendraient un parti décisif. Il voulait temporiser pour se concerter avec la cour; il demanda donc jusqu'au lendemain, ce qui fut accordé a regret. Le lendemain en effet, le roi, si désiré des premiers ordres, se décida à intervenir. Dans ce moment toutes les inimités de la cour et des premiers ordres commençaient à s'oublier, à l'aspect de cette puissance populaire qui s'élevait avec tant de rapidité. Le roi, se montrant enfin invita les trois ordres à reprendre les conférences en présence de son garde-des-sceaux. Le tiers-états, quoiqu'on ait dit de ses projets qu'on a jugés d'après l'évènement, ne poussait pas ses vœux au-delà de la monarchie tempérée. Connaissant les intentions de Louis XVI, il était plein de respect pour lui; d’ailleurs, ne voulant nuire à sa propre cause par aucun tort, il répondit que, par déférence pour le roi, il consentait à la reprise des conférences, quoique,d’après les déclarations de la noblesse, on pût les croire inutiles. Il joignit à cette réponse une adresse qu’il chargea son doyen de remettre au prince.Ce doyen était Bailly, homme simple et vertueux, savant illustre et modeste, qui avait été transporté subitement des études silencieuses de son cabinet au milieu des discordes civiles. Choisi pour présider une grande assemblée , il s’était effrayé de sa tâche nouvelle, s’était cru indigne de la remplir,et ne l’avait subie que par devoir. Mais élevé tout à coup à la liberté, il trouva en lui une présence d esprit et une fermeté inattendues ;au milieu de tant de conf‍lits, il f‍it respecter la majesté de l’assemblée, et représenta pour elle avec toute la dignité de la vertu et de la raison.
Bailly eut la plus grande peine à parvenir jusqu’au roi.Comme il insistait afin d'être introduit les courtisans répandirent qu’il n’avait pas même respecté la douleur du monarque, affligé de la mort du dauphin. Il fut enf‍in présenté, sut écarter tout cérémonial humiliant, et montra autant de fermeté que de respect. Le roi l’accueillit avec bonté, mais sans s’expliquer sur ses intentions.
Le gouvernement, décidé à quelques sacrif‍ices pour avoir des fonds, voulait, en opposant les ordres, devenir leur arbitre, arracher à la noblesse ses privilèges pécuniaires avec le secours du tiers-état,et arrêter l’ambition du tiers-état au moyen de la noblesse. Quant à la noblesse, n’ayant point à s’inquiéter des embarras de l’administration, ne songeant qu’aux sacrif‍ices qu’il allait lui en coûter, elle voulait amener la dissolution des états-généraux, et rendre ainsi leur convocation inutile. Les communes, que la cour et les premiers ordres ne voulaient pas reconnaître sous ce titre, et appelaient toujours du nom de tiers-état,acquéraient sans cesse des forces nouvelles, et, résolues à braver tous les dangers, ne voulaient pas laisser échapper une occasion qui pouvait ne plus s’offrir.
Les conférences demandées par le roi eurent lieu. Les commissaires de la noblesse élevèrent des diff‍icultés de tout genre, sur le titre de communes que le tiers-état avait pris, sur la forme et la signature du procès-verbal. Enf‍in ils entrèrent en discussion , et ils étaient presque réduits au silence par les raisons qu'on leur opposait, lorsque Necker, au nom du roi, proposa un nouveau moyen de conciliation. Chaque ordre devait examiner séparément les pouvoirs, et en donner communication aux autres; dans le cas où des difficultés s’élèveraient, des commissaires en feraient rapport à chaque chambre, et si la décision des divers ordres n’était pas conforme, le roi devait juger en dernier ressort. Ainsi la cour vidait le différend à son prof‍it. Les conférences furent aussitôt suspendues pour obtenir l'adhésion des ordres. Le clergé accepta le projet purement et simplement. La noblesse l’accueillit d’abord avec faveur; mais, poussée par ses instigateurs ordinaires, elle écarta l’avis des plus sages de ses membres, et modif‍ia le projet de conciliation. De ce jour datent tous ses malheurs.
Les communes, instruites de cette résolution, attendaient , pour s’expliquer à leur tour, qu’elle leur fût communiquée; mais le clergé, avec son astuce ordinaire, voulant les mettre en demeure aux yeux de la nation, leur envoya une députation pour les engager à s’occuper avec lui de la misère du peuple, tous les jours plus grande, et à se hâter de pourvoir ensemble à la rareté et à la cherté des subsistances.Les communes, exposées à la défaveur populaire si elles paraissaient indifférentes à une telle proposition, rendirent ruse pour ruse, et répondirent que, pénétrées des mêmes devoirs, elles attendaient le clergé dans la grande salle pour s’occuper avec lui de cet objet important. Alors la noblesse arriva et communiqua solennellement son arrêté aux communes; elle adoptait, disait-elle, le plan de conciliation, mais en persistant dans la vérif‍ication séparée, et en ne déférant aux ordres réunis et à la juridiction suprême du roi que les diff‍icultés qui pourraient s’élever sur les députations entières de toute une province.
Cet arrêté mit f‍in à tous les embarras des Communes. Obligées ou de céder, ou de se déclarer seules en guerre contre les premiers ordres et le trône, si le plan de conciliation avait été adopté, elles furent dispensées de s’expliquer, le plan n’étant accepté qu’avec de graves changements. Le moment était décisif. Céder sur la vérif‍ication séparée n’était pas, il est vrai, céder sur le vote par ordre ; mais faiblir une fois, c’était faiblir toujours. Il fallait ou se soumettre à un rôle à peu prés nul, donner de l’argent au pouvoir, et se contenter de détruire quelques abus lorsqu’on voyait la possibilité de régénérer l’état, ou prendre une résolution forte et se saisir violemment d’une portion du pouvoir législatif. C’était la le premier acte révolutionnaire, mais l’assemblée n’hésita pas. En conséquence, tous les procès-verbaux signés, les conférences f‍inies, Mirabeau se lève: « Tout projet de conciliation rejeté par une partie, dit-il, ne peut plus être examiné par l’autre. Un mois s’est écoulé,il faut prendre un parti décisif; un député de Paris a une motion importante à faire, qu’on l’écoute. » Mirabeau , ayant ouvert la délibération par son audace, introduit à la tribune Sieyès, esprit vaste, systématique, et rigoureux dans ses déductions. Sieyès rappelle et motive en peu de mots la conduite des communes. Elles ont attendu et se sont prêtées à toutes les conciliations proposées; leur longue condescendance est devenue inutile; elles ne peuvent différer plus longtemps sans manquer à leur mission; en conséquence, elles doivent faire une dernière invitation aux deux autres ordres, afin qu'ils se réunissent à elles pour commencer la vérification. Cette proposition rigoureusement motivée[2] est accueillie avec enthousiasme; on veut même sommer les deux ordres de se réunir dans une heure[3]. Cependant le terme est prorogé. Le lendemain jeudi étant un jour consacré aux solennités religieuses, on remet au vendredi. Le vendredi, la dernière invitation est communiquée ; les deux ordres répondent qu’ils vont délibérer; le roi, qu’il fera connaître ses intentions. L’appel des bailliages commence: le premier jour, trois curés se rendent, et sont couverts d’applaudissements: le second, il en arrive six; le troisième et le quatrième, dix, au nombre desquels se trouvait l’abbé Grégoire.
Pendant l’appel des bailliages et la vérification des pouvoirs, une dispute grave s’éleva sur le titre que devait prendre l’assemblée. Mirabeau proposa celui de représentans du peuple français; Mounier, celui de la majorité délibérant en l’absence de la majorité; le député Legrand, celui d'assemblée nationale. Ce dernier fut adopté après une discussion assez longue, qui se prolongea jusqu’au 16 juin dans la nuit. Il était une heure du matin, et il s’agissait de savoir si on se constituerait séance tenante, ou si on remettrait au lendemain. Une partie des députés voulait qu’on ne perdit pas un instant, af‍in d’acquérir un caractère légal qui imposât à la cour. Un petit nombre, désirant arrêter les travaux de l’assemblée, s’emportait et poussait des cris furieux. Les deux partis, rangés des deux côtés d’une longue table, se menaçaient réciproquement; Bailly, placé au centre, était sommé par les uns de séparer l’assemblée, par les autres de mettre aux voix le projet de se constituer. Impassible au milieu des cris et des outrages, il resta pendant plus d’une heure immobile et silencieux. Le ciel était orageux, le vent souff‍lait avec violence au milieu de la salle, et ajoutait au tumulte. Enf‍in les furieux se retirèrent; alors Bailly, s’adressant à l’assemblée devenue calme par la retraite de ceux qui la troublaient, l’engagea à renvoyer au jour l’acte important qui était proposé. Elle adopta son avis, et se retira en applaudissent à sa fermeté et à sa sagesse.
Le lendemain 17 juin, la proposition fut mise en délibération, et, à la majorité de 491 voix contre 90, les communes se constituèrent en assemblée nationale. Sieyès, chargé encore de motiver cette décision, le f‍it avec sa rigueur accoutumée.
« L’assemblée, délibérant après la vérif‍ication des pouvoirs,reconnaît qu’elle est déjà composée de représentans envoyés directement par les quatre-vingt-seize centièmes au moins de la nation. Un telle masse de députations ne saurait rester inactive par l’absence des députés de quelques bailliages ou de quelques classes de citoyens; car les absens qui ont été appelés ne peuvent empêcher les présens d’exercer la plénitude de leurs droits, surtout lorsque l’exercice de ces droits est un devoir impérieux et pressant.
De plus, puisqu’il n’appartient qu’aux représentans vérifiés de concourir au voeu national, et que tous les représentans vérif‍iés doivent être dans cette assemblée, il est encore indispensable de conclure qu’il lui appartient et qu’il n’appartient qu’à elle d’interpréter et de représenter la volonté générale de la nation.
Il ne peut exister entre le trône et l'assemblée aucun veto, aucun pouvoir négatif.
L'assemblée déclare donc que l’œuvre commune de la restauration nationale peut et doit être commencée sans retard par les députés présens, et qu’ils doivent la suivre sans interruption comme sans obstacle.
La dénomination d'assemblée nationale est la seule qui convienne à l'assemblée dans l'état actuel des choses, soit parce que les membres qui la composent sont les seuls représentans légitimement et publiquement connus et vérifiés, soit parce qu'ils sont envoyés par la presque totalité de la nation, soit enfin parce que la représentation étant une et indivisible, aucun des députés, dans quelque ordre ou classe qu'il soit choisi, n'a le droit d'exercer ses fonctions séparément de cette assemblée.

L'assemblée ne perdra jamais l'espoir de réunir dans son sein tous les députés aujourd'hui absens ; elle ne cessera de les appeler à remplir l'obligation qui leur est imposée de concourir à la tenue des états-généraux. À quelque moment que les députés absens se présentent dans la session qui va s'ouvrir, elle déclare d'avance qu'elle s'empressera de les recevoir, et de partager avec eux, après la vérification des pouvoirs, la suite des grand travaux qui doivent procurer la régénération de la France. »

Aussitôt après cet arrêté, l'assemblée, voulant tout à la fois faire un acte de sa puissance, et prouver qu'elle n'entendait point arrêter la marche de l'administration, légalisa la perception des impôts, quoique établis sans le consentement national ; prévenant sa séparation, elle ajouta qu'ils cesseraient d'être perçus le jour où elle serait séparée ; prévoyant en outre la banqueroute, moyen qui restait au pouvoir pour terminer les embarras financiers, et se passer du concours national, elle satisfit à la prudence et à l'honneur en mettant les créanciers de l'état sous la sauvegarde de la loyauté française. Enfin elle annonça qu'elle allait s'occuper incessamment des causes de la disette et de la misère publique.

Ces mesures, qui montraient autant de courage que d'habilité, produisirent une impression profonde. La cour et les premiers ordres étaient épouvantés de tant d'audace et d'énergie. Pendant ce temps le clergé délibérait en tumulte s'il fallait se réunir aux communes. La foule attendait au dehors le résultat de sa délibération ; les curés l'emportèrent enfin, et on apprit que la réunion avait été votée à la majorité de 149 voix sur 115. Ceux qui avaient voté pour la réunion furent accueillis avec des transports ; les autres furent outragés et poursuivis par le peuple.

Ce moment devait amener la réconciliation de la cour et de l'aristocratie. Le danger était égal pour toutes deux. La dernière résolution nuisait autant au roi qu'aux premiers ordres eux-mêmes dont les communes déclaraient pouvoir se passer. Aussitôt on se jeta aux pieds du roi ; le duc de Luxembourg, le cardinal de Larochefoucauld, l'archevêque de Paris, le supplièrent de réprimer l'audace du tiers-état, et de soutenir leurs droits attaqués. Le parlement lui fit offrir de se passer des états, en promettant de consentir tous les impôts. Le roi fut entouré par les princes et par la reine ; c'était plus qu'il ne fallait pour sa faiblesse ; enfin on l'entraîna à Marly, pour lui arracher une mesure vigoureuse.

Le ministre Necker, attaché à la cause populaire, se contentait de représentations inutiles, que le roi trouvait justes quand il avait l'esprit libre, mais dont la cour avait soin de détruire bientôt l'effet. Dès qu'il vit l'intervention de l'autorité royale nécessaire, il forma un projet qui parut très-hardi à son courage : il voulait que le monarque, dans une séance royale, ordonnât la réunion des ordres, mais seulement pour toutes les mesures d'intérêt général ; qu'il s'attribuât la sanction de toutes les résolutions prises par les états-généraux ; qu'il improuvât d'avance tout établissement contre la monarchie tempérée, tel que celui d'une assemblée unique ; qu'il promît enfin l'abolition des priviléges, l'égale admission de tous les Français aux emplois civils et militaires, etc. Necker, qui n'avait pas eu la force de devancer le temps pour un plan pareil, n'avait pas mieux celle d'en assurer l'exécution.

Le conseil avait suivi le roi à Marly. Là le plan de Necker, approuvé d'abord, est remis en discussion : tout à coup un billet est transmis au roi ; le conseil est suspendu, repris et renvoyé au lendemain, malgré le besoin d'une grande célérité. Le lendemain, de nouveaux membres sont ajoutés au conseil ; les frères du roi sont du nombre. Le projet de Necker est modifié ; le ministre résiste, fait quelques concessions, mais il se voit vaincu et retourne à Versailles. Un page vient trois fois lui remettre des billets, portant de nouvelles modifications ; son plan est tout-à-fait défiguré, et la séance royale est fixée pour le 22 juin.

On n'était encore qu'au 20, et déjà on ferme la salle des états, sous le prétexte des préparatifs qu'exige la présence du roi. Ces préparatifs pouvaient se faire en une demi-journée ; mais le clergé avait résolu la veille de se réunir aux communes, et on voulait empêcher cette réunion. Un ordre du roi suspend aussitôt les séances jusqu'au 22. Bailly, se croyant obligé d'obéir à l'assemblée, qui, le vendredi 19, s'était ajournée au lendemain samedi, se rend à la porte de la salle. Des gardes-françaises l'entouraient avec ordre d'en défendre l'entrée ; l'officier de service reçoit Bailly avec respect, et lui permet de pénétrer dans une cour pour y rédiger une protestation. Quelques députés jeunes et ardens veulent forcer la consigne ; Bailly accourt, les apaise, et les emmène avec lui, pour ne pas compromettre le généreux officier qui exécutait avec tant de modération les ordres de l'autorité. On s'attroupe en tumulte, on persiste à se réunir ; quel-ques-uns parlent de tenir séance sous les fenêtres mêmes du roi, d'autres proposent la salle du jeu de paume ; on s'y rend aussitôt ; le maître la cède avec joie.

Cette salle était vaste, mais les murs en étaient sombres et dépouillés ; il n'y avait point de sièges. On offre un fauteuil au président, qui le refuse et veut demeurer debout avec l'assemblée ; un banc sert de bureau ; deux députés sont placés à la porte pour la garder, et sont bientôt relevés par la prévôté de l'hôtel, qui vient offrir ses services. Le peuple accourt en foule, et la délibération commence. On s'élève de toutes parts contre cette suspension des séances, et on propose divers moyens pour l'empêcher à l'avenir. L'agitation augmente, et les partis extrêmes commencent à s'offrir aux imaginations. On propose de se rendre à Paris : cet avis, accueilli avec chaleur, est agité vivement ; déjà même on parle de s'y transporter en corps et à pied. Bailly est épouvanté des violences que pourrait essuyer l'assemblée pendant la route ; redoutant d'ailleurs une scission, il s'oppose à ce projet. Alors Mounier propose aux députés de s'engager par serment à ne pas se séparer avant l'établissement d'une constitution. Cette proposition est accueillie avec transport, et on rédige aussitôt la formule du serment. Bailly demande l'honneur de s'engager le premier, et lit la formule ainsi conçue : « Vous prêtez le serment solennel de ne jamais vous séparer, de vous rassembler partout où les circonstances l'exigeront, jusqu'à ce que la constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondemens solides. » Cette formule, prononcée à haute et intelligible voix, retentit jusqu'au dehors. Aussitôt toutes les bouches profèrent le serment ; tous les bras sont tendus vers Bailly, qui, debout et immobile, reçoit cet engagement solennel d'assurer par des lois l'exercice des droits nationaux. La foule pousse aussitôt des cris de vive l'assemblée ! vive le roi ! comme pour prouver que, sans colère et sans haine, mais par devoir, elle recouvre ce qui lui est dû. Les députés se disposent ensuite à signer la déclaration qu'ils viennent de faire. Un seul, Martin d'Auch, ajoute à son nom le mot d'opposant. Il se forme autour de lui un grand tumulte. Bailly, pour être entendu, monte sur une table, s'adresse avec modération au député, et lui représente qu'il a le droit de refuser sa signature, mais non celui de former opposition. Le député persiste ; et l'assemblée, par respect pour sa liberté, souffre le mot, et le laisse exister sur le procès-verbal.

Ce nouvel acte d'énergie excita l'épouvante de la noblesse, qui le lendemain vint porter ses doléances aux pieds du roi, s'excuser en quelque sorte des restrictions qu'elle avait apportées au plan de conciliation, et lui demander son assistance. La minorité noble protesta contre cette démarche, soutenant avec raison qu'il n'était plus temps de demander l'intervention royale, après l'avoir si mal à propos refusée. Cette minorité, trop peu écoutée, se composait de quarante-sept membres ; on y comptait des militaires, des magistrats éclairés ; le duc de Liancourt, généreux ami de son roi et de la liberté ; le duc de Larochefoucauld, distingué par une constante vertu et de grandes lumières ; Lally-Tolendal, célèbre déjà par les malheurs de son père et ses éloquentes réclamations ; Clermont-Tonnerre, remarquable par le talent de la parole ; les frères Lameth, jeunes colonels, connus par leur esprit et leur bravoure ; Duport, déjà cité pour sa vaste capacité et la fermeté de son caractère ; enfin le marquis de Lafayette, défenseur de la liberté américaine, unissant à la vivacité française la constance et la simplicité de Washington.

L'intrigue ralentissait toutes les opérations de la cour. La séance, fixée d'abord au lundi 22, fut remise au 23. Un billet, écrit fort tard à Bailly et à l'issue du grand conseil, lui annonçait ce renvoi, et prouvait l'agitation qui régnait dans les idées. Necker était résolu à ne pas se rendre à la séance, pour ne pas autoriser de sa présence des projets qu'il désapprouvait.

Les petits moyens, ressource ordinaire d'une autorité faible, furent employés pour empêcher la séance du lundi 22 ; les princes firent retenir la salle du jeu de paume pour y jouer ce jour-là. L'assemblée se rendit à l'église de Saint-Louis, où elle reçut la majorité du clergé, à la tête de laquelle se trouvait l'archevêque de Vienne. Cette réunion, opérée avec la plus grande dignité, excita la joie la plus vive. Le clergé venait s'y soumettre, disait-il, à la vérification commune.

Le lendemain 23 était le jour fixé pour la séance royale. Les députés des communes devaient entrer par la porte détournée, et différente de celle qui était réservée à la noblesse et au clergé. À défaut de la violence, on ne leur épargnait pas les humiliations. Exposés à la pluie, ils attendirent longtemps : le président, réduit à frapper à cette porte, qui ne s'ouvrait pas, frappa plusieurs fois ; on lui répondit qu'il n'était pas temps. Déjà les députés allaient se retirer, Bailly frappa encore ; la porte s'ouvrit enfin, les députés entrèrent et trouvèrent les deux premiers ordres en possession de leurs sièges, qu'ils avaient voulu s'assurer en les occupant d'avance. La séance n'était point, comme celle du 5 mai, majestueuse et touchante à la fois par une certaine effusion de sentimens et d'espérances. Une milice nombreuse, un silence morne, la distinguaient de cette première solennité. Les députés des communes avait résolu de garder le plus profond silence. Le roi prit la parole, et trahit sa faiblesse en employant des expressions beaucoup trop énergiques pour son caractère. On lui faisait proférer des reproches, et donner des commandemens. Il enjoignait la séparation par ordre, cassait les précédens arrêtés du tiers-état, en promettant de sanctionner l'abdication des priviléges pécuniaires quand les possesseurs l'auraient donnée. Il maintenait tous les droits féodaux, tant utiles qu'honorifiques, comme propriétés inviolables ; il n'ordonnait pas la réunion pour les matières d'intérêt général, mais il la faisait espérer de la modération des premiers ordres. Ainsi il forçait l'obéissance des communes, et se contentait de présumer celle de l'aristocratie. Il laissait la noblesse et le clergé juges de ce qui les concernait spécialement, et finissait par dire que, s'il rencontrait de nouveaux obstacles, il ferait tout seul le bien de son peuple, et se regarderait comme son unique représentant. Ce ton, ce langage, irritèrent profondément les esprits, non contre le roi, qui venait de représenter avec faiblesse des passions qui n'étaient pas les siennes, mais contre l'aristocratie dont il était l'instrument.

Aussitôt après son discours, il ordonne à l'assemblée de se séparer sur-le-champ. La noblesse le suit, avec une partie du clergé. Le plus grand nombre des députés ecclésiastiques demeurent ; les députés des communes, immobiles, gardent un profond silence. Mirabeau, qui toujours s'avançait le premier, se lève : « Messieurs, dit-il, j'avoue que ce que vous venez d'entendre pourrait-être le salut de la patrie, si les présens du despotisme n'étaient pas toujours dangereux… L'appareil des armes, la violation du temple national, pour vous commander d'être heureux !… Où sont les ennemis de la nation ? Catilina est-il à nos portes ?… Je demande qu'en vous couvrant de votre dignité, de votre puissance législative, vous vous renfermiez dans la religion de votre serment ; il ne vous permet de vous séparer qu'après avoir fait la constitution. »

Le marquis de Brézé, grand-maître des cérémonies, rentre alors et s'adresse à Bailly : « Vous avez entendu, lui dit-il, les ordres du roi ; » et Bailly lui répond : « Je vais prendre ceux de l'assemblée. » Mirabeau s'avance : « Oui, monsieur, s'écrie-t-il, nous avons entendu les intentions qu'on a suggérées au roi ; mais vous n'avez ici ni voix, ni place, ni droit de parler. Cependant, pour éviter tout délai, allez dire à votre maître que nous sommes ici par la puissance du peuple, et qu'on ne nous en arrachera que par la puissance des baïonnettes. » M. de Brézé se retire. Sieyès prononce ces mots : « Nous sommes aujourd'hui ce que nous étions hier ; délibérons. » L'assemblée se recueille pour délibérer sur le maintien de ses précédens arrêtés. « Le premier de ces arrêtés, dit Barnave, a déclaré ce que vous êtes ; le second statue sur les impôts, que vous seuls avez droit de consentir ; le troisième est le serment de faire votre devoir. Aucune de ces mesures n'a besoin de sanction royale. Le roi ne peut empêcher ce qu'il n'a pas à consentir. » Dans ce moment, des ouvriers viennent pour enlever les banquettes, des troupes armées traversent la salle, d'autres l'entourent au dehors ; les gardes-du-corps s'avancent même jusqu'à la porte. L'assemblée, sans s'interrompre, demeure sur les bancs et recueille les voix : il y a unanimité pour le maintien de tous les arrêtés précédens. Ce n'est pas tout : au sein de la ville royale, au milieu des serviteurs de la cour, et privée des secours de ce peuple depuis si redoutable, l'assemblée pouvait être menacée. Mirabeau reparaît à la tribune et propose de décréter l'inviolabilité de chaque député. Aussitôt l'assemblée, n'opposant à la force qu'une majestueuse volonté, déclare inviolable chacun de ses membres, proclame traître, infâme et coupable de crime capital, quiconque attenterait à leur personne.

Pendant ce temps la noblesse, qui croyait l'état sauvé par ce lit de justice, présentait ses félicitations au prince qui en avait donné l'idée, et les portrait du prince à la reine. La reine, tenant son fils dans ses bras, le montrant à ces serviteurs si empressés, recevait leurs sermens, et s'abandonnai malheureusement à une aveugle confiance. Dans ce même instant on entendit des cris : chacun accourut, et on apprit que le peuple, réuni en foule, félicitait Necker de n'avoir pas assisté à la séance royale. L'épouvante succéda aussitôt à la joie ; le roi et la reine firent appeler Necker, et ces augustes personnages furent obligés de le supplier de conserver son portefeuille. Le ministre y consentit, et rendit à la cour une partie de la popularité qu'il avait conservée en n'assistant pas à cette funeste séance.

Ainsi venait de s'opérer la première révolution. Le tiers-état avait recouvré le pouvoir législatif, et ses adversaires l'avaient perdu pour avoir voulu le garder tout entier. En quelques jours, cette révolution législative fut entièrement consommée. On employa encore quelques petits moyens, tels que de gêner les communications intérieures dans la salles des états ; mais ils furent sans succès. Le 24, la majorité du clergé se rendit à l'assemblée, et demanda la vérification en commun pour délibérer ensuite sur les propositions faites par le roi dans la séance du 23 juin. La minorité du clergé continuait à délibérer dans sa chambre particulière. L'archevêque de Paris, Juigné, prélat vertueux, bienfaiteur du peuple, mais privilégié opiniâtre, fut poursuivi, et contraint de promettre sa réunion ; il se rendit en effet à l'assemblée nationale, accompagné de l' ar-chevêque de Bordeaux, prélat populaire et qui devait plus tard devenir ministre.

Le plus grand trouble se manifesta dans les rangs de la noblesse. Ses agitateurs ordinaires enflammaient ses passions ; d'Espréménil proposa de décréter le tier-état, et de le faire poursuivre par le procureur-général ; la minorité proposa la réunion. Cette motion fut rejetée au milieu du tumulte. Le duc d'Orléans appuya la proposition, après avoir, la veille, promis le contraire aux Polignac[4]. Quarante-sept membres, résolus de se réunir à l'assemblée générale malgré la décision de la majorité, s'y rendirent en corps, et furent reçus au milieu de la joie publique. Cependant, malgré cette allégresse causée par leur présence, leurs visages étaient tristes. « Nous cédons à notre conscience, dit Clermont-Tonerre, mais c'est avec douleur que nous nous séparons de nos frères. Nous venons concourir à la régénération publique ; chacun de nous vous fera connaître le degré d'activité que lui permet son mandat. »

Chaque jour amenait de nouvelles réunions, et l'assemblée voyait s'accroître le nombre de ses membres. Des adresses arrivaient de toutes parts, exprimant le vœu et l'approbation des villes et des provinces. Mounier suscita celles du Dauphiné. Paris fit la sienne ; et le Palais-Royal lui-même envoya une députation, que l'assemblée, entourée encore de dangers, reçut pour ne pas s'aliéner la multitude. Alors elle n'en prévoyait pas les excès ; elle avait besoin au contraire de présumer son énergie et d'en espérer un appui ; beaucoup d'esprits en doutaient, et le courage du peuple n'était encore qu'un rêve heureux. Ainsi les applaudissemens des tribunes, importuns souvent à l'assemblée, l'avaient pourtant soutenue, et on n'osa pas les empêcher. Bailly voulu réclamer, on étouffa sa voix et sa motion par de bruyans applaudissemens.

La majorité de la noblesse continuait ses séances au milieu du tumulte et du plus violent déchaînement. L'épouvante se répandit chez ceux qui la dirigeaient, et le signal de la réunion partit de ceux mêmes qui lui persuadaient naguère la résistance. Mais ces passions, déjà trop excitées, n'étaient point faciles à conduire. Le roi fut obligé d'écrire une lettre ; la cour, les grands, furent réduits à supplier ; « la réunion sera passagère, disait-on aux plus obstinés ; des troupes s'approchent, cédez pour sauver le roi. » Le consentement fut arraché au milieu du désordre, et la majorité de la noblesse, accompagnée de la minorité du clergé, se rendit le 27 juin à l'assemblée générale. Le duc de Luxembourg, y parlant au nom de tous, dit qu'ils venaient pour donner au roi une marque de respect, et à la nation une preuve de patriotisme. « La famille est complète, » répondit Bailly. Supposant que la réunion était entière, et qu'il s'agissait, non de vérifier, mais de délibérer en commun, il ajouta : « Nous pourrons nous occuper, sans relâche et sans distraction, de la régénération du royaume et du bonheur public. »

Plus d'un petit moyen fut encore employé pour paraître n'avoir pas fait ce que la nécessité avait obligé de faire. Les nouveaux arrivés se rendaient toujours après l'ouverture des séances, tous en corps, et de manière à figurer un ordre. Ils affectaient de se tenir debout derrière le président, et de manière à paraître ne pas siéger. Bailly, avec beaucoup de mesure et de fermeté, finit par vaincre toutes les résistances, et parvint à les faire asseoir. On voulut aussi lui disputer la présidence, non de vive force, tantôt par une négociation secrète, tantôt par une supercherie. Bailly la retint, non par ambition, mais par devoir ; et on vit un simple citoyen, connu seulement par ses vertus et ses talents, présider tous les grands du royaume et de l'église.

Il était trop évident que la révolution législative était achevée. Quoique le premier différend n'eût d'autre objet que le mode de vérification et non la manière de voter, quoique les uns eussent déclaré ne se réunir que pour la vérification commune, et les autres pour obéir aux intentions royales exprimées le 23 juin, il était certain que le vote par tête devenait inévitable ; toute réclamation était donc inutile et impolitique. Pourtant le cardinal de Larochefoucauld protesta au nom de la minorité, et assura qu'il ne s'était réuni que pour délibérer sur les objets généraux, et en conservant toujours le droit de former un ordre. L'archevêque de Vienne répliqua avec vivacité que la minorité n'avait rien pu décider en l'absence de la majorité du clergé, et qu'elle n'avait pas le droit de parler au nom de l'ordre. Mirabeau s'éleva avec force contre cette prétention, dit qu'il était étrange qu'on protestât dans l'assemblée contre l'assemblée ; qu'il fallait en reconnaître la souveraineté, ou se retirer.

Alors s'éleva la question des mandats impératifs. La plupart des cahiers exprimaient le vœu des électeurs à l'égard des réformes à opérer, et rendaient ce vœu obligatoire pour les députés. Avant d'agir, il fallait fixer jusqu'à quel point on le pouvait ; cette question devait donc être la première. Elle fut prise et reprise plusieurs fois; Les uns voulaient qu'on retournât aux commettans ; les autres pensaient qu'on ne pouvait recevoir des commettans que la mission de voter pour eux, après que les objets auraient été discutés et éclaircis par les envoyés de toute la nation, mais ils ne croyaient pas qu'on put recevoir d'avance un avis tout fait. Si on croit en effet ne pouvoir faire la loi que dans un conseil général, soit parce qu'on trouve plus de lumières en s'élevant, soit parce qu'on ne peut avoir un avis que lorsque toutes les parties de la nation se sont réciproquement entendues, il s'ensuit qu'alors les députés doivent être libres et sans mandat obligatoire. Mirabeau, acérant la raison par l'ironie, s'écria que ceux qui croyaient les mandats impératifs avaient eu tort de venir, et n'avaient qu'à laisser leurs cahiers sur leurs bancs, et que ces cahiers siégeraient tout aussi bien qu'eux. Sieyès, avec sa sagacité ordinaire, prévoyant que, malgré la décision très juste de l'assemblée, un grand nombre de membres se replieraient sur leurs sermens, et qu'en se réfugiant dans leur conscience ils se rendraient inattaquables, proposa l'ordre du jour, sur le motif que chacun était juge de la valeur du serment qu'il avait prêté. « Ceux qui se croient obligés par leurs cahiers, dit-il, seront regardés comme absens, tout comme ceux qui avaient refusé de faire vérifier leurs pouvoirs en assemblée générale. » Cette sage opinion fut adoptée. L'assemblée, en contraignant les opposans, leur eût fourni des prétextes, tandis qu'en les laissant libres, elle était sûre de les amener à elle, car sa victoire était désormais certaine.

L'objet de la nouvelle convocation était la réforme de l'état, c'est-à-dire, l'établissement d'une constitution, dont la France manquait, malgré tout ce qu'on a pu dire. Si on appelle ainsi toute espèce de rapports entre les gouvernés et le gouvernement, sans doute la France possédait une constitution ; un roi avait commandé et des sujets obéi ; des ministres avaient emprisonné arbitrairement ; des traitans avaient perçu jusqu'aux derniers deniers du peuple ; des parlemens avaient condamné des malheureux à la roue. Les peuples les pus barbares ont de ces espèces de constitution. Il y avait eu un France des états-généraux, mais sans attributions précises, sans retours assurés, et toujours sans résultats. Il y avait eu une autorité royale, tour à tour nulle ou absolue. Il y avait eu des tribunaux ou cours souveraines qui souvent joignaient au pouvoir judiciaire le pouvoir législatif ; mais il n'y avait aucune loi qui assurât la responsabilité des agens du pouvoir, la liberté de la presse, la liberté individuelle, toutes les garanties enfin qui, dans l'état social, remplacent la fiction de la liberté naturelle[5].

Le besoin d'une constitution était avoué, et généralement senti ; tous les cahiers l'avaient énergiquement exprimé, et s'étaient même expliqués formellement sur les principes fondamentaux de cette constitution. Ils avaient unanimement prescrit le gouvernement monarchique, l'hérédité de mâle en mâle, l'attribution exclusive du pouvoir exécutif au roi, la responsabilité de tous les agens, le concours de la nation et du roi pour la confection des lois, le vote de l'impôt, et la liberté individuelle. Mais ils étaient divisés sur la création d'une ou de deux chambres législatives ; sur la permanence, la périodicité, la dissolution du corps législatif ; sur l'existence politique du clergé et des parlemens ; sur l'étendue de la liberté de la presse. Tant de questions, ou résolues ou proposées par les cahiers, annoncent assez combien l'esprit public était alors éveillé dans toutes les parties du royaume, et combien était général et prononcé le vœu de la France pour la liberté[6]. Mais une constitution entière à fonder au milieu des décombres d'une antique législation, malgré toutes les résistances, et avec l'élan désordonné des esprits, était une œuvre grande et difficile. Outre les dissentimens que devait produire la divergence naturelle des opinions. Une législation tout entière à donner à un grand peuple excite si fortement les esprits, leur inspire des projets si vastes, des espérances si chimériques, qu'on devait s'attendre à des mesures ou vagues ou exagérées, et souvent hostiles. Pour mettre de la suite dans les travaux, on nomma un comité chargé d'en mesurer l'étendue et d'en ordonner la distribution. Ce comité était composé des membres les plus modérés de l'assemblée. Mounier, esprit sage, quoique opiniâtre, en était le membre le plus laborieux et le plus influent ; ce fut lui qui prépara l'ordre du travail.

La difficulté de donner une constitution n'était pas la seule qu'eût à vaincre cette assemblée. Entre un gouvernement mal disposé et un peuple affamé qui exigeait de prompts soulagemens, il était difficile qu'elle ne se mêlât pas de l'administration. Se défiant de l'autorité, pressée de secourir le peuple, elle devait, même sans ambition, empiéter peu à peu sur le pouvoir exécutif. Déjà le clergé lui en avait donné l'exemple, en faisant au tiers-état la proposition insidieuse de s'occuper immédiatement des subsistances. L'assemblée à peine formée nomma un comité des subsistances, demanda au ministère des renseignemens sur cette matière, proposa de favoriser la circulation des denrée de province à province, de les transporter d'office sur les lieux où elles manquaient, de faire des aumônes, et d'y pourvoir par des emprunts. Le ministère fit connaître les mesures efficaces qu'il avait prises, et que Louis XVI, administrateur soigneux, avait favorisées de tout son pouvoir. Lally-Tolendal proposa de faire des décrets sur la libre circulation ; à quoi Mounier objecta que de tels décrets exigeraient la sanction royale, et que cette sanction, n'étant pas réglée, exposerait à des difficultés graves. Ainsi tous les obstacles se réunissaient. Il fallait faire des lois sans que les formes législatives fussent fixées, surveiller l'administration sans empiéter sur l'autorité exécutive, et suffire à tant d'embarras, malgré la mauvaise volonté du pouvoir, l'opposition des intérêts, la divergence des esprits, et l'exigence d'un peuple récemment éveillé, et s'agitant à quelques lieues de l'assemblée dans le sein d'une immense capitale.

Un très petit espace sépare Paris de Versailles, et on peut le franchir plusieurs fois en un jour. Toutes les agitations de Paris se faisaient donc ressentir immédiatement à Versailles, à la cour et dans l'assemblée. Paris offrait alors un spectacle nouveau et extraordinaire. Les électeurs, réunis en soixante districts, n'avaient pas voulu se séparer après les élections, et étaient demeurés assemblés, soit pour donner des instructions à leurs députés, soit par ce besoin de se réunir, de s'agiter, qui est toujours dans le cœur des hommes, et qui éclate avec d'autant plus de violence qu'il a été plus longtemps comprimé. Ils avaient une le même sort que l'assemblée nationale : le lieu de leurs séances ayant été fermé, ils s'étaient rendus un autre ; enfin ils avaient obtenu l'ouverture de l'Hôtel-de-ville, et là ils continuaient de se réunir et de correspondre avec leurs députés. Il n'existait point encore de feuilles publiques, rendant compte des séances de l'assemblée nationale ; on avait besoin de se rapprocher pour s'entretenir et s'instruire des évènemens. Le jardin du Palais-Royal était le lieu des plus fréquens rassemblemens. Ce magnifique jardin, entouré des plus riches magasins de l'Europe, et formant une dépendance du palais du duc d'Orléans, était le rendez-vous des étrangers, des débauchés, des oisifs, et surtout des plus grands agitateurs. Les discours les plus hardis étaient proférés dans les cafés ou dans le jardin même. On voyait un orateur monter sur une table, et, réunissant la foule autour de lui, l'exciter par les paroles les plus violentes, paroles toujours impunies, car la multitude régnait là en souveraine. Des hommes qu'on supposait dévoués au duc d'Orléans s'y montraient des plus ardens. Les richesses de ce prince, ses prodigalités connues, ses emprunts énormes, son voisinage, son ambition, quoique vague, tout a dû le faire accuser. L'histoire, sans désigner aucun nom, peut assurer du moins que l'or a été répandu. Si la partie saine de la nation voulait ardemment la liberté, si la multitude inquiète et souffrante voulait s'agiter et faire son sort meilleur, il y a eu aussi des instigateurs qui ont quelquefois excité cette multitude et dirigé peut-être quelques-uns de ses coups. Du reste, cette influence n'est point à compter parmi les causes de la révolution, car ce n'est pas avec un peu d'or et des manœuvres secrètes qu'on ébranle une nation de vingt-cinq millions d'hommes.

Une occasion de troubles se présenta bientôt. Les gardes-françaises, troupes d'élite destinées à composer la garde du roi, étaient à Paris. Quatre compagnies se détachaient alternativement, et venaient faire leur service à Versailles. Outre la sévérité barbare de la nouvelle discipline, ces troupes avaient encore à se plaindre de celle de leur nouveau colonel. Dans le pillage de la maison Réveillon, elles avaient bien montré quelque acharnement contre le peuple ; mais plus tard elles en avaient éprouvé du regret, et, mêlées tous les jours à lui, elles avaient cédé à ses séductions. D'ailleurs, soldats et sous-officiers sentaient que toute carrière leur était fermée ; ils étaient blessés de voir leurs jeunes officiers ne faire presque aucun service, ne figurer que les jours de parade, et, après les revues, ne pas même accompagner le régiment dans les casernes. Il y avait là comme ailleurs un tiers-état qui suffisait à tout et ne profitait de rien. L'indiscipline se manifesta, et quelques soldats furent enfermés à l'Abbaye.

On se réunit au Palais-Royal en criant : À l'abbaye ! La multitude y courut aussitôt. Les portes en furent enfoncées, et on conduisit en triomphe les soldats qu'on venait d'en arracher[7]. Tandis que le peuple les gardait au palais-Royal, une lettre fut écrite à l'assemblée pour demander leur liberté. Placée entre le peuple d'une part, et le gouvernement de l'autre, qui était suspect puisqu'il allait agir dans sa propre cause, l'assemblée ne pouvait manquer d'intervenir, et de commettre un empiétement en se mêlant de la police publique. Prenant une résolution tout à la fois adroite et sage, elle exprima aux Parisiens ses vœux pour le maintien du bon ordre, leur recommanda de ne pas le troubler, et en même temps elle envoya une députation au roi pour implorer sa clémence, comme un moyen infaillible de rétablir la concorde et la paix. Le roi, touché de la modération de l'assemblée, promit sa clémence quand l'ordre serait rétabli. Les gardes-françaises furent sur-le-champ replacés dans les prisons, et une grâce du roi les en fit aussitôt sortir.

Tout allait bien jusque-là ; mais la noblesse, en se réunissant aux deux ordres, avait cédé avec regret, et sur la promesse que sa réunion serait de courte durée. Elle s'assemblait tous les jours encore, et protestait contre les travaux de l'assemblée nationale ; ses réunions étaient progressivement moins nombreuses ; le 3 juillet on avait compté 138 membres présens ; le 10 ils n'étaient plus que 93, et le 11, 80. Cependant les plus obstinés avaient persisté, et le 11 ils avaient résolu une protestation que les évènemens postérieurs les empêchèrent de rédiger. LA cour, de son côté, n'avait pas cédé sans regret et sans projet. Revenue de son effroi après la séance du 23 juin, elle avait voulu la réunion générale pour entraver la marche de l'assemblée au moyen des nobles, et dans l'espérance de la dissoudre bientôt de vive force. Necker n'avait été conservé que pour couvrir par sa présence les trames secrètes qu'on ourdissait. À une certaine agitation, à la réserve dont on usait envers lui, il se doutait d'une grande machination. Le roi même n'était pas instruit de tout, et on se proposait sans doute d'aller plus loin qu'il ne voulait. Necker, qui croyait que toute l'action d'un homme d'état devait se borner à raisonner, et qui avait tout juste la force nécessaire pour faire des représentations, en faisait inutilement. Uni avec Mounier, Lally-Tolendal et Clermont-Tonnerre, ils méditaient tous ensemble l'établissement de la constitution anglaise. Pendant ce temps la cour poursuivait des préparatifs secret ; et les députés nobles ayant voulu se retirer, on les retint en leur parlant d'un évènement prochain.

Des troupes s'approchaient ; le vieux maréchal de Broglie en avait reçu le commandement général, et le baron de Besenval avait reçu le commandement particulier de celles qui environnaient Paris. Quinze régimens, la plupart étrangers, étaient aux environs de la capitale. La jactance des courtisans révélait le danger, et ces conspirateurs, trop prompts à menacer, compromettaient ainsi leurs projets. Les députés populaires, instruits, non pas de tous les détails d'un plan qui n'était pas connu encore en entier, et que le roi lui-même n'a connu qu'en partie, mais qui certainement faisait craindre l'emploi de la violence, les députés populaires étaient irrités et songeaient aux moyens de résistance. On ignore et on ignorera probablement toujours quelle a été la part des moyens secret dans l'insurrection du 14 juillet ; mais peu importe. L'aristocratie conspirait, le parti populaire pouvait bien conspirer aussi. Les moyens employés étant les mêmes, reste la justice de la cause, et la justice n'était pas pour ceux qui voulaient revenir sur la réunion des trois ordres, dissoudre la représentation nationale, et sévir contre ses plus courageux députés.

Mirabeau pensa que le plus sûr moyen d'intimider le pouvoir, c'était de le réduire à discuter publiquement les mesures qu'on lui voyait prendre. Il fallait pour cela les dénoncer ouvertement. S'il hésitait à répondre, s'il éludait, il était jugé ; la nation était avertie et soulevée. Mirabeau fait suspendre les travaux de la constitution, et propose de demander au roi le renvoi des troupes. Il mêle dans ses paroles le respect pour le monarque aux reproches les plus sévères pour le gouvernement. Il dit que tous les jours des troupes nouvelles s'avançent ; que tous les passages sont interceptés ; que les ponts, les promenades sont changés en postes militaires ; que des faits publics et cachés, des ordres et des contre-ordres précipités frappent tous les yeux et annoncent la guerre. Ajoutant à ces faits des reproches amers : « On montre, dit-il, plus de soldats menaçans à la nation, qu'une invasion de l'ennemi n'en rencontrerait peut-être, et mille fois plus du moins qu'on n'en a pu réunir pour secourir des amis martyrs de leur fidélité, et surtout pour conserver cette alliance des Hollandais, si précieuse, si chèrement conquise, et si honteusement perdue. »

Son discours aussitôt couvert d'applaudissemens, l'adresse qu'il propose est adoptée. Seulement, comme en invoquant le renvoi des troupes il avait demandé qu'on les remplaçât par des gardes bourgeoises, cet article est supprimé ; l'adresse est votée à l'unanimité moins quatre voix. Dans cette adresse, demeurée célèbre, qu'il n'a, dit-on, point écrite, mais dont il avait fourni toutes les idées à un de ses amis, Mirabeau prévoyait presque tout ce qui allait arriver : l'explosion de la multitude et la défection des troupes par leur rapprochement avec les citoyens. Aussi adroit qu'audacieux, il osait assurer au roi que ses promesses ne seraient point vaines : « Vous nous avez appelés, lui disait-il, pour régénérer le royaume ; vos vœux seront accomplis, malgré les piéges, les difficultés, les périls…, etc. »

L'adresse fut présentée par une députation de vingt-quatre membres. Le roi, ne voulant pas s'expliquer, répondit que ce rassemblement de troupes n'avait d'autre objet que le maintien de la tranquillité publique, et la protection due à l'assemblée ; qu'au surplus, si celle-ci avait encore des craintes, il la transférerait à Soissons ou à Noyon, et que lui-même se rendrait à Compiègne.

L'assemblée ne pouvait se contenter d'une pareille réponse, surtout de l'offre de l'éloigner de la capitale pour la placer entre deux camps. Le comte de Crillon proposa de s'en fier à la parole d'un roi honnête homme. « La parole d'un roi honnête homme, reprit Mirabeau, est un mauvais garant de la conduite de son ministère ; notre confiance aveugle dans nos rois nous a perdus ; nous avons demandé la retraite des troupes et non à fuir devant elles ; il faut insister encore, et sans relâches. »

Cette opinion ne fut point appuyée. Mirabeau insistait assez sur les moyens ouverts, pour qu'on lui pardonnât les machinations secrètes, s'il est vrai qu'elles aient été employées.

C'était le 11 juillet ; Necker avait dit plusieurs fois au roi que si ses services lui déplaisaient, il se retirerait avec soumission. « Je prends votre parole, » avait répondu le roi. Le 11 au soir, Necker reçut un billet où Louis XVI le sommait de tenir sa parole, le pressait de partir, et ajoutait qu'il comptait assez sur lui pour espérer qu'il cacherait son départ à tout le monde. Necker, justifiant alors l'honorable confiance du monarque, part sans en avertir sa société, ni même sa fille, et se trouve en quelques heures fort loin de Versailles. Le lendemain 12 juillet était un dimanche. Le bruit se répandit à Paris que Necker avait été renvoyé, ainsi que MM. de Montmorin, de la Luzerne, de Puiségur et de Saint-Priest. On annonçait, pour les remplacer, MM. de Breteuil, de la Vauguyon, de Broglie, Foulon et Damécourt, presque tous connus par leur opposition à la cause populaire. L'alarme se répand dans Paris. On se rend au Palais-Royal. Un jeune homme, connu depuis par son exaltation républicaine, né avec une ame tendre, mais bouillante, Camille Desmoulins, monte sur une table, montre des pistolets en cirant aux armes, arrache une feuille d'arbre dont il fait une cocarde, et engage tout le monde à l'imiter. Page:Thiers Adolphe - Histoire de la Révolution française t1 (1839).pdf/115 Les arbres sont aussitôt dépouillés, et on se rend dans un musée renfermant des bustes en cire. On s'empare de ceux de Necker et du duc d'Orléans, menacé, dit-on, de l'exil, et on se répand ensuite dans les quartiers de Paris. Cette foule parcourait la rue Saint-Honoré, lorsqu'elle rencontre, vers la place Vendôme, un détachement de Royal-Allemand qui fond sur elle, blesse plusieurs personnes, et entre autres un soldat des gardes-françaises. Ces derniers, tout disposés pour le peuple et contre le Royal-Allemand, avec lequel ils avaient eu une rixe les jours précédens, étaient casernés près de la place Louis XV ; ils font feu sur Royal-Allemand. Le prince de Lambesc, qui commandait ce régiment, se replie aussitôt sur le jardin des Tuileries, charge la foule paisible qui s'y promenait, tue un vieillard au milieu de la confusion, et fait évacuer le jardin. Pendant ce temps, les troupes qui environnaient Paris se concentrent sur le Champ-de-Mars et la place Louis XV. La terreur alors n'a plus de et se change en fureur. On se répand dans la ville en criant aux armes. La multitude court à l'Hôtel-de-Ville pour en demander. Les électeurs composant l'assemblée générale y étaient réunis. Ils livrent les armes qu'ils ne pouvaient plus refuser, et qu'on pillait déjà à l'instant où ils se décidaient à les accorder. Ces électeurs composaient en ce moment la seule autorité établie. Privés de tout pouvoir actifs, ils prennent ceux que la circonstance exigeait, et ordonnent la convocation des districts. Tous les citoyens s'y rendent pour aviser aux moyens de se préserver à la fois de la fureur de la multitude et de l'attaque des troupes royales. Pendant la nuit, le peuple, qui court toujours à ce qui l'intéresse, force et brûle les barrières, disperse les commis et rend toutes les entrées libres. Les boutiques des armuriers sont pilliées. Ces brigands, déjà signalés chez Réveillon, et qu'on vit, dans toutes les occasions, sortir comme de dessous terre, reparaissent armées de piques et de bâtons, et répandent l'épouvante. Ces évènemens avaient eu lieu pendant la journée du dimanche 12 juillet, et dans la nuit du dimanche au lundi 13. Dans la matinée du lundi, les électeurs, toujours réunis à l'Hôtel-de-Ville, croient devoir donner une forme plus légale à leur autorité ; ils appellent, en conséquence, le prévôt des marchands, administrateur ordinaire de la cité. Celui-ci ne consent à céder que sur une réquisition en forme. On le requiert en effet, et on lui adjoint un certain nombre d'électeurs ; on compose ainsi une municipalité revêtue de tous les pouvoirs. Cette municipalité mande auprès d'elle le lieutenant de police, et rédige en quelques heures un plan d'armement pour la milice bourgeoise.

Cette milice devait être composée de quarante-huit mille hommes, fournis par les districts. Le signe distinctif devait être, au lieu de la cocarde verte, la cocarde parisienne, rouge et bleue. Tout homme surpris en armes et avec cette cocarde, sans avoir été enrôlé par son district dans la garde bourgeoise, devait être arrêté, désarmé et puni. Telle fut la première origine des gardes nationales. Ce plan fut adopté par tous les districts, qui se hâtèrent de le mettre à exécution. Dans le courant de la même matinée, le peuple avait dévasté la maison de Saint-Lazare pour y chercher des grains ; il avait forcé le Garde-Meuble pour y prendre des armes, et en avait exhumé des armures antiques dont il s'était revêtu. On voyait la foule, portant des casques et des piques, inonder la ville. Le peuple se montrait maintenant ennemi du pillage ; avec sa mobilité ordinaire, il affectait le désintéressement, il respectait l'or, ne prenait que les armes, et arrêtait lui-même les brigands. Les gardes-françaises, et les milices du guet avaient offert leurs services,et on les avait enrôlés dans la garde bourgeoise.

On demandait toujours des armes à grands cris. Le prévôt Flesselles, qui d'abord avait résisté à ses concitoyens, se montrait zélé maintenant, et promettait 12,000 fusils pour le jour même, davantage pour les jours suivans. Il prétendait avoir fait un marché avec un armurier inconnu. La chose paraissait difficile en songeant au peu de temps qui s'était écoulé. Cependant le soir étant arrivé, les caisses d'artillerie annoncées par Flesselles sont conduites à l'Hôtel-de-Ville ; on les ouvre, et on les trouve pleines de vieux linges. À cette vue la multitude s'indigne contre le prévôt, qui dit avoir été trompé. Pour l'apaiser, il la dirige vers les Chartreux, en assurant qu'elle y trouvera des armes. Les Chartreux étonnés reçoivent cette foule furieuse, l'introduisent dans leur retraite, et parviennent à la convaincre qu'ils ne possédaient rien de ce qu'avait annoncé le prévôt.

Le peuple, plus irrité que jamais, revient en criant à la trahison. Pour le satisfaire, on ordonne la fabrication de cinquante mille piques. Des poudres destinées pour Versailles descendaient la Seine sur des bateaux ; on s'en empare, et un électeur en fait la distribution au milieu des plus grands dangers.

Une horrible confusion régnait à cet Hôtel-de-Ville, siége des autorités, quartier-général de la milice, et centre de toutes les opérations. Il fallait à la fois y pourvoir à la sûreté extérieure menacée par la cour, à la sûreté intérieure menacée par les brigands ; il fallait à chaque instant calmer les soupçons du peuple, qui se croyait trahi, et sauver de sa fureur ceux qui excitaient sa défiance. On voyait là des voitures arrêtées, des convois interceptés, des voyageurs attendant la permission de continuer leur route. Pendant la nuit, l'Hôtel-de-Ville fut encore une fois menacé par les brigands ; un électeur, le courageux Moreau de Saint-Méry, chargé d'y veiller, fit apporter des barils de poudre, et menaça de le faire sauter. Les brigands s'éloignèrent à cette vue. Pendant ce temps, les citoyens retirés chez eux se tenaient prêts à tous les genres d'attaque ; ils avaient dépavé les rues, ouvert des tranchées, et pris tous les moyens de résister à un siège.

Pendant ces troubles de la capitale, la consternation régnait dans l'assemblée. Elle s'était formée le 13 au matin, alarmée des évènemens qui se préparaient, et ignorant encore ce qui s'était passé à Paris. Le député Mounier s'élève le premier contre le renvoi des ministres. Lally-Tolendal lui succède à la tribune, fait un magnifique éloge de Necker, et tous deux s'unissent pour proposer une adresse dans laquelle on demandera au roi le rappel des ministres disgraciés. Un député de la noblesse, M. de Virieu, propose même de confirmer les arrêtés du 17 juin par un nouveau serment. M. de Clermont-Tonnerre s'oppose à cette proposition, comme inutile, et, rappelant les engagemens déjà pris par l'assemblée, s'écrie : « La constitution sera, ou nous ne serons plus. » La discussion s'était déjà prolongée lorsqu'on apprend les troubles de Paris pendant la matinée du 13, et les malheurs dont la capitale était menacée, entre des Français indisciplinés qui, selon l'expression du duc de Larochefoucauld, n'étaient dans la main de personne, et des étrangers disciplinés, qui étaient dans la main du despotisme. On arrête aussitôt d'envoyer une députation au roi, pour lui peindre la désolation de la capitale, et le supplier d'ordonner le renvoi des troupes et l'établissement des gardes bourgeoises. Le roi fait une réponse froide et tranquille qui ne s'accordait pas avec son cœur, et répète que Paris ne pouvait pas se garder. L'assemblée alors s'élevant au plus noble courage, rend un arrêté mémorable dans lequel elle insiste sur le renvoi des troupes, et sur l'établissement des gardes bourgeoises, déclare les ministres et tous les agens du pouvoir responsables, fait peser sur les conseils du roi, de quelque rang qu'ils puissent être, la responsabilité des malheurs qui se préparent ; consolide la dette publique, défend de prononcer le nom infâme de banqueroute, persiste dans ses précédens arrêtés, et ordonne au président d'exprimer ses regrets à M. Necker, ainsi qu'aux autres ministres. Après ces mesures pleines d'énergie et de prudence, l'assemblée, pour préserver ses membres de toute violence personnelle, se déclare en permanence, et nomme M. de Lafayette vice-président, pour soulager le respectable archevêque de Vienne, à qui son âge ne permettait pas de siéger jour et nuit. La nuit du 13 au 14 s'écoula ainsi au milieu du trouble et des alarmes. À chaque instant, des nouvelles funestes étaient données et contredites ; on ne connaissait pas tous les projets de la cours, mais on savait que plusieurs députés étaient menacés, que la violence allait être employée contre Paris et les membres les plus signalés de l'assemblée. Suspendue un instant, la séance fut reprise à cinq heures du matin, 14 juillet. L'assemblée, avec un calme imposant, reprit les travaux de la constitution, discuta avec beaucoup de justesse les moyens d'en accélérer l'exécution et de la conduire avec prudence. Un comité fut nommé pour préparer les questions ; il se composait de MM. l'évêque d'Autun, l'archevêque de Bordeau, Lally, Clermont-Tonnerre, Mounier, Sieyès, Chapelier et Bergasse. La matinée s'écoula ; on apprenait es nouvelles toujours plus sinistres ; le roi, disait-on, devait partir dans la nuit, et l'assemblée rester livrée à plusieurs régimens étrangers. Dans ce moment, on venait de voir les princes, la duchesse de Polignac et la reine, se promenant à l'Orangerie, flattant les officiers et les soldats, et leur faisant distribuer des rafraîchissemens. Il paraît qu'un grand dessein était conçu pour la nuit du 14 au 15, que Paris devait être attaqué sur sept points, le Palais-Royal enveloppé, l'assemblée dissoute, et la déclaration du 23 juin portée au parlement ; qu'enfin il devait être pourvu aux besoins du trésor par la banqueroute et les billets d'état. Il est certain que les commandans des troupes avaient reçu l'ordre de s'avancer du 14 au 15, que les billets d'état avaient été fabriqués, que les casernes des Suisses étaient pleines de munitions, et que le gouverneur de la Bastille avait déménagé, ne laissant dans la place que quelques meubles indispensables. Dans l'après-midi, les terreurs de l'assemblée redoublèrent ; on venait de voir passer le prince de Lambesc à toute bride ; on entendait le bruit du canon, et on appliquait l'oreille à terre pour saisir les moindres bruits. Mirabeau proposa alors de suspendre toute discussion, et d'envoyer une seconde députation au roi. La députation partit aussitôt pour faire de nouvelles instances. Dans ce moment ,deux membres de l'assemblée, venus de Paris en toute hâte, assurèrent qu'on s'y égorgeait ; l'un deux attesta qu'il avait vu un cadavre décapité et revêtu de noir. La nuit commençait à se faire ; on annonça l'arrivée de deux électeurs. Le plus profond silence régnait dans la salle ; on entendait le bruit de leurs pas dans l'obscurité ; et on apprit de leur bouche que la Bastille était attaque, que le canon avait tiré, que le sang coulait, et qu'on était menacé des plus affreux malheurs. Aussitôt une nouvelle députation fut envoyée avant le retour de la précédente. Tandis qu'elle partait, la première arrivait et rapportait la réponse du roi. Le roi avait ordonnée, disait-il, l'éloignement des troupes campées au Champs-de-Mars, et, ayant appris la formation de la garde bourgeoise, il avait nommé des officiers pour la commander.

À l'arrivée de la seconde députation, le roi, toujours plus troublé, lui dit : « Messieurs, vous déchirez mon cœur de plus en plus par le récit que vous me faites des malheurs de Paris. Il n'est pas possible que les ordres donnés aux troupes en soient la cause. » On n'avait obtenu encore que l'éloignement de l'armée. Il était deux heures après minuit. On répondit à la ville de Paris « que deux députations avaient été envoyées, et que les instances seraient renouvelées le lendemain, jusqu'à ce qu'elles eussent obtenu le succès qu'on avait droit d'attendre du cœur du roi, lorsque des impressions étrangères n'en arrêteraient plus les mouvements. » La séance fut un moment suspendue, et on apprit le soir les évènemens de la journée du 14.

Le peuple, dès la nuit du 13, s'était porté vers la Bastille ; quelques coups de fusil avaient été tirés, et il paraît que les instigateurs avaient proféré plusieurs fois le cri : À la bastille ! Le vœu de sa destruction se trouvait dans quelques cahiers ; ainsi, les idées avaient pris d'avance cette direction. On demandait toujours des armes. Le bruit s'était répandu que l'Hôtel des Invalides en contenait un dépôt considérable. On s'y rend aussitôt. Le commandant, M. de Sombreuil, en fait défendre l'entrée, disant qu'il doit demander des ordres à Versailles. Le peuple ne veut rien entendre, se précipite dans l'Hôtel, enlève les canons et une grande quantité de fusils. Déjà dans ce moment une foule considérable assiégeait la Bastille. Les assiégeans disaient que le canon de la place était dirigé sur la ville, et qu'il fallait empêcher qu'on ne tirât sur elle. Le député d'un district demande à être introduit dans la forteresse, et l'obtient du commandant. En faisant la visite, il trouve trente-deux Suisses et quatre-vingt-deux invalides, et reçoit la parole de la garnison de ne pas faire feu si elle n'est attaquée. Pendant ces pourparlers le peuple, ne voyant pas paraître son député, commence à s'irriter, et celui-ci est obligé de se montrer pour apaiser la multitude. Il se retire enfin vers onze heures du matin. Une demi-heure s'était à peine écoulée, qu'une nouvelle troupe arrive en armes, en criant : « Nous voulons la Bastille ! » La garnison somme les assaillans de se retirer, mais ils s'obstinent. Deux hommes montent avec intrépidité sur le toit du corps-de-garde, et brisent à coups de hache les chaînes du pont, qui retombe. La foule s'y précipite, et court à un second pont pour le franchir de même. En ce moment une décharge de mousqueterie l'arrête : elle recule, mais en faisant feu. Le combat dure quelques instans. Les électeurs réunis à l'Hôtel-de-Ville, entendant le bruit de la mousqueterie, s'alarment toujours davantage, et envoient deux députations, l'une sur l'autre, pour sommer le commandant de laisser introduire dans la place un détachement de milice parisienne, sur le motif que toute force militaire dans Paris doit être sous la main de la ville. Ces deux députations arrivent successivement. Au milieu de ce siége populaire, il était très difficile de se faire entendre. Le bruit du tambour, la vue d'un drapeau suspendent quelque temps le feu. Les députés s'avancent ; la garnison les attend, mais il est impossible de s'expliquer. Des coups de fusils sont tirés, on ne sait d'où. Le peuple, persuadé qu'il est trahi, se précipite pour mettre le feu à la place ; la garnison tire alors à la mitraille. Les gardes-françaises arrivent avec du canon et commencent une attaque en forme.

Sur ces entrefaites, un billet adressé par le baron de Besenval à Delaunay, commandant de la Bastille, est intercepté et lu à l'Hôtel-de-Ville. Besenval engageait Delaunay à résister, lui assurant qu'il serait bientôt secouru. C'était en effet dans la soirée de ce jour que devaient s'exécuter les projets de la cour. Cependant Delaunay, n'étant point secouru, voyant l'acharnement du peuple, se saisit d'une mèche allumée et veut faire sauter la place. La garnison s'y oppose, et l'oblige à se rendre : les signaux sont donnés, un pont est baissé. Les assiégeans s'approchent en promettant de ne commettre aucun mal ; mais la foule se précipite et envahit les cours. Les Suisses parviennent à se sauver. Les invalides assaillis ne sont arrachés à la fureur du peuple que par le dévouement des gardes-françaises. En ce moment, une fille, belle, jeune et tremblante, se présente : on la suppose fille de Delaunay ; on la saisit, et elle allait être brûlée, lorsqu'un brave soldat se précipite, l'arrache aux furieux, court la mettre en sûreté, et retourne à la mêlée.

Il était cinq heures et demie. Les électeurs étaient dans la plus cruelle anxiété, lorsqu'ils entendent un murmure sourd et prolongé. Une foule se précipite en criant victoire. La salle est envahie ; un garde-française, couvert de blessures, couronné de lauriers, est porté en triomphe par le peuple. Le réglement et les clés de la Bastille sont au bout d'une baïonnette ; une main sanglante, s'élevant au-dessus de la foule, montre une boucle de col : c'était celle du gouverneur Delaunay qui venait d'être décapité. Deux gardes-françaises, Élie et Hullin, l'avaient défendu jusqu'à la dernière extrémité. D'autre victimes avaient succombé, quoique défendues avec héroïsme contre la férocité de la populace. Une espèce de fureur commençait à éclater contre Flesselles, le prévôt des marchands, qu'on accusait de trahison. On prétendait qu'il avait trompé le peuple en lui promettant plusieurs fois des armes qu'il ne voulait pas lui donner. La salle était pleine d'hommes tout bouillans d'un long combat, et pressés par cent mille autres qui, restés au dehors, voulaient entrer à leur tour. Les électeurs s'efforçaient de justifier Flesselles aux yeux de la Multitude. Il commençait à perdre son assurance, et déja tout pâle il s'écrie : « Puisque je suis suspect, je me retirerai. − Non, lui dit-on, venez au Palais-Royal, pour y être jugé. » Il descend alors pour s'y rendre. La multitude s'ébranle, l'entoure, le presse. Arrivé au quai Pelletier, un inconnu le renverse d'un coup de pistolet. On prétend qu'on avait saisi une lettre sur Delaunay, dans laquelle Flesselles lui disait : « Tenez bon, tandis que j'amuse les Parisiens avec des cocardes. »

Tels avaient été les malheureux évènemens de cette journée. Un mouvement de terreur succéda bientôt à l'ivresse de la victoire. Les vainqueurs de la Bastille, étonnés de leur audace, et croyant retrouver le lendemain l'autorité formidable, n'osaient plus se nommer. À chaque instant on répandait que les troupes s'avançaient pour saccager Paris. Moreau de Saint-Méry, le même qui la veille avait menacé les brigands de faire sauter l'Hôtel-de-Ville, demeura inébranlable, et donna plus de trois mille ordres en quelques heures. Dès que la prise de la Bastille avait été connue à l' Hôtel-de-Ville, les électeurs en avaient fait informer l'assemblée, qui l'avait apprise vers le milieu de la nuit. La séance était suspendue, mais la nouvelle se répandit avec rapidité. La cour jusque-là, ne croyant point à l'énergie du peuple, se riant des efforts d'une multitude aveugle qui voulait prendre une place vainement assiégée autrefois par le grand Condé, la cour était paisible et se répandait en railleries. Cependant le roi commençait à être inquiet ; ses dernières réponses avaient même décélé sa douleur. Il s'était couché. Le duc de Liancourt, si connu par ses sentimens généreux, était l'ami particulier de Louis XVI, et, en sa qualité de grand-maître de la garde-robe, il avait toujours accès auprès de lui. Instruit des évènemens de Paris, il se rendit en tout hâte auprès du monarques, l'éveilla malgré les ministres, et lui apprit ce qui s'était passé. « Quelle révolte ! s'écria le prince. − Sire, reprit le duc de Liancourt, dites révolution. » Le roi, éclairé par ses représentations, consentit à se rendre dès le matin à l'assemblée. La cour céda aussi, et cet acte de confiance fut résolu. Dans cet intervalle, l'assemblée avait repris séance. On ignorait les nouvelles dispositions inspirées au roi, et il s'agissait de lui envoyer une dernière députation, pour essayer de le toucher, et obtenir de lui tout ce qui restait encore à accorder. Cette députation était la cinquième depuis ces funestes évènemens. Elle se composait de vingt-quatre membres, et allait se mettre en marche, lorsque Mirabeau, plus véhément que jamais, l'arrête : « Dites au roi, s'écrit-t-il, dites-lui bien que les hordes étrangères dont nous sommes investis ont reçu hier la visite des princes, des princesses, des favoris, des favorites, et leurs caresses, et leurs exhortations, et leurs présens. Dites-lui que toute la nuit ces satellites étrangers, gorgés d'or et de vin, ont prédit, dans leurs chants impies, l'asservissement de la France, et que leurs vœux brutaux invoquaient la destruction de l'assemblée nationale. Dites-lui que dans son palais même, les courtisans ont mêlé leurs danses au son de cette musique barbare, et que telle fut l'avant-scène de la Saint-Barthélemi !

Dites-lui que ce Henri dont l'univers bénit la mémoire, celui de ses aïeux qu'il voulait prendre pour modèle, faisait passer des vivres dans Paris révolté, qu'il assiégeait en personne ; et que ses conseillers féroces font rebrousser les farines que le commerce apporte dans Paris fidèle et affamé. »

La députation allait se rendre auprès du roi, lorsqu'on apprend qu'il arrive de son propre mouvement, sans garde et sans escorte. Des applaudissemens retentissent : « Attendez, reprend Mirabeau avec gravité, que le roi nous ait fait connaître ses bonnes dispositions. Qu'un morne respect soit le premier accueil fait au monarque dans ce moment de douleur. Le silence des peuples est la leçon des rois ! »

Louis XVI se présente alors accompagné de ses deux frères. Son discours simple et touchant excite le plus vif enthousiasme. Il rassure l'assemblée, qu'il nomme pour la première fois assemblée nationale ; se plaint avec douceur des méfiances qu'on a conçues : « Vous avez craint, leur dit-il ; eh bien ! c'est moi qui me fie à vous. » Ces mots sont couverts d'applaudissemens. Aussitôt les députés se lèvent, entourent le monarque, et le reconduisent à pied jusqu'au château. La foule se presse autour de lui, les larmes coulent de tous les yeux, et il peut à peine s'ouvrir un passage à travers ce nombreux cortège. La reine, en ce moment, placée avec la cour sur un balcon, contemplait de loin cette scène touchante. Son fils était dans ses bras ; sa fille, debout à ses côtés, jouait naïvement avec les cheveux de son frère. La princesse, vivement émue, semblait se complaire dans cet amour des Français. Hélas ! combien de fois un attendrissement réciproque n'a-t-il pas réconcilié les cœurs pendant ces funestes discordes ! Pour un instant tout semblait oublié ; mais le lendemain, le jour même, la cour était rendue à son orgueil, le peuple à ses méfiances, et l'implacable haine recommençait son cours.

La paix était faite avec l'assemblée, mais il restait à la faire avec Paris. L'assemblée envoya d'abord une députation à l'Hôtel-de-Ville, pour porter la nouvelle de l'heureuse réconciliation opérée avec le roi. Bailly, Lafayette, Lally-Tolendal, étaient du nombre des envoyés. Leur présence répandit la plus vive allégresse. LE discours de Lally fit naître des transports si vifs, qu'on le porta en triomphe à une fenêtre de l'Hôtel-de-Ville pour le montrer au peuple. Une couronne de fleurs fut placée sur sa tête, et il reçut ces hommages vis-à-vis la place même où avait expiré son père avec un bâillon sur la bouche. La mort de l'infortuné Flesselles, chef de la municipalité, et le refus du duc d'Aumont d'accepter le commandement de la milice bourgeoise, laissaient un prévôt et un commandant-général à nommer. Bailly fut désigné, et au milieu des plus vives acclamations il fut nommé successeur de Flesselles, sous le titre de maire de Paris. La couronne qui avait été sur la tête de Lally passa sur celle du nouveau maire ; il voulut l'en arracher, mais l'archevêque de Paris l'y retint malgré lui. Le vertueux vieillard laissa alors échapper des larmes, et il se résigna à ses nouvelles fonctions. Digne représentant d'une grande assemblée en présence de la majesté du trône, il était moins capable de résister aux orages d'une commune, où la multitude luttait tumultueusement contre ses magistrats. Faisant néanmoins abnégation de lui-même, il allait se livrer au soin si difficile des subsistances, et nourrir un peuple qui devait l'en payer par tant d'ingratitude. Il restait à nommer un commandant de la milice. Il y avait dans la salle un buste envoyé par l'Amérique affranchie à la ville de Paris. Moreau de Saint-Méry le montra de la main, tous les yeux s'y portèrent, c'était celui du marquis de Lafayette. Un cri général le proclama commandant. On vota aussitôt un Te Deum, et on se transporta en foule à Notre-Dame. Les nouveaux magistrats, l'archevêque de Paris, les électeurs, mêlés à des gardes-françaises, à des soldats de la milice, marchant sous le bras des uns et des autres, se rendirent à l'antique cathédrale, dans une espèce d'ivresse. Sur la route, des enfans-trouvés tombèrent aux pieds de Bailly, qui avait beaucoup travaillé pour les hôpitaux ; ils l'appelèrent leur père. Bailly les serra dans ses bras, en les nommant ses enfans. On arriva à l'église, on célébra la cérémonie, et chacun se répandit ensuite dans la cité, où une joie délirante avait succédé à la terreur de la veille. Dans ce moment, le peuple venait visiter l'antre, si long-temps redouté, dont l'entrée était maintenant ouverte. On parcourait la Bastille avec une avide curiosité et une sorte de terreur. On y cherchait des instrumens de supplice, des cachots profonds. On y venait voir surtout une énorme pierre placée au milieu d'une prison obscure et marécageuse, et au centre de laquelle était fixée une pesante chaîne.

La cour, aussi aveugle dans ses craintes qu'elle l'avait été dans sa confiance, redoutait si fort le peuple, qu'à chaque instant elle s'imaginait qu'une armée parisienne marchait sur Versailles. Le comte d'Artois, la famille de Polignac, si chère à la reine, quittèrent alors la France, et furent les premiers émigrés. Bailly vint rassurer le roi, et l'engagea au voyage de Paris, qui fut résolu malgré la résistance de la reine et de la cour.

Le roi se disposa à partir. Deux cents députés furent chargés de l'accompagner. La reine lui fit ses adieux avec une profonde douleur. Les gardes-du-corps l'escortèrent jusqu'à Sèvres, où ils s'arrêtèrent pour l'attendre. Bailly, à la tête de la municipalité, le reçut aux portes de Paris, et lui présenta les clés, offertes jadis à Henri IV. « Ce bon roi, lui dit Bailly, avait conquis son peuple ; c'est aujourd'hui le peuple qui a reconquis son roi. » La nation, législatrice à Versailles, était armée à Paris. Louis XVI, en entrant, se vit entouré d'une multitude silencieuse et enrégimentée. Il arriva à l'Hôtel-de-Ville[8], en passant sous une voûte d'épées croisées sur sa tête en signe d'honneur. Son discours fut simple et touchant. Le peuple, qui ne pouvait plus se contenir, éclata enfin, et prodigua au roi ses applaudissemens accoutumés. Ces acclamations soulagèrent un peu le cœur du prince ; il ne put néanmoins dissimuler un mouvement de joie en apercevant les gardes-du-corps placés sur les hauteurs de Sèvres ; et à son retour la reine, se jetant à son cou, l'embrassa comme si elle avait craint de ne plus le revoir.

Louis XVI, pour satisfaire en entier le vœu public, ordonna le retour de Necker et le renvoi des nouveaux ministres. M. de Liancourt, ami du roi, et son conseiller si utile, fut élu président de l'assemblée. Les députés nobles, qui, tout en assistant aux délibérations, refusaient encore d'y prendre part, cédèrent enfin, et donnèrent leur vote. Ainsi s'acheva la confusion des ordres. dès cet instant on pouvait considérer la révolution comme accomplie. La nation, maîtresse du pouvoir législatif par l'assemblée, de la force publique par elle-même, pouvait désormais réaliser tout ce qui était utile à ses intérêts. C'est en refusant l'égalité de l'impôt qu'on avait rendu les états-généraux nécessaires ; c'est en refusant un juste partage d'autorité dans ces états qu'on y avait perdu toute influence ; c'est enfin en voulant recouvrer cette influence qu'on avait soulevé Paris, et provoqué la nation tout entière à s'emparer de la force publique.

  1. Voyez la note 1 à la fin du volume.
  2. Voyez la note à la fin du volume.
  3. Séance du 10 juin.
  4. Voyez Ferrières.
  5. Voyez la note 3 à la fin du volume.
  6. Note 4 à la fin du volume.
  7. 30 juin.
  8. 17 juillet.