Histoire de la Révolution française (Thiers)/3

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Furne & Cie (1p. 111-163).

CHAPITRE III.



Travaux de la municipalité de Paris. — Lafayette commandant de la garde nationale ; Son caractère et son rôle dans la révolution. — Massacre de Foulon et de Berthier. — Retour de Necker. — Situation et division des partis et de leurs chefs. − Mirabeau ; Son caractère, son projet et son génie. − Les brigands. − Troubles dans les provinces et les campagnes. − Nuit du 4 août. − Abolition des droits féodaux et de tous les priviléges. − Déclaration des droits de l'Homme. − Discussion sur la constitution et sur le veto. − Agitation à Paris. Rassemblement tumultueux aux Palais-Royal.


Cependant tout s'agitait dans le sein de la capitale, où une nouvelle autorité venait de s'établir. Le même mouvement qui avait porté les électeurs à se mettre en action, poussait toutes les classes à en faire autant. L'assemblée avait été imitée par l'Hôtel-de-Ville, l'Hôtel-de-Ville par les districts, et les districts par toutes les corporations. Tailleurs, cordonniers, boulangers, domestiques, réunis au Louvre, à la place Louis XV, aux Champs-Élysées, délibéraient en forme, malgré les défenses réitérées de la municipalité. Au milieu de ces mouvemens contraires, l'Hôtel-de-Ville, combattu par les districts, inquiété par le Palais-Royal, était entouré d'obstacles, et pouvait à peine suffire aux soins de son immense administration. Il réunissait à lui seul l'autorité civile, judiciaire et militaire. Le quartier-général de la milice y était fixé. Les juges, dans le premier moment, incertains sur leurs attributions, lui adressaient les accusés. Il avait même la puissance législative, car il était chargé de se faire une constitution. Bailly avait pour cet objet demandé à chaque district deux commissaires qui, sous le nom de représentans de la commune, devaient en régler la constitution. Pour suffire à tant de soins, les électeurs s'étaient partagés en divers comités : l'un, nommé comité des recherches, s'occupait de la police ; l'autre, nommé comité des subsistances, s'occupait des approvisionnemens, tâche la plus difficile et la plus dangereuse de toutes. Bailly fut obligé de s'en occuper jour et nuit. Il fallait opérer des achats continuels de blé, le faire moudre ensuite, et puis le porter à Paris à travers les campagnes affamées. Les convois étaient souvent arrêtés, et on avait besoin de détachemens nombreux pour empêcher les pillages sur la route et dans les marchés. Quoique l'état vendît les blés à perte, afin que les boulangers puissent rabaisser le prix du pain, la multitude n'était pas satisfaite : il fallait toujours diminuer ce prix, et la disette de Paris augmentait par cette diminution même, parce que les campagnes couraient s'y approvisionner. La crainte du lendemain portait chacun à se pourvoir abondamment, et ce qui s'accumulait dans les mains des uns manquait aux autres. C'est la confiance qui hâte les travaux du commerce, qui fait arriver les denrées, et qui rend leur distribution égale et facile ; mais quand la confiance disparaît, l'activité commerciale cesse ; les objets n'arrivant plus au-devant des besoins, ces besoins s'irritent, ajoutent la confusion à la disette, et empêchent la bonne distribution du peu qui reste. Le soin des subsistances était donc le plus pénible de tous. De cruels soucis dévoraient Bailly et le comité. Tout le travail du jour suffisait à peine au besoin du jour, et il fallait recommencer le lendemain avec les mêmes inquiétudes.

Lafayette, commandant de la milice bourgeoise[1], n'avait pas moins de peines. Il avait incorporé dans cette milice les gardes-françaises dévoués à la révolution, un certain nombre de Suisses, et une grande quantité de soltats qui désertaient les régimens dans l'espoir d'une solde plus forte. Le roi en avait lui-même donné l'autorisation. Ces troupes réunies composèrent ce qu'on appela les compagnies du centre. La milice prit le nom de garde nationale, revêtit l'uniforme, et ajouta aux deux couleurs rouge et bleue de la cocarde parisienne la couleur blanche, qui était celle du roi. C'est là cette cocarde tricolore dont Lafayette prédit les destinés en annonçant qu'elle ferait le tour du monde.

C'est à la tête de cette troupe que Lafayette s'efforça pendant deux années consécutives de maintenir la tranquillité publique, et de faire exécuter les lois que l'assemblée décrétait chaque jour. Lafayette, issu d'une famille ancienne et demeurée pure au milieu de la corruption des grands, doué d'un esprit droit, d'une âme ferme, amoureux de la vraie gloire, s'était ennuyé des frivolités de la cour et de la discipline pédantesque de nos armées. Sa patrie ne lui offrant rien de noble à tenter, il se décida pour l'entreprise la plus généreuse du siècle, et il partit pour l'Amérique le lendemain du jour où l'on répandait en Europe qu'elle était soumise. Il y combattit à côté de Washington, et décida de l'affranchissement du Nouveau-Monde par l'alliance dans la France. Revenu dans son pays avec un nom européen, accueilli à la cour comme une nouveauté, il s'y montra simple et libre comme un Américain. Lorsque la philosophie, qui n'avait été pour des nobles oisifs qu'un jeu d'esprit, exigea de leur part des sacrifices, Lafayette presque seul persista dans ses opinions, demanda les états-généaux, contribua puissamment à la réunion des ordres, et fut nommé, en récompense, commandant-général de la garde nationale. Lafayette n'avait pas les passions et le génie qui font souvent abuser de la puissance : avec une âme égale, un esprit fin, un système de désintéressement invariable, il était surtout propre au rôle que les circonstances lui avaient assigné, celui de faire exécuter les lois. Adoré de ses troupes sans les avoir captivées par la victoire, plein de calme et de ressources au milieu des fureurs de la multitude, il maintenait l'ordre avec une vigilance infatigable. Les partis, qui l'avaient trouvé incorruptible, accusaient son habileté, parce qu'ils ne pouvaient accuser son caractère. Cependant il ne se trompait pas sur les évènemens et sur les hommes, n'appréciait la cour et les chefs de parti que ce qu'ils valaient, les protégeait au péril de sa vie sans les estimer, et luttait souvent sans espoir contre les factions, mais avec la constance d'un homme qui ne doit jamais abandonner la chose publique, alors même qu'il n'espère plus pour elle.

Lafayette, malgré toute sa vigilance, ne réussit pas toujours à arrêter les fureurs populaires. Car quelque active que soit la force, elle ne peut se montrer partout contre un peuple partout soulevé, qui voit dans chaque homme un ennemi. À chaque instant les bruits les plus ridicules étaient répandus et accrédités. Tantôt on disait que les soldats des gardes-françaises avaient été empoisonnés, tantôt que les farines avaient été volontairement avariées, ou qu'on détournait leur arrivée ; et ceux qui se donnaient les plus grandes peines pour les amener dans la capitale, étaient obligés de comparaître devant un peuple aveugle qui les accablait d'outrages ou les couvrait d'applaudissemens, selon les dispositions du moment. Cependant il est certain que la fureur du peuple qui, en général, ne sait ni choisir ni chercher long-temps ses victimes, paraissait souvent dirigée soit par des misérables payés, comme on l'a dit, pour rendre les troubles plus graves en ensanglantant, soit seulement par des hommes plus profondément haineux. Foulon et Berthier furent poursuivis et arrêtés loin de Paris, avec une intention évidente. Il n'y eut de spontané à leur égard que la fureur de la multitude qui les égorgea. Foulon, ancien intendant, homme dur et avide, avais commis d'horribles exactions, et avait été un des ministres désignés pour succéder à Necker et à ses collègues. Il fut arrêté à Viry, quoiqu'il eût répandu le bruit de sa mort. On le conduisit à Paris, en lui reprochant d'avoir dit qu'il fallait faire manger du foin au peuple. On lui mit des orties au cou, un bouquet de chardons à la main, et une botte de foin derrière le dos. C'est en cet état qu'il fut traîné à l'Hôtel-de-Ville. Au même instant, Berthier de Sauvigny, son gendre, était arrêté à Compiègne, sur de prétendus ordres de la commune de Paris, qui n'avaient pas été donnés. La commune écrivit aussitôt pour le faire relâcher, ce qui ne fut pas exécuté. On l'achemina vers Paris, dans le moment où Foulon était à l'Hôtel-de-Ville, exposé à la rage des furieux. La populace foulait l'égorger ; les représentations de Lafayette l'avaient un peu calmée, et elle consentait à ce que Foulon fût jugé ; mais elle demandait que le jugement fût rendu à l'instant même, pour jouir sur-le-champ de l'exécution. Quelques électeurs avait été choisis pour servir de juges ; mais, sous divers prétextes, ils avaient refusé cette terrible magistrature. Enfin, on avait désigné Bailly et Lafayette, qui se trouvaient réduits à la cruelle extrémité de se dévouer à la rage de la populace, ou de sacrifier une victime. Cependant Lafayette, avec beaucoup d'art et de fermeté, temporisait encore ; il avait plusieurs fois adressé la parole à la multitude avec succès. Le malheureux Foulon, placé sur un siège à ses côtés, eut l'imprudence d'applaudir à ses dernières paroles. « Voyez-vous, dit un témoin, ils s'entendent ! » À ce mot, la foule s'ébranle et se précipite sur Foulon. Lafayette fait des efforts incroyables pour le soustraire aux assassins ; on le lui arrache de nouveau, et l'infortuné vieillard est pendu à un réverbère. Sa tête est coupée, mise au bout d'une pique, et promenée dans Paris. Dans ce moment, Berthier arrivait dans un cabriolet conduit par des gardes, et poursuivit par la multitude. On lui montre la tête sanglante, sans qu'il se doute que c'est la tête de son beau-père. On le conduit à l'Hôtel-de-Ville, où il prononce quelques mots pleins de courage et d'indignation. Saisi de nouveau par la multitude, il se dégage un moment, s'empare d'une arme, se défend avec fureur, et succombe bientôt comme le malheureux Foulon[2]. Ces meurtres avaient été conduits par des ennemis ou de Foulon, ou de la chose publique ; car, si la fureur du peuple à leur aspect avait été spontanée, comme la plupart de ses mouvemens, leur arrestation avait été combinée. Lafayette, rempli de douleur et d'indignation, résolut de donner sa démission. Bailly et la municipalité, effrayés de ce projet, s'empressèrent de l'en détourner. Il fut alors convenu qu'il la donnerait pour faire sentir son mécontentement au peuple, mais qu'il se laisserait gagner par les instances qu'on ne manquerait pas de lui faire. En effet, le peuple et la milice l'entourèrent, et lui promirent la plus grande obéissance. Il reprit le commandement à ces conditions ; et depuis, il eut la satisfaction d'empêcher la plupart des troubles, grâce à son énergie et au dévouement de sa troupe.

Pendant ce temps, Necker avait reçu à Bâle les ordres du roi et les instances de l'assemblée. Ce furent les Polignac qu'il avait laissés triomphans à Versailles, et qu'il rencontra fugitifs à Bâle, qui, les premiers, lui apprirent les malheurs du trône et le retour subit de faveur qui l'attendait. Il se mit en route, et traversa la France, traîné en triomphe par le peuple, auquel, selon son usage, il recommanda la paix et le bon ordre. Le roi le reçut avec embarras, l'assemblée avec empressement ; et il résolut de se rendre à Paris, où il devait aussi avoir son jour de triomphe. Le projet de Necker était de demander aux électeurs la grâce et l'élargissement du baron de Besenval, quoiqu'il fût son ennemi. En vain Bailly, non moins ennemi que lui des mesures de rigueur, mais plus juste appréciateur des circonstances, lui représenta le danger d'une telle mesure, et lui fit sentir que cette faveur, obtenue par l'entraînement, serait révoquée le lendemain comme illégale, parce qu'un corps administratif ne pouvait ni condamner ni faire grâce : Necker s'obstina, et fit l'essai de son influence sur la capitale. Il se rendit à l'Hôtel-de-Ville le 30 juillet. Ses espérances furent outrepassées, et il dut se croire tout-puissant, en voyant les transports de la multitude. Tout ému, les yeux pleins de larmes, il demanda une amnistie générale, qui fut aussitôt accordée par acclamation. Les deux assemblées des électeurs et des représentans se montrèrent également empressées ; les électeurs décrétèrent l'amnistie générale, les représentans de la commune ordonnèrent la liberté de Besenval. Necker se retira enivré, prenant pour lui les applaudissemens qui s'adressaient à sa disgrâce. Mais, dès ce jour, il allait être détrompé : Mirabeau lui préparait un cruel réveil. Dans l'assemblée, dans les districts, un cri général s'éleva contre la sensibilité du ministre, excusable, disait-on, ais égarée. Le district de l'Oratoire, excité, à ce qu'on assure, par Mirabeau, fut le premier à réclamer. On soutint de toutes parts qu'un corps administratif ne pouvait ni condamner ni absoudre. La mesure illégale de l'Hôtel-de-Ville fut révoquée, et la détention du baron de Besenval maintenue. Ainsi se vérifiait l'avis du sage Bailly, que Necker n'avait pas voulu suivre.

Dans ce moment, les partis commençaient à se prononcer davantage. Les parlemens, la noblesse, le clergé, la cour, menacés tous de la même ruine, avaient confondu leurs intérêts et agissaient de concert. Il n'y avait plus à la cour ni le comte d'Artois ni les Polignac. Une sorte de consternation, mêlée de désespoir, régnait dans l'aristocratie. N'ayant pu empêcher ce qu'elle appelait le mal, elle désirait maintenant que le peuple en commît le plus possible, pour amener le bien par l'excès même de ce mal. Ce système mêlé de dépit et de perfidie, qu'on appelle le pessimisme politique, commence chez les partis dès qu'ils ont fait assez de pertes pour renoncer à ce qui leur reste, dans l'espoir de tout recouvrer. L'aristocratie se mit dès lors à l'employer, et souvent on la vit voter avec les membres les plus violens du parti populaire.

Les circonstances font surgir les hommes. Le péril de la noblesse avait fait naître un défenseur pour elle. Le jeune Cazalès, capitaine dans les dragons de la reine, avait trouvé en lui une force d'esprit et une facilité d'expression inattendues. Précis et simple, il disait promptement et convenablement ce qu'il fallait dire ; et on doit regretter que son esprit si juste ait été consacré à une cause qui n'a eu quelques raisons à faire valoir qu'après avoir été persécutée. Le clergé avait trouvé son défenseur dans l'abbé Maury. Cet abbé, sophiste exercé et inépuisable, avait des saillies heureuses et beaucoup de sang-froid ; il savait résister courageusement au tumulte, et audacieusement à l'évidence. Tels étaient les moyens et les dispositions de l'aristocratie.

Le ministère était sans vues et sans projets. Necker, haï de la cour qui le souffrait par obligation, Necker seul avait non un plan, mais un vœu. Il avait toujours désiré la constitution anglaise, la meilleure sans doute qu'on pût adopter comme accommodement entre le trône, l'aristocratie et le peuple ; mais cette constitution, proposée par l'évèque de Langres avant l'établissement d'une seule assemblée, et refusée par les premiers ordres, était devenue impossible. La haute noblesse ne voulait pas des deux chambres, parce que c'était une transaction ; la petite noblesse, parce qu'elle ne pouvait entrer dans la chambre haute ; le parti populaire, parce que, tout effrayé encore de l'aristocratie, il ne voulait lui laisser aucune influence. Quelques députés seulement, les uns par modération, les autres parce que cette idée leur était propre, désiraient les institutions anglaises, et formaient tout le parti du ministre, parti faible, parce qu'il n'offrait que des vues conciliatoires à des passions irritées, et qu'il n'opposait à ses adversaires que des raisonnemens et aucun moyen d'action.

Le parti populaire commençait à se diviser, parce qu'il commençait à vaincre. Lally-Tolendal, Mounier, Mallouet et les autres partisans de Necker, approuvaient tout ce qui s'était fait jusque-là, parce que tout ce qui s'était fait avait amené le gouvernement à leurs idées, c'est-à-dire à la constitution anglaise. Maintenant ils jugeaient que c'était assez ; réconciliés avec le pouvoir, ils voulaient s'arrêter. Le parti populaire ne croyait pas au contraire devoir s'arrêter Page:Thiers Adolphe - Histoire de la Révolution française t1 (1839).pdf/152 encore. C'était dans le club Breton[3] qu'il s'agitait avec le plus de véhémence. Une conviction sincère était le mobile du plus grand nombre de ses membres ; des prétentions personnelles commençaient néanmoins à s'y montrer, et déjà les mouvemens de l'intérêt individuel succédaient aux premiers élans du patriotisme. Barnave, jeune avocat de Grenoble, doué d'un esprit clair, facile, et possédant au plus haut degré le talent de bien dire, formait avec les deux Lameth un triumvirat qui intéressait par sa jeunesse, et qui bientôt influa par son activité et ses talens. Duport, ce jeune conseiller au parlement, qu'on a déjà vu figurer, faisait partie de leur association. On disait alors que Durpot pensait tout ce qu'il fallait faire, que Barnave le disait, et que les Lameth l'exécutaient. Cependant ces jeunes députés étaient amis entre eux, sans être encore ennemis prononcés de personne.

Le plus audacieux des chefs populaires, celui qui, toujours en avant, ouvrait les délibérations les plus hardies, était Mirabeau. Les absurdes institution de la vieille monarchie avaient blessé des esprits justes et indigné des cœurs droits ; mais il n'était pas possible qu'elles n'eussent froissé quelque ame ardente et irrité de grandes passions. Cette ame fut celle de Mirabeau, qui, rencontrant dès sa naissance tous les despotismes, celui de son père, du gouvernement et des tribunaux, employa sa jeunesse à les combattre et à les haïr. Il était né sous le soleil de la Provence, et issu d'une famille noble. De bonne heure il s'était fait connaître par ses désordres, ses querelles et une éloquence emportée. Ses voyages, ses observations, ses immenses lectures, lui avaient tout appris, et il avait tout retenu. Mais outré, bizarre, sophiste même quand il n'était pas soutenu par la passion, il devenait tout autre par elle. Promptement excité par la tribune et la présence de ses contradicteurs, son esprit s'enflammait : d'abord ses premières vues étaient confuses, ses paroles entrecoupées, ses chairs palpitantes, mais bientôt venait la lumière ; alors son esprit faisait en un instant le travail des années ; et à la tribune même, tout était pour lui découverte, expression vive et soudaine. Contrarié de nouveau, il revenait plus pressant et plus clair, et présentait la vérité en images frappantes ou terribles. Les circonstances étaient-elles difficiles, les esprits fatigués d'une longue discussion ou intimidés par le danger, un cri, un mot décisif s'échappait de sa bouche, sa tête se montrait effrayante de laideur et de génie, et l'assemblée éclairée ou raffermie rendait des lois, ou prenait des résolutions magnanimes.

Fier de ses hautes qualités, s'égayant de ses vices, tout à tout altier ou souple, il séduisait les uns par ses flatteries, intimidait les autres par ses sarcasmes, et les conduisait tous à sa suite par une singulière puissance d'entraînement. Son parti était partout, dans le peuple, dans l'assemblée, dans la cour même, dans tous ceux enfin auxquels il s'adressait dans le moment. Se mêlant familièrement avec les hommes, juste quand il fallait l'être, il avait applaudi au talent naissant de Barnave, quoiqu'il n'aimât pas ses jeunes amis ; il appréciait l'esprit profond de Sieyès, et caressait son humeur sauvage ; il redoutait dans Lafayette une vie trop pure ; il détestait dans Necker un rigorisme extrême, une raison orgueilleuse, et la prétention de gouverner une révolution qu'il savait lui appartenir. Il aimait peu le duc d'Orléans et son ambition incertaine ; et comme on le verra bientôt, il n'eut jamais avec lui aucun intérêt commun. Seul ainsi avec son génie, il attaquait le despotisme qu'il avait juré de détruire. Cependant, s'il ne volait pas les vanités de la monarchie, il voulait encore moins de l'ostracisme des républiques ; mais n'étant pas assez vengé des grands et du pouvoir, il continuait de détruire. D'ailleurs, dévoré de besoins, mécontent du présent, il s'avançait vers un avenir inconnu, faisant tout supposer de ses talens, de son ambition, de ses vices, du mauvais état de sa fortune, et autorisant, par le cynisme de ses propos, tous les soupçons et toutes les calomnies.

Ainsi se divisaient la France et les partis. Les premiers différends entre les députés populaires eurent lieu à l'occasion des excès de la multitude. Mounier et Lally-Tolendal voulaient une proclamation solennelle au peuple, pour improuver ses excès. L'assemblée, sentant l'inutilité de ce moyen et la nécessité de ne pas indisposer la multitude qui l'avait soutenue, s'y refusa d'abord ; mais, cédant ensuite aux instances de quelques-uns de ses membres, elle finit par faire une proclamation qui, comme elle l'avait prévu, fut tout à fait inutile, car on ne calme pas avec des paroles un peuple soulevé.

L'agitation était universelle. Une terreur subite s'était répandue. Le nom de ces brigands qu'on avait vus apparaître dans les diverses émeutes était dans toutes les bouches, leur image dans tous les esprits. La cour reprochait leurs ravages au parti populaire, le parti populaire à la cour. Tout à coup des courriers se répandent, et, traversant la France en tous sens, annoncent que les brigands arrivent et qu'ils coupent les moissons avant leur maturité. On se réunit de toutes parts, et en quelques jours la France entière est en armes, attendant les brigands qui n'arrivent pas. Ce stratagème, qui rendit universelle la révolution du 14 juillet, en provoquant l'armement de la nation, fut attribué alors à tous les partis, et depuis il a été surtout imputé au parti populaire, qui en a recueilli les résultats. Il est étonnant qu'on se soit ainsi rejeté la responsabilité d'un stratagème plus ingénieux que coupable. On l'a mis sur le compte de Mirabeau, qui se fût applaudit d'en être l'auteur, et qui l'a pourtant désavoué. Il était assez dans le caractère de l'esprit de Sieyès, et quelques-uns ont cru que ce dernier l'avait suggéré au duc d'Orléans. D'autres enfin en ont accusé la cour. Ils ont pensé que ces courriers eussent été arrêtés à chaque pas, sans l'aveu du gouvernement ; que la cour n'ayant jamais cru la révolution générale, et la regardant comme une simple émeute des Parisiens, avait voulu armer les provinces pour les opposer à Paris. Quoi qu'il en soit, ce moyen tourna au profit de la nation, qu'il mit en armes et en état de veiller à sa sûreté et à ses droits.

Le peuple des villes avait secoué ses entraves, le peuple des campagnes voulait aussi secouer les siennes. Il refusait de payer les droits féodaux ; il poursuivit ceux des seigneurs qui l'avait opprimé ; il incendiait les château, brûlait les titres de propriété, et se livrait dans quelques pays à des vengeances atroces. Un accident déplorable avait surtout excité cette effervescence universelle. Un sieur de Mesmai, seigneur de Quincey, donnait une fête autour de son château. Tout le peuple des campagnes y était rassemblé, et se livrait à la joie, lorsqu'un baril de poudre, s'enflammant tout à coup, produisit une explosion meurtrière. Cet accident, reconnu depuis pour un effet de l'imprudence, et non de la trahison, fut imputé à crime au sieur de Mesmai. Le bruit s'en répandit bientôt, et provoqua partout les cruautés de ces paysans, endurcis par une vie misérable, et rendus féroces par de longues souffrances. Les ministres vinrent en corps faire à l'assemblée un tableau de l'état déplorable de la France, et lui demander les moyens de rétablir l'ordre. Ces désastres de tout genre s'étaient manifestés depuis le 14 juillet. Le mois d'août commençait, et il devenait indispensable de rétablir l'action du gouvernement et des lois. Mais pour le tenter avec succès, il fallait commencer la régénération de l'état par la réforme des institutions qui blessaient le plus vivement le peuple et le disposaient davantage à se soulever. Une partie de la nation, soumise à l'autre, supportait une foule de droits appelés féodaux. Les uns, qualifiés utiles, obligeaient les paysans à des redevances ruineuses ; les autres, qualifiés honorifiques, les soumettaient envers leurs seigneurs à des respects et à des services humilians. C'étaient là les restes de la barbarie féodale, dont l'abolition était due à l'humanité. Ces priviléges, regardés comme des propritétés, appelés même de ce nom par le roi, dans la déclaration du 23 juin, ne pouvaient être abolis par une discussion. Il fallait, par un mouvement subit et inspiré, exciter les possesseurs à s'en dépouiller eux-mêmes.

L'assemblée discutait alors la fameuse déclaration des droits de l'homme. On avait d'abord agité s'il en serait fait une, et on avait décidé le 4 août au matin, qu'elle serait faite et placée en tête de la constitution. Dans la soirée du même jour, le comité fit son rapport sur les troubles et les moyens de les faire cesser. Le vicomte de Noailles et le duc d'Aiguillon, tous deux membres de la noblesse, montent alors à la tribune, et représentent que c'est peu d'employer la force pour ramener le peuple, qu'il faut détruire la cause de ses maux, et que l'agitation qui en est la suite sera aussitôt calmée. S'expliquant enfin plus clairement, ils proposent d'abolir tous les droits vexatoires qui, sous le titre de droits féodaux, écrasent les campagnes. M. Leguen de Kerendal, propriétaire dans la Bretagne, se présente à la tribune, en habit de cultivateur, et fait un tableau effrayant du régime féodal. Aussitôt la générosité excitée chez les uns, l'orgueil engagé chez les autres, amènent un désintéressement subit ; chacun s'élance à la tribune pour abdiquer ses priviléges. La noblesse donne le premier exemple ; le clergé, non moins empressé, se hâte de le suivre. Une espèce d'ivresse s'empare de l'assemblée ; mettant de côté une discussion superflue, et qui n'était certainement pas nécessaire pour démontrer la justice de pareils sacrifices, tous les ordres, toutes les classes, tous les possesseurs de prérogatives quelconques, se hâtent de faire aussi leurs renonciations. Après les députés des premiers ordres, ceux des communes viennent à leur tour faire leurs offrandes. Ne pouvant immoler des priviléges personnels, ils offrent ceux des provinces et des villes. L'égalité des droits, rétablie entre les individus, l'est ainsi entre toutes les parties du territoire. Quelques-uns apportent des pensions, et un membre du parlement, n'ayant rien à donner, promet son dévouement à la chose publique. Les marches du bureau sont couvertes de députés qui viennent déposer l'acte de leur renonciation ; on se contente pour le moment d'énumérer les sacrifices, et on remet au jour suivant la rédaction des articles. L'entraînement était général ; mais au milieu de cet enthousiasme il était facile d'apercevoir que certains privilégié peu sincères voulaient pousser les choses au pire. Tout était à craindre de l'effet de la nuit et de l'impulsion donnée, lorsque Lally-Tolendal, apercevant le danger, fait passer un billet au président. « Il faut tout redouter, lui dit-il, de l'entraînement de l’assemblée : levez la séance. » Au même instant, un député s’élance vers lui, et, lui serrant la main avec émotion, lui dit : « Livrez-nous la sanction royale, et nous sommes amis. » Lally-Tolendal, sentant alors le besoin de rattacher la révolution au roi, propose de le proclamer restaurateur de la liberté française. La proposition est accueillie avec enthousiasme ; un Te Deum est décrété, et on se sépare enfin vers le milieu de la nuit.

On avait arrêté pendant cette nuit mémorable :
 L’abolition de la qualité de serf ;
 La faculté de rembourser les droits seigneuriaux ;
 L’abolition des juridictions seigneuriales ;
 La suppression des droits exclusifs de chasse, de colombiers, de garenne, etc. ;
 Le rachat de la dîme ;
 L’égalité des impôts ;
 L’admission de tous les citoyens aux emplois civils et militaires ;
 L’abolition de la vénalité des off‍ices ;
 La destruction de tous les priviléges de villes et le provinces ;
 La réformation des jurandes ;
 Et la suppression des pensions obtenues sans titres.

Ces résolutions avaient été arrêtées sous forme générale, mais il restait à les rédiger en décrets ; et c'est alors que le premier élan de générosité étant passé, chacun étant rendu à ses penchans, les uns devaient chercher à étendre, les autres à resserrer les concessions obtenues. La discussion devint vive, et une résistance tardive et mal entendue fit évanouir toute reconnaissance.

L'abolition des droits féodaux avait été convenue, mais il fallait distinguer, entre ces droits, lesquels seraient abolis ou rachetés. En accordant jadis le territoire, les conquérans, premiers auteurs de la noblesse, avaient imposé aux hommes des services, et aux terres des tributs. Ils avaient même occupé une partie du sol, et ne l'avaient que successivement restitué aux cultivateurs, moyennant des rentes perpétuelles. Une longue possession, suivie de transmissions nombreuses, constituant la propriété, toutes les charges imposées aux hommes et aux terres en avaient acquis le caractère. L'assemblée constituante était donc réduite à attaquer les propriétés. Dans cette situation, ce n'était pas comme plus ou moins bien acquises, mais comme plus ou moins onéreuses à la société, qu'elle avait à les juger. Elle abolit les services personnels ; et plusieurs de ces services ayant été changés en redevance, elle abolit ces redevances. Parmi les tributs imposés aux terres, elle supprima ceux qui étaient évidemment le reste de la servitude, comme le droit imposé sur les transmissions ; et elle déclara rachetables toutes les rentes perpétuelles, qui étaient le prix auquel la noblesse avait jadis cédé aux cultivateurs une partie du territoire. Rien n'est donc plus absurde que d'accuser l'assemblée constituante d'avoir violé les propriétés, puisque tout l'était devenu ; et il est étrange que la noblesse, les ayant si long-temps violées, soit en exigeant des tributs, soit en ne payant pas les impôts, se montrât tout à coup si rigoureuse sur les principes, quand il s'agissait de ses prérogatives. Les justices seigneuriales furent aussi appelées propriétés, puisque depuis des siècles elles étaient transmises en héritage ; mais l'assemblée ne s'en laissa pas imposer par ce titre, et les abolit, en ordonnant cependant qu'elles fussent maintenues jusqu'à ce qu'on eût pourvu à leur remplacement.

Le droit exclusif de chasse fut aussi un objet de vives disputes. Malgré la vaine objection que bientôt toute la population serait en armes, si le droit de chasse était accordé, il fut rendu à chacun dans l'étendue de ses champs. Les colombiers privilégiés furent également défendus. L'assemblée décida que chacun pourrait en avoir, mais qu'à l'époque des moissons les pigeons pourraient être tués, comme le gibier ordinaire, sur le territoire qu'ils iraient parcourir. Toutes les capitaineries furent abolies, et on ajouta cependant qu'il serait pourvu aux plaisirs personnels du roi, par des moyens compatibles avec la liberté et la propriété.

Un article excita surtout de violens débats, à cause des questions plus importantes dont il était le prélude, et des intérêts qu'il attaquait : c'est celui des dîmes. Dans la nuit du 4 août, l'assemblée avait déclaré les dîmes rachetables. Au moment de la rédaction, elle voulut les abolir sans rachat, en ayant soin d'ajouter qu'il serait pourvu par l'état à l'entretien du clergé. Sans doute il y avait un défaut de forme dans cette décision, car c'était revenir sur une résolution déjà prise. Mais Garat répondit à cette objection que c'était là un véritable rachat, puisqu'au lieu du contribuable c'était l'état qui rachetait la dîme, en se chargeant de pourvoir aux besoins du clergé. L'abbé Sieyès, qu'on fut étonné de voir parmi les défenseurs de la dîme, et qu'on ne jugea pas défenseur désintéressé de cet impôt, convint, en effet, que l'état rachetait véritablement la dîme, mais qu'il faisait in vol à la masse de la nation, en lui faisant supporter une dette qui ne devait peser que sur les propriétaires fonciers. Cette objection, présentée d'une manière tranchante, fut accompagnée de ce mot si amer et depuis souvent répété : « Vous voulez être libres, et vous ne savez pas être justes. » Quoique Sieyès ne crût pas qu'il fût possible de répondre à cette objection, la réponse était facile. La dette du culte est celle de tous ; convient-il de la faire supporter aux propriétaires fonciers plutôt qu'à l'universalité des contribuables ? C'est à l'état à en juger. Il ne vole personne en faisant de l'impôt la répartition qu'il juge la plus convenable. La dîme, en écrasant les petits propriétaires, détruisait l'agriculture ; l'état devait donc déplacer cet impôt ; c'est ce que Mirabeau prouva avec la dernière évidence. Le clergé, qui préférait la dîme parce qu'il prévoyait bien que le salaire adjugé par l'état serait mesuré sur ses vrais besoins, se prétendit propriétaire de la dîme par des concessions immémoriales ; il renouvela cette raison si répétée de la longue possession qui ne prouve rien, car tout, jusqu'à la tyrannie, serait légitimé par la possession. On lui répondit que la dîme n'était qu'un usufruit ; qu'elle n'était point transmissible, et n'avait pas des principaux caractères de la propriété ; qu'elle était évidemment un impôt établi en sa faveur, et que cet impôt, l'état se chargeait de le changer en un autre. L'orgueil du clergé fut révolté de l'idée de recevoir un salaire, il s'en plaignit avec violence ; et Mirabeau, qui excellait à lancer des traits décisifs de raison et d'ironie, répondit aux interrupteurs qu'il ne connaissait que trois moyens d'exister dans la société : être ou voleur, ou mendiant, ou salarié. Le clergé sentit qu'il lui convenait d'abandonner ce qu'il ne pouvait plus défendre. Les curés surtout, sachant qu'ils avaient tout à gagner de l'esprit de justice qui régnait dans l'assemblée, et que c'était l'opulence des prélats qu'on voulait particulièrement attaquer, furent les premiers à se désister. L'abolition entière des dîmes fut donc décrétée, sous la condition que l'état se chargerait des frais du culte, mais qu'en attendant la dîme continuerait d'être perçue. Cette dernière clause plaine d'égards devint, il est vrai, inutile. Le peuple ne voulut plus payer, mais il ne le voulait déjà plus, même avant le décret, et quand l'assemblée abolit le régime féodal, il était déjà renversé de fait. Le 13 août, tous les articles furent présentés au monarque, qui accepta le titre de restaurateur de la liberté française, et assista au Te Deum, ayant à sa droite le président, et à sa suite tous les députés.

Ainsi fut consommée la plus importante réforme de la révolution. L'assemblée avait montré autant de force que de mesure. Malheureusement un peuple ne sait jamais rentrer avec modération dans l'exercice de ses droits. Des violences atroces furent commises dans tout le royaume. Les châteaux continuèrent d'être incendiés, les campagnes furent inondées par des chasseurs qui s'empressaient d'exercer des droits si nouveaux pour eux. Ils se répandirent dans les champs naguère réservés aux plaisirs de leurs seuls oppresseurs, et commirent d'affreuses dévastations. Toute usurpation a un cruel retour, et celui qui usurpe devrait y songer, du moins pour ses enfans, qui presque toujours portent sa peine. De nombreux accidens eurent lieu. Dès le 7 du mois d'août, les ministres s'étaient de nouveau présentés à l'assemblée pour lui faire un rapport sur l'état du royaume. Le gardes-des-sceaux avait dénoncé les désordres alarmans qui avaient éclaté ; Necker avait révélé le déplorable état des finances. L'assemblée reçut ce double message avec tristesse, mais sans découragement. Le 10, elle rendit un décret sur la tranquillité publique, par lequel les municipalités étaient chargées de veiller au maintien de l'ordre, en dissipant tous les attroupemens séditieux. Elles devaient livrer les simples perturbateurs aux tribunaux, mais emprisonner ceux qui avaient répandu des alarmes, allégué de faux ordres, ou excité des violences, et envoyer la procédure à l'assemblée nationale, pour qu'on pût remonter à la cause des troubles. Les milices nationales et les troupes réglées étaient mises à la disposition des municipalités, et elles devaient prêter serment d'être fidèles à la nation, au roi et à la loi, etc. C'est ce serment qui fut appelé depuis le serment civique.

Le rapport de Necker sur les finances fut extrêmement alarmant. C'était le besoin des subsides qui avait fait recourir à une assemblée nationale ; cette assemblée à peine réunit était entrée en lutte avec le pouvoir, et, ne songeant qu'au besoin pressant d'établir des garanties, elle avait négligé celui d'assurer les revenus de l'état. Necker seul avait tout le souci des finances. Tandis que Bailly, chargé des subsistances de la capitale, était dans les plus cruelles angoisses, Necker, tourmenté de besoins moins pressans, mais bien plus étendus, Necker, enfermé dans ses pénibles calculs, dévoré de mille peines, s'efforçait de pourvoir à la détresse publique ; et, tandis qu'il ne songeait qu'à des questions financières, il ne comprenait pas que l'assemblée ne songeât qu'à des questions politiques. Necker et l'assemblée, préoccupés chacun de leur objet, n'en voyaient pas d'autres. Cependant, si les alarmes de Necker étaient justifiées par la détresse actuelle, la confiance de l'assemblée l'était par l'élévation de ses vues. Cette assemblée, embrassant la France et son avenir, ne pouvait pas croire que ce beau royaume, obéré un instant, fût jamais frappé d'indigence.

Necker, en entrant au ministère, en août 1788, ne trouva que 400,000 francs au trésor. Il avait, à force de soins, pourvu au plus pressant ; et depuis, les circonstances avaient accru les besoins en diminuant les ressources. Il avait fallu acheter des blés, les revendre au-dessous du prix coûtant, faire des aumônes considérables, établir des travaux publics pour occuper des ouvriers. Il était sorti du trésor, pour ce dernier objet, jusqu'à 12,000 francs par jour. En même temps que les dépenses s'étaient augmentées, les recettes avaient baissé. La réduction du prix du sel, le retard des paiemens, et souvent le refus absolu d'acquitter des impôts, la contrebande à force armée, la destruction des barrières, le pillage même des registres et le meurtre des commis, avaient anéanti une partie des revenus. En conséquence, Necker demanda un emprunt de trente millions. La première impression fut si vive, qu'on voulut voter l'emprunt par acclamation ; mais ce premier mouvement se calma bientôt. On témoigna de la répugnance pour de nouveau emprunts, et on commit une espèce de contradiction en invoquant les cahiers auxquels on avait déjà renoncé, et qui défendaient de consentir l'impôt avant d'avoir fait la constitution ; on alla même jusqu'à faire le calcul des sommes reçues depuis l'année précédente, comme si on s'était défié du ministre. Cependant la nécessité de pourvoir aux besoins de l'état fit adopter l'emprunt ; mais on chagea le plan du ministre, et on réduisit l'intérêt à quatre et demi pour cent, par la fausse espérance d'un patriotisme qui était dans la nation, mais qui ne pouvait se trouver chez les prêteurs de profession, les seuls qui se livrent ordinairement à ces sortes de spéculations financières. Cette première faute fut une de celles que commettent ordinairement les assemblées, quand elles remplacent les vues immédiates du ministre qui agit, par les vues générales de douze cents esprits qui spéculent. Il fut facile d'apercevoir aussi que l'esprit de la nation commençait déjà à ne plus s'accommoder de la timidité du ministre.

Après ces soins indispensables donnés à la tranquillité publique et aux finances, on s'occupa de la déclaration des droits. La première idée en avait été fournie par Lafayette, qui lui-même l'avait empruntée aux Américains. Cette discussion, interrompue par la révolution du 14 juillet, renouvelée au 1er août, interrompue de nouveau par l'abolition du régime féodal, fut reprise et définitivement arrêtée le 12 août. Cette idée avait quelque chose d'imposant qui saisit l'assemblée. L'élan des esprits les portait à tout ce qui avait de la grandeur ; cet élan produisait leur bonne foi, leur courage, leurs bonnes et leurs mauvaises résolutions. Ils saisirent donc cette idée, et voulurent la mettre à exécution. S'il ne s'était agi que d'énoncer quelques principes particulièrement méconnus par l'autorité dont on venait de secouer le joug, comme le vote de l'impôt, la liberté religieuse, la liberté de la presse, la responsabilité ministérielle, rien n'eût été plus facile. Ainsi avaient été fait jadis l'Amérique et l'Angleterre. La France aurait pu exprimer en quelques maximes nettes et positives les nouveaux principes qu'elle imposait à son gouvernement ; mais la France, rompant avec le passé, et voulant remonter à l'état de nature, dut aspirer à donner une déclaration complète de tous les droits de l'homme et du citoyen. On parla d'abord de la nécessité et du danger d'une pareille déclaration. On discuta beaucoup et inutilement sur ce sujet, car il n'y avait ni utilité ni danger à faire une déclaration composée de formules auxquelles le peuple ne comprenait rien ; elle n'était quelque chose que pour un certain nombre d'esprits philosophiques, qui ne prennent pas une grand part aux séditions populaires. Il fut enfin décidé qu'elle serait faite et placée en tête de l'acte constitutionnel. Mais il fallait la rédiger, et c'était là le plus difficile. Qu'est-ce qu'un droit ? C'est ce qui est dû aux hommes. Or, tout le bien qu'on peut leur faire leur est dû ; toute mesure sage de gouvernement est donc un droit. Aussi tous les projets proposés renfermaient la définition de la loi, la manière dont elle doit se faire, le principe de la souveraineté, etc. On objectait que ce n'était pas là des droits, mais des maximes générales. Cependant il importait d'exprimer ces maximes. Mirabeau, impatienté, s'écria enfin : « N'employez pas le mot de droits, mais dites : Dans l'intérêt de tous, il y a été déclaré… » Néanmoins on préféra la titre plus imposant de déclaration des droits, sous lequel on confondit des maximes, des principes, des définitions. du tout on composa la déclaration célèbre placée en tête de la constitution de 91. au reste, il n'y avait là qu'un mal, celui de perdre quelques séances à un lieu commun philosophique. Mais qui peut reprocher aux esprits de s'enivrer de leur objet ? Qui a le droit de mépriser l'inévitable préoccupation des premiers instans ?

Il était temps de commencer enfin les travaux de la constitution. La fatigue des préliminaires était générale, et déjà on agitait hors de l'assemblée les questions fondamentales. La constitution anglaise était le modèle qui s'offrait naturellement à beaucoup d'esprits, puisqu'elle était la transaction intervenue en Angleterre, à la suite d'un débat semblable, entre le roi, l'aristocratie et le peuple. Cette constitution consistait essentiellement dans l'établissement de deux chambres et dans la sanction royale. Les esprits dans leur premier élan vont aux idées les plus simples : un peuple qui déclare sa volonté, un roi qui l'exécute, leur paraissait la seule forme légitime de gouvernement. Donner à l'aristocratie une part égale à celle de la nation, au moyen d'une chambre-haute ; conférer au roi le droit d'annuler la volonté nationale, au moyen de la sanction, leur semblait une absurdité. La nation veut, le roi fait : les esprits ne sortaient pas de ces élémens simples, et ils croyaient vouloir la monarchie, parce qu'ils laissaient un roi comme exécuteur des volontés nationales. La monarchies réelle, telle qu'elle existe même dans les états réputés libres, est la domination d'un seul, à laquelle on met des bornes au moyen du concours national. La volonté du prince y fait réellement presque tout, et celle de la nation est réduite à empêcher le mal, soit en disputant sur l'impôt, soit en concourant pour un tiers à la loi. Mais dès l'instant que la nation peut ordonner tout ce qu'elle veut, sans que le roi puisse s'y opposer par le veto, le roi n'est plus qu'un magistrat. C'est alors la république avec un seul consul au lieu de plusieurs. Le gouvernement de Pologne, quoiqu'il y eût un roi, ne fut jamais nommé une monarchie, mais une république ; il y avait aussi un roi à Lacédémone.

La monarchie bien étendue exige donc de grandes concessions de la part des esprits. Mais ce n'est pas après une longue nullité et dans leur premier enthousiasme qu'ils sont disposés à les faire. Aussi la république était dans les opinions sans y être nommée, et on était républicain sans le croire.

On ne s'expliqua point nettement dans la discussion : aussi, malgré le génie et le savoir répandus dans l'assemblée, la question fut mal traitée et peu entendue. Les partisans de la constitution anglaise, Necker, Mounier, Lally, ne surent pas voir en quoi devait consister la monarchie ; et quand ils l'auraient vu, ils n'auraient pas osé dire nettement à l' assemblée que la volonté nationale ne devait point être toute-puissante, et qu'elle devait empêcher plutôt qu'agir. Ils s'épuisèrent à dire qu'il fallait que le roi pût arrêter les usurpations d'une assemblée ; que pour bien exécuter la loi, et l'exécuter volontiers, il fallait qu'il y eût coopéré ; et qu'enfin il devait exister des rapports entre les pouvoirs exécutif et législatif. Ces raisons étaient mauvaises ou tout au moins faibles. Il était ridicule en effet, en reconnaissant la souveraineté nationale, de vouloir lui opposer la volonté unique du roi[4].

Ils défendaient mieux les deux chambres, parce qu'en effet, même dans une république, il y a de hautes classes qui doivent s'opposer au mouvement trop rapide des classes qui s'élèvent, en défendant les institutions anciennes contre les institutions nouvelles. Mais cette chambre-haute, plus indispensable encore que la prérogative royale, puisqu'il n'y a pas d'exemple de république sans un sénat, était plus repoussée que la sanction, parce qu'on était plus irrité contre l'aristocratie que contre la royauté. La chambre-haute était impossible alors, parce que personne n'en voulait : la petite noblesse s'y opposait, parce qu'elle n'y pouvait trouver place ; les privilégiés désespérés, parce qu'ils désiraient le pire en toutes choses ; le parti populaire, parce qu'il ne voulait pas laisser à l'aristocratie un poste d'où elle dominerait la volonté nationale. Mounier, Lally, Necker étaient presque seuls à désirer cette chambre-haute. Sieyès, par l'erreur d'un esprit absolu, ne voulait ni des deux chambres ni de la sanction royale. Il concevait la société tout unie : selon lui la masse, sans distinction de classes, devait être chargée de vouloir, et le roi, comme magistrat unique, chargé d'exécuter. Aussi était-il de bonne foi quand il disait que la monarchie ou la république étaient la même chose, puisque la différence n'était pour lui que dans le nombre des magistrats chargés de l'exécution. Le caractère d'esprit de Sieyès était l'enchaînement, c'est-à-dire la liaison rigoureuse de ses propres idées. Il s'entendait avec lui-même, mais ne s'entendait ni avec la nature des choses ni avec les esprits différens du sien. Il les subjuguait par l'empire de ses maximes absolues, mais les persuadait rarement ; aussi, ne pouvant ni morceler ses systèmes, ni les faire adopter en entier, il devait bientôt concevoir de l'humeur. Mirabeau, esprit juste, prompt, souple, n'était pas plus avancé en fait de science politique que l'assemblée elle-même ; il repoussait les deux chambres, non point par conviction, mais par la connaissance de leur impossibilité actuelle, et par haine de l'aristocratie. Il défendait la sanction par un penchant monarchique ; et il s'y était engagé dès l'ouverture des états, en disant que, sans la sanction, il aimerait mieux vivre à Constantinople qu'à Paris. Barnave, Duport et Lameth ne pouvaient vouloir la même chose que Mirabeau. Ils n'admettaient ni la chambre-haute, ni la sanction royale ; mais ils n'étaient pas aussi obstinés que Sieyès, et consentaient à modifier leur opinion, en accordant au roi et à la chambre-haute un simple veto suspensif, c'est-à-dire le pouvoir de s'opposer temporairement à la volonté nationale, exprimée dans la chambre-basse.

Les premières discussions s'engagèrent le 28 et le 29 août. Le parti Barnave voulut traiter avec Mounier, que son opiniâtreté faisait chef du parti de la constitution anglaise. C'était le plus inflexible qu'il fallait gagner, et c'est à lui qu'on s'adressa. Des conférences eurent lieu. Quand on vit qu'il était impossible de changer une opinion devenue en lui une habitude d'esprit, on consentit alors à ces formes anglaises qu'il chérissait tant, mais à condition qu'en opposant à la chambre populaire une chambre-haute et le roi, on ne donnerait aux deux qu'un veto suspensif, et qu'en outre le roi ne pourrait pas dissoudre l'assemblée. Mounier fit la réponse d'un homme convaincu : il dit que la vérité ne lui appartenait pas, et qu'il ne pouvait en sacrifier une partie pour sauver l'autre. Il perdit ainsi les deux institutions, en ne voulant pas les modifier. Et s'il était vrai, ce qu'on verra n'être pas, que la constitution de 91, par la suppression de la chambre-haute, ruina le trône, Mounier aurait de grands reproches à se faire. Mounier n'était pas passionné, mais obstiné ; il était aussi absolu dans son système que Sieyès dans le sien, et préférait tout perdre plutôt que de céder quelque chose. Les négociations furent rompes avec humeur. On avait menacé Mounier de Paris, de l'opinion publique, et on partit, dit-il, pour aller exercer l'influence dont on l'avait menacé[5].

Ces questions divisait le peuple comme les représentans, et, sans les comprendre, il ne se passionnait pas moins pour elles. On les avait toutes résumées sous le mot si court et si expéditif de veto. On voulait, ou on ne voulait pas le veto, et cela signifiait qu'on voulait ou qu'on ne voulait pas la tyrannie. Le peuple, sans même entendre cela, prenait le veto pour un impôt qu'il fallait abolir, ou pour un ennemi qu'il fallait pendre, et il voulait le mettre à la lanterne[6].

Le Palais-Royal était surtout dans la plus grande fermentation. Là se réunissaient des hommes ardens, qui, ne pouvant pas même supporter les formes imposées dans les districts, montaient sur une chaise, prenaient la parole sans la demander, étaient sifflés ou portés en triomphe par un peuple immense, qui allait exécuter ce qu'ils avaient proposé. Camille Desmoulins, déjà nommé dans cette histoire, s'y distinguait par la verve, l'originalité et le cynisme de son esprit ; et, sans être cruel, il demandait des cruautés. On y voyait encore Saint-Hurugue, ancien marquis, détenu long-temps à la Bastille pour des différends de famille, et irrité contre l'autorité jusqu'à l'aliénation. Là, chaque jour, ils répétaient tous qu'il fallait aller à Versailles, pour y demander compte au roi et à l'assemblée de leur hésitation à faire le bien du peuple. Lafayette avait la plus grande peine à les contenir par des patrouilles continuelles. La garde nationale était déjà accusée d'aristocratie. « Il n'y avait pas, disait Desmoulins, de patrouille au Céramique. » Déjà même le nom de Cromwell avait été prononcé à côté de celui de Lafayette. Un jour, le dimanche 30 août, une motion est faite au Palais-Royal ; Mounier y est accusé, Mirabeau y est présenté comme un danger, et l'on propose d'aller à Versailles veiller sur les jours de ce dernier. Mirabeau cependant défendait la sanction, mais sans cesser son rôle de tribun populaire, sans le paraître moins aux yeux de la multitude. Saint-Hurugue, à la tête de quelques exaltés, se porte sur la route de Versailles. Ils veulent, disent-ils, engager l'assemblée à casser ses infidèles représentans pour en nommer d'autres, et supplier le roi et le dauphin de venir à Paris se mettre en sûreté au milieu du peuple. Lafayette accourt, les arrête, et les oblige de rebrousser chemin. Le lendemain lundi 31, ils se réunissent de nouveau. Ils font une adresse à la commune, dans laquelle ils demandent la convocation des districts pour improuver le veto et les députés qui le soutiennent, pour les révoquer et en nommer d'autres à leur place. La commune les repousse deux fois avec la plus grande fermeté.

Pendant ce temps l'agitation régnait dans l'assemblée. Les mécontents avaient écrit aux principaux députés des lettres pleines de menaces et d'invectives ; l'une d'elles était signée du nom de Saint-Hurugue. Le lundi 31, à l'ouverture de la séance, Lally dénonça une députation qu'il avait reçue du Palais-Royal. Cette députation l'avait engagé à se séparer des mauvais citoyens qui défendaient le veto, et elle avait ajouté qu'une armée de vingt mille hommes était prête à marcher. Mounier lut aussi des lettres qu'il avait reçues de son côté, proposa de poursuivre les auteurs secrets de ces machinations, et pressa l'assemblée d'offrir cinq cent mille francs à celui qui les dénoncerait. La lutte fut tumultueuse. Duport soutint qu'il n'était pas de dignité de l'assemblée de s'occuper de pareils détails. Mirabeau lut des lettres qui lui étaient aussi adressées, et dans lesquelles les ennemis de la cause populaire ne le traitaient pas mieux que Mounier. L'assemblée passa à l'ordre du jour, et Saint-Hurugue, signataire de l'une des lettres dénoncées, fut enfermé par ordre de la commune.

On discutait à la fois les trois questions de la permanence des assemblées, des deux chambres, et du veto. La permanence fut votée à la presque unanimité. On avait trop souffert de la longue interruption des assemblées nationales, pour ne pas les rendre permanentes. On passa ensuite à la grande question de l'unité du corps législatif. Les tribunes étaient occupées par un public nombreux et bruyant. Beaucoup de députés se retiraient. Le président, qui était alors l'évêque de Langres, s'efforce en vain de les retenir ; ils sortent en grand nombre. De toutes parts on demande à grands cris d'aller aux voix. Lally réclame encore une fois la parole : on la lui refuse, en accusant le président de l'avoir envoyé à la tribune ; un membre va même jusqu'à demander au président s'il n'est pas las de fatiguer l'assemblée. Offensé de ces paroles, le président quitte le fauteuil, et la discussion est encore remise. Le lendemain 10 septembre, on lit une adresse de la ville de Rennes, déclarant le veto inadmissible, et traîtres à la patrie ceux qui le voteraient. Mounier et les siens s'irritent, et proposent de gourmander la municipalité. Mirabeau répond que l'assemblée n'est pas chargée de donner des leçons à des officiers municipaux, et qu'il faut passer à l'ordre du jour. La question des deux chambres est enfin mise aux voix, et, au bruit des applaudissemens, l'unité de l'assemblée est décrétée. Quatre cent quatre-vingt-dix-neuf voix se déclarent pour une chambre, quatre-vingt-neuf voix se déclarent pour deux ; cent vingt-deux voix sont perdues, par l'effet de la crainte inspirée à beaucoup de députés.

Enfin arrive la question du veto. On avait trouvé un terme moyen, celui du veto suspensif, qui n'arrêtait que temporairement la loi, pendant une ou plusieurs législatures. On considérait cela comme un appel au peuple, parce que le roi, recourant à de nouvelles assemblées, et leur cédant si elles persistaient, semblait en appeler réellement à l'autorité nationale. Mounier et les siens s'y opposèrent ; ils avaient raison dans le système de la monarchie anglaise, où le roi consulte la représentation nationale et n'obéit jamais ; mais ils avaient tort dans la situation où ils s'étaient placés. Ils n'avaient voulu, disaient-ils, qu'empêcher une résolution précipitée. Or le veto suspensif produisait cet effet aussi bien que le veto absolu. Si la représentation persistait, la volonté nationale devenait manifeste ; et, en admettant sa souveraineté, il était difficile de lui résister indéfiniment.

Le ministère sentit en effet que le veto suspensif produisait matériellement l'effet du veto absolu, et Necker conseilla au roi de se donner les avantages d'un sacrifice volontaire, en adressant un mémoire à l'assemblée, dans lequel il demandait le veto suspensif. Le bruit s'en répandit, et on connut d'avance le but et l'esprit du mémoire. Il fut présenté le 11 septembre ; chacun en connaissait le contenu. Il semble que Mounier, soutenant l'intérêt du trône, aurait dû n'avoir pas d'autres vues que le trône lui-même ; mais les partis ont bientôt un intérêt distinct de ceux qu'ils servent. Mounier repoussa cette communication, en disant que, si le roi renonçait à une prérogative utile à la nation, on devait la lui donner malgré lui et dans l'intérêt public. Les rôles furent renversés, et les adversaires du roi soutinrent ici son intervention ; mais leur effort fut inutile, et le mémoire fut durement repoussé. On s'expliqua de nouveau sur le mot sanction ; on agita la question de savoir si elle serait nécessaire pour la constitution. Après avoir spécifié que le pouvoir constituant était supérieur aux pouvoirs constitués, il fut établi que la sanction ne pourrait s'exercer que sur les actes législatifs, mais point du tout sur les actes constitutifs, et que les derniers ne seraient que promulgués. Six cent soixante-treize voix se déclarèrent pour le veto suspensif, trois cent vingt-cinq pour le veto absolu. Ainsi furent résolus les articles fondamentaux de la nouvelle constitution. Mounier et Lally-Tolendal donnèrent aussitôt leur démission de membres du comité de constitution.

On avait porté jusqu'ici une foule de décrets sans jamais en offrir aucun à l'acceptation royale. Il fut résolu de présenter au roi les articles du 4 août. La question était de savoir si on demanderait la sanction ou la simple promulgation, en les considérant comme législatifs ou constitutifs. Maury et même Lally-Tolendal eurent la maladresse de soutenir qu'ils étaient législatifs, et de requérir la sanction, comme s'ils eussent attendu quelque obstacle de la puissance royale. Mirabeau, avec une rare justesse, soutint que les uns abolissaient le régime féodal et étaient éminemment constitutifs ; que les autres étaient une pure munificence de la noblesse et du clergé, et que sans doute le clergé et la noblesse ne voulaient pas que le roi pût révoquer leurs libéralités. Chapelier ajouta qu'il ne fallait pas même supposer le consentement du roi nécessaire, puisqu'il les avait approuvés déjà, en acceptant le titre de restaurateur de la liberté française, et en assistant au Te Deum. En conséquence on pria le roi de faire une simple promulgation[7].

  1. Il avait été nommé à ce poste le 15 juillet, à l'Hôtel-de-Ville.
  2. Ces scènes eurent lieu le 22 juillet.
  3. Ce club s'était formé dans les derniers jours de juin. Il s'appela plus tard Société des amis de la Constitution
  4. Voyez la note 5 à la fin du volume.
  5. Voyez la note 6 à la fin du volume.
  6. Deux habitans de la campagne parlaient du veto. « − Sais-tu ce que c'est que le veto ? dit l'un. − Non. − Eh bien, tu as ton écuelle remplie de soupe ; le roi te dit : Répands ta soupe, et il faut que tu la répandes.»
  7. Ces articles lui furent présentés le 20 septembre.

Un membre proposa tout à coup l'hérédité de la couronne et l'inviolabilité de la personne royale. L'assemblée, qui voulait sincèrement du roi comme son premier magistrat héréditaire, vota ces deux articles par acclamation. On proposa l'inviolabilité de l'héritier présomptif ; mais le duc de Mortemart remarqua aussitôt que les fils avaient quelquefois essayé de détrôner leur père, et qu'il fallait se laisser le moyen de les frapper. Sur ce motif, la proposition fut rejetée. Le député Arnoult, à propos de l'article sur l'hérédité de mâle en mâle et de branche en branche, proposa de confirmer les renonciations de la branche d'Espagne, faites dans le traité d'Utrecht. On soutint qu'il n'y avait pas lieu à délibérer, parce qu'il ne fallait pas s'aliéner un allié fidèle ; Mirabeau se rangea de cet avis, et l'assemblée passa à l'ordre du jour. Tout à coup Mirabeau, pour faire une expérience qui a été mal jugée, voulut ramener la question qu'il avait contribué lui-même à éloigner. La maison d'Orléans se trouvait en concurrence avec la maison d'Espagne, dans le cas d'extinction de la branche régnante. Mirabeau avait vu un grand acharnement à passer à l'ordre du jour. Étranger au duc d'Orléans quoique familier avec lui, comme il savait l'être avec tout le monde, il voulait néanmoins connaître l'état des partis, et voir quels étaient les amis et les ennemis du duc. La question de la régence se présentait : en cas de minorité, les frères du roi ne pouvaient pas être tuteurs de leur neveu, puisqu'ils étaient héritiers du pupille royal, et par conséquent peu intéressés à sa conservation. La régence appartenait donc au plus proche parent ; c'était ou la reine, ou le duc d'Orléans, ou la famille d'Espagne. Mirabeau propose donc de ne donner la régence qu'à un homme né en France. « La connaissance, dit-il, que j'ai de la géographie de l'assemblée, le point d'où sont partis les cris d'ordre du jour, me prouvent qu'il ne s'agit de rien moins ici que d'une domination étrangère, et que la proposition de ne pas délibérer, en apparence espagnole, est peut-être une proposition autrichienne. » Les cris s'élèvent à ces mots ; la discussion recommence avec une violence extraordinaire ; tous les opposans demandent encore l'ordre du jour. En vain Mirabeau leur répète-t-il à chaque instant qu'ils ne peuvent avoir qu'un motif, celui d'amener en France une domination étrangère ; ils ne répondent point, parce qu'en effet ils préféreraient l'étranger au duc d'Orléans. Enfin, après une discussion de deux jours, on déclara de nouveau qu'il n'y avait pas lieu à délibérer. Mais Mirabeau avait obtenu ce qu'il voulait, en voyant se dessiner les partis. Cette tentative ne pouvait manquer de le faire accuser, et il passa dès lors pour un agent du parti d'Orléans[1].

Tout agitée encore de cette discussion, l'assemblée reçut la réponse du roi aux articles du 4 août. Le roi en approuvait l'esprit, ne donnait à quelques-uns qu'une adhésion conditionnelle, dans l'espoir qu'on les modifierait en les faisant exécuter ; il renouvelait sur la plupart les objections faites dans la discussion, et repoussées par l'assemblée. Mirabeau reparut encore à la tribune : « Nous n'avons pas, dit-il, examiné la supériorité du pouvoir constituant sur le pouvoir exécutif ; nous avons en quelque sorte jeté un voile sur ces questions (l'assemblée en effet avait expliqué en sa faveur la manière dont elles devaient être entendues, sans rien décréter à cet égard) ; mais si l'on combat notre puissance constituante, on nous obligera à la déclarer. Qu'on en agisse franchement et sans mauvaise foi. Nous convenons des difficultés de l'exécution, mais nous ne l'exigeons pas. Ainsi nous demandons l'abolition des offices, mais en indiquant pour l'avenir le remboursement et l'hypothèque du remboursement ; nous déclarons l'impôt qui sert de salaire au clergé destructif de l'agriculture, mais en attendant son remplacement nous ordonnons la perception de la dîme ; nous abolissions les justices seigneuriales, mais en les laissant exister jusqu'à ce que d'autres tribunaux soient établis. Il en est de même des autres articles ; ils ne renferment tous que des principes qu'il faut rendre irrévocables en les promulguant. D’ailleurs, fussent-ils mauvais, les imaginations, sont en possession de ces arrêtés, on ne peut plus les leur refuser. Répétons ingénument au roi ce que le fou de Philippe II disait à ce prince si absolu : « Que ferais-tu, Philippe, si tout le monde disait oui quand tu dis non ? »

L’assemblée ordonna de nouveau à son président de retourner vers le roi, pour lui demander sa promulgation. Le roi l’accorda. De son côté , l’assemblée délibérant sur la durée du veto suspensif, l’étendit à deux législatures ; mais elle eut le tort de laisser voir que c’était en quelque sorte une récompense donnée à Louis XVI, pour les concessions qu’il venait de faire à l’opinion.

Tandis qu’au milieu des obstacles suscités par la mauvaise volonté des privilégiés et par les emportemens populaires, l’assemblée poursuivait son but, d’autres embarras s’accumulaient devant elle, et ses ennemis en triomphaient. Ils espéraient qu’elle serait arrêtée par la détresse des finances, comme l’avait été la cour elle—même. Le premier emprunt de trente millions n’avait pas réussi : un second de quatre-vingts, ordonné sur une nouvelle proposition de Necker[2], n’avait pas eu un résultat plus heureux. « Discutez, dit un jour M. Degouy d'Arcy, laissez s'écouler les délais, et à l'expiration des délais, nous ne serons plus… Je vais vous apprendre des vérités terribles. − À l'ordre ! à l'ordre ! s'écrient les uns. − Non, non, parlez ! répondent les autres. » Un député se lève : « Continuez, dit-il à M. Degouy, répandez l'alarme et la terreur ! Eh bien ! qu'en arrivera-t'il ? nous donnerons une partie de notre fortune, et tout sera fini. » M. Degouy continue : « Les emprunts que vous avez votés n'ont rien fourni ; il n'y a pas dix millions au trésor. » À ces mots, on l'entoure de nouveau, on le blâme, on lui impose silence. Le duc d'Aiguillon, président du comité des finances, le dément en prouvant qu'il devait y avoir vingt-deux millions dans les caisses de l'état. Cependant on décrète que les samedis et vendredis seront spécialement consacrés aux finances.

Necker arrive enfin. Tout souffrant de ses efforts continuels, il renouvelle ses éternelles plaintes ; il reproche à l'assemblée de n'avoir rien fait pour les finances, après cinq mois de travail. Les deux emprunts n'avaient pas réussi, parce que les troubles avaient détruit le crédit. Les capitaux se cachaient ; ceux de l'étranger n'avaient point paru dans les emprunts proposés. L'émigration, l'éloignement des voyageurs, avaient encore diminué le numéraire ; et il n'en restait pas même assez pour les besoins journaliers. Le roi et la reine avaient été obligés d'envoyer leur vaisselle à la Monnaie. En conséquence Necker demande une contribution du quart du revenu, assurant que ces moyens lui paraissent suffisans. Un comité emploie trois jours à examiner ce plan, et l'approuve entièrement. Mirabeau, ennemi connu du ministre, prend le premier la parole, pour engager l'assemblée à consentir ce plan sans le discuter. « N'ayant pas, dit-il, le temps de l'apprécier, elle ne doit pas se charger de la responsabilité de l'évènement, en approuvant ou en improuvant les moyens proposés. » D'après ce motif il conseille de voter de suite et de confiance. L'assemblée entraînée adhère à cette proposition, et ordonne à Mirabeau de se retirer pour rédiger le décret. Cependant l'enthousiasme se calme, les ennemis du ministre prétendent trouver des ressources où il n'en a pas vu. Ses amis au contraire attaquent Mirabeau, et se plaignent de ce qu'il a voulu l'écraser de la responsabilité des évènemens. Mirabeau rentre et lit son décret. « Vous poignardez le plan du ministre ! » s'écrie M. de Virieu. Mirabeau, qui ne savait jamais reculer sans répondre, avoue franchement ses motifs ; il convient qu'on le devine quand on a dit qu'il voulait faire peser sur M. Necker seul la responsabilité des évènements ; il dit qu'il n'a point l'honneur d'être son ami ; mais que, fût-il son ami le plus tendre, citoyen avant tout, il n'hésiterait pas à le compromettre, lui, plutôt que l'assemblée ; qu'il ne croit pas que le royaume fût en péril quand M. Necker se serait trompé, et qu'au contraire le salut public serait très compromis si l'assemblée avait perdu son crédit et manqué une opération décisive. Il propose ensuite une adresse pour exciter le patriotisme national et appuyer le projet du ministre.

On l'applaudit, mais on discute encore. On fait mille propositions, et le temps s'écoule en vaines subtilités. Fatigué de tant de contradictions, frappé de l'urgence des besoins, il remonte une dernière fois à la tribune, s'en empare, fixe de nouveau la question avec une admirable netteté, et montre l'impossibilité de se soustraire à la nécessité du moment. Son génie s'enflammant alors, il peint les horreurs de la banqueroute ; il la présente comme un impôt désastreux qui, au lieu de peser légèrement sur tous, ne pèse que sur quelques-uns qu'elle écrase ; il la montre comme un gouffre où l'on précipite des victimes vivantes, et qui ne se referme pas même après les avoir dévorées, car on n'en doit pas moins, même après avoir refusé de payer. Remplissant enfin l'assemblée de terreur : « L'autre jour, dit-il, à propos d'une ridicule motion du Palais-Royal, on s'est écrié : Catilina est aux portes de Rome, et vous délibérez ! et certes, il n'y avait ni Catilina, ni péril, ni Rome ; et aujourd'hui la hideuse banqueroute est là, elle menace de consumer, vous, votre honneur, vos fortunes, et vous délibérez[3] ! »

À ces mots, l'assemblée transportée se lève en poussant des cris d'enthousiasme. Un député veut répondre ; il s'avance, mais, effrayé de sa tâche, il demeure immobile et sans voix. Alors l'assemblée déclare que, ouï le rapport du comité, elle adopte de confiance le plan du ministre des finances. C'était là un bonheur d'éloquence ; mais il ne pouvait arriver qu'à celui qui avait tout à la fois la raison et les passions de Mirabeau.

  1. Voyez la note 7 à la fin du volume.
  2. Décret du 27 août.
  3. Séances des 22 et 24 septembre.