Histoire de la Révolution française (Thiers)/6

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Furne & Cie (1p. 270-316).

CHAPITRE VI.



Progrès de l’émigration. − Le peuple soulevé attaque le donjon de Vincennes. − Conspiration des Chevaliers du Poignard. − Discussion sur la loi contre les émigrés. − Mort de Mirabeau. − Intrigues contre-révolutionnaires. − Fuite du roi et de sa famille ; Il est arrêté à Varennes et ramené à Paris. − Disposition des puissances étrangères ; Préparatifs des émigrés. − Déclaration de Pilnitz. − Proclamation de la loi martiale au Champ-de-Mars. − Le roi accepte la constitution. − Clôture de l’assemblée constituante.


La longue et dernière lutte entre le parti national et l’ordre privilégié du clergé, dont nous venons de raconter les principales circonstances, acheva de tout diviser. Tandis que le clergé travaillait les provinces de l’Ouest et du Midi, les réfugiés de Turin faisaient diverses tentatives, que leur faiblesse et leur anarchie rendaient inutiles. Une conspiration fut tentée à Lyon. On y annonçait l’arrivée des princes, et une abondante distribution de grâces ; on promettait même à cette ville de devenir capitale du royaume, à la place de Paris, qui avait démérité de la cour. Le roi était averti de ces menées, et n'en prévoyant pas le succès, ne le désirant peut-être pas, car il désespérait de gouverner l'aristocratie victorieuse, il fit tout ce qu'il put pour l'empêcher. Cette conspiration fut découverte ) la fin de 1790, et ses principaux agens livrés aux tribunaux. Ce dernier revers décida l'émigration à se transporter de Turin à Coblentz, où elle s'établit dans le territoire de l'électeur de Trèves, et aux dépens de son autorité, qu'elle envahit tout entière. On a déjà vu que les membres de cette noblesse échappée de France étaient divisés en deux partis : les uns, vieux serviteurs, nourris de faveurs, et composant ce qu'on appelait la cour, ne voulaient pas, en s'appuyant sur la noblesse de province, entrer en partage d'influence avec elle, et pour cela ils n'entendaient recourir qu'à l'étranger ; les autres, comptant davantage sur leur épée, voulaient soulever les provinces du Midi, en y réveillant le fanatisme. Les premiers l'emportèrent, et on se rendit à Coblentz, sur la frontière du Nord, pour y attendre les puissances. En vain ceux qui voulaient combattre dans le Midi insistèrent-ils pour qu'on s'aidât du Piémont, de la Suisse et de l'Espagne, alliés fidèles et désintéressés, et pour qu'on laissât dans leur voisinage un chef considérable. L'aristocratie que dirigeait Calonne ne le voulut pas. Cette aristocratie n'avait pas changé en quittant la France : frivole, hautaine, incapable, et prodigue à Coblentz comme à Versailles, elle fit encore mieux éclater ses vices au milieu des difficultés de l'exil et de la guerre civile. Il faut du bourgeois dans votre brevet, disait-elle à ces hommes intrépides qui offraient de se battre dans le Midi, et qui demandaient sous quel titre ils serviraient[1]. On ne laissa à Turin que des agens subalternes, qui, jaloux les uns des autres, se desservaient réciproquement, et empêchaient toute tentative de réussir. Le prince de Condé, qui semblait avoir conservé toute l'énergie de sa branche, n'était point en faveur auprès d'une partie de la noblesse ; il se plaça près du Rhin, avec tous ceux qui, comme lui, ne voulaient pas intriguer, mais se battre.

L'émigration devenait chaque jour plus considérable, et les routes étaient couvertes d'une noblesse qui semblait remplir un devoir sacré en courant prendre les armes contre sa patrie. Des femmes même croyaient devoir attester leur horreur contre la révolution, en abandonnant le sol de la France. Chez une nation où tout se fait par entraînement, on émigrait par vogue ; on faisait à peine des adieux, tant on croyait que le voyage serait court et le retour prochain. Les révolutionnaires de Hollande, trahis par leur général, abandonnés par leurs alliés, avaient cédé en quelques jours ; ceux de Brabant n'avaient guère tenu plus longtemps ; ainsi donc, suivant ces imprudens émigrés, la révolution française devait être soumise en une courte campagne, et le pouvoir absolu refleurir sur la France asservie.

L'assemblée, irritée plus qu'effrayée de leur présomption, avait proposé des mesures, et elles avaient toujours été différées. Les tantes du roi, trouvant leur conscience compromise à Paris, crurent devoir aller chercher leur salut auprès du pape. Elles partirent pour Rome[2], et furent arrêtées en route par la municipalité d'Arnay-le-duc. Le peuple se porta aussitôt chez Monsieur, qu'on disait prêt à s'enfuir. Monsieur parut, et promit de ne pas abandonner le roi. Le peuple se calma ; et l'assemblée prit en délibération le départ de Mesdames. La délibération se prolongeait, lorsque Menou la termina par ce mot plaisant : « L'Europe, dit-il, sera bien étonnée quand elle saura qu'une grande assemblée a mis plusieurs jours à décider si deux vieilles femmes entendraient la messe à Rome ou à Paris. » Le comité de constitution n'en fut pas moins chargé de présenter une loi sur la résidence des fonctionnaires publics et sur l'émigration. Ce décret, adopté après de violentes discussions, obligeait les fonctionnaires publics à la résidence dans le lieu de leurs fonctions. Le roi, comme premier de tous, était tenu de ne pas s'éloigner du corps législatif pendant chaque session, et en tout autre temps de ne pas aller au-delà du royaume. En cas de violation de cette loi, la peine pour tous les fonctionnaires était la déchéance. Un autre décret sur l'émigration fut demandé au comité.

Pendant ce temps, le roi, ne pouvant plus souffrir la contrainte qui lui était imposée, et les réductions de pouvoir que l'assemblée lui faisait subir, n'ayant surtout aucun repos de conscience depuis les nouveaux décrets sur les prêtres, le roi était décidé à s'enfuir. Tout l'hiver avait été consacré en préparatifs ; on excitait le zèle de Mirabeau ; on le comblait de promesses s'il réussissait à mettre la famille royale en liberté, et, de son côté, il poursuivait son plan avec la plus grande activité. Lafayette venait de rompre avec les Lameth. Ceux-ci le trouvaient trop dévoué à la cour ; et ne pouvant suspecter son intégrité, comme celle de Mirabeau, ils accusaient son esprit, et lui reprochaient de se laisser abuser. Les ennemis des Lameth les accusèrent de jalouser la puissance militaire de Lafayette, comme ils avaient envié la puissance oratoire de Mirabeau. Ils s'unirent ou parurent s'unir aux amis du duc d'Orléans, et on prétendit qu'ils voulaient ménager à l'un d'eux le commandement de la garde nationale ; c'était Charles Lameth qui, disait-on, avait l'ambition de l'obtenir, et on attribua à ce motif les difficultés sans cesse renaissantes qui furent suscitées depuis à Lafayette.

Le 28 février, le peuple, excité, disait-on, par le duc d'Orléans, se porta au donjon de Vincennes, que la municipalité avait destiné à recevoir les prisonniers trop accumulés dans les prisons de Paris. On attaqua ce donjon comme une nouvelle Bastille. Lafayette y accourut à temps, et dispersa le faubourg Saint-Antoine, conduit par Santerre à cette expédition. Tandis qu'il rétablissait l'ordre dans cette partie de Paris, d'autres difficultés se préparaient pour lui aux Tuileries. Sur le bruit d'une émeute, une grande quantité des habitués du château s'y étaient rendus au nombre de plusieurs centaines. Ils portaient des armes cachées, telles que des couteaux de chasse et des poignards. La garde nationale, étonnée de cette influence, en conçut des craintes, désarma et maltraita quelques-uns de ces hommes. Lafayette survint, fit évacuer le château et s'empara des armes. Le bruit s'en répandit aussitôt ; on dit qu'ils avaient été trouvés porteurs de poignards, d'où ils furent nommés depuis chevaliers du poignard. Ils soutinrent qu'ils n'étaient venus que pour défendre la personne du roi menacée. On leur reprocha d'avoir voulu l'enlever ; et, comme d'usage, l'évènement se termina par des calomnies réciproques. Cette scène détermina la véritable situation de Lafayette. On vit mieux encore cette fois que, placé entre les partis les plus prononcés, il était là pour protéger la personne du roi et la constitution. Sa double victoire augmenta sa popularité, sa puissance, et la haine de ses ennemis. Mirabeau, qui avait le tord d'augmenter les défiances de la cour à son égard, présenta cette conduite comme profondément hypocrite. Sous les apparences de la modération et de la guerre à tous les partis, elle tendait, celui lui, à l'usurpation. Dans son humeur, il signalait les Lameth comme méchans et des insensés, unis à d'Orléans, et n'ayant dans l'assemblée qu'une trentaine de partisans. Quant au côté droit, il déclarait n'en pouvoir rien faire, et se repliait sur les trois ou quatre cents membres, libres de tout engagement, et toujours disposés à se décider par l'impression de raison et d'éloquence qu'il opérait dans le moment.

Il n'y avait de vrai dans ce tableau que son évaluation de la force respective des partis, et son opinion sur les moyens de diriger l'assemblée. Il la gouvernait en effet, en dominant tout ce qui n'avait pas d'engagement pris. Ce même jour, 28 février, il exerçait presque pour la dernière fois, son empire, signalait sa haine contre les Lameth, et déployait contre eux sa redoutable puissance.

La loi sur l'émigration allait être discutée. Chapelier la présenta au nom du comité. Il partageait, disait-il, l'indignation générale contre ces Français qui abandonnaient leur patrie ; mais il déclarait qu'après plusieurs jours de réflexions, le comité avait reconnu l'impossibilité de faire une loi sur l'émigration. Il était difficile en effet d'en faire une. Il fallait se demander d'abord si on avait le droit de fixer l'homme au sol. On l'avait sans doute, si le salut de la patrie, l'exigea ; mais il fallait distinguer les motifs des voyageurs, ce qui devenait inquisitorial ; il fallait distinguer leur qualité de Français ou d'étrangers, d'émigrans ou de simples commerçans. La loi était donc très difficile, si elle n'était pas impossible. Chapelier ajouta que le comité, pour obéir à l'assemblée, en avait rédigé une ; que, si on le voulait, il allait la lire ; mais qu'il avertissait d'avance qu'elle violait tous les principes. « Lisez… Ne lisez pas… » s'écrie-t-on de toutes parts. Une foule de députés veulent prendre la parole. Mirabeau la demande à son tour, l'obtient, et, ce qui est mieux, commande le silence. Il lit une lettre fort éloquente, adressée autrefois à Frédéric-Guillaume, dans laquelle il réclamait la liberté d'émigration, comme un des droits les plus sacrés de l'homme, qui n'étant point attaché par des racines à la terre, n'y devait resté attaché que par le bonheur. Mirabeau, peut-être pour satisfaire la cour, mais surtout par conviction, repoussait comme tyrannique toute mesure contre la liberté d'aller et de venir. Sans doute on abusait de cette liberté dans le moment ; mais l'assemblée, s'appuyant sur sa force, avait toléré tant d'excès de la presse commis contre elle-même, elle avait souffert tant de vaines tentatives, et les avait si victorieusement repoussés par le mépris, qu'on pouvait lui conseiller de persister dans le même système. Mirabeau est applaudi dans son opinion, mais on s'obstine à demander la lecture du projet de loi. Chapelier le lit enfin : ce projet propose, pour les cas de troubles, d'instituer une commission dictatoriale, composée de trois membres, qui désigneront nommément et à leur gré ceux qui auront la liberté de circuler hors du royaume. À cette ironie sanglante, qui dénonçait l'impossibilité d'une loi, des murmures s'élèvent. « Vos murmures m'ont soulagé, s'écrie Mirabeau, vos cœurs répondent au mien, et repoussent cette absurde tyrannie. Pour moi, je me crois délié de tout serment envers ceux qui auront l'infamie d'admettre une commission dictatoriale. » Des cris s'élèvent du côté gauche. « Oui, répète-t-il, je jure » Il est interrompu de nouveau « Cette popularité, reprend-t-il avec une voix tonnante, que j'ai ambitionnée, et dont j'ai joui comme un autre, n'est pas un faible roseau ; je l'enfoncerai profondément en terre… et je le ferait germer sur le terrain de la justice et de la raison » Les applaudissemens éclatent de toutes parts. » Je jure, ajoute l'orateur, si une loi d'émigration est votée, je jure de vous désobéir. »

Il descend de la tribune après avoir étonné l'assemblée et imposé à ses ennemis. Cependant la discussion se prolonge encore ; les uns veulent l'ajournement, pour avoir le temps de faire une loi meilleur ; les autres exigent qu'il soit déclaré de suite qu'on ne fera pas, afin de calmer le peuple et de terminer ses agitations. On murmure, on crie, on applaudit. Mirabeau demande encore la parole, et semble l'exiger. « Quel est, s'écrit M. Goupil, le titre de la dictature qu'exerce ici M. de Mirabeau ? » Mirabeau, sans l'écouter, s'élance à la tribune. « Je n'ai pas accordé la parole, dit le président ; que l'assemblée décide. » Mais, sans rien décider, l'assemblée écoute. « Je prie les interrupteurs, dit Mirabeau, de se souvenir que j'ai toute ma vie combattue la tyrannie, et que je la combattrai partout où elle sera assise ; » et en prononçant ces mots, il promène ses regards de droite à gauche. Des applaudissemens nombreux accompagnent sa voix ; il reprend : « Je prie M. Goupil de se souvenir qu'il s'est mépris jadis sur un Catilina dont il repousse aujourd'hui la dictature[3] ; je prie l'assemblée de remarquer que la question de l'ajournement, simple en apparence, en renferme d'autres, et, par exemple, qu'elle suppose qu'une loi est à faire. » De nouveaux murmures s'élèvent à gauche. « Silence aux trente voix ! s'écrie l'orateur en fixant ses regards sur la place de Barnave et des Lameth. Enfin, ajoute-t-il, si l'on veut, je vote aussi l'ajournement, mais à condition qu'il soit décrété que d'ici à l'expiration de l'ajournement il n'y aura pas de sédition. » Des acclamations unanimes couvrent ces derniers mots. Néanmoins l'ajournement l'emporte, mais à une si petite majorité, que l'on conteste le résultat, et qu'une seconde épreuve est exigée.

Mirabeau dans cette occasion frappa surtout par son audace ; jamais peut-être il n'avait plus impérieusement subjugué l'assemblée. Mais sa fin approchait, et c'étaient là ses derniers triomphes. Des pressentimens de mort se mêlaient à ses vastes projets, et quelquefois en arrêtaient l'essor. Cependant sa conscience était satisfaite ; l'estime publique s'unissait à la sienne, et l'assurait que, s'il n'avait pas encore assez fait pour le salut de l'état, il avait du moins assez fait pour sa propre gloire. Pâle et les yeux profondément creusés, il paraissait tout changé à la tribune, et souvent il était saisi de défaillances subites. Les excès de plaisir et de travail, les émotions de la tribune, avaient usé en peu de temps cette existence si forte. Des bains qui renfermaient une dissolution de sublimé avaient produit cette teinte verdâtre qu'on attribuait au poison. La cour était alarmée, tous les partis étonnés ; et, avant sa mort, on s'en demandait la cause. Une dernière fois, il prit la parole à cinq reprises différentes, sortit épuisé, et ne reparut plus. Le lit de mort le reçut et ne le rendit qu'au Panthéon. Il avait exigé de Canabis qu'on n'appelât pas de médecins ; néanmoins on lui désobéit, et ils trouvèrent la mort qui s'approchait, et qui déjà s'était emparée des pieds. La tête fut atteinte la dernière, comme si la nature avait voulu laisser briller son génie jusqu'au dernier instant. Un peuple immense se pressait autour de sa demeure, et encombrait toutes les issues dans le plus profond silence. La cour envoyait émissaire sur émissaire ; les bulletins de sa santé se transmettaient de bouche en bouche, et allaient répandre partout la douleur à chaque progrès du mal. Lui, entouré de ses amis, exprimait quelques regrets sur ses travaux interrompus, quelque orgueil sur ses travaux passés : « Soutiens, disait-il à son domestique, soutiens cette tête, la plus forte de la France. » L'empressement du peuple le toucha ; la visite de Barnave, son ennemi, qui se présenta chez lui au nom des Jacobins, lui causa une douce émotion. Il donna encore quelques pensées du droit de tester ; il appela M. de Talleyrand et lui remit un discours qu'il venait d'écrire. « Il sera plaisant, lui dit-il, d'entendre parler contre les testamens un homme qui n'est plus et qui vient de faire le sien. » La cour avait voulu en effet qu'il le fît, promettant d'acquitter tous les legs. Reportant ses vues sur l'Europe, et devinant les projets de l'Angleterre : « Ce Pitt, dit-il, est le ministre des préparatifs ; il gouverne avec des menaces : je lui donnerais de la peine si je vivais. » Le curé de sa paroisse venant lui offrir ses soins, il le remercia avec politesse, et lui dit, en souriant, qu'il les accepterait volontiers s'il n'avait dans sa maison son supérieur ecclésiastique, M. l'évêque d'Autun. Il fit ouvrir ses fenêtres : « Mon ami, dit-il à Canabis, je mourrai aujourd'hui : il ne reste plus qu'à s'envelopper de parfums, qu'à se couronner de fleurs, qu'à s'environner de musique, afin d'entrer paisiblement dans le sommeil éternel. » Des douleurs poignantes interrompaient de temps en temps ces discours si nobles et si calmes. « Vous aviez promis, dit(il à ses amis, de m'épargner des souffrances inutiles. » En disant ces mots, il demande de l'opium avec instance. Comme on le lui refusait, il l'exige avec sa violence accoutumée. Pour le satisfaire, on le trompe, et on lui présente une coupe, en lui persuadant qu'elle contenait de l'opium. Il la saisit avec calme, avale le breuvage qu'il croyait mortel, et paraît satisfait. Un instant après il expire. C'était le 2 avril 1791. Cette nouvelle se répand aussitôt à la cour, à la ville, à l'assemblée. Tous les partis espéraient en lui, et tous, excepté les envieux, sont frappés de douleur. L'assemblée interrompt ses travaux, un deuil général est ordonné, des funérailles magnifiques sont préparées. On demande quelques députés : « Nous irons tous, » s'écrient-ils. L'église de Sainte-Geneviève est érigée en Panthéon, avec cette inscription, qui n'est plus à l'instant où je raconte ces faits :

Aux grands hommes la patrie reconnaissante[4].

Mirabeau y fut le premier admis à côté de Descartes. Le lendemain, ses funérailles eurent lieu. Toutes les autorités, le département, les municipalités, les sociétés populaires, l'assemblée, l'armée, accompagnaient le convoi. Ce simple orateur obtenait plus d'honneurs que jamais n'en avaient reçu les pompeux cercueils qui allaient jadis à Saint-Denis. Ainsi finit cet homme extraordinaire, qui, après avoir audacieusement attaqué et vaincu les vieilles races, osa retourner ses efforts contre les nouvelles qui l'avaient aidé à vaincre, les arrêter de sa voix, et la leur faire aimer en l'employant contre elles ; cet homme enfin qui fit son devoir par raison, par génie, mais non pour quelque peu d'or jeté à ses passions, et qui eut le singulier honneur, lorsque toutes les popularités finirent par le dégoût du peuple, de voir la sienne ne céder qu'à la mort. Mais eût-il fait entrer la résignation dans le cœur de la cour, la modération dans le cœur des ambitieux ? eût-il dit à ces tribuns populaires qui voulaient briller à leur tour : Demeurez dans ces faubourgs obscurs ? eût-il dit à Danton, cet autre Mirabeau de la populace : Arrêtez-vous dans cette section, et ne montez pas plus haut ? On l'ignore ; mais, au moment de sa mort, tous les intérêts incertains s'étaient remis en ses mains, et comptaient sur lui. Long-temps on regretta sa présence. Dans la confusion des disputes, on portait les regards sur cette place qu'il avait occupée, et on semblait invoquer celui qui les terminait d'un mot victorieux. « Mirabeau n'est plus ici, s'écria un jour Maury en montant à la tribune ; on ne m'empêchera pas de parler. »

La mort de Mirabeau enleva tout courage à la cour. De nouveau évènemens vinrent précipiter sa résolution de fuir. Le 18 avril, le roi voulut se rendre à Saint-Cloud. On répandit le bruit que, ne voulant pas user d'un prêtre assermenté pour les devoirs de la Pâque, il avait résolu de s'éloigner pendant la semaine-sainte ; d'autres prétendirent qu'il voulait fuir. Le peuple s'assemble aussitôt et arrête les chevaux. Lafayette accourt, supplie le roi de demeurer en voiture, en l'assurant qu'il va lui ouvrir un passage. Le roi néanmoins descend et ne veut permettre aucune tentative ; c'était son ancienne politique de ne paraître pas libre. D'après l'avis de ses ministres, il se rend à l'assemblée pour se plaindre de l'outrage qu'il venait de recevoir. L'assemblée l'accueille avec son empressement ordinaire, en promettant de faire tout ce qui dépendra d'elle pour assurer sa liberté. Louis XVI sort applaudi de tous les côté, excepté du côté droit. Le 23 avril, sur le conseil qu'on lui donne, il fait écrire par M. de Montmorin une lettre aux ambassadeurs étrangers, dans laquelle il dément les intentions qu'on lui suppose au dehors de la France, déclare aux puissances qu'il a prêté serment à la constitution, et qu'il est disposé à le tenir, et proclame comme ses ennemis tous ceux qui insinueront le contraire. Les expressions de cette lettre étaient volontairement exagérées pour qu'elle parût arrachée par la violence ; c'est ce que le roi déclara lui-même à l'envoyé de Léopold. Ce prince parcourait alors l'Italie et se trouvait dans ce moment à Mantoue. Calonne négociait auprès de lui. Un envoyé, M. Alexandre de Durfort, vint de Mantoue auprès du roi et de la reine s'informer de leurs dispositions. Il les interrogea d'abord sur la lettre écrite aux ambassadeurs, et ils répondirent qu'au langage on devait voir qu'elle était arrachée ; il les questionna ensuite sur leurs espérances ; et ils répondirent qu'ils n'en avaient plus depuis la mort de Mirabeau ; enfin sur leurs dispositions envers le comte d'Artois, et ils assurèrent qu'elles étaient excellentes.

Pour comprendre le motif de ces questions, il faut savoir que le baron de Breteuil était l'ennemi déclaré de Calonne ; que son inimitié n'avait pas finit dans l'émigration ; et que, chargé auprès de la cour de Vienne des pleins pouvoirs de Louis XVI[5], il contrariait toutes les démarches des princes. Il assurait à Léopold que le roi ne ovulait pas être sauvé par les émigrés, parce qu'il redoutait leur exigence, et que la reine personnellement était brouillée avec le comte d'Artois. Il proposait toujours pour le salut du trône le contraire de ce que proposait Calonne ; et il n'oublia rien pour détruire l'effet de cette nouvelle négociation. Le comte de Durfort retourna à Mantoue ; et, le 20 mai 1791, Léopold promit de faire marcher trente-cinq mille hommes en Flandre, et quinze mille en Alsace. Il annonça qu'un nombre égale de Suisses devaient se porter vers Lyon, autant de Piémontais sur le Dauphiné, et que l'Espagne rassemblerait vingt mille hommes. L'empereur promettait la coopération du roi de Prusse et la neutralité de l' Angleterre. Une protestation, faite au nom de la maison de Bourbon, devait être signée par le roi de Naples, le roi d'Espagne, par l'infant de Parme, et par les princes expatriés. Jusque là le plus grand secret était exigé. Il était aussi recommandé à Louis XVI de ne pas songer à s'éloigner, quoiqu'il en eût témoigné le désir ; tandis que Breteuil, au contraire, conseillait au roi de partir. Il est possible que de part et d'autre les conseils fussent donnés de bonne foi ; mais il faut remarquer cependant qu'ils étaient donnés dans le sens des intérêts de chacun. Breteuil, qui voulait combattre la négociation de Calonne à Mantone, conseillait le départ ; et Calonne, qui n'aurait plus régné si Louis XVI s'était transporté à la frontière, lui faisait insinuer de rester. Quoi qu'il en soit, le roi se décida à partir, et il a dit souvent, avec humeur : « C'est Breteuil qui l'a voulu[6]. » Il écrivit donc à Bouillé qu'il était résolu à ne pas différer davantage. Son intention n'était pas de sortir du royaume, mais de se retirer à Montmédy, d'où il pouvait, au besoin, s'appuyer sur Luxembourg, et recevoir les secours étrangers. La route de Châlons par Clermont et Varennes fut préférée, malgré l'avis de Bouillé. Tous les préparatifs furent faits pour partir le 20 juin. Le général rassembla les troupes sur lesquelles il comptait le plus, prépara un camp à Montmédy, y amassa des fourrages, et donna pour prétexte de toutes ces dispositions, des mouvements qu'il apercevait sur la frontière. La reine s'était chargée des préparatifs depuis Paris jusqu'à Châlons ; et Bouillé de Châlons jusqu'à Montmédy. Des corps de Cavalerie peu nombreux devaient, sous prétexte d'escorter un trésor, se porter sur divers points, et recevoir le roi à son passage. Bouillé lui-même se proposait de s'avancer à quelque distance de Montmédy. La reine s'était assuré une porte dérobée pour sortir du château. La famille royale devait voyager sous un nom étranger et avec un passeport supposé. Tout était prêt pour le 20 ; cependant une crainte fit retarder le voyage jusqu'au 21, délai qui fut fatal à cette famille infortunée. M. de Lafayette était dans une complète ignorance du voyage ; M. de Montmorin lui-même, malgré la confiance de la cour, l'ignorait absolument ; il n'y avait dans la confidence de ce projet que les personnes indispensables à son exécution. Quelques bruits de fuite avaient cependant couru, soit que le projet eût transpiré, soit que ce fût une de ces alarmes si communes alors. Quoi qu'il en soit, le comité de recherches en avait été averti, et la vigilance de la garde nationale en était augmentée.

Le 20 juin, vers minuit, le roi, la reine, madame Élisabeth, madame de Tourzel, gouvernante des enfans de France, se déguisent, et sortent successivement du château. Madame de Tourzel avec les enfans se rend au petit Carrousel, et monte dans une voiture conduite par M. de Fersen, jeune seigneur étranger, déguisé en cocher. Le roi les joint bientôt. Mais la reine, qui était sortie avec un garde-du-corps, leur donne à tous les plus grandes inquiétudes. Ni elle ni son guide ne connaissaient les quartiers de Paris ; elle s'égare, et ne retrouve le petit Carrousel qu'une heure après ; en s'y rendant, elle rencontre la voiture de M. de Lafayette, dont les gens marchaient avec des torches. Elle se cache sous les guichets du Louvre, et, sauvée de ce danger, parvient à la voiture où elle était si impatiemment attendue. Après s'être ainsi réunie, toute la famille se met en route ; elle arrive, après un long trajet et une seconde erreur de route, à la porte Saint-Martin, et monte dans une berline attelée de six chevaux, placée là pour l'attendre. Madame de Tourzel, sous le nom de madame de Korff, devait passer pour une mère voyageant avec ses enfans ; le roi était supposé son valet de chambre ; trois gardes-du-corps déguisés devaient précéder la voiture en courriers, ou la suivre comme domestiques. Ils partent enfin, accompagnés des vœux de M. de Fersen, qui rentra dans Paris pour prendre le chemin de Bruxelles. Pendant ce temps, Monsieur se dirigeait vers la Flandre avec son épouse, et suivait une autre route pour ne point exciter les soupçons et ne pas faire manquer les chevaux dans les relais.

Le roi et sa famille voyagèrent toute la nuit sans que Paris fût averti. M. de Fersen courut à la municipalité pour voir ce qu'on en savait : à huit heures du matin on l'ignorait encore. Mais bientôt le bruit s'en répandit et circula avec rapidité. Lafayette réunit ses aides-de-camp, leur ordonna de partir sur-le-champ, en leur disant qu'ils n'atteindraient sans doute pas les fugitifs, mais qu'il fallait faire quelque chose ; il prit sur lui la responsabilité de l'ordre qu'il donnait, et supposa, dans la rédaction de cet ordre, que la famille royale avait été enlevée par les ennemis de la chose publique. Cette supposition respectueuse fut admise par l'assemblée, et constamment adoptée par toutes les autorités. Dans ce moment, le peuple ameuté reprochait à Lafayette d'avoir favorisé l'évasion du roi, et plus tard le parti aristocrate l'a accusé d'avoir laissé fuir le roi pour l'arrêter ensuite, et pour le perdre par cette vaine tentative. Cependant, si Lafayette avait voulu laisser fuir Louis XVI, aurait-il envoyé, sans aucun ordre de l'assemblée, deux aides-de-camp à sa suite ? Et si, comme l'ont supposé les aristocrates, il ne l'avait laissé fuir que pour le reprendre, aurait-il donné toute une nuit d'avance à la voiture ? Le peuple fut bientôt détrompé et Lafayette rétabli dans ses bonnes grâces.

L'assemblée se réunit à neuf heures du matin. Elle montra une attitude aussi imposante qu'aux premiers jours de la révolution. La supposition convenue fut que Louis XVI avait été enlevé. Le plus grand calme, la plus parfaite union, régnèrent pendant toute cette séance. Les mesures prises spontanément par Lafayette furent approuvées. Le peuple avait arrêté ses aides-de-camp aux barrières ; l'assemblée, partout obéie, leur en fit ouvrir les portes. L'un d'eux, le jeune Romeuf, emporta avec lui le décret qui confirmait les ordres déjà donnés par le général, et enjoignait à tous les fonctionnaires publics d'arrêter, par tous les moyens possibles, les suites dudit enlèvement, et d'empêcher que la route fût continuée. Sur le vœu et les indications du peuple, Romeuf prit la route de Châlons, qui était la véritable, et que la vue d'une voiture à six chevaux avait indiquée comme telle. L'assemblée fit ensuite appeler les ministres, et décréta qu'ils ne recevraient d'ordre que d'elle seule. En partant, Louis XVI avait ordonné au ministre de la justice de lui envoyer le sceau de l'état ; l'assemblée décida que le sceau serait conservé pour être apposé à ses décrets ; elle décréta en même temps que les frontières seraient mises en état de défense, et chargea le ministre des relations extérieures d'assurer aux puissances que les dispositions de la nation française n'étaient point changées à leur égard.

M. de Laporte, intendant de la liste civile, fut ensuite entendu. Il avait reçu divers messages du roi, entre autres un billet, qu'il pria l'assemblée de ne pas ouvrir, et un mémoire contenant les motifs du départ. L'assemblée, prête à respecter tous les droits, restitua, sans l'ouvrir, le billet que M. de Laporte ne voulait pas rendre public, et ordonna la lecture du mémoire. Cette lecture fut écoutée avec le plus grand calme, et ne produisit presque aucune impression. Le roi s'y plaignait de ses pertes de pouvoir sans assez de dignité, et s'y montrait aussi blessé d'être réduit à trente millions de liste civile que d'avoir perdu toutes ses prérogatives. On écouta toutes les doléances du monarque, on plaignit sa faiblesse, et on passa outre.

Dans ce moment, peu de personnes désiraient l'arrestation de Louis XVI. Les aristocrates voyaient dans sa fuite le plus ancien de leur vœux réalisé, et se flattaient d'une guerre civile très prochaine. Les membres les plus prononcés du parti populaire, qui déjà commençaient à se fatiguer du roi, trouvaient dans son absence l'occasion de s'en passer, et concevaient l'idée et l'espérance d'une république. Toute la partie modérée, qui gouvernait en ce moment l'assemblée, désirait que le roi se retirât sain et sauf à Montmédy ; et, comptant sur son équité, elle se flattait qu'un accommodement en deviendrait plus facile entre le trône et la nation. On s'effrayait beaucoup moins à présent qu'autrefois, de voir le monarque menaçant la constitution du milieu d'une armée. Le peuple seul, auquel on n'avait pas cessé d'inspirer cette crainte, la conservait encore lorsque l'assemblée ne la partageait plus, et il faisait des vœux ardens pour l'arrestation de la famille royale. Tel était l'état des choses à Paris.

La voiture, partie dans la nuit du 20 au 21, avait franchi heureusement une grande partie de la route et était parvenue sans obstacle à Châlons, le 21, vers les cinq heures de l'après-midi. Là, le roi, qui avait le tort de mettre souvent sa tête à la portière, fut reconnu ; celui qui fit cette découverte voulait d'abord révéler le secret, mais il en fut empêché par le mair, qui était un royaliste fidèle. Arrivée à Pont-de-Sommeville, la famille royale ne trouva pas les détachemens qui devaient l'y recevoir ; ces détachemens avaient attendu plusieurs heures ; mais le soulèvement du peuple, qui s'alarmait de ce mouvement de troupes, les avait obligés de se retirer. Cependant le roi arriva à Sainte-Menehould. Là, montrant toujours la tête à la portière, il fut aperçu par Drouet, fils du maître de poste, et chaud révolutionnaire. Aussitôt ce jeune homme, n'ayant pas le temps de faire arrêter la voiture à Sainte-Menehould, court à Varennes. Un brave maréchal-des-logis, qui avait aperçu son empressement et qui soupçonnait ses motifs, vole à sa suite pour l'arrêter, mais ne peut l'atteindre.

Drouet fait tant de diligence qu'il arrive à Varennes avant la famille infortunée ; sur-le-champ il avertit la municipalité, et fait prendre sans délai toutes les mesures nécessaires pour l'arrestation. Varennes est bâtie sur le bord d'une rivière étroite, mais profonde ; un détachement de hussards y était de garde ; mais l'officier, ne voyant pas arriver le trésor qu'on lui avait annoncé, avait laissé sa troupe dans les quartiers. La voiture arrive enfin et passe le pont. À peine est-elle engagée sous une voûte qu'il fallait traverser, que Drouet, aidé d'une autre individu, arrête les chevaux : Votre passeport, s'écrie-t-il, et avec un fusil il menace les voyageurs s'ils s'obstinent à avancer. On obéit à cet ordre, et on livre le passeport. Drouet s'en saisit, et dit que c'est au procureur de la commune à l'examiner ; et la famille royale est conduite chez ce procureur, nommé Sausse. Celui-ci, après avoir examiné ce passeport, feint de le trouver en règle, et, avec beaucoup d'égards, prie le roi d'attendre. On attend en effet assez long-temps. Lorsque Sausse est enfin assuré qu'un nombre suffisant de gardes nationaux ont été réunis, il cesse de dissimuler, et déclare au prince qu'il est reconnu et arrêté. Une contestation s'engage ; Louis prétend n'être pas ce qu'on suppose, et la dispute devenant trop vive : − « Puisque vous le reconnaissez pour votre roi, s'écrie la reine impatientée, parlez-lui donc avec le respect que vous lui devez. »

Le roi, voyant que toute dénégation était inutile, renonce à se déguiser plus long-temps. La petite salle était pleine de monde ; il prend la parole et s'exprime avec une chaleur qui ne lui était pas ordinaire. Il proteste de ses bonnes intentions, il assure qu'il n'allait à Montmédy que pour écouter plus librement les vœux des peuples, en s'arrachant à la tyrannie de Paris ; il demande enfin à continuer sa route, et à être conduit au but de son voyage. Le malheureux prince, tout attendri, embrasse Sausse et lui demande le salut de son épouse et de ses enfans ; la reine se joint à lui, et, prenant le dauphin dans ses bras, conjure Sausse de les sauver. Sausse est touché, mais il résiste, et les engage à retourner à Paris pour éviter une guerre civile. Le roi, au contraire, effrayé de ce retour, persiste à vouloir marcher vers Montmédy. Dans ce moment, MM. de Damas et de Goguelas étaient arrivés avec les détachemens placés sur divers points. La famille royale se croyait délivrée, mais on ne pouvait compter sur les hussards. Les officiers les réunissent, leur annoncent que le roi et sa famille sont arrêtés, et qu'il faut les sauver ; mais ceux-ci répondent qu'ils sont pour la nation. Dans le même instant, les gardes nationales, convoquées dans tous les environs, affluent et remplissent Varennes. Toute la nuit se passe dans cet état ; à six heures du matin, le jeune Romeuf arrive, portant le décret de l'assemblée ; il trouve la voiture attelée de six chevaux et dirigée vers Paris. Il monte et remet le décret avec douleur. Un cri de toute la famille s'élève contre M. de Lafayette qui la fait arrêter. La reine même paraît étonnée de ce qu'il n'a pas péri de la main du peuple ; le jeune Romeuf répond que lui et son général ont fait leur devoir en les poursuivant, mais qu'ils ont espéré ne pas les atteindre. La reine se saisit du décret, le jette sur le lit de ses enfans, puis l'en arrache, en disant qu'il les souillerait. « Madame, lui dit Romeuf qui lui était dévoué, aimeriez-vous mieux qu'un autre que moi fût témoin de ces emportemens ? » La reine alors revient à elle et recouvre toute sa dignité. On annonçait au même instant l'arrivée des divers corps placés aux environs par Bouillé. Mais la municipalité ordonna alors le départ, et la famille royale fut obligée de remonter sur-le-champ en voiture, et de reprendre la route de Paris, cette route fatale et si redoutée.

Bouillé, averti au milieu de la nuit, avait fait monter un régiment à cheval, et il était parti au cri de vive le roi ! Ce brave général, dévoré d' inquiétude, marcha en toute hâte, et fit neuf lieues en quatre heures ; il arriva à Varennes, où il trouva déjà divers corps réunis, mais le roi en était parti depuis une heure et demie. Varennes était barricadée et défendue par d'assez bonnes dispositions ; car on avait brisé le pont, et la rivière n'était pas guéable. Ainsi, pour sauver le roi, Bouillé devait d'abord livrer un combat pour enlever les barricades, puis traverser la rivière, et après cette grande perte de temps, pouvoir atteindre la voiture, qui avait déjà une avance d'une heure et demie. Ces obstacles rendaient toute tentative impossible ; et il ne fallait pas moins qu'une telle impossibilité pour arrêter une homme aussi dévoué et aussi entreprenant que Bouillé. Il se retira donc déchiré de regret et de douleur.

Lorsqu'on apprit à Paris l'arrestation du roi, on le croyait déjà hors d'atteinte. Le peuple en ressentit une joie extraordinaire. L'assemblée députa trois commissaires, choisis dans les trois sections du côté gauche, pour accompagner le monarque et le reconduire à Paris. Ces commissaires étaient Barnave, Latour-Maubourg et Pétion. Ils se rendirent à Châlons, et, dès qu'ils eurent joint la cour, tous les ordres émanèrent d'eux seuls. Madame de Tourzel passa dans une voiture de suite avec Latour-Maubourg. Barnave et Pétion montèrent dans la voiture de la famille royale. Latour-Maubourg, homme distingué, était ami de Lafayette, et comme lui dévoué autant au roi qu'à la constitution. En cédant à ses deux collègues l'honneur d'être avec la famille royale, son intention était de les intéresser à la grandeur malheureuse. Barnave s'assit dans le fond, entre le roi et la reine ; Pétion sur le devant, entre madame Elisabeth et madame Royale. Le jeune dauphin reposait alternativement sur les genoux des uns et des autres. Tel avait été le cours rapide des événemens ! Un jeune avocat de vingt et quelques années, remarquable seulement par ses talens ; un autre, distingué par ses lumières, mais surtout par le rigorisme de ses principes, étaient assis à côté du prince naguère le plus absolu de l'Europe, et commandaient à tous ses mouvemens ! Le voyage était lent, parce que la voiture suivait le pas des gardes nationales. Il dura huit jours de Varennes à Paris. La chaleur était extrême, et une poussière brûlante, soulevée par la foule, suffoquait les voyageurs. Les premiers instans furent silencieux ; la reine ne pouvait déguiser son humeur. Le roi finit par engager la conversation avec Barnave. L'entretien se porta sur tous les objets, et enfin sur la fuite à Montmédy. Les uns et les autres s'étonnèrent de se trouver tels. La reine fut surprise de la raison supérieure et de la politesse délicate du jeune Barnave ; bientôt elle releva son voile et prit part à l'entretien. Barnave fut touché de la bonté du roi et de la gracieuse dignité de la reine. Pétion montra plus de rudesse ; il témoigna et il obtint moins d'égards. En arrivant, Barnave était dévoué à cette famille malheureuse, et la reine, charmée du mérite et du sens du jeune tribun, lui avait donné toute son estime. Aussi, dans les relations qu'elle eut depuis avec les députés constitutionnels, ce fut à lui qu'elle accorda le plus de confiance. Les partis se pardonneraient s'ils pouvaient se voir et s'entendre[7].

À Paris, on avait préparé la réception qu'on devait faire à la famille royale. Un avis était répandu et affiché partout : Quiconque applaudira le roi sera battu ; quiconque l'insultera sera pendu. L'ordre fut ponctuellement exécuté, et l'on n'entendit ni applaudissemens ni insultes. La voiture prit un détour pour ne pas traverser Paris. On la fit entrer par les Champs-Élysées, qui conduisent directement au château. Une foule immense la reçut en silence et le chapeau sur la tête. Lafayette, suivi d'une garde nombreuse, avait pris les plus grandes précautions. Les trois gardes-du-corps qui avaient aidé la fuite étaient sur le siége, exposés à la vue et à la colère du peuple ; néanmoins ils n'essuyèrent aucune violence. À peine arrivée au château, la voiture fut entourée. La famille royale descendit précipitamment, et marcha au milieu d'une double baie de gardes nationaux, destinés à la protéger. La reine, demeurée la dernière, se vit presque enlevée dans les bras de MM. de Noailles et d'Aiguilon, ennemis de la cour, mais généreux amis du malheur. En les voyant s'approcher, elle eut d'abord quelques doutes sur leurs intentions, mais elle s'abandonna à eux, et arriva saine et sauve au palais.

Tel fut ce voyage, dont la funeste issue ne peut être justement attribuée à aucun de ceux qui l'avaient préparé. Un accident le fit manquer, un accident pouvait le faire réussir. Si, par exemple, Drouet avait été joint et arrêté par celui qui le poursuivait, la voiture était sauvée. Peut-être aussi le roi manqua-t-il d'énergie lorsqu'il fut reconnu. Quoi qu'il en soit, ce voyage ne doit être reproché à personne, ni à ceux qui l'ont conseillé, ni à ceux qui l'ont exécuté, il était le résultat de cette fatalité qui pousuit la faiblesse au milieu des crises révolutionnaires.

L'effet du voyage de Varennes fut de détruire tout respect pour le roi, d'habituer les esprits à se passer de lui, et de faire naître le vœu de la république. Dès le matin de son arrivée, l'assemblée avait pourvu à tout par un décret[8]. Louis XVI était suspendu de ses fonctions ; une garde était donnée à sa personne, à celle de la reine et du dauphin. Cette garde était chargée d'en répondre. Trois députés, d'André, tronchet, Duport, étaient commis pour recevoir les déclarations du roi et de la reine. La plus grande mesure était observée dans les expressions, car jamais cette assemblée ne manqua aux convenances ; mais le résultat était évident, et le roi était provisoirement détrôné.

La responsabilité imposée à la garde nationale la rendit sévère et souvent importune dans son service auprès des personnes royales. Des sentinelles veillaient continuellement à leur porte, et ne les perdaient jamais de vue. Le roi, voulant un jour s'assurer s'il était réellement prisonnier, se présente à une porte ; la sentinelle s'oppose à son passage : « Me reconnaissez-vous ? lui dit Louis XVI. − Oui, sire, répond la sentinelle. » Il ne restait au roi que la faculté de se promener le matin dans les Tuileries, avant que le jardin fût ouvert au public.

Barnave et les Lameth firent alors ce qu'ils avaient tant reproché à Mirabeau, ils prêtèrent secours au trône et s'entendirent avec la cour. Il est vrai qu'ils ne reçurent aucun argent ; mais c'était moins le prix de l'alliance que l'alliance elle-même qu'ils avaient reproché à Mirabeau ; et après avoir été autrefois si sévères, ils subissaient maintenant la loi commune à tous les chefs populaires, qui les force à s'allier successivement au pouvoir, à mesure qu'ils y arrivent. Néanmoins, rien n'était plus louable, en l'état des choses, que le service rendu au roi par Barnave et les Lameth, et jamais ils ne montrèrent plus d'adresse, de force et de talent, Barnave dicta la réponse du roi aux commissaires nommés par l'assemblée. Dans cette réponse, Louis XVI motivait sa fuite sur le désir de mieux connaître l'opinion publique ; il assurait l'avoir mieux étudiée dans son voyage, et il prouvait par tous les faits qu'il n'avait pas voulu sortir de France. Quant à ses protestations contenues dans le mémoire remis à l'assemblée, il disait avec raison qu'elles portaient non sur les principes fondamentaux de la constitution, mais sur les moyens d'exécution qui lui étaient laissés. Maintenant, ajoutait-il, que la volonté générale lui était manifestée, il n'hésitait pas à s'y soumettre et à faire tous les sacrifices nécessaires pour le bien de tous[9].

Bouillé, pour attirer sur sa personne la colère de l'assemblée, lui adressa une lettre qu'on pourrait dire insensée, sans le motif généreux qui la dicta. Il s'avouait seul auteur du voyage du roi, tandis qu'au contraire il s'y était opposé ; il déclarait au nom des souverains que Paris répondrait de la sûreté de la famille royale, et que le moindre mal commis contre elle serait vengé d'une manière éclatante. Il ajoutait, ce qu'il savait n'être pas, que les moyens militaires de la France étaient nuls ; qu'il connaissait d'ailleurs les voies d'invasion, et qu'il conduirait lui-même les armées ennemies au sein de sa patrie. L'assemblée se prêta elle-même à cette généreuse bravade, et jeta tout sur Bouillé, qui n'avait rien à craindre, car il était déjà à l'étranger.

La cour d'Espagne, appréhendant que la moindre démonstration n'irritât les esprits et n'exposât la famille royale à de plus grands dangers, empêcha une tentative préparée sur la frontière du Midi, et à laquelle les chevaliers de Malte devaient concourir avec deux frégates. Elle déclara ensuite au gouvernement français que ses bonnes dispositions n'étaient pas changées à son égard. Le Nord se conduisit avec beaucoup moins de mesure. De ce côté, les puissances excitées par les émigrés étaient menaçantes. Des envoyés furent dépêchés par le roi à Bruxelles et à Coblentz. Ils devaient tâcher de s'entendre avec l'émigration, lui faire connaître les bonnes dispositions de l'assemblée, et l'espérance qu'on avait conçue d'un arrangement avantageux. Mais à peine arrivés, ils furent indignement traités, et revinrent aussitôt à Paris. Les émigrés levèrent des corps au nom du roi, et l'obligèrent ainsi à leur donner un désaveu formel. Ils prétendirent que Monsieur, alors réuni à eux, était régent du royaume ; que le roi, étant prisonnier, n'avait plus de volonté à lui, et que celle qu'il exprimait n'était que celle de ses oppresseurs. La paix de Catherine avec les Turcs, qui se conclut dans le mois d'août, excita encore davantage leur joie insensée, et ils crurent avoir à leur disposition toutes les puissances de l'Europe. En considérant le désarmement des places fortes, la désorganisation de l'armée abandonnée par tous les officiers, ils ne pouvaient douter que l'invasion n'eût lieu très prochainement et ne réussît. Et cependant il y avait déjà près de deux ans qu'ils avaient quitté la France, et, malgré leurs belles espérances de chaque jour, ils n'étaient point encore rentrés en vainqueurs, comme ils s'en flattaient ! Les puissances semblaient promettre beaucoup ; mais Pitt attendait ; Léopold, épuisé par la guerre, et mécontent des émigrés, désirait la paix ; le roi de Prusse promettait beaucoup et n'avait aucun intérêt à tenir ; Gustave était jaloux de commander une expédition contre la France, mais il se trouvait fort éloigné ; et Catherine, qui devait le seconder, à peine délivrée des Turcs, avait encore la Pologne à comprimer. D'ailleurs, pour opérer cette coalition, il fallait mettre tant d'intérêts d'accord, qu'on ne pouvait guère se flatter d'y parvenir.

La déclaration de Pilnitz aurait dû surtout éclairer les émigrés sur le zèle des souverains[10]. Cette déclaration, faite en commun par le roi de Prusse et l'empereur Léopold, portait que la situation du roi de France était d'un intérêt commun à tous les souverains, et que sans doute ils se réuniraient pour donner à Louis XVI les moyens d'établir un gouvernement convenable aux intérêts du trône et du peuple ; que dans ce cas, le roi de Prusse et l'empereur se réuniraient aux autres princes, pour parvenir au même but. En attendant, leurs troupes devaient être mises en état d'agir. On a su depuis que cette déclaration renfermait des articles secrets. Ils portaient que l'Autriche ne mettrait aucun obstacle aux prétentions de la Prusse sur une partie de la Pologne. Il fallait cela pour engager la Prusse à négliger ses plus anciens intérêt en se liant avec l'Autriche contre la France. Que devait-on attendre d'un zèle qu'il fallait exciter par de pareils moyens ? Et s'il était si réservé dans ses expressions, que devait-il être dans ses actes ? La France, il est vrai, était en désarmement, mais tout un peuple debout est bientôt armé ; et comme le dit plus tard le célèbre Carnot, qu'y a-t-il d'impossible à vingt-cinq millions d'hommes ? À la vérité, les officiers se retiraient ; mais pour la plupart jeunes et placés par faveur, ils étaient sans expérience et déplaisaient à l'armée. D'ailleurs, l'essor donné à tous les moyens allait bientôt produire des officiers et des généraux. Cependant, il faut en convenir, on pouvait, même sans avoir la présomption de Coblentz, douter de la résistance que la France opposa plus tard à l'invasion.

En attendant, l'assemblée envoya des commissaires à la frontière, et ordonna de grands préparatifs. Toutes les gardes nationales demandaient à marcher ; plusieurs généraux offraient leurs services, et entre autres Dumouriez, qui plus tard sauva la France dans les défilés de l'Argonne.

Tout en donnant ses soins à la sûreté extérieure de l'état, l'assemblée se hâtait d'achever son œuvre constitutionnelle, de rendre au roi ses fonctions, et, s'il était possible, quelques-unes de ses prérogatives.

Toutes les subdivisions du côté gauche, excepté les hommes qui venaient de prendre le nom tout nouveau de républicains, s'étaient ralliées à un même système de modération. Barnave et Malouet marchaient ensemble et travaillaient de concert. Pétion, Robespierre, Buzot, et quelques autres encore, avaient adopté la république mais ils étaient en petit nombre. Le côté droit continuait ses imprudences et protestait, au lieu de s'unir à la majorité modérée. Cette majorité n'en dominait pas moins l'assemblée. Ses ennemis, qui l'auraient accusée si elle eût détrôné le roi, lui ont cependant reproché de l'avoir ramené à Paris, et replacé sur un trône chancelant. Mais qui pouvait-elle faire ? remplacer le roi par la république était trop hasardeux. Changer la dynastie était inutile, car à se donner un roi, autant valait garder celui qu'on avait ; d'ailleurs le duc d'Orléans ne méritait pas d'être préféré à Louis XVI. Dans l'un et l'autre cas, déposséder le roi actuel, c'était manquer à des droits reconnus, et envoyer à l'émigration un chef précieux pour elle, car il lui aurait apporté des titres qu'elle n'avait pas. Au contraire, rendre à Louis XVI son autorité, lui restituer le plus de prérogatives qu'on le pourrait, c'était remplir sa tâche constitutionnelle, et ôter tout prétexte à la guerre civile ; en un mot, c'était faire son devoir, car le devoir de l'assemblée, d'après tous les engagemens qu'elle avait pris, c'était d'établir le gouvernement libre, mais monarchique.

L'assemblée n'hésita pas, mais elle eut de grands obstacles à vaincre. Le mot nouveau de république avait piqué les esprits déjà un peu blasés sur ceux de monarchie et de constitution. L'absence et la suspension du roi avaient, comme on l'a vu, appris à se passer de lui. Les journaux et les clubs dépouillèrent aussitôt le respect dont sa personne avait toujours été l'objet. Son départ, qui, aux termes du décret sur la résidence des fonctionnaires publics, rendait la déchéance imminence, fit dire qu'il était déchu. Cependant, d'après ce même décret, il fallait pour la déchéance la sortie du royaume et la résistance aux sommations du corps législatifs ; mais ces conditions importaient peu aux esprits exaltés, et ils déclaraient le roi coupable et démissionnaire. Les Jacobins, les Cordeliers, s'agitaient violemment, et ne pouvaient comprendre qu'après s'être délivrés du roi, on se l'imposât de nouveau et volontairement. Si le duc d'Orléans avait eu des espérances, c'est alors qu'elles purent se réveiller. Mais il dut voir combien son nom avait peu d'influence, et combien surtout un nouveau souverain, quelque populaire qu'il fût, convenait peu à l'état des esprits. Quelques pamphlétaires qui lui étaient dévoués, peut-être à son insu, essayèrent, comme Antoine fit pour César, de mettre la couronne sur sa tête ; ils proposèrent de lui donner la régence, mais il se vit obligé de la repousser par une déclaration qui fut aussi peu considérée que sa personne. Plus de roi, était le cri général, aux Jacobins, aux Cordeliers, dans les lieux et les papiers publics.

Les adresses se multipliaient : il y en eut une affichée sur tous les murs de Paris, et même sur ceux de l'assemblée. Elle était signée du nom d'Achille Duchâlet, jeune colonel. Il s'adressait aux Français ; il leur rappelait le calme dont on avait joui pendant le voyage du monarque, et il concluait que l'absence du prince valait mieux que sa présence ; il ajoutait que sa désertion était une abdication, que la nation et Louis XVI étaient dégagés de tout lien l'un envers l'autre ; qu'enfin l'histoire était pleine des crimes des rois, et qu'il fallait renoncer à s'en donner encore un.

Cette adresse, attribuée au jeune Achille Duchâlet, était de Thomas Payne, Anglais, et acteur principal dans la révolution américaine. Elle fut dénoncée à l'assemblée, qui, après de vifs débats, pensa qu'il fallait passer à l'ordre du jour, et répondre par l'indifférence aux avis et aux injures, ainsi qu'on avait toujours fait.

Enfin les commissaires chargés de faire leur rapport sur l'affaire de Varennes, le présentèrent le 16 juillet. Le voyage, dirent-ils, n'avait rien de coupable ; d'ailleurs, le fût-il, le roi était inviolable. Enfin la déchéance ne pouvait en résulter, puisque le roi n'était point demeuré assez long-temps éloigné, et n'avait pas résisté aux sommations du corps législatif.

Robespierre, Buzot, Pétion, répétèrent tous les argumens connus contre l'inviolabilité. Duport, Barnave et Salles, leur répondirent, et il fut enfin décrété que le roi ne pouvait être mis en cause pour le fait de son évasion. Deux articles furent seulement ajoutés au décret d'inviolabilité. À peine cette décision fut-elle rendue, que Robespierre se leva et protesta hautement au nom de l'humanité.

Il y eut dans la soirée qui précéda cette décision un grand tumulte aux Jacobins. On y rédigea une pétition adressé à l'assemblée, pour qu'elle déclarât le roi déchu comme perfide et traître à ses sermens, et qu'elle pourvût à son remplacement par tous les moyens constitutionnels. Il fut résolu que cette pétition serait portée le lendemain au Champ-de-Mars, où chacun pourrait la signer sur l'autel de la patrie. Le lendemain, en effet, elle fut portée au lieu convenu, et à la foule des séditieux se joignit celle des curieux qui voulaient être témoins de l'événement. Dans ce moment, le décret était rendu, et il n'y avait plus lieu à une pétition. Lafayette arriva, brisa les barricades déjà élevées, fut menacé, et reçut même un coup de feu qui, quoique tiré à bout portant, ne l'atteignit pas. Les officiers municipaux s'étant réunis à lui, obtinrent de la populace qu'elle se retirât. Des gardes nationaux furent placés pour veiller à sa retraite, et on espéra un instant qu'elle se dissiperait ; mais bientôt le tumulte recommença. Deux invalides qui se trouvaient, on ne sait pourquoi, sous l'autel de la patrie, furent égorgés, et alors le désordre n'eut plus de bornes. L'assemblée fit appeler la municipalité, et la chargea de veiller à l'ordre public. Bailly se rendit au Champ-de-Mars, fit déployer le drapeau rouge en vertu de la loi martiale. L'emploi de la force, quoi qu'on ait dit, était juste. On voulait, ou on ne voulait pas les lois nouvelles ; si on les voulait, il fallait qu'elles fussent exécutées, qu'il y eût quelque chose de fixe, que l'insurrection ne fût pas perpétuelle, et que la volonté de l'assemblée ne pût être réformée par les plébiscites de la multitude. Bailly devait donc faire exécuter la loi. Il s'avança avec ce courage impassible qu'il avait toujours montré, reçut sans être atteint plusieurs coups de feu, et au milieu du tumulte ne put faire toutes les sommations voulues. D'abord Lafayette ordonna de tirer quelques coups en l'air ; la foule abandonna l'autel de la patrie, mais se rallia bientôt. Réduit alors à l'extrémité, il commanda le feu. La première décharge renversa quelques-uns des factieux. Le nombre en fut exagéré. Les uns l'ont réduit à trente, d'autres l'ont élevé à quatre cents, et les furieux à quelques mille. Ces derniers furent crus dans le premier moment, et la terreur devint générale. Cet exemple sévère apaisa pour quelques instans les agitateurs[11]. Comme d'usage, on accusa tous les partis d'avoir excité ce mouvement ; et il est probable que plusieurs y avaient concouru, car le désordre convenait à plusieurs. Le roi, la majorité de l'assemblée, la garde nationale, les autorités municipales et départementales, étaient d'accord alors pour établir l'ordre constitutionnel ; et ils avaient à combattre la démocratie au dedans, l' aristocratie au dehors. L'assemblée et la garde nationale composaient cette nation moyenne, riche, éclairée et sage, qui voulait l'ordre et les lois ; et elles devaient dans ces circonstances s'allier naturellement au roi, qui de son côté semblait se résigner à une autorité limitée. Mais s'il leur convenait de s'arrêter au point où elles en étaient arrivées, cela ne convenait pas à l'aristocratie, qui désirait un bouleversement, ni au peuple, qui voulait acquérir et s'élever davantage. Barnave, comme autrefois Mirabeau, était l'orateur de cette bourgeoisie sage et modérée ; Lafayette en était le chef militaire. Danton, Camille Desmoulins étaient les orateurs, et Santerre le général de cette multitude qui voulait régner à son tour. Quelques esprits ardens ou fanatiques la représentaient, soit à l'assemblée, soit dans les administrations nouvelles, et hâtaient son règne par leurs déclamations.

L'exécution du Champ-de-Mars fut fort reprochée à Lafayette et à Bailly. Mais tous deux, plaçant leur devoir dans l'observation de la loi, en sacrifiant leur popularité et leur vie à son exécution, n'eurent aucun regret, aucune crainte de ce qu'ils avaient fait. L'énergie qu'ils montrèrent imposa aux factieux. Les plus connus songeaient déjà à se soustraire aux coups qu'ils croyaient dirigés contre eux. Robespierre, qu'on a vu jusqu'à présent soutenir les propositions les plus exagérées, tremblait dans son obscure demeure ; et, malgré son inviolabilité de député, demandait asile à tous ses amis. Ainsi l'exemple eut son effet, et, pour un instant, toutes les imaginations turbulentes furent calmées par la crainte.

L'assemblée prit à cette époque une détermination qui a été critiquée depuis, et dont le résultat n'a pas été aussi funeste qu'on l'a pensé. Elle décréta qu'aucun de ses membres ne serait réélu. Robespierre fut l'auteur de la proposition, et on l'attribua chez lui à l'envie qu'il éprouvait contre des collègues parmi lesquels il n'avait pas brillé. Il était au moins naturel qu'il leur en voulût, ayant toujours lutté avec eux ; et dans ses sentimens il put y avoir tout à la fois de la conviction, de l'envie et de la haine. L'assemblée, qu'on accusait de vouloir perpétuer ses pouvoirs, et qui d'ailleurs déplaisait déjà à la multitude par sa modération, s'empressa de répondre à toutes les attaques par un désintéressement peut-être exagéré, en décidant que ses membres seraient exclus de la prochaine législature. La nouvelle assemblée se trouva ainsi privée d'hommes dont l'exaltation était un peu amortie et dont la science législative avait mûri par une expérience de trois ans. Cependant, en voyant plus tard la cause des révolutions qui suivirent, on jugera mieux quelle a pu être l' importance de cette mesure si souvent condamnée.

C'était le moment d'achever les travaux constitutionnels, et de terminer dans le calme une si orageuse carrière. Les membres du côté gauche avaient le projet de s'entendre pour retoucher certaines parties de la constitution. Il avait été résolu qu'on la lirait tout entière pour juger de l'ensemble, et qu'on mettrait en harmonie ses diverses parties ; c'était là ce qu'on nomma la révision, et ce qui fut plus tard, dans les jours de la ferveur républicaine, regardé comme une mesure de calamité. Barnave et les Lameth s'étaient entendus avec Malouet pour réformer certains articles qui portaient atteinte à la prérogative royale, et à ce qu'on nommait la stabilité du trône. On dit même qu'ils avaient le projet de rétablir les deux chambres. Il était convenu qu'à l'instant où la lecture serait achevée, Malouet ferait son attaque ; que Barnave ensuite lui répondrait avec véhémence pour mieux couvrir ses intentions, mais qu'en défendant la plupart des articles, il en abandonnerait certains comme évidemment dangereux et condamnés par une expérience reconnue. Telles étaient les conditions arrêtées, lorsqu'on apprit les ridicules et dangereuses protestations du côté droit, qui avait résolu de ne plus voter. Il n'y eut plus alors aucune accommodement possible. Le côté gauche ne voulut plus rien entendre ; et lorsque la tentative convenue eut lieu, les cris qui s'élevèrent de toutes parts empêchèrent Malouet et les siens de poursuivre[12]. La constitution fut donc achevée avec quelque hâte, et présentée au roi pour qu'il l'acceptât. Dès cet instant, sa liberté lui fut rendue, ou, si l'on veut, la consigne sévère du château fut levée, et il eut la faculté de se retirer où il voudrait, pour examiner l'acte constitutionnel, et l'accepter librement. Que pouvait faire ici Louis XVI ? Refuser la constitution c'était abdiquer en faveur de la république. Le plus sûr, même dans son système, était d'accepter et d'attendre du temps les restitutions de pouvoir qu'il croyait lui être dues. En conséquence, après un certain nombre de jours, il déclara qu'il acceptait la constitution (13 septembre). Une joie extraordinaire éclata à cette nouvelle, comme si en effet on avait redouté quelque obstacle de la part du roi, comme si son consentement eût été une concession inespérée. Il se rendit à l'assemblée, où il fut accueilli comme dans les plus beaux jours. Lafayette, qui n'oubliait jamais de réparer les maux inévitables des troubles politiques, proposa une amnistie générale pour tous les faits relatifs à la révolution. Cette amnistie fut proclamée au milieu des cris de joie, et les prisons furent aussitôt ouvertes. Enfin, le 30 septembre, Thouret, dernier président, déclara que l'assemblée constituante avait terminé ses séances.



Fin du tome premier.
  1. Voyez la note 21 à la fin du volume.
  2. Elles partirent le 19 février 1791.
  3. M. Goupil, poursuivant autrefois Mirabeau, s'était écrié avec le côté droit : « Catilina est à nos portes ! »
  4. La révolution de 1830 a rétablie cette inscription, et rendu ce monument à la destination décrétée par l'assemblée nationale.
  5. Voyez à cet égard Bertrand de Molleville.
  6. Voyez Bertrand de Molleville
  7. Voyez la note 22 à la fin du volume.
  8. Séance du samedi 25 juin.
  9. Voyez la note 23 à la fin du volume.
  10. Elle est du 27 août.
  11. Cet évènement eut lieu dans la soirée du dimanche 27 juillet.
  12. Voyez la note 24 à la fin du volume.