Histoire de la Révolution française (Thiers)/notes

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Furne & Cie (1p. 317-400).


NOTES
ET
PIÈCES JUSTIFICATIVES
DU TOME PREMIER.
Séparateur

NOTE 1, PAGE 44.



Je ne citerais pas le passage suivant des Mémoires de Ferrières, si de bas détracteurs n'avaient tâché de tout rapetisser dans les scènes de la révolution française. Le passage que je vais extraire fera juger de l'effet que produisirent sur les cœurs les moins plébéiens les solennités nationales de cette époque.

« Je cède au plaisir de retracer ici l'impression que fit sur moi cette auguste et touchante cérémonie ; je vais copier la relation que j'écrivis alors, encore plein de ce que j'avais senti. Si ce morceau n'est pas historique, il aurait peut-être pour quelques lecteurs un intérêt plus vif.

« La noblesse en habit noir, veste et paremens de drap d'or, manteau de soie, cravate de dentelle, le chapeau à plumes retroussé à la Henri IV ; le clergé en soutane, grand manteau, bonnet carré; les évèques avec leurs robes violettes et leurs rochets ; le tiers vêtu de noir, manteau de soie, cravate de batiste. Le roi se plaça sur une estrade richement décorée ; Monsieur, Monsieur comte d'Artois, les princes, les ministres, les grands-officiers de la couronne étaient assis au-dessous du roi : la reine se mit vis-à-vis du roi ; Madame, Madame comtesse d'Artois, les princesses, les dames de la cour, superbement parées et couvertes de diamans, lui composaient un magnifique cortége. Les rues étaient tendues de tapisseries de la couronne ; les régimens des gardes-françaises et des gardes-suisses formaient une ligne depuis Notre-Dame jusqu'à Saint-Louis ; un peuple immense nous regardait passer dans un silence respectueux ; les balcons étaient ornés d'étoffes précieuses, les fenêtres remplies de spectateurs de tout âge de tout sexe, de femmes charmantes, vêtues avec élégance : la variété des chapeaux, des plumes, des habits ; l'aimable attendrissement peint sur tous les visages ; la joie brillant dans tous les yeux ; les battemens de mains, les expressions du plus tendre intérêt : les regards qui nous devançaient, qui nous suivaient encore après nous avoir perdus de vue… Tableau ravissant, enchanteur, que je m'efforcerais vainement de rendre ! Des chœurs de musique, disposés de distance en distance, faisaient retentir l'air de sons mélodieux ; les marches militaires, le bruit des tambours, le son des trompettes, le chant noble des prêtres, tour à tour entendus sans discordance, sans confusion, animaient cette marche triomphante de l'Éternel.

« Bientôt plongé dans la plus douce extase, des pensées sublimes, mais mélancoliques, vinrent s'offrir à moi. Cette France, ma patrie, je la voyais, appuyée sur la religion, nous dire : Étouffez vos puériles querelles ; voilà l'instant décisif qui va me donner une nouvelle vie, ou m'anéantir à jamais Amour de la patrie, tu parlas à mon cœur Quoi ! des brouillons, d'insensés ambitieux, de vils intriguans, chercheront par des voies tortueuses à désunir ma patrie ; ils fonderont leurs systèmes destructeurs sur d'insidieux avantages : ils te diront : Tu as deux intérêts ; et toute ta gloire, et toute ta puissance, si jalousée de tes voisins, se dissipera comme une légère fumée chassée par le vent du midi ! Non, j'en prononce devant toi le serment ; que ma langue desséchée s'attache à mon palais, si jamais j'oublie tes grandeurs et tes solennités.

« Que cet appareil religieux répandait d'éclat sur cette pompe tout humaine ! Sans toi, religion vénérable, ce n'eût été qu'un vain étalage d'orgueil ; mais tu épures et sanctifies, tu agrandis la grandeur même ; les rois, les puissans du siècle, rendent aussi, eux, par des respects au moins simulés, hommage au Roi des rois… Oui, à Dieu seul appartient honneur, empire, gloire… Ces cérémonies saintes, ces chants, ces prêtres revêtus de l'habit du sacrifice, ces parfums, ce dais, ce soleil rayonnant d'or et de pierreries… Je me rappelais les paroles du prophète : Filles de Jérusalem, votre roi s'avance ; prenez vos robes nuptiales et courez au-devant de lui Des larmes de joie coulaient de mes yeux. Mon Dieu, ma patrie, mes concitoyens, étaient devenus moi

« Arrivés à Saint-Louis, les trois ordres s'assirent sur des banquettes placées dans la nef. Le roi et la reine se mirent sous un dais de velours violet, semé de fleurs de lis d'or ; les princes, les princesses, les grands-officiers de la couronne, les dames du palais, occupaient l'enceinte réservée à Leurs Majestés. Le saint-sacrement fut porté sur l'autel au son de la plus expressive musique. C'était un ô salutaris hostia. Ce chant naturel, mais vrai, mélodieux, dégagé du fatras d'instrumens qui étouffent l'expression ; cet accord ménagé de voix, qui s'élevaient vers le ciel, me confirma que le simple est toujours beau, toujours grand, toujours sublime Les hommes sont fous, dans leur vaine sagesse, de traiter de puéril le culte que l'on offre à l'Éternel : comment voient-ils avec indifférence cette chaîne de morale qui unit l'homme à Dieu, qui le rend visible à l'œil, sensible au tact… ? M. de La Fare, évêque de Nancy, prononça le discours… La religion fait la force des empires ; la religion fait le bonheur des peuples. Cette vérité, dont jamais homme sage ne douta un seul moment, n'était pas la question importante à traiter dans l'auguste assemblée ; le lieu, la circonstance, ouvraient un champ plus vaste : l'évêque de Nancy n'osa ou ne put le parcourir.

« Le jour suivant, les députés se réunirent à la salle des Menus. L'assemblée ne fut ni moins imposante, ni le spectacle moins magnifique que la veille. »

(Mémoires du marquis de Ferrières, Tom. 1er, pag. 18 et suiv.)


NOTE 2, PAGE 55.



Je crois devoir rapporter ici les motifs sur lesquels l'assemblée des communes fonda la détermination qu'elle allait prendre. Ce premier acte, qui commença la révolution, étant d'une haute importance, il est essentiel d'en justifier la nécessité, et je crois qu'on ne peut mieux le faire que par les considérans qui précédaient l'arrêté des communes. Ces considérans, ainsi que l'arrêté, appartienne à l'abbé Sieyès.

« L'assemblée des communes, délibérant sur l'ouverture de conciliation proposée par MM. les commissaires du roi, a cru devoir prendre en même temps en considération l'arrêté que MM. de la noblesse se sont hâté de faire sur la même ouverture.

« Elle a vu que MM. de la noblesse, malgré l'acquiescement annoncé d'abord, établissent bientôt une modification qui le rétracte presque entièrement, et qu'ainsi leur arrêté, à cet égard, ne peut être regardé que comme un refus positif.

« Par cette considération, et attendu que MM. de la noblesse ne sont pas même désistés de leurs précédentes délibérations, contraires à tout projet de réunion, les députés des communes pensent qu'il devient absolument inutile de s'occuper davantage d'un moyen qui ne peut plus être dit conciliatoire dès qu'il a été rejeté par une des parties à concilier. Dans cet état des choses, qui replace les députés des communes dans leur première position, l'assemblée juge qu'elle ne peut plus attendre dans l'inaction les classes privilégiées, sans se rendre coupable envers la nation, qui a droit sans doute d'exiger d'elle un meilleur emploi de son temps.

« Elle juge que c'est un devoir pressant pour les représentans de la nation, quelle que soit la classe de citoyens à laquelle ils appartiennent, de se former, sans autre délai, en assemblée active capable de commencer et de remplir l'objet de leur mission.

« L'assemblée charge MM. les commissaires qui ont suivi les conférences diverses, dites conciliatoires, d'écrire le récit des longs et vains efforts des députés des communes pour tâcher d'amener les classes des privilégiés aux vrais principes ; elle se charge d'exposer les motifs qui la forcent de passer de l'état d'attente à celui d'action ; enfin elle arrête que ce récit et ces motifs seront imprimés à la tête de la présente délibération.

« Mais puisqu'il n'est pas possible de se former en assemblée active sans reconnaître au préalable ceux qui ont le droit de la composer, c'est-à-dire ceux qui ont la qualité pour voter comme représentans de la nation, les mêmes députés des communes croient devoir faire une dernière tentative auprès de MM. du clergé et de la noblesse, qui néanmoins ont refusé jusqu'à présent de se faire reconnaître.

« Au surplus, l'assemblée ayant intérêt à constater le refus de ces deux classes de députés, dans le cas où ils persisteraient à vouloir rester inconnus, elle juge indispensable de faire une dernière invitation qui leur sera portée par des députés chargés de leur en faire lecture, et de leur en laisser copie dans les termes suivans :

« Messieurs, nous sommes chargés par les députés des communes de France de vous prévenir qu'ils ne peuvent différer davantage de satisfaire à l'obligation imposée à tous les représentans de la nation. Il est temps assurément que ceux qui annoncent cette qualité se reconnaissent par une vérification commune de leurs pouvoirs, et commencent enfin à s'occuper de l'intérêt national, qui seul, et à l'exclusion de tous les intérêts particuliers, se présente comme le grand but auquel tous les députés doivent tendre d'un commun effort. En conséquence, et dans la nécessité où sont les représentans de la nation de se mettre en activité, les députés des communes vous prient de nouveau, Messieurs, et leur devoir leur prescrit de vous faire, tant individuellement que collectivement, une dernière sommation de venir dans la salle des états pour assister, concourir et vous soumettre comme eux à la vérification commune des pouvoirs. Nous sommes en même temps chargés de vous avertir que l'appel général de tous les bailliages convoqués se fera dans une heure, que de suite il sera procédé à la vérification, et donné défaut contre les non-comparans. »


NOTE 3, PAGE 75.



Je n'appuie de citations et de notes que ce qui est susceptible d'être contesté. Cette question de savoir si nous avions une constitution me semble une des plus importantes de la révolution, car c'est l'absence d'une loi fondamentale qui nous justifie d'avoir voulu nous en donner une. Je crois qu'on ne peut à cet égard citer une autorité qui soit plus respectable et moins suspecte que celle de M. Lally-Tolendal. Cet excellent citoyen prononça le 15 juin 1789, dans la chambre de la noblesse, un discours dont voici la plus grande partie :

« On a fait, Messieurs, de longs reproches, mêlés même de quelque amertume, aux membres de cette assemblée qui, avec autant de douleur que de réserve, ont manifesté quelques doutes sur ce qu'on appelle notre constitution. Cet objet n'avait peut-être pas un rapport très direct avec celui que nous traitons ; mais puisqu'il a été le prétexte de l'accusation, qu'il devienne aussi celui de la défense, et qu'il me soit permis d'adresser quelques mots aux auteurs de ces reproches.

« Vous n'avez certainement pas de loi qui établisse que les états-généraux sont partie intégrante de la souveraineté, car vous en demandez une, et jusqu'ici tantôt un arrêt du conseil leur défendait de délibérer, tantôt l'arrêt d'un parlement cassait leurs délibérations.

« Vous n'avez pas de loi qui nécessite le retour périodique de vos états-généraux, car vous en demandez une, et il y a cent soixante-quinze ans qu'ils n'avaient été assemblés.

« Vous n'avez pas de loi qui mette votre sûreté, votre liberté individuelle à l'abri des atteintes arbitraires, car vous en demandez une, et sous le règne d'un roi dont l'Europe entière connaît la justice et respecte la probité, des ministre sont fait arracher vos magistrats du sanctuaire des lois par des satellites armés. Sous le règne précédent, tous les magistrats du royaume ont encore été arrachés à leurs séances, à leurs foyers, et dispersés par l'exil, les uns sur la cime des montagnes, les autres dans la fange des marais, tous dans des endroits plus affreux que la plus horrible des prisons. En remontant plus haut, vous trouverez une profusion de cent mille lettres de cachet, pour de misérables querelles théologiques. En vous éloignant davantage encore, vous voyez autant de commissions sanguinaires que d'emprisonnemens arbitraires ; et vous ne trouverez à vous reposer qu'au règne de votre bon Henri.

« Vous n'avez pas de loi qui établisse la liberté de la presse, car vous en demandez une, et jusqu'ici vos pensées ont été asservies, vos vœux enchaînés, le cri de vos cœurs dans l'oppression a été étouffé, tantôt par le despotisme des particuliers, tantôt par le despotisme plus terrible des corps.

« Vous n'avez pas ou vous n'avez plus de loi qui nécessite votre consentement pour les impôts, car vous en demandez une, et depuis deux siècles vous avez été chargés de plus de trois ou quatre cents millions d'impôts, sans en avoir consenti un seul.

« Vous n'avez pas de loi qui rende responsables tous les ministres du pouvoir exécutif, car vous en demandez une, et les créatures de ces commissions sanguinaires, les distributeurs de ces ordres arbitraires, les dilapidateurs du trésor public, les violateurs du sanctuaire de la justice, ceux qui ont trompé les vertus d'un roi, ceux qui ont flatté les passions d'un autre, ceux qui ont causé le désastre de la nation, n'ont rendu aucun compte, n'ont subi aucune peine.

« Enfin, vous n'avez pas une loi générale, positive, écrite, un diplôme national et royal tout à la fois, une grande charte, sur laquelle repose un ordre fixe et invariable, où chacun apprenne ce qu'il doit sacrifier de sa liberté et de sa propriété pour conserver le reste, qui assure tous les droits, qui définisse tous les pouvoirs. Au contraire, le régime de votre gouvernement a varié de règne en règne, souvent de ministère en ministère ; il a dépendu de l'âge, du caractère d'un homme. Dans les minorités, sous un prince faible, l'autorité royale, qui importe au bonheur et à la dignité de la nation, a été indécemment avilie, soit par des grands qui d'une main ébranlaient le trône et de l'autre foulaient le peuple, soit par des corps qui dans un temps envahissaient avec témérité ce que dans une autre ils avaient défendu avec courage. Sous des princes orgueilleux qu'on a flattés, sous des princes vertueux qu'on a trompés, cette même autorité a été poussée au-delà de toutes les bornes. Vos pouvoirs secondaires, vos pouvoirs intermédiaires, comme vous les appelez, n'ont été ni mieux définis ni plus fixés. Tantôt les parlemens ont mis en principe qu'ils ne pouvaient pas se mêler des affaires d'état, tantôt ils ont soutenu qu'il leur appartenait de traiter comme représentans de la nation. On a vu d'un côté des proclamations annonçant les volontés du roi, et de l'autre des arrêts dans lesquels les officiers du roi défendaient au nom du roi l'exécution des ordres du roi. Les cours ne s'accordent pas mieux entre elles ; elles se disputent leur origine, leurs fonctions ; elles se foudroient mutuellement par des arrêts.

« Je borne ces détails, que je pourrais étendre jusqu'à l'infini ; mais si tous ces faits sont constans, si vous n'avez aucune de ces lois que vous demandez, et que je viens de parcourir, ou si, en les ayant (et faites bien attention à ceci), ou si, en les ayant, vous n'avez pas celle qui force à les exécuter, celle qui en garantit l'accomplissement et qui en maintient la stabilité, définissez-nous donc ce que vous entendez par le mot de constitution, et convenez au moins qu'on peut accorder quelque indulgence à ceux qui ne peuvent se préserver de quelques doutes sur l'existence de la nôtre. On parle sans cesse de se rallier à cette constitution ; ah ! plutôt perdons de vue ce fantôme pour y substituer une réalité. Et quant à cette expression d'innovations, quant à cette qualifications de novateurs dont on ne cesse de nous accabler, convenons encore que les premiers novateurs sont dans nos mains, que les premiers novateurs sont nos cahiers ; respectons, bénissons cette heureuse innovation qui doit tout mettre à sa place, qui doit rendre tous les droits inviolables, toutes les autorités bienfaisantes, et tous les sujets heureux.

« C'est pour cette constitution, Messieurs, que je forme des vœux ; c'est cette constitution qui est l'objet de tous nos mandats, et qui doit être le but de tous nos travaux ; c'est cette constitution qui répugne à la seul idée de l'adresse qu'on nous propose, adresse qui promettrait le roi autant que la nation, adresse enfin qui me paraît si dangereuse que non-seulement je m'y opposerai jusqu'au dernier instant, mais que, s'il était possible qu'elle fût adoptée, je me croirais réduit à la douloureuse nécessité de protester solennellement contre elle. »


NOTE 4, PAGE 76.



Je crois utile de rapporter ici le résumé des cahiers fait à l'assemblée nationale par M. de Clermont-Tonnerre. C'est une bonne statistique de l'état des opinions à cette époque dans toute l'étendue de la France. Sous ce rapport, le résumé est extrêmement important ; et quoique Paris eût influé sur la rédaction de ces cahiers, il n'est pas moins vrai que les provinces y eurent la plus grande part.


Rapport du comité de constitution contenant le résumé des cahiers relatifs à cet objet, lu à l'assemblée nationale, par M. le comte de Clermont-Tonnerre, séance du 27 juillet 1789.


« Messieurs, vous êtes appelés à régénérer l'empire français ; vous apportez à ce grand œuvre et votre propre sagesse et la sagesse de commettans.

« Nous avons cru devoir d'abord rassembler et vous présenter les lumières éparses dans le plus grand nombre de vos cahiers ; nous vous présenterons ensuite et les vues particulières de votre comité, et celles qu'il a pu ou pourra recueillir encore dans les divers plans, dans les diverses observations qui ont été ou qui lui seront communiquées ou remises par les membres de cette auguste assemblée.

« C'est de la première partie de ce travail, Messieurs, que nous allons vous rendre compte.

« Nos commettans, Messieurs, sont tous d'accord sur un point : il veulent la régénération de l'état ; mais les uns l'ont attendue de la simple réforme des abus et du rétablissement d'une constitution existant depuis quatorze siècles, et qui leur a paru pouvoir revivre encore si l'on réparait les outrages que lui ont faits le temps et les nombreuses insurrections de l'intérêt personnel contre l'intérêt public.

« D'autres ont regardé le régime social existant comme tellement vicié, qu'ils ont demandé une constitution nouvelle, et qu'à l'exception du gouvernement et des formes monarchiques, qu'il est dans le cœur de tout Français de chérir et de respecter, et qu'ils vous ont ordonné de maintenir, ils vous ont donné tous les pouvoirs nécessaires pour créer une constitution et asseoir sur des principes certains, et sur la distinction et constitution régulière de tous les pouvoirs, la prospérité de l'empire français ; ceux-là, Messieurs, ont cru que le premier chapitre de la constitution devrait contenir la déclaration des droits de l'homme, de ces droits imprescriptibles pour le maintien desquels la société fut établie.

« La demande de cette déclaration des droits de l'homme, si constamment méconnue, est pour ainsi dire la seule différence qui existe entre les cahiers qui désirent une constitution nouvelle et ceux qui ne demandent que le rétablissement de ce qu'ils regardent comme la constitution existante.

« Les uns et les autres ont également fixé leurs idées sur les principes du gouvernement monarchique, sur l'existence du pouvoir et sur l'organisation du corps législatif, sur la nécessité du consentement national à l'impôt, sur l'organisation des corps administratifs, et sur les droits des citoyens.

« Nous allons, Messieurs, parcourir ces divers objets,et vous offrir sur chacun d'eux, comme décision, les résultats uniformes, et, comme questions, les résultats différens ou contradictoires que nous ont présentés ceux de vos cahiers dont il nous a été possible de faire ou de nous procurer le dépouillement.

« 1° Le gouvernement monarchique, l'inviolabilité de la personne sacrée du roi, et l'hérédité de la couronne de mâle en mâle, sont également reconnus et consacrés par le plus grand nombre des cahiers, et ne sont mis en question dans aucun.

« 2° Le roi est également reconnu comme dépositaire de toute la plénitude du pouvoir exécutif.

« 3° La responsabilité de tous les agens de l'autorité est demandée généralement.

« 4° Quelques cahiers reconnaissent au roi le pouvoir législatif, limité par les lois constitutionnelles et fondamentales du royaume ; d'autres reconnaissent que le roi, dans l'intervalle d'une assemblée d'états-généraux à l'autre, peut faire seul les lois de police et d'administration qui ne seront que provisoires, et pour lesquelles ils exigent l'enregistrement libre dans les cours souveraines ; un bailliage a même exigé que l'enregistrement ne pût avoir lieu qu'avec le consentement des deux tiers des commissions intermédiaires des assemblées de districts. Le plus grand nombre des cahiers reconnaît la nécessité de la sanction royale pour la promulgation des lois.

« Quand au pouvoir législatif, la pluralité des cahiers le reconnaît comme résidant dans la représentation nationale, sous la clause de la sanction royale ; et il paraît que cette maxime ancienne des Capitulaires : Lex fit consensu populi et constitutione regis, est presque généralement consacrée par vos commettans.

« Quant à l'organisation de la représentation nationale, les questions sur lesquelles vous avez à prononcer se rapportent à la convocation, ou à la durée, ou à la composition de la représentation nationale, ou au mode de délibération que lui proposaient vos commettans.

« Quand à la convocation, les uns ont déclaré que les états-généraux ne pouvaient être dissous que par eux-mêmes ; les autres, que le droit de convoquer, proroger et dissoudre, appartenait au roi, sous la seule condition, en cas de dissolution, de faire sur-le-champ une nouvelle convocation.

« Quant à la durée, les uns ont demandé la périodicité des états-généraux, et ils ont voulu que le retour périodique ne dépendît ni des volontés ni de l'intérêt des dépositaires de l'autorité ; d'autres, mais en plus petit nombre, ont demandé la permanence des états-généraux, de manière que la séparation des membres n'entraînât pas la dissolution des états.

« Le système de la périodicité a fait naître une seconde question : Y aura-t-il ou n'y aura-t-il pas de commission intermédiaire pendant l'intervalle des séances ? La majorité de vos commettans a regardé l'établissement d'une commission intermédiaire comme un établissement dangereux.

« Quant à la composition, les uns ont tenu à la séparation des trois ordres ; mais, à cet égard, l'extension des pouvoirs qu'on déjà obtenus plusieurs représentans laisse sans doute une plus grande latitude pour la solution de cette question.

« Quelques bailliages ont demandé la réunion des deux premiers ordres dans une même chambre ; d'autres, la suppression du clergé et la division de ses membres dans les deux autres ordres ; d'autres, que la représentation de la noblesse fût double de celle du clergé, et que toutes deux réunies fussent égales à celle des communes.

« Un bailliage, en demandant la réunion des deux premiers ordres, a demandé l'établissement d'un troisième, sous le titre d'ordre des campagnes. Il a été également demandé que toute personne exerçant charge, emploi ou place à la cour, ne pût être député aux états-généraux. Enfin l'inviolabilité de la personne des députés est reconnue par le grand nombre des bailliages, et n'est contestée par aucun. Quant au mode de délibération, la question de l'opinion par tête et de l'opinion par ordre est résolue : quelques bailliages demandent les deux tiers des opinions pour former une résolution.

« La nécessité du consentement national à l'impôt est généralement reconnue par vos commettans, établie par tous vos cahiers ; tous bornent la durée de l'impôt au terme que vous lui aurez fixé, terme qui ne pourra jamais s'étendre au-delà d'une tenue à l'autre ; et cette clause impérative a paru à tous vos commettans le garant le plus sûr de la perpétuité de vos assemblées nationales.

« L'emprunt, n'étant qu'un impôt indirect, leur a paru devoir être assujetti aux mêmes principes.

« Quelques bailliages ont excepté des impôts à terme ceux qui auraient pour objet la liquidation de la dette nationale, et ont cru qu'ils devraient être perçus jusqu'à son entière extinction.

« Quant aux corps administratifs ou états provinciaux, tous les cahiers demandent leur établissement, et la plupart s'en rapportent à votre sagesse sur leur organisation.

« Enfin, les droits des citoyens, la liberté, la propriété, sont réclamés avec force par toute la nation française. Elle réclame pour chacun de ses membres l' inviolabilité des propriétés particulières, comme elle réclame pour elle-même l'inviolabilité de la propriété publique ; elle réclame dans toute son étendue la liberté individuelle, comme elle vient d'établir à jamais la liberté nationale ; elle réclame la liberté de la presse, ou la libre communication des pensées ; elle s'élève avec indignation contre les lettres de cachet, qui disposaient arbitrairement des personnes, et contre la violation du secret de la poste, l'une des plus absurdes et des plus infâmes inventions du despotisme.

« Au milieu de ce concours de réclamations, nous avons remarqué, Messieurs, quelques modifications particulières relatives aux lettres de cachet et à la liberté de la presse. Vous les pèserez dans votre sagesse ; vous rassurerez sans doute ce sentiment de l'honneur français, qui, par son horreur pour la honte, a quelquefois méconnu la justice, et qui mettra sans doute autant d'empressement à se soumettre à la loi lorsqu'elle commandera aux forts, qu'il en mettait à s'y soustraire lorsqu'elle ne pesait que sur le faible ; vous calmerez les inquiétudes de la religion, si souvent outragée par des libelles dans le temps du régime prohibitif, et le clergé, se rappelant que la licence fut long-temps la compagne de l'esclavage, reconnaîtra lui-même que le premier et le naturel effet de la liberté est le retour de l'ordre, de la décence et du respect pour les objets de la vénération publique.

« Tel est, Messieurs, le compte que vos comité a cru devoir vous rendre de la partie de vos cahiers qui traite de la constitution. Vous y trouverez sans doute toutes les pierres fondamentales de l'édifice que vous êtes chargés d'élever à toute sa hauteur ; mais vous y désirerez peut-être cet ordre, cet ensemble de combinaisons politiques, sans lesquelles le régime social présentera toujours de nombreuses défectuosités : les pouvoirs y sont indiqués, mais ne sont pas encore distingués avec la précision nécessaire ; l'organisation de la représentation nationale n'y est pas suffisamment établie ; les principes de l'éligibilité n'y sont pas posés : c'est de votre travail que naîtront ces résultats. La nation a voulu être libre, et c'est vous qu'elle a chargés de son affranchissement ; le génie de la France a précipité, pour ainsi dire, la marche de l'esprit public. Il a accumulé pour vous en peu d'heures l'expérience qu'on pouvait à peine attendre de plusieurs siècles. Vous pouvez, Messieurs, donner une constitution à la France ; le roi et le peuple la demandent ; l'un et l'autre l'ont méritée. »


Résultat du dépouillement des cahiers.


Principes avoués.


 « Art. 1er. Le gouvernement français est un gouvernement monarchique.
 2. La personne du roi est inviolable et sacrée.
 3. Sa couronne est héréditaire de mâle en mâle.
 4. Le roi est dépositaire du pouvoir exécutif.
 5. Les agens de l'autorité sont respectables.
 6. La sanction royale est nécessaire pour la promulgation des lois.
 7. La nation fait la loi avec la sanction royale.
 8. Le consentement national est nécessaire à l'emprunt et à l'impôt.
 9. L'impôt ne peut être accordé que d'une tenu d'états-généraux à l'autre.
 10. La propriété sera sacrée.
 11. La liberté individuelle sera sacrée.

Questions sur lesquelles l'universalité des cahiers ne s'est point expliquée d'une manière uniforme.


 « Art. 1er. Le roi a-t-il le pouvoir législatif limité par les lois constitutionnelles du royaume ?
 2. Le roi peut-il faire seul des lois provisoires de police et d'administration, dans l'intervalle des tenues des états-généraux ?
 3. Ces lois seront-elles soumises à l'enregistrement libre des cours souveraines ?
 4. Les états-généraux ne peuvent-ils être dissous que par eux-mêmes ?
 5. Le roi peut-il seul convoquer, proroger et dissoudre les états-généraux ?
 6. En cas de dissolution, le roi n'est-il pas obligé de faire sur-le-champ une nouvelle convocation ?
 7. Les états-généraux seront-ils permanens ou périodiques ?
 8. S'ils sont périodiques, y aura-t-il ou n'y aura-t-il pas une commission intermédiaire ?
 9. Les deux premiers ordres seront-ils réunis dans une même chambre ?
 10. Les deux chambres seront-elles formées sans distinction d'ordres ?
 11. Les membres de l'ordre du clergé seront-ils répartis dans les deux autres ?
 12. La représentation du clergé, de la noblesse et des communes, sera-t-elle dans la proportion d'une, deux et trois ?
 13. Sera-t-il établi un troisième ordre sous le titre d'ordre des campagnes ?
 14. Les personnes possédant des charges, emplois ou places à la cour, peuvent-elles être députés aux états-généraux ?
 15. Les deux tiers des voix seront-ils nécessaires pour former une résolution ?
 16. Les impôts ayant pour objet la liquidation de la dette nationale seront-ils perçus jusqu'à son entière extinction ?
 17. Les lettres de cachet seront-elles abolies ou modifiées ?
 18. La liberté de la presse sera-t-elle indéfinie ou modifiée ? »


NOTE 5, PAGE 140.



On trouvera au commencement du second volume, et au début de l'histoire de l'assemblée législative, un jugement, qui me semble juste, sur les fautes imputées à la constitution de 91. Je n'ai ici qu'un mot à dire sur le projet d'établir en France, à cette époque, le gouvernement anglais. Cette forme de gouvernement est une transaction entre les trois intérêts qui divisent les états moderne, la royauté, l'aristocratie et la démocratie. Or, cette transaction n'est possible qu'après l'épuisement des forces, c'est-à-dire après le combat, c'est-à-dire encore après la révolution. En Angleterre, en effet, elle ne s'est opérée qu'après une longue lutte, après la démocratie et l'usurpation. Vouloir opérer la transaction avant le combat, c'est vouloir faire la paix avant la guerre. Cette vérité est triste, mais elle est incontestable ; les hommes ne traitent que quand ils ont épuisé leurs forces. La constitution anglaise n'était donc possible en France qu'après la révolution. On faisait bien sans doute de prêcher, mais on s'y prit mal ; et s'y serait-on mieux pris, on n'airait pas plus réussi. J'ajouterai, pour diminuer les regrets, que quand même on eût écrit sur notre table de la loi la constitution anglaise tout entière, ce traité n'eût pas apaisé les passions ; qu'on en serait venu aux mains toute de même, et que la bataille aurait été donnée malgré ce traité préliminaire. Je le répète donc, il fallait la guerre ,c'est-à-dire la révolution. Dieu n'a donné la justice aux hommes qu'au prix des combats.


NOTE 6, PAGE 143.



Je suis loin de blâmer l'obstination du député Mounier, car rien n'est plus respectable que la conviction ; mais c'est un fait assez curieux à constater. Voici à cet égard un passage extrait de son Rapport à ses commettans :

« Plusieurs députés, dit-il, résolurent d'obtenir de moi le sacrifice de ce principe (la sanction royale), ou, en le sacrifiant eux-mêmes, de m'engager, par reconnaissance, à leur accorder quelque compensation ; ils me conduisirent chez un zélé partisan de la liberté, qui désirait une coalition entre eux et moi, afin que la liberté éprouvât moins d'obstacles, et qui voulait seulement être présent à nos conférences, sans prendre part à la décision. Pour tenter de les convaincre, ou pour m'éclairer moi-même, j'acceptai ces conférences. On déclama fortement contre les prétendus inconvéniens du droit illimité qu'aurait le roi d'empêcher une loi nouvelle, et l'on m'assura que si ce droit était reconnu par l'assemblée, il y aurait guerre civile. Ces conférences, deux fois renouvelées, n'eurent aucun succès ; elles furent recommencée chez un Américain, connu par ses lumières et ses vertus, qui avait tout à la fois l'expérience et la théorie des institutions propres à maintenir la liberté. Il porta, en faveur des mes principes, un jugement favorable. Lorsqu'ils eurent éprouvé que tous les efforts pour me faire abandonner mon opinion étaient inutiles, ils me déclarèrent enfin qu'ils mettaient peu d'importance à la question de la sanction royale, quoiqu'ils l'eussent présentée quelques jours auparavant comme un sujet de guerre civile ; ils offrirent de voter pour la sanction illimitée, et de voter également pour deux chambres, mais sous la condition que je ne soutiendrais pas, en faveur du roi, le droit de dissoudre l'assemblée des représentans ; que je ne réclamerais, pour la première chambre, qu'un veto suspensif, et que je ne m'opposerais pas à une loi fondamentale qui établirait des conventions nationales à des époques fixes, ou sur la réquisition de l'assemblée des représentans, ou sur celle des provinces, pour revoir la constitution et y faire tous les changemens qui seraient jugés nécessaires. Ils entendaient, par conventions nationales, des assemblées dans lesquelles on aurait transporté tous les droits de la nation, qui auraient réuni tous les pouvoirs, et conséquemment auraient anéanti par leur seule présence l'autorité du monarque et de la législature ordinaire ; qui auraient pu disposer arbitrairement de tous les genres d'autorité, bouleverser à leur gré la constitution, rétablir le despotisme ou l'anarchie. Enfin, on voulait en quelque sorte laisser à une seule assemblée, qui aurait porté le nom de convention nationale, la dictature suprême, et exposer le royaume à un retour périodique de faction et de tumulte.

« Je témoignai ma surprise de ce qu'on voulait m'engager à traiter sur les intérêts du royaume comme si nous en étions les maîtres absolus ; j'observai qu'en ne laissant que le veto suspensif à une première chambre, si elle était composée de membres éligibles, il serait difficile de pouvoir la former de personnes dignes de la confiance publique ; alors tous les citoyens préféreraient d'être nommés représentans ; et que la chambre, juge des crimes d'état, devait avoir une très grande dignité, et conséquemment que son autorité ne devait pas être moindre que celle de l'autre chambre. Enfin, j'ajoutai que, lorsque je croyais un principe vrai, j'étais obligé de le défendre, et que je ne pouvais pas en disposer, puisque la vérité appartenait à tous les citoyens. »


NOTE 7, PAGE 151.



Les particularités de la conduite de Mirabeau à l’égard de tous les partis ne sont pas encore bien connues, et sont destinées à l’être bientôt. J’ai obtenu de ceux mêmes qui doivent les publier des renseignemens positifs ; j’ai tenu dans les mains plusieurs pièces importantes, et notamment la pièce écrite en forme de profession de foi, qui constituait son traité secret avec la cour. Il ne m’est permis de donner au public aucun de ces documens ; ni d’en citer les dépositaires. Je ne puis qu’affirmer ce que l’avenir démontrera suffisamment, lorsque tous les renseignemens auront été publiés. Ce que j’ai pu dire avec sincérité, c’est que Mirabeau n’avait jamais été dans les complots supposés du duc d’Orléans. Mirabeau partit de Provence avec un seul projet, celui de combattre le pouvoir arbitraire dont il avait souffert, et que sa raison autant que ses sentimens lui faisaient regarder Comme détestable. Arrivé à Paris, il fréquenta beaucoup un banquier alors très connu, et homme d’un grand mérite. Là, on s’entretenait beaucoup de politique, de finances et d’économie publique. Il y puisa beaucoup de connaissances sur ces matières, et il s’y lia avec ce qu’on appelait la colonie génevoise exilée, dont Clavière, depuis ministre des finances, était membre, Cependant Mirabeau ne forma aucune liaison intime. Il avait dans ses manières beaucoup de familiarité, et il la devait au sentiment de sa force, sentiment qu'il portait souvent jusqu'à l'imprudence. Grâce à cette familiarité, il abordait tout le monde, et semblait lié avec tous ceux auxquels il s'adressait. C'est ainsi qu'on le crut souvent l'ami et le complice de beaucoup d'hommes avec lesquels il n'avait aucun intérêt commun. J'ai dit, et je répète qu'il était sans parti. L'aristocratie ne pouvait songer à Mirabeau ; le parti Necker et Mounier ne surent pas l'entendre. Le duc d'Orléans a pu seul paraître s'unir à lui. On l'a cru ainsi, parce que Mirabeau traitait familièrement avec le duc, et que tous deux étant supposés avoir une grande ambition, l'un comme prince, l'autre comme tribun, paraissaient devoir s'allier. La détresse de Mirabeau et la fortune du duc d'Orléans semblaient aussi un motif d'alliance. Néanmoins Mirabeau resta pauvre jusqu'à ses liaisons avec la cour. Alors il observait tous les partis, tâchait de les faire expliquer, et sentait trop son importance pour s'engager trop légèrement. Une seule fois, il eut un commencement de rapport avec un des agens supposés du duc d'Orléans. Il fut invité à dîner par cet agent prétendu, et lui, qui ne craignait jamais de s'aventurer, accepta plutôt par curiosité que par tout autre motif. Avant de s'y rendre, il en fit part à son confident intime, et parut fort satisfait de cette entrevue, qui lui faisait espérer de grandes révélations. Le repas eut lieu, et Mirabeau vint rapporter ce qui s'était passé : il n'avait été tenu que des propos vagues sur le duc d'Orléans, sur l'estime qu'il avait pour les talens de Mirabeau, et sur l'aptitude qu'il lui supposait pour gouverner un état. Cette entrevue fut donc très insignifiante, et elle put indiquer tout au plus qu'on ferait volontiers un ministre de Mirabeau. Aussi ne manqua-t-il pas de dire à son ami, avec sa gaieté accoutumée : «Je ne puis pas manquer d'être ministre, car le duc d'Orléans et le roi veulent également me nommer. » Ce n’étaient là que des plaisanteries, et Mirabeau lui-même n'a jamais cru aux projets du duc. J’expliquerai dans une note suivante quelques autres particularités.


NOTE 8, PAGE 160.



La lettre du comte d'Estaing à la reine est un monument curieux, et qui devra toujours être consulté relativement aux journées des 5 et 6 octobre. Ce brave marin, plein de fidélité et d'indépendance (deux qualités qui semblent contradictoires, mais qu'on trouve souvent réunies chez les hommes de mer), avait conservé l'habitude de tout dire à ses princes qu'il aimait. Son témoignage ne saurait être révoqué en doute, lorsque, dans une lettre confidentielle, il expose à la reine les intrigues qu'il a découvertes et qui l'ont alarmé. On y verra si en effet la cour était sans projet à cette époque.

« Mon devoir et ma fidélité l'exigent, il faut que je mettre aux pieds de la reine le compte du voyage que j'ai fait à Paris. On me loue de bien dormir la veille d'un assaut ou d'un combat naval. J'ose assurer que je ne suis point timide en affaires. Élevé auprès de M. le dauphin qui me distinguait, accoutumé à dire la vérité à Versailles dès mon enfance, soldat et marin, instruit des formes, je les respecte sans qu'elles puissent altérer ma franchise ni ma fermeté.

« Eh bien ! il faut que je l'avoue à Votre Majesté, je n'ai pu fermer l'œil de la nuit. On m'a dit dans la bonne société, dans la bonne compagnie (et que serait-ce, juste ciel, si cela se répandait dans le peuple !), l'on m'a répété que l'on prend des signatures dans le clergé et dans la noblesse. Les uns prétendent que c'est d'accord avec le roi ; d'autres croient que c'est à son insu. On assure qu'il y a un plan de formé ; que c'est par la Champagne ou par Verdun que le roi se retirera ou sera enlevé ; qu'il ira à Metz. M. de Bouillé est nommé, et par qui ? par M. de Lafayette, qui me l'a dit tous bas chez M. Jauge, à table. J'ai frémi qu'un seul domestique ne l'entendît ; je lui ai observé qu'un seul mot de sa bouche pouvait devenir un signal de mort. Il est froidement positif M. de Lafayette : il m'a répondu qu'à Metz comme ailleurs les patriotes étaient les plus forts, et qu'il valait mieux qu'un seul mourût pour le salut de tous.

« M. le baron de Breteuil, qui tarde à s'éloigner, conduit le projet. On accapare l'argent, et l'on promet de fournir un million et demi par mois. M. le comte de Mercy est malheureusement cité comme agissant de concert. Voilà les propos ; s'ils se répandent dans le peuple, leurs effets sont incalculables ; cela se dit encore tout bas. Les bons esprits m'ont paru épouvantés des suites : le seul doute de la réalité peut en produire de terribles. J'ai été chez M. l'ambassadeur d'Espagne, et certes je ne le cache point à la reine, où mon effroi a redoublé. M. de Fernand-Nunès à causé avec moi de ces faux bruits, de l'horreur qu'il y avait à supposer un plan impossible, qui entraînerait la plus désastreuse et la plus humiliante des guerres civiles, qui occasionnerait la séparation ou la perte totale de la monarchie, devenue la proie de la rage intérieure et de l'ambition étrangère, qui ferait le malheur irréparable des personnes les plus chères à la France. Après avoir parlé de la cour errante, poursuivie, trompée par ceux qui ne le sont pas soutenue lorsqu'ils le pouvaient, qui veulent actuellement l'entraîner dans leur chute…, affligée d'une banqueroute générale, devenue dès-lors indispensable, et tout épouvantable…, je me suis écrié que du moins il n'y aurait d'autre mal que celui que produirait cette fausse nouvelle, si elle se répandait, parce qu'elle était une idée sans aucun fondement. M. l'ambassadeur d'Espagne a baissé les yeux à cette dernière phrase. Je suis devenu pressant ; il est enfin convenu que quelqu'un de considérable et de croyable lui avait appris qu'on lui avait proposé de signer une association. Il n'a jamais voulu me le nommer ; mais, soit par inattention, soit pour le bien de la chose, il n'a point heureusement exigé ma parole d'honneur, qu'il m'aurait fallu tenir. Je n'ai point promis de ne dire à personne ce fait. Il m'inspire une grande terreur que je n'ai jamais connue. Ce n'est pas pour moi que je l'éprouve. JE supplie la reine de calculer dans la sagesse tout ce qui pourrait arriver d'une fausse démarche : la première coûte assez cher. J'ai vu le bon cœur de la reine donner des larmes au sort des victimes immolées ; actuellement ce seraient des flots de sang versé inutilement qu'on aurait à regretter. Une simple indécision peut être sans remède. Ce n'est qu'en allant au-devant du torrent, ce n'est qu'en le caressant, qu'on peut parvenir à le diriger en partie. Rien n'est perdu. La reine peut reconquérir au roi so royaume. La nature lui e na prodigué les moyens ; ils sont seuls possibles. Elle peut imiter son auguste mère : sinon je me tais Je supplie votre majesté de m'accorder une audience pour un des jours de cette semaine. »


NOTE 9, PAGE 174.



L'histoire ne peut pas s'étendre assez pour justifier jusqu'aux individus, surtout dans une révolution où les rôles, même les premiers, sont extrêmement nombreux. M. de Lafayette a été si calomnié, et son caractère est si pur, si soutenu, que c'est un devoir de lui consacrer au moins une note. Sa conduite pendant les 5 et 6 octobre est un dévouement continuel, et cependant elle a été présentée comme un attentat par des hommes qui lui devaient la vie. On lui a reproché d'abord jusqu'à la violence de la garde nationale qui l'entraîna malgré lui à Versailles. Rien n'est plus injuste ; car si on peut maîtriser avec la fermeté des soldats qu'on a conduits longtemps à la victoire, des citoyens récemment et volontairement enrôlés, et qui ne vous sont dévoués que par l'exaltation de leurs opinions, sont irrésistibles quand ces opinions les emportent. M. de Lafayette lutta contre eux pendant toute une journée, et certainement on ne pouvait désirer davantage. D'ailleurs rien n'était plus utile que son départ, car sans la garde nationale le château était pris d'assaut, et on ne peut prévoir quel eût été le sort de la famille royale au milieu du déchaînement populaire. Comme on l'a vu, sans les grenadiers nationaux les gardes-du-corps étaient forcés. La présence de M. de Lafayette et de ses troupes à Versailles était donc indispensable. Après lui avoir reproché de s'y être rendu, on lui a reproché surtout de s'y être livré au sommeil ; et ce sommeil a été l'objet du pus cruel et du pus réitéré de tous les reproche. M. de Lafayette resta debout jusqu'à cinq heures du matin, employa toute la nuit à répandre des patrouilles, à rétablir l'ordre et la tranquillité ; et ce qui prouve combien ses précautions étaient bien prises, c'est qu'aucun des postes confiés à ses soins ne fut attaqué. Tout paraissait calme, et il fit une chose que personne n'eût manqué de faire à sa place, il se jeta sur un lit pour reprendre quelques forces dont il avait besoin, car il luttait depuis vingt-quatre heures contre la populace. Son repos ne dura pas une demi-heure ; il arriva aux premiers cris, et assez tôt pour sauver les gardes-du-corps qu'on allait égorger. Qu'est-il donc possible de lui reprocher… ? de n'avoir pas été présent à la première minute ? mais la même chose pouvait avoir lieu de toute autre manière ; un ordre à donner ou un poste à visiter pouvait l'éloigner pour une demi-heure du point où aurait lieu la première attaque ; et son absence, dans le premier instant de l'action, était le plus inévitable de tous les accidens. Mais arriva-t-il assez tôt pour délivrer presque toutes les victimes, pour sauver le château et les augustes personnes qu'il contenait ? se dévoua-t-il généreusement aux plus grands dangers ? voilà ce qu'on ne peut nier, et ce qui lui valut à cette époque des actions de grâces universelles. Il n'y eut qu'une voix alors parmi tous ceux qu'il avait sauvés. Madame de Staël, qui n'est pas suspecte de partialité en faveur de M. de Lafayette, rapporte qu'elle entendit les garde-du-corps crier Vive Lafayette ! Mounier, qui n'était pas suspect davantage, loue son dévouement ; et M. de Lally-Tolendal regrette qu'on ne lui ait pas attribué dans ce moment une espèce de dictature (voyez son Rapport à ses commettans) ; ces deux députés se sont assez prononcés contre les 5 et 6 octobre, pour que leur témoignage soit accueilli avec toute la confiance. Personne, au reste, n'osa nier dans les premier momens un dévouement qui était universellement reconnu. Plus tard, l'esprit de parti, sentant le danger d'accorder des vertus à un constitutionnel, nia les services de M. de Lafayette ; et alors commença cette longue calomnie dont il n'a depuis cessé d'être l'objet.


NOTE 10, PAGE 181.



J'ai déjà exposé quels avaient été les rapports à peu près nuls de Mirabeau avec le duc d'Orléans. Voici quel est le sens de ce mot fameux : Ce j... f..... ne mérite pas la peine qu'on se donne pour lui. La contrainte exercée par Lafayette envers le duc d'Orléans indisposa le parti populaire, mais irrita surtout les amis du prince condamné à l'exil. Ceux-ci songeait à détacher Mirabeau contre Lafayette, en profitant de la jalousie de l'orateur contre le général. Un ami du duc, Lauzun, vint un soir chez Mirabeau pour le presser de prendre la parole dès le lendemain matin. Mirabeau qui souvent se laissait entraîner, allait céder, lorsque ses amis, plus soigneux que lui de sa propre conduite, l'engagèrent de n'en rien faire. Il fut donc résolu qu'il se tairait. Le lendemain, à l'ouverture de la séance, on apprit le départ du duc d'Orléans ; et Mirabeau, qui lui en voulait de sa condescendance envers Lafayette, et qui songeait aux efforts inutiles de ses amis, s'écria : Ce j... f..... ne mérite pas la peine qu'on se donne pour lui.


NOTE 11, PAGE 183.



Il y avait chez Mirabeau, comme chez tous les hommes supérieurs, beaucoup de petitesse à côté de beaucoup de grandeur. Il avait une imagination vive qu'il fallait occuper par des espérances. Il était impossible de lui donner le ministère sans détruire son influence, et par conséquent sans le perdre lui-même, et le secours qu'on en pouvait retirer. D'autre part, il fallait cette amorce à son imagination. Ceux donc qui s'étaient placés entre lui et la cour conseillèrent de lui laisser au moins l'espérance d'un portefeuille. Cependant les intérêts personnels de Mirabeau n'étaient jamais l'objet d'une mention particulière dans les diverses communications qui avaient lieu : on n'y parlait jamais en effet ni d'argent ni de faveurs, et il devenait difficile de faire entendre à Mirabeau ce qu'on voulait lui apprendre. Pour cela, on indiqua au roi un moyen fort adroit. Mirabeau avait une réputation si mauvaise que peu de personnes auraient voulu lui servir de collègues. Le roi, s'adressant à M. de Liancourt, pour lequel il avait une estime particulière, lui demanda si, pour lui être utile, il accepterait un portefeuille en compagnie de Mirabeau. M. de Liancourt, dévoué au monarque, répondit qu'il était décidé à faire tout ce qu'exigerait le bien de son service. Cette question, bientôt rapportée à l'orateur, le remplit de satisfaction, et il ne douta plus que, dès que les circonstances le permettraient, on ne le nommât ministre.


NOTE 12, PAGE 192.



Il ne sera pas sans intérêt de connaître l'opinion de Ferrières sur la manière dont les députés de son propre parti se conduisaient dans l'assemblée.

« Il n'y avait à l'assemblée nationale, dit Ferrières, qu'à peu près trois cents membres véritablement hommes probes, exempts d'esprit de parti, étrangers à l'un et à l'autre club, voulant le bien, le voulant pour lui-même, indépendamment d'intérêts d'ordres, de corps ; toujours prêts à embrasser la proposition la plus juste et la plus utile, n'importe de qui elle vînt et par qui elle fût appuyée. Ce sont des hommes dignes de l'honorable fonction à laquelle ils avaient été appelés, qui ont fait le peu de bonnes lois sorties de l'assemblée constituante ; ce sont eux qui ont empêché tout le mal qu'elle n'a pas fait. Adoptant toujours ce qui était bon, et éloignant toujours ce qui était mauvais, ils ont souvent donné la majorité à des délibérations qui, sans eux, eussent été rejetées par un esprit de faction ; ils ont souvent repoussé des motions qui, sans eux, eussent été adoptées par un esprit d'intérêt.

« Je ne saurais m'empêcher à ce sujet de remarquer la conduite impolitique des nobles et des évêques. Comme ils ne tendaient qu'à dissoudre l'assemblée, qu'à jeter de la défaveur sur ses opérations, loin de s'opposer aux mauvais décrets, ils étaient d'une indifférence à cet égard que l'on ne saurait concevoir. Ils sortaient de la salle lorsque le président posait la question, invitant les députés de leur parti à les suivre ; ou bien, s'ils demeuraient, ils leur criaient de ne point délibérer. Les clubistes, par abandon, devenus la majorité de l'assemblée, décrétaient tout ce qu'ils voulaient. Les évêques et les nobles croyant fermement que le nouvel ordre de choses ne subsisterait pas, hâtaient, avec une sorte d'impatience, dans l'espoir d'en avancer la chute, et la ruine de la monarchie, et leur propre ruine. À cette conduite insensée ils joignaient une insouciance insultante, et pour l'assemblée, et pour le peuple qui assistait aux séances. Ils n'écoutaient point, riaient, parlaient haut, confirmant ainsi le peuple dans l'opinion peu favorable qu'il avait conçue d'eux ; et au lieu de travailler à regagner sa confiance et son estime, ils ne travaillaient qu'à acquérir sa haine et son mépris. Toutes ces sottises venaient de ce que les évêques et les nobles ne pouvaient se persuader que la révolution était faite depuis long-temps dans l'opinion et dans le cœur de tous les Français. Ils s'imaginaient, à l'aide de ces digues, contenir un torrent qui grossissait chaque jour. Ils ne faisaient qu'amonceler ses eaux, qu'occasionner plus de ravage, s'entêtant avec opiniâtreté à l'ancien régime, base de toutes leurs actions, de toutes leurs oppositions, mais dont personne ne voulait. Ils forçaient, par cette obstination maladroite, les révolutionnaires à étendre leur système de révolution au-delà même du but qu'ils s'étaient proposé. Les nobles et les évêques criaient alors à l'injustice, à la tyrannie. Ils parlaient de l'ancienneté et de la légitimité de leurs droits à des hommes qui avaient sapé la base de tous les droits. »

(Ferrières. Tom. II, pag. 122).


NOTE 13, PAGE 194.



Le rappel des gardes-du-corps donna lieu à une anecdote qui mérite d'être rapportée. La reine se plaignait à M. de Lafayette de ce que le roi n'était pas libre, et elle en donnait pour preuve que le service du château était fait par la garde nationale et non par les gardes-du-corps : M. de Lafayette lui demanda aussitôt si elle verrait avec plaisir le rappel de ces derniers. La reine hésita d'abord à lui répondre, mais n'osa pas refuser l'offre que lui fit le général de provoquer ce rappel. Aussitôt il se rendit à la municipalité, qui, à son instigation, fit la demande officielle au roi de rappeler ses gardes-du-corps, en offrant de partager avec eux le service du château. Le roi et la reine ne virent pas cette demande avec peine ; mais on leur en fit bientôt sentir les conséquences, et ceux qui ne voulaient pas qu'ils parussent libres les engagèrent à répondre par un refus. Cependant le refus était difficile à motiver, et la reine, à laquelle on confiait souvent des commissions difficiles, fut chargée de dire à M. de Lafayette qu'on n'acceptait pas la proposition de la municipalité. Le motif qu'elle en donna, c'est qu'on ne ovulait pas exposer les gardes-du-corps à être massacrés. Cependant M. de Lafayette venait d'en rencontrer un qui se promenait en uniforme au Palais-Royal. Il rapporta ce fait à la reine, qui fut encore plus embarrassée, mais qui persista dans l'intention qu'elle était chargée d'exprimer.


NOTE 14, PAGE 195.



Le discours de Monsieur, à l'Hôtel-de-Ville, renferme un passage trop important pour n'être pas rappelé ici :

« Quant à mes opinions personnelles, dit ce personnage auguste, j'en parlerai avec confiance à mes concitoyens. Depuis le jour où, dans la seconde assemblée des notables, je me déclarai sur la question fondamentale qui divisait les esprits, je n'ai cessé de croire qu'une grande révolution était prête ; que le roi, par ses intentions, ses vertus et son rang suprême, devait en être le chef, puisqu'elle ne pouvait être avantageuse à la nation sans l'être également au monarque ; enfin, que l'autorité royale devait être le rempart de la liberté nationale, et la liberté nationale la base de l'autorité royale. Que l'on cite une seule de mes actions, un seul de mes discours qui ait démenti ces principes, qui ait montré que, dans quelque circonstance où j'ai été placé, le bonheur du roi, celui du peuple, aient cessé d'être l'unique objet de mes pensées et de mes vues : jusque-là, j'ai le droit d'être cru sur ma parole, je n'ai jamais changé de sentimens et de principes, et je n'en changerai jamais. »


NOTE 15, PAGE 198.



Le discours prononcé par le roi dans cette circonstance est trop remarquable pour n'être pas cité avec quelques observations. Ce prince, excellent et trop malheureux, était dans une continuelle hésitation, et, pendant certains instans, il voyait avec beaucoup de justesse ses propres devoirs et les torts de la cour. Le ton qui règne dans le discours prononcé le 4 février prouve suffisamment que dans cette circonstance ses paroles n'étaient pas imposées et qu'il s'exprimait avec un véritable sentiment de sa situation présente.

« Messieurs, la gravité des circonstances où se trouve la France m'attire au milieu de vous. Le relâchement progressif de tous les liens de l'ordre et de la subordination, la suspension ou l'inactivité de la justice, les mécontentemens qui naissent des privations particulières, les oppositions, les haines malheureuses qui sont la suite inévitable des longues dissensions, la situation critique des finances et les incertitudes sur la fortune publique, enfin l'agitation générale des esprits, tout semble se réunir pour entretenir l'inquiétude des véritables amis de la prospérité et du bonheur du royaume.

« Un grand but se présente à vos regards ; mais il faut y atteindre sans accroissement de trouble et sans nouvelles convulsions. C'était, je dois le dire, d'une manière plus douce et plus tranquille que j'espérais vous y conduire lorsque je formai le dessein de vous rassembler, et de réunir pour la félicité publique les lumières et les volontés des représentans de la nation ; mais mon bonheur et ma gloire ne sont pas moins étroitement liés au succès de vos travaux.

« Je les garants, par une continuelle vigilance, de l'influence funeste que pouvaient avoir sur eux les circonstances malheureuses au milieu desquelles vous vous trouviez placés. Les horreurs de la disette que la France avait à redouter l'année dernière ont été éloignées par des soins multipliés et des approvisionnemens immenses. Le désordre que l'état ancien des finances, le discrédit, l'excessive rareté du numéraire et le dépérissement graduel des revenus, devaient naturellement amener ; ce désordre, au moins dans son éclat et dans ses excès, a été jusqu'à présent écarté. J'ai adouci partout, et principalement dans la capitale, les dangereuse conséquences du défaut de travail ; et, nonobstant l'affaiblissement de tous les moyens d'autorité, j'ai maintenu le royaume, non pas, il s'en faut bien, dans le calme que j'eusse désiré, mais dans un état de tranquillité suffisant pour recevoir le bienfait d'une liberté sage et bien ordonnée ; enfin, malgré notre situation intérieure généralement connue, et malgré les orages politiques qui agitent d'autres nations, j'ai conservé la paix au dehors, et j'ai entretenu avec toutes les puissances de l'Europe les rapports d'égard et d'amitié qui peuvent rendre cette paix durable.

« Après vous avoir ainsi préservés des grandes contrariétés qui pouvaient aisément traverser vos soins et vos travaux, je crois le moment arrivé où il importe à l'intérêt de l'état que je m'associe d'une manière encore plus expresse et plus manifeste à l'exécution et à la réussite de tout ce que vous avez concerté pour l'avantage de la France. Je ne puis saisir une plus grande occasion que celle où vous présentez à mon acceptation des décrets destinés à établir dans le royaume une organisation nouvelle, qui doit avoir une influence si importante et si propice pour le bonheur de mes sujets et pour la prospérité de cet empire.

« Vous savez, messieurs, qu'il y a plus de dix ans, et dans un temps où le vœu de la nation ne s'était pas encore expliqué sur les assemblées provinciales, j'avais commencé à substituer ce genre d'administration à celui qu'une ancienne et longue habitude avait consacré. L'expérience m'ayant fait connaître que je ne m'étais point trompé dans l'opinion que j'avais conçue de l'utilité de ces établissemens, j'ai cherché à faire jouir du même bienfait toutes les provinces de mon royaume ; et, pour assurer aux nouvelles administrations la confiance générale, j'ai voulu que les membres dont elles devaient être composées fussent nommés librement par tous les citoyens. Vous avez amélioré ces vues de plusieurs manières, et la plus essentielle, sans doute, est cette subdivision égale et sagement motivée, qui, en affaiblissant les anciennes séparations de province à province, et en établissant un système général et complet d'équilibre, réunit davantage à un même esprit et à un même intérêt toutes les parties du royaume. Cette grande idée, ce salutaire dessein, vous sont entièrement dus : il ne fallait pas moins qu'une réunion des volontés de la part des représentans de la nation ; il ne fallait pas moins que leur juste ascendant sur l'opinion générale, pour entreprendre avec confiance un changement d'une si grande importance, et pour vaincre au nom de la raison les résistances de l'habitude et des intérêts particuliers. »

Tout ce que dit ici le roi est parfaitement juste et très bien senti. Il est vrai que toutes les améliorations, il les avait autrefois tentées de son propre mouvement, et qu'il avait donné un rare exemple chez les princes, celui de prévenir les besoins de leurs sujets. Les éloges qu'il donne à la nouvelle division territoriale portent encore le caractère d'une entière bonne foi, car elle était certainement utile au gouvernement, en détruisant les résistances que lui avaient souvent opposées les localités. Tout porte donc à croire que le roi parle ici avec une parfaite sincérité. Il continue :

« Je favoriserai, je seconderai par tous les moyens qui sont en mon pouvoir le succès de cette vaste organisation d'où dépend le salut de la France ; et, je crois nécessaire de le dire, je suis trop occupé de la situation intérieur du royaume, j'ai les yeux trop ouverts sur les dangers de tout genre dont nous sommes environnés, pour ne pas sentir fortement que, dans la disposition présente des esprits, et en considérant l'état où se trouvent les affaires publiques, il faut qu'un nouvel ordre de choses s'établisse avec calme et avec tranquillité ou que le royaume soit exposé à toutes les calamités de l'anarchie.

« Que les vrais citoyens y réfléchissent, ainsi que je l'ai fait, en fixant uniquement leur attention sur le bien de l'état, et ils verront que, même avec des opinions différentes, un intérêt éminent doit les réunir tous aujourd'hui. Le temps réformera ce qui pourra rester de défectueux dans la collection des lois qui auront été l'ouvrage de cette assemblée (cette critique indirecte et ménagée prouve que le roi ne voulait pas flatter, mais dire la vérité, tout en employant la mesure nécessaire) ; mais toute entreprise qui tendrait à ébranler les principes de la constitution même, tout concert qui aurait pour but de les renverser ou d'en affaiblir l'heureuse influence, ne serviraient qu'à introduire au milieu de nous les maux effrayans de la discorde ; et, en supposant le succès d'une semblable tentative contre mon peuple et moi, le résultat nous priverait, sans remplacement, des divers biens dont un nouvel ordre de choses nous offre la perspective.

« Livrons-nous donc de bonne foi aux espérances que nous pouvons concevoir, et ne songeons qu'à les réaliser par un accord unanime. Que partout on sache que le monarque et les représentans de la nation sont unis d'un même intérêt et d'un même vœu, afin que cette opinion, cette ferme croyance, répandent dans les provinces un esprit de paix et bonne volonté, et que tous les citoyens recommandables par leur honnêteté, tous ceux qui peuvent servir l'état essentiellement par leur zèle et par leurs lumières, s'empressent de prendre part aux différentes subdivisions de l'administration générale, dont l'enchaînement et l'ensemble doivent concourir efficacement au rétablissement de l'ordre et à la prospérité du royaume.

« Nous ne devons point nous le dissimuler, il y a beaucoup à faire pour arriver à ce but. Une volonté suivie, un effort général et commun, sont absolument nécessaires pour obtenir un succès véritable. Continuez donc vos travaux sans d'autre passion que celle du bien ; fixez toujours votre première attention sur le sort du peuple et sur la liberté publique, mais occupez-vous aussi d'adoucir, de calmer toutes les défiances, et mettez fin, le plus tôt possible, aux différentes inquiétudes qui éloignent de la France un si grand nombre de ses concitoyens, et dont l'effet contraste avec les lois de sûreté et de liberté que vous voulez établir : la prospérité ne reviendra qu'avec le contentement général. Nous apercevons partout des espérances ; soyons impatiens de voir aussi partout le bonheur.

« Un jour, j'aime à le croire, tous les Français indistinctement reconnaîtront l'avantage de l'entière suppression des différences d'ordre et d'état, lorsqu'il est question de travailler en commun au bien public, à cette prospérité de la patrie qui intéresse également les citoyens, et chacun doit voir sans peine que, pour être appelé dorénavant à servir l'état de quelque manière, il suffira de s'être rendu remarquable par ses talens et par ses vertus.

« En même temps, néanmoins, tout ce qui rappelle à une nation l'ancienneté et la continuité des services d'une race honorée est une distinction que rien ne peut détruire ; et, comme elle s'unit aux devoirs de la reconnaissance, ceux qui, dans toutes les classes de la société, aspirent à servir efficacement leur patrie, et ceux qui ont eu déjà le bonheur d'y réussir, ont un intérêt à respecter cette transmission de titres ou de souvenirs, le plus beau de tous les héritages qu'on puisse faire passer à ses enfans.

« Le respect dû aux ministres de la religion ne pourra non plus s'effacer ; et lorsque leur considération sera principalement unie aux saintes vérités qui sont sous la sauvegarde de l'ordre et de la morale, tous les citoyens honnêtes et éclairés auront un égal intérêt à la maintenir et à la défendre.

« Sans doute ceux qui ont abandonné leurs privilèges pécuniaires, ceux qui ne formeront plus comme autrefois un ordre politique dans l'état, se trouvent soumis à des sacrifices dont je connais toute l'importance ; mais, j'en ai la persuasion, ils auront assez de générosité pour chercher un dédommagement dans tous les avantages publics dont l'établissement des assemblées nationales présente l'espérance. »

Le roi continue, comme on le voit, à exposer à tous les partis les avantages des nouvelles lois, et en même temps la nécessité de conserver quelque chose des anciennes. Ce qu'il adresse aux privilégiés prouve son opinion réelle sur la nécessité et la justice des sacrifices qu'on leur avait imposés, et leur résistance sera éternellement condamnée par les paroles que renferme ce discours. Vainement dira-t-on que le roi n'était pas libre : le soin qu'il prend ici de balancer les concessions, les conseils et même les reproches, prouve qu'il parlait sincèrement. Il s'exprima bien autrement lorsque plus tard il voulut faire éclater l'état de contrainte dans lequel il croyait être. Sa lettre aux ambassadeurs, rapportée plus bas, le prouvera suffisamment. L'exagération toute populaire qui y règne démontre l'intention de ne plus paraître libre. Mais ici la mesure ne laisse aucun doute, et ce qui suit est si touchant, si délicat, qu'il n'est pas possible de ne l'avoir pas senti, quand on a consenti à l'écrire et à le prononcer.

« J'aurais bien aussi des pertes à compter, si, au milieu des plus grands intérêts de l'état, je m'arrêtais à des calculs personnels ; mais je trouve une compensation qui me suffit, une compensation pleine et entière, dans l'accroissement du bonheur de la nation, et c'est du fond de mon cœur que j'exprime ici ce sentiment.

« Je défendrai donc, je maintiendrai la liberté constitutionnelle, dont le vœu général, d'accord avec le mien, a consacré les principes. Je ferai davantage ; et, de concert avec la reine qui partage tous mes sentimens, je préparerai de bonne heure l'esprit et le cœur de mon fils au nouvel ordre de choses que les circonstances ont amené. Je l'habituerai dès ses premiers ans à être heureux du bonheur des Français, et à reconnaître toujours, malgré le langage des flatteurs, qu'une sage constitution le préservera des dangers de l'inexpérience ; et qu'une juste liberté ajoute un nouveau prix aux sentimens d'amour et de fidélité dont la nation, depuis tant de siècles, donne à ses rois des preuves si touchantes.

« Je dois ne point le mettre en doute : en achevant votre ouvrage, vous vous occuperez sûrement avec sagesse et avec candeur de l'affermissement du pouvoir exécutif, cette condition sans laquelle il ne saurait exister aucun ordre durable au dedans, ni aucune considération au dehors. Nulle défiance ne peut raisonnablement vous rester : ainsi, il est de votre devoir, comme citoyens et comme fidèles représentans de la nation, d'assurer au bien de l'état et à la liberté publique cette stabilité qui ne peut dériver que d'une autorité active et tutélaire. Vous aurez sûrement présent à l'esprit que, sans une telle autorité, toutes les parties de votre système de constitution resteraient à la fois sans lien et sans correspondance ; et, en vous occupant de la liberté, que vous aimez et que j'aime aussi, vous ne perdrez pas de vue que le désordre en administration, en amenant la confusion des pouvoirs, dégénère souvent, par d'aveugles violences, dans la plus dangereuse et la plus alarmante de toutes les tyrannies.

« Ainsi, non pas pour moi, messieurs, qui ne compte point ce qui m'est personnel près des lois et des institutions qui doivent régler le destin de l'empire, mais pour le bonheur même de notre patrie, pour sa prospérité, pour sa puissance, je vous invite à vous affranchir de toutes les impressions du moment qui pourraient vous détourner de considérer dans son ensemble ce qu'exige un royaume tel que la France, et par sa vaste étendue, et par son immense population, et par ses relations inévitables au dehors.

« Vous ne négligerez pas non plus de fixer votre attention sur ce qu'exigent encore des législateurs les mœurs, le caractère et les habitudes d'une nation devenue trop célèbre en Europe par la nature de son esprit et de son génie, pour qu'il puisse paraître indifférent d'entretenir ou d'altérer en elle les sentimens de douceur, de confiance et de bonté, qui lui ont valu tant de renommée. « Donnez-lui l'exemple aussi de cet esprit de justice qui sert de sauvegarde à la propriété, ce droit respecté de toutes les nations, qui n'est pas l'ouvrage du hasard, qui ne dérive point des privilèges d'opinion, mais qui se lie étroitement aux rapports les plus essentiels de l'ordre public et aux premières conditions de l'harmonie sociale.

« Par quelle fatalité, lorsque le calme commençait à renaître, de nouvelles inquiétudes se sont-elles répandues dans les provinces ! Par quelle fatalité s'y livre-t-on à de nouveaux excès ! Joignez-vous à moi pour les arrêter, et empêchons de tous nos efforts que des violences criminelles ne viennent souiller ces jours où le bonheur de la nation se prépare. Vous qui pouvez influer par tant de moyens sur la confiance publique, éclairez sur ses véritables intérêts le peuple qu'on égare, ce bon peuple qui m'est si cher, et dont on m'assure que je suis aimé quand on veut me consoler de mes peines. Ah ! s'il savait à quel point je suis malheureux à la nouvelle d'un attentat contre les fortunes, ou d'un acte de violence contre les personnes, peut-être il m'épargnerait cette douloureuse amertume !

« Je ne puis vous entretenir des grands intérêts de l'état, sans vous presser de vous occuper, d'une manière instante et définitive, de tout ce qui tient au rétablissement de l'ordre dans les finances, et à la tranquillité de la multitude innombrable de citoyens qui sont unis par quelque lien à la fortune publique.

« Il est temps d'apaiser toutes les inquiétudes ; il est temps de rendre à ce royaume la force de crédit à laquelle il a droit de prétendre. Vous ne pouvez pas tout entreprendre à la fois : aussi je vous invite à réserver pour d'autres temps une partie des biens dont la réunion de vos lumières vous présente le tableau ; mais quand vous aurez ajouté à ce que vous avez déjà fait un plan sage et raisonnable pour l'exercice de la justice ; quand vous aurez assuré les bases d'un équilibre parfait entre les revenus et les dépenses de l'état ; enfin quand vous aurez achevé l'ouvrage de la constitution, vous aurez acquis de grands droits à la reconnaissance publique ; et, dans la continuation successive des assemblées nationales, continuation fondée dorénavant sur cette constitution même, il n'y aura plus qu'à ajouter d'année en année de nouveaux moyens de prospérité. Puisse cette journée, où votre monarque vient s'unir à vous de la manière la plus franche et la plus intime, être une époque mémorable dans l'histoire de cet empire ! Elle le sera, je l'espère, si mes vœux ardents, si mes instantes exhortations peuvent être un signal de paix et de rapprochement entre vous. Que ceux qui s'éloigneraient encore d'un esprit de concorde devenu si nécessaire, me fassent le sacrifice de tous les souvenirs qui les affligent ; je les paierai par ma reconnaissance et mon affection.

« Ne professons tous, à compter de ce jour, ne professons tous, je vous en donne l'exemple, qu'une seule opinion, qu'un seul intérêt, qu'une seule volonté, l'attachement à la constitution nouvelle, et le désir ardent de la paix, du bonheur et de la prospérité de la France ! »


NOTE 16, PAGE 207.



Je ne puis mieux faire que de citer les Mémoires de M. Froment lui-même, pour donner une juste idée de l'émigration et des opinions qui la divisaient : dans un volume intitulé Recueil de divers écrits relatifs à la révolution, M. Froment s'exprime comme il suit, page 4 et suivantes :

« Je me rendis secrètement à Turin (janvier 1790) auprès des princes français, pour solliciter leur approbation et leur appui. Dans un conseil, qui fut tenu à mon arrivé, je leur démontrait que, s'ils voulaient armer les partisans de l'autel et du trône, et faire marcher de pair les intérêts de la religion avec ceux de la royauté, il serait aisé de sauver l'un et l'autre. Quoique fortement attaché à la foi de mes pères, ce n'était pas aux non-catholiques que je voulais faire la guerre, mais aux ennemis déclarés du catholicisme et de la royauté, à ceux qui disaient hautement que depuis trop long-temps on parlait de Jésus-Christ et des Bourbons, à ceux qui prétendaient étrangler le dernier des rois avec les boyaux du dernier des prêtres. Les non-catholiques restés fidèles à la monarchie ont toujours trouvé en moi le citoyen le plus tendre, les catholiques rebelles le plus implacable ennemi.

« Mon plan tendait uniquement à lier un parti, et à lui donner, autant qu'il serait en moi, de l'extension et de la consistance. Le véritable argument des révolutionnaires étant la force, je sentais que la véritable réponse était la force ; alors, comme à présent, j'étais convaincu de cette grande vérité, qu'on ne peut étouffer une forte passion que par une plus forte encore, et que le zèle religieux pouvait seul étouffer le délire républicain. Les miracles que le zèle de la religion a opérés depuis lors dans la Vendée et en Espagne, prouvent que les philosopheurs et les révolutionnaires de tous les partis ne seraient jamais venus à bout d'établir leur système anti-religieux et anti-social, pendant quelques années, sur la majeure partie de l'Europe, si les ministres de Louis XVI avaient conçu un projet tel que le mien, ou si les conseillers des princes émigrés l'avaient sincèrement adopté et réellement soutenu.

« Mais malheureusement la plupart des personnages qui dirigeaient Louis XVI et les princes de sa maison ne raisonnaient et n'agissaient que sur des principes philosophiques, quoique les philosophes et leurs disciples fussent la cause des agens de la révolution. Ils auraient cru se couvrir de ridicule et de déshonneur, s'ils avaient prononcé le seul mot de religion, s'ils avaient employé les puissans moyens qu'elle présente, et dont les plus grands politiques se sont servis dans tous les temps avec succès. Pendant que l'assemblée nationale cherchait à égarer le peuple et à se l'attacher par la suppression des droits féodaux, de la dîme, de la gabelle, etc., etc., ils voulaient le ramener à la soumission et à l'obéissance par l'exposé de l'incohérence des nouvelles lois, par le tableau des malheurs du roi, par des écrits au-dessus de son intelligence. Avec ces moyens ils croyaient faire renaître dans le cœur de tous les Français un amour pur et désintéressé pour leur souverain ; ils croyaient que les clameurs des mécontens arrêteraient les entreprises des factieux, et permettraient au roi de marcher droit au but qu'il voulait atteindre. La valeur de mes conseils fut taxée vraisemblablement au poids de mon existence, et l'opinion des grands de la cour sur leur titre et leur fortune. »

M. Froment poursuit son récit, et caractérise ailleurs les partis qui divisaient la cour fugitive, de la manière suivante, page 33 :

« Ces titres honorables et les égards qu'on avait généralement pour moi à Turin, m'auraient fait oublier le passé et concevoir les plus flatteuses espérances pour l'avenir, si j'avais aperçu de grands moyens aux conseillers des princes, et un parfait accord parmi les hommes les plus influens dans nos affaires, mais je voyais avec douleur l'émigration divisée en deux partis, dont l'un ne voulait tenter la contre-révolution que par le secours des puissances étrangères, et l'autre par les royalistes de l'intérieur.

« Le premier parti prétendait qu'en cédant quelques provinces aux puissances, elles fourniraient aux princes français des armées assez nombreuses pour réduire les factieux ; qu'avec le temps on reconquerrait aisément les concessions qu'on aurait été forcé de faire ; et que la cour, en ne contractant d'obligation envers aucun des corps de l'état, pourrait dicter des lois à tous les Français… Les courtisans tremblaient que la noblesse des provinces et les royalistes du tiers-état n'eussent l'honneur de remettre sur son séant la monarchie défaillante. Ils sentaient qu'ils ne seraient plus les dispensateurs des grâces et des faveurs, et que leur règne finirait dès que la noblesse des provinces aurait rétabli, au prix de son sang, l'autorité royale, et mérité par là les bienfaits et la confiance de son souverain. La crainte de ce nouvel ordre de choses les portait à se réunir, sinon pour détourner les princes d'employer en aucune manière les royalistes de l'intérieur, du moins pour fixer principalement leur attention sur les cabinets de l'Europe, et les porter à fonder leurs plus grandes espérances sur les secours étrangers. Par une suite de cette crainte, ils mettaient secrètement en œuvre les moyens les plus efficaces pour ruiner les ressources intérieures, faire échouer les plans proposés, entre lesquels plusieurs pouvaient amener le rétablissement de l'ordre, s'ils eussent été sagement dirigés et réellement soutenus. C'est ce dont j'ai été moi-même le témoin : c'est ce que je démontrerai un jour par des faits et des témoignages authentiques ; mais le moment n'est pas encore venu. Dans une conférence qui eut lieu à peu près à cette époque, au sujet du parti qu'on pouvait tirer des dispositions favorables des Lyonnais et des Francs-Comtois, j'exposai sans détour les moyens qu'on devait employer, en même temps, pour assurer le triomphe des royalistes du Gévaudan, des Cévennes, du Vivarais, du Comtat-Venaissin, du Languedoc et de la Provence. Pendant la chaleur de la discussion, M. le marquis d'Autichamp, maréchal-de-camp, grand partisan des puissances, me dit : « Mais les opprimés et les parens des victimes ne chercheront-ils pas à se venger ? … − Eh ! qu'importe ? lui dis-je, pourvu que nous arrivions à notre but ! − Voyez-vous, s'écria-t-il, comme je lui ai fait avouer qu'on exercerait des vengeances particulières ! » Plus qu'étonné de cette observation, je dis à M. le marquis de la Rouzière, mon voisin : « Je ne croyais pas qu'une guerre civile dût ressembler à une mission de capucins ! » C'est ainsi qu'en inspirant aux princes la crainte de se rendre odieux à leurs plus cruels ennemis, les courtisans les portaient à n'employer que des demi-mesures, suffisantes sans doute pour provoquer le zèle des royalistes de l'intérieur, mais très insuffisantes pour, après les avoir compromis, les garantir de la fureur des factieux. Depuis lors il m'est revenu que, pendant le séjour de l'armée des princes en Champagne, M. de la Porte, aide-de-camp du marquis d'Autichamp, ayant fait prisonnier un républicain, crut, d'après le système de son général, qu'il le ramènerait à son devoir par une exhortation pathétique, et en lui rendant ses armes et la liberté ; mais à peine le républicain eut fait quelques pas, qu'il étendit par terre son vainqueur. M. le marquis d'Autichamp, oubliant alors la modération qu'il avait manifestée à Turin, incendia plusieurs villages, pour venger la mort de son missionnaire imprudent.

« Le second parti soutenait que, puisque les puissances avaient pris plusieurs fois les armes pour humilier les Bourbons, et surtout pour empêcher Louis XIV d'assurer la couronne d'Espagne à son petit-fils, bien loin de les appeler à notre aide, il fallait au contraire ranimer le zèle du clergé, le dévouement de la noblesse, l'amour du peuple pour le roi, et se hâter d'étouffer une querelle de famille, dont les étrangers seraient peut-être tentés de profiter

« C'est à cette funeste division parmi les chefs de l'émigration, et à l'impéritie ou à la perfidie des ministres de Louis XVI, que les révolutionnaires doivent leurs premiers succès. Je vais plus loin, et je soutiens que ce n'est point l'assemblée nationale qui a fait la révolution, mais bien les entours du roi et des princes ; je soutiens que les ministres ont livré Louis XVI aux ennemis de la royauté, comme certains faiseurs ont livré les princes et Louis XVIII aux ennemis de la France ; je soutiens que la plupart des courtisans qui entouraient les rois Louis XVI, Louis XVIII et les princes de leurs maisons, étaient et sont des charlatans, de vrais eunuques politiques, que c'est à leur inertie, à leur lâcheté ou à leur trahison que l'on doit imputer tous les maux que la France a soufferts, et ceux qui menacent encore le monde entier. Si je portais un grand nom et que j'eusse été du conseil des Bourbons, je ne survivrais pas à l'idée qu'une horde de vils et de lâches brigands, dont pas un n'a montré dans aucun genre ni génie, ni talent supérieur, soit parvenue à renverser le trône, à établir sa domination dans les plus puissans états de l'Europe, à faire trembler l'univers ; et lorsque cette idée me poursuit, je m'ensevelis dans l'obscurité de mon existence, pour me mettre à l'abri du blâme, comme elle m'a mis dans l'impuissance d'arrêter les progrès de la révolution. »


NOTE 17, PAGE 242.



J'ai déjà cité quelques passages des Mémoires de Ferrières, relativement à la première séance des états-généraux. Comme rien n'est plus important que de constater les vrais sentimens que la révolution excitait dans les cœurs, je crois devoir donner la description de la fédération par ce même Ferrières. On y verra si l'enthousiasme était vrai, s'il était communicatif, et si cette révolution était aussi hideuse qu'on a voulu la faire.

« Cependant les fédérés arrivaient de toutes les parties de l'empire. On les logeait chez des particuliers, qui s'empressaient de fournir lits, draps, bois, et tout ce qui pouvait contribuer à rendre le séjour de la capitale agréable et commode. La municipalité prit des mesures pour qu'une si grande affluence d'étrangers ne troublât pas la tranquillité publique. Douze mille ouvriers travaillaient sans relâche à préparer le Champ-de-Mars. Quelque activité que l'on mît à ce travail, il avançait lentement. On craignait qu'il ne pût être achevé le 14 juillet, jour irrévocablement fixé pour la cérémonie, parce que c'était l'époque fameuse de l'insurrection de Paris et de la prise de la Bastille. Dans cet embarras, les districts invitent, au nom de la patrie, les bons citoyens à se joindre aux ouvriers. Cette invitation civique électrise toutes les têtes ; les femmes partagent l'enthousiasme et le propagent ; on voit des séminaristes, des écoliers, des sœurs du pot, des chartreux vieillis dans la solitude, quitter leur cloîtres et courir au Champ-de-Mars, une pelle sur le dos, portant des bannières ornées d'emblèmes patriotiques. Là, tous les citoyens, mêlés, confondus, forment un atelier immense et mobile dont chaque point présente un groupe varié ; la courtisane échevelée se trouve à côté de la citoyenne pudibonde, le capucin traîne le baquet avec le chevalier de Saint-Louis, le porte-faix avec le petit-maître du Palais-Royal, la robuste harengère pousse la brouette remplie par la femme élégante et à vapeurs ; le peuple aisé, le peuple indigent, le peuple vêtu, le peuple en haillons, vieillards, enfans, comédiens, cent-suisses, commis, travaillant et reposant, acteurs et spectateurs, offrent à l'œil étonné une scène pleine de vie et de mouvement ; des tavernes ambulantes, des boutiques portatives, augmentent le charme et la gaieté de ce vaste et ravissant tableau ; les chants, les cris de joie, le bruit des tambours, des intrumens militaires, celui des bêches, des brouettes, les voix des travailleurs qui s'appellent, qui s'encouragent L'âme se sentait affaissée sous le poids d'une délicieuse ivresse à la vue de tout un peuple redescendu aux doux sentimens d'une fraternité primitive. Neuf heures sonnées, les groupes se démêlent. Chaque citoyen regagne l'endroit où s'est placée sa section, se rejoint à sa famille, à ses connaissances. Les bandes se mettent en marche au son des tambours, reviennent à Paris, précédées de flambeaux, lâchant de temps en temps des sarcasmes contre les aristocrates, et chantant le fameux air Ça ira.

« Enfin le 14 juillet, jour de la fédération, arrive parmi les espérances des uns, les alarmes et les terreurs des autres. Si cette grande cérémonie n'eut pas le caractère sérieux et auguste d'une fête à la fois nationale et religieuse, caractère presque inconciliable avec l'esprit français, elle offrit cette douce et vive image de la joie et de l'enthousiasme mille fois plus touchante. Les fédérés rangés par départemens sous quatre-vingt-trois bannières, partirent de l'emplacement de la Bastille ; les députés des troupes de ligne, des troupes de mer, la garde nationale parisienne, des tambours, des chœurs de musique, les drapeaux des sections, ouvraient et fermaient la marche.

« Les fédérés traversèrent les rues Saint-Martin, Saint-Denis, Saint-Honoré, et se rendirent par le Cours-la-Reine à un pont de bateaux construit sur la rivière. Ils reçurent à leur passage les acclamations d'un peuple immense répandu dans les rues, aux fenêtres des maisons, sur les quais. La pluie qui tombait à flots ne dérangea ni ne ralentit la marche. Les fédérés, dégouttant d'eau et de sueur, dansaient des farandoles, criaient : Vivent nos frères les Parisiens ! On leur descendait par les fenêtres du vin, des jambons, des fruits, des cervelas ; on les comblait de bénédictions. L'assemblée nationale joignit le cortège à la place Louis XV, et marcha entre le bataillon des vétérans et celui des jeunes élèves de la patrie : image expressive qui semblait réunir à elle seule tous les âges et tous les intérêts.

« Le chemin qui conduit au Champ-de-Mars était couvert de peuple qui battait des mains, qui chantait Ça ira. Le quai de Chaillot et les hauteurs de Passy présentaient un long amphithéâtre, où l'élégance de l'ajustement, les charmes, les grâces des femmes, enchantaient l'œil, et ne lui laissaient pas même la faculté d'asseoir une préférence. La pluie continuait de tomber ; personne ne paraissait s'en apercevoir ; la gaieté française triomphait et du mauvais temps, et des mauvais chemins, et de la longueur de la marche.

« M. de Lafayette montant un superbe cheval, et entouré de ses aides-de-camp, donnait des ordres et recevait les hommages du peuple et des fédérés. La sueur lui coulait sur le visage. Un homme que personne ne connaît, perce la foule, s'avance, tenant une bouteille d'une main, un verre de l'autre : Mon général, vous avez chaud, buvez un coup. Cet homme lève sa bouteille, emplit un grand verre, le présente à M. de Lafayette. M. de Lafayette reçoit le verre, regarde un moment l'inconnu, avale le vin d'un seul trait. Le peuple applaudit. Lafayette promène un sourire de complaisance et un regard bénévole et confiant sur la multitude ; et ce regard semble dire : « Je ne concevrai jamais aucun soupçon, je n'aurai jamais aucune inquiétude, tant que je serai au milieu de vous. »

« Cependant plus de trois cent mille hommes et femmes de Paris et des environs, rassemblés dès les six heures du matin au Champ-de-Mars, assis sur des gradins de gazon qui formaient un cirque immense, mouillés, crottés, s'armant de parasols contre les torrens d'eau qui les inondaient, s'essuyant le visage, au moindre rayon du soleil, rajustant leurs coiffures, attendaient en riant et en causant les fédérés et l'assemblée nationale. On avait élevé un vaste amphithéâtre pour le roi, la famille royale, les ambassadeurs et les députés. Les fédérés les premiers arrivés commencent à danser des farandoles ; ceux qui suivent se joignent à eux, en formant une ronde qui embrasse bientôt une partie du Champ-de-Mars. C'était un spectacle digne de l'observateur philosophe, que cette foule d'hommes, venus des parties les plus opposées de la France, entraînés par l'impulsion du caractère national, bannissant tout souvenir du passé, toute idée du présent, toute crainte de l'avenir, se livrant à une délicieuse insouciance, et trois cent mille spectateurs de tout âge, de tout sexe, suivant leurs mouvements, battant la mesure avec les mains, oubliant la pluie, la faim, et l'ennui d'une longue attente. Enfin tout le cortège étant entré au Champ-de-Mars, la danse cesse ; chaque fédéré va rejoindre sa bannière. L'évêque d'Autun se prépare à célébrer la messe à un autel à l'antique dressé au milieu du Champ-de-Maris. Trois cents prêtres vêtus d'aubes blanches, coupées de larges ceintures tricolores, se rangent aux quatre coins de l'autel. L'évêque d'Autun bénit l'oriflamme et les quatre-vingt-trois bannières : il entonne le Te Deum. Douze cents musiciens exécutent ce cantique. Lafayette, à la tête de l'état-major de la milice parisienne et des députés des armées de terre et de mer, monte à l'autel, et jure, au nom des troupes et des fédérés, d'être fidèle à la nation, à la loi, au roi. Une décharge de quatre pièces de canon annonce à la France ce serment solennel. Les douze cents musiciens font retentir l'air de chants militaires ; les drapeaux, les bannières s'agitent ; les sabres tirés étincellent. Le président de l'assemblée nationale répète le même serment. Le peuple et les députés y répondent par des cris de Je le jure. Alors le roi se lève, et prononce d'une voix forte : Moi, roi des Français, je jure d'employer le pouvoir que m'a délégué l'acte constitutionnel de l'état, à maintenir la constitution décrétée par l'assemblée nationale et acceptée par moi. La reine prend le dauphin dans ses bras, le présente au peuple, et dit : Voilà mon fils ; il se réunit, ainsi que moi, dans ces mêmes sentimens. Ce mouvement inattendu fut payé par mille cris, de Vive le roi ! Vive la reine ! Vive M. le Dauphin ! Les canons continuaient de mêler leurs sons majestueux aux sons guerriers des instruments militaires et aux acclamations du peuple ; le temps s'était éclairci : le soleil se montrait dans tout son éclat ; il semblait que l'Éternel même voulût être témoin de ce mutuel engagement, et le ratifier par sa présence… Oui, il le vit, il l'entendit ; et les maux affreux qui depuis ce jour n'ont cessé de désoler la France, ô Providence toujours active et toujours fidèle ! sont le juste châtiment d'un parjure. Tu as frappé et le monarque et les sujets qui ont violé leur serment !

« L'enthousiasme et les fêtes ne se bornèrent pas au jour de la fédération. Ce fut, pendant le séjour des fédérés à Paris, une suite continuelle de repas, de danses et de joie. On alla encore au Champ-de-Mars ; on y but, on y chanta, on y dansa. M. de Lafayette passa en revue une partie de la garde nationale des départemens et de l'armée de ligne. Le roi, la reine et M. le Dauphin se trouvèrent à cette revue. Ils furent accueillis avec acclamations. La reine donna, d'un air gracieux, sa main à baiser aux fédérés, leur montra M. le Dauphin. Les fédérés avant de quitter la capitale, allèrent rendre leurs hommages au roi ; tous lui témoignèrent le plus profond respect, le plus entier dévouement. Le chef des Bretons mit un genou en terre, et présentant son épée à Louis XVI : « Sire, je vous remets, pure et sacrée, l'épée des fidèles Bretons : elle ne se teindra que du sang de vos ennemis. » − « Cette épée ne peut être en de meilleurs mains que dans les mains de mes chers Bretons, répondit Louis XVI en relevant le chef des Bretons et en lui rendant son épée ; je n'ai jamais douté de leur tendresse et de leur fidélité : assurez-les que je suis le père, le frère, l'ami de tous les Français. » Le roi vivement ému, serre la main du chef des Bretons et l'embrasse. Un attendrissement mutuel prolonge quelques instant cette scène touchante. Le chef des Bretons reprend le premier la parole : « Sire, tous les Français, si j'en juge par nos cœurs, vous chérissent et vous chériront, parce que vous êtes un roi citoyen. »

« La municipalité de Paris voulut aussi donner une fête aux fédérés. Ils y eut joute sur la rivière, feu d'artifice, illumination, bal et rafraîchissements à la halle au blé, bal sur l'emplacement de la Bastille. On lisait à l'entrée de l'enceinte ces mots en gros caractères : Ici l'on danse ; rapprochement heureux qui contrastait d'une manière frappante avec l'antique image d'horreur et de désespoir que retraçait le souvenir de cette odieuse prison. Le peuple allait et venait de l'un à l'autre endroit, sans trouble, sans embarras. La police, en défendant la circulation des voitures, avait prévu les accidens si communs dans les fêtes, et anéanti le bruit tumultueux des chevaux, des roues, des cris de gare ; bruit qui fatigue, étourdit les citoyens, leur laisse à chaque instant la crainte d'être écrasés, et donne à la fête la plus brillante et la mieux ordonnée l'apparence d'une fuite. Les fêtes publiques sont essentiellement pour le peuple. C'est lui seul qu'on doit envisager. Si les riches veulent en partager les plaisirs, qu'ils se fassent peuple ce jour-là ; ils y gagneront des sensations inconnues, et ne troubleront pas la joie de leurs citoyens.

« Ce fut aux Champs-Élysées que les hommes sensibles jouirent avec plus de satisfaction de cette charmante fête populaire. Des cordons de lumières pendaient à tous les arbres, des guirlandes de lampions les enlaçaient les uns aux autres ; des pyramides de feu, placées de distrance en distance, répandaient un jour pur que l'énorme masse des ténèbres environnantes rendait encore plus éclatant par son contraste. Le peuple remplissait les allées et les gazons. Le bourgeois, assis avec sa femme au milieu de ses enfans, mangeait, causait, se promenait, et sentait doucement son existence. Ici, des jeunes filles et de jeunes garçons dansaient au son de plusieurs orchestres disposés dans les clairières qu'on avait ménagées. Plus loin, quelques mariniers en gilet et en caleçon, entourés de groupes nombreux qui les regardaient avec intérêt, s'efforçaient de grimper le long des grands mâts frottés de savon, et de gagner un prix réservé à celui qui parviendrait à enlever un drapeau tricolore attaché à leur sommet. Il fallait voir les rires prodigués à ceux qui se voyaient contraints d'abandonner l'entreprise, les encouragemens donnés à ceux qui, plus heureux ou plus adroits, paraissaient devoir atteindre le but Une joie douce, sentimentale, répandue sur tous les visages, brillant dans tous les yeux, retraçait les paisibles jouissances des ombres heureuses dans les Champs-Élysées des anciens. Les robes blanches d'une multitude de femmes errant sous les arbres de ces belles allées, augmentaient encore l'illusion. »

(Ferrières, tome II, p. 89.)


NOTE 18, PAGE 248.



M. de Talleyrand avait prédit d'une manière très remarquable les résultats financiers du papier-monnaie. Dans son discours il montre d'abord la nature de cette monnaie, la caractérise avec la plus grande justesse, et démontre les raisons de sa prochaine infériorité.

« L'assemblée nationale, dit-il, ordonnera-t-elle une émission de deux milliards d'assignats-monnaie ? On préjuge de cette seconde émission par le succès de la première, mais on ne veut pas voir que les besoins du commerce, ralenti par la révolution, ont dû faire accueillir avec avidité notre premier numéraire conventionnel ; et ces besoins étaient tels, que dans mon opinion, il eût été adopté, ce numéraire, même quand il n'eût pas été forcé : faire militer ce premier succès, qui même n'a pas été complet, puisque les assignats perdent, en faveur d'une seconde et plus ample émission, c'est s'exposer à de grands dangers ; car l'empire de la loi a sa mesure, et cette mesure c'est l'intérêt que les hommes ont à la respecter ou à l'enfreindre.

« Sans doute les assignats auront des caractères de sûreté que n'a jamais eus aucun papier-monnaie ; nul n'aura été créé sur un gage aussi précieux, revêtu d'une hypothèque aussi solide : je suis loin de le nier. L'assignat, considéré comme titre de créance, a une valeur positive et matérielle ; cette valeur de l'assignat est précisément la même que celle du domaine qu’il représente; mais cependant il faut convenir, avant tout, que jamais aucun papier national ne marchera de pair avec les métaux ; jamais le signe supplémentaire du premier signe représentatif de la richesse, n’aura la valeur exacte de son modèle ; le titre même constate le besoin, et le besoin porte crainte et défiance autour de lui.

« Pourquoi l’assignat-monnaie sera-t-il toujours au-dessous de l’argent ? C’est d’abord parce qu’on doutera toujours de l’application exacte de ses rapports entre la masse des assignats et celle des biens nationaux , c’est qu’on sera longe-temps incertain sur la consommation des ventes ; c’est qu’on ne conçoit pas à quelle époque deux milliards d’assignats, représentant à peu près la valeur des domaines, se trouveront éteints ; c’est parce que, l’argent étant mis en concurrence avec le papier, l’un et l’autre deviennent marchandise ; et plus une marchandise est abondante, plus elle doit perdre de son prix ; c’est qu’avec de l’argent on pourra toujours se passer d’assignats, tandis qu’il est impossible avec des assignats de se passer d’argent ; et heureusement le besoin absolu d’argent conservera dans la circulation quelques espèces, car le plus grand de tous les maux serait d’en être absolument privé. »

Plus loin l’orateur ajoute ;

« Créer un assignat-monnaie, ce n’est pas assurément représenter un métal marchandise, c’est uniquement représenter un métal-monnaie : or un métal simplement monnaie ne peut, quelque idée qu’on y attache, représenter celui qui est en même temps monnaie et marchandise. L’assignat-monnaie, quelque sûr, quelque solide qu’il puisse être, est donc une abstraction de la monnaie métallique ; il n’est donc que le signe libre ou forcé, non, pas de la richesse, mais simplement du crédit. Il suit de là que donner au papier les fonctions de monnaie, en le rendant, comme l'autre monnaie, intermédiaire entre tous les objets d'échange, c'est changer la quantité reconnue pour unité, autrement appelée dans cette matière l'étalon de la monnaie ; c'est opérer en un moment ce que les siècles opèrent à peine dans un état qui s'enrichit ; et si, pour emprunter l'expression d'un savant étranger, la monnaie fait à l'égard du prix des choses la même fonction que les degrés, minutes et secondes à l'égard des angles, ou les échelles à l'égard des cartes géographiques ou plans quelconques, je demande ce qui doit résulter de cette altération dans la mesure commune. »

Après avoir montré ce qu'était la monnaie nouvelle, M. de Talleyrand prédit avec une singulière précision la confusion qui en résulterait dans les transactions privées :

« Mais enfin suivons les assignats dans leur marche, et voyons quelle route ils auront à parcourir. Il faudra donc que le créancier remboursé achète des domaines avec des assignats, ou qu'il les garde, ou qu'il les emploie à d'autres acquisitions. S'il achète des domaines, alors votre but sera rempli : je m'applaudirai avec vous de la création des assignats, parce qu'ils ne seront pas disséminés dans la circulation, parce qu'enfin ils n'auront fait que ce que je vous propose de donner aux créances publiques, la faculté d'être échangées contre les domaines publics. Mais si ce créancier défiant préfère de perdre des intérêts en conservant un titre inactif : mais s'il convertit des assignats en métaux pour les enfouir, ou en effets sur l'étranger pour les transporter ; mais si ces dernières classes sont beaucoup plus nombreuses que la première ; si, en un mot, les assignats s'arrêtent log-temps dans la circulation avant de venir s'anéantir dans la caisse de l'extraordinaire ; s'ils parviennent forcément et séjournent dans les mains d'hommes obligés de les recevoir au pair, et qui, ne devant rien, ne pourront s'en servir qu'avec perte ; s'ils sont l'occasion d'une grande injustice commise par tous les débiteurs vis-à-vis les créanciers antérieurs, que la loi obligera à recevoir les assignats au pair de l'argent, tandis qu'elle sera démentie dans l'effet qu'elle ordonne, puisqu'il sera impossible d'obliger les vendeurs à les prendre au pair des espèces, c'est-à-dire sans augmenter le prix de leurs marchandises en raison de la perte des assignats ; alors combien cette opération ingénieuse aurait-elle trompé le patriotisme de ceux dont la sagacité l'a présentée, et dont la bonne foi la défend ; et à quels regrets inconsolables ne serions-nous pas condamnés ! »

On ne peut donc pas dire que l'assemblée constituante ait complètement ignoré le résultat possible de sa détermination ; mais à ces prévisions on pouvait opposer une de ces réponses qu'on n'ose jamais faire sur le moment, mais qui seraient péremptoires, et qui le deviennent dans la suite : cette réponse était la nécessité ; la nécessité de pourvoir aux finances, et de diviser les propriétés.


NOTE 19, PAGE 254.



Il n'est pas possible que sur un ouvrage composé collectivement, et par un grand nombre d'hommes, il n'y ait diversité d'avis. L'unanimité n'ayant jamais lieu, excepté sur certains points très rares, il faut que chaque partie soit improuvée par ceux qui ont voté contre. Ainsi chaque article de la constitution de 91 devait trouver des improbateurs dans les auteurs mêmes de cette constitution ; mais néanmoins l'ensemble était leur ouvrage réel et incontestable. Ce qui arrivait ici était inévitable dans tout corps délibérant, et le moyen de Mirabeau n'était qu'une supercherie. On peut même dire qu'il y avait peu de délicatesse dans son procédé ; mais il faut beaucoup excuser chez un être puissant, désordonné, que la moralité du but rend très facile sur celle des moyens ; je dis moralité de but, car Mirabeau croyait sincèrement à la nécessité d'une constitution modifiée ; et bien que son ambition, ses petites rivalités personnelles contribuassent à l'éloigner du parti populaire, il était sincère dans sa crainte de l'anarchie. D'autres que lui redoutaient la cour et l'aristocratie plus que le peuple. Ainsi partout il y avait, selon les positions, des craintes différentes, et partout vraies. La conviction change avec les points de vue, et la moralité, c'est-à-dire la sincérité, se trouve également dans les côtés les plus opposés.


NOTE 20, PAGE 259.



Ferrières, témoin oculaire des intrigues de cette époque, rapporte lui-même celles qui furent employées pour empècher le serment des prêtres. Cette page me semble trop caractéristique pour n'être pas citée :

« Les évêques et les révolutionnaires s'agitèrent et intriguèrent, les uns pour faire prêter le serment, les autres pour empêcher qu'on ne le prêtât. Les deux partis sentaient l'influence qu'aurait dans les provinces la conduite que tiendraient les ecclésiastiques de l'assemblée. Les évêques se rapprochèrent de leurs curés ; les dévots et les dévotes se mirent en mouvement. Toutes les conversations ne roulèrent plus que sur le serment du clergé. On eût dit que le destin de la France et le sort de tous les Français dépendaient de sa prestation ou de sa non-prestation. Les hommes les plus libres dans leurs opinions religieuses, les femmes les plus décriées par leurs mœurs, devinrent tout à coup de sévères théologiens, d'ardens missionnaires de la pureté et de l'intégrité de la foi romaine.

« Le Journal de Fontenay, l'Ami du roi, la Gazette de Durosoir, employèrent leurs armes ordinaires, l'exagération, le mensonge, la calomnie. On répandit une foule d'écrits dans lesquels la constitution civile du clergé était traitée de schismatique, d'hérétique, de destructive de la religion. Les dévotes colportèrent des écrits de maison en maison ; elles priaient, conjuraient, menaçaient, selon les penchans et les caractères. On montrait aux uns le clergé triomphant, l'assemblée dissoute, les ecclésiastiques prévaricateurs dépouillés de leurs bénéfices, enfermés dans leurs maisons de correction ; les ecclésiastiques fidèles couverts de gloire, comblés de richesses. Le pape allait lancer ses foudres sur une assemblée sacrilége et sur des prêtres apostats. Les peuples dépourvus de sacremens se soulèveraient, les puissances étrangères entreraient en France, et cet édifice d'iniquité et de scélératesse s'écroulerait sur ses propres fondemens. »

(Ferrières, tome II, page 198.)


NOTE 21, PAGE 264.



M. Froment rapporte le fait suivant dans son écrit déjà cité :

« Dans ces circonstances, les princes projetaient de former dans l'intérieur du royaume, aussitôt qu'ils le pourraient, des légions de tous les fidèles sujets du roi, pour s'en servir jusqu'au moment où les troupes de ligne seraient entièrement réorganisées. Désireux d'être à la tête des royalistes que j'avais dirigés et commandés en 1789 et 1790, j'écrivis à Monsieur, compte d'Artois, pour supplier son altesse royale de m'accorder un brevet de colonel-commandant, conçu de manière que tout royaliste qui, comme moi, réunirait sous ses ordres un nombre suffisant de vrais citoyens pour former une légion, pût se flatter d'obtenir la même faveur. Monsieur, comte d'Artois, applaudit à mon idée, et accueillit favorablement ma demande ; mais les membres du conseil ne furent pas de son avis : ils trouvaient si étrange qu'un bourgeois prétendit à un brevet militaire, que l'un d'eux me dit avec humeur : Pourquoi ne demandez-vous pas un évêché ? Je ne répondis à l'observateur que par des éclats de rire qui déconcertèrent un peu sa gravité. Cependant la question fut débattue de nouveau chez M. de Flaschslanden ; les délibérans furent d'avis de qualifier ces nouveaux corps de légions bourgeoises. Je leur observai : « Que sous cette dénomination ils recréeraient simplement les gardes nationales ; que les princes ne pourraient les faire marcher partout où besoin serait, parce qu'elles prétendraient n'être tenues de défendre que leur propres foyers ; qu'il était à craindre que les factieux ne parvinssent à les mettre aux prises avec les troupes de ligne ; qu'avec de vains mots ils avaient armé le peuple contre les dépositaires de l'autorité publique ; qu'il serait donc plus politique de suivre leur exemple, et de donner à ces nouveaux corps la dénomination de milices royales ; que… »

« M. l'évêque d'Arras m'interrompant brusquement, me dit : « Non, non, monsieur, il faut qu'il y ait du bourgeois dans votre brevet ; » et le baron de Flaschslanden, qui le rédigea, y mit du bourgeois. »

(Recueil de divers écrits relatifs à la révolution, page 62.)


NOTE 22, PAGE 291.



Voici des détails sur le retour de Varennes, que madame Campan tenait de la bouche de la reine même :

« Dès le jour de mon arrivée, la reine me fit entrer dans son cabinet, peur me dire qu'elle aurait grand besoin de moi pour des relations qu'elle avait établies avec MM. Barnave, Duport et Alexandre Lameth. Elle m'apprit que M. J*** était son intermédiaire avec ces débris du parti constitutionnel, qui avaient de bonnes intentions malheureusement trop tardives, et me dit que Barnave était un homme digne d'inspirer de l'estime. Je fus étonnée d'entendre prononcer ce nom de Barnave avec tant de bienveillance. Quand j'avais quitté Paris, un grand nombre de personnes n'en parlaient qu'avec horreur. Je lui fis cette remarque ; elle ne s'en étonna point, mais elle me dit qu'il était bien changé ; que ce jeune homme, plein d'esprit et de sentimens nobles, était de cette classe distinguée par l'éducation, et seulement égarée par l'ambition que fait naître un mérite réel. « Un sentiment d'orgueil que je ne saurais trop blâmer dans un jeune homme du tiers-état, disait la reine en parlant de Barnave, lui a fait applaudir à tout ce qui aplanissait la route des honneurs et de la gloire pour la classe dans laquelle il est né : si jamais la puissance revient dans nos mains, le pardon de Barnave est d'avance écrit dans nos cœurs. » La reine ajoutait qu'il n'en était pas de même à l'égard des nobles qui s'étaient jetés dans le parti de la révolution, eux qui obtenaient toutes les faveurs, et souvent au détriment des gens d'un ordre inférieur, parmi lesquels se trouvaient les plus grands talens ; enfin que les nobles, nés pour être le rempart de la monarchie, étaient trop coupables d'avoir trahi sa cause pour en mériter leur pardon. La reine m'étonnait de plus en plus par la chaleur avec laquelle elle justifiait l'opinion favorable qu'elle avait conçue de Barnave. Alors elle me dit que sa conduite en route avait été parfaite, tandis que la rudesse républicaine de Pétion avait été outrageante ; qu'il mangeait, buvait dans la berline du roi avec malpropreté, jetant les os de volaille par la portière, au risque le les envoyer jusque sur le visage du roi ; haussant son verre, sans dire un mot, quand madame Elisabeth lui versait du vin, pour indiquer qu'il en avait assez ; que ce ton offensant était calculé, puisque cet homme avait reçu de l'éducation ; que Barnave en avait été révolté. Pressé par la reine de prendre quelque chose : «Madame, répondit Barnave, les députés de l'assemblée nationale, dans une circonstance aussi solennelle, ne doivent occuper Vos Majestés que de leur mission, et nullement de leurs besoins. » Enfin ses respectueux égards ,ses attentions délicates et toutes ses paroles avaient gagné non-seulement sa bienveillance, mais celle de madame Elisabeth.

« Le roi avait commencé à parler à Pétion sur la situation de la France et sur les motifs de sa conduite, qui étaient fondés sur la nécessité de donner au pouvoir exécutif une force nécessaire à son action pour le bien même de l'acte constitutionnel, puisque la France ne pouvait être république… «Pas encore, à la vérité, lui répondit Pétion, parce que les Français ne sont pas assez mûrs pour cela. » Cette audacieuse et cruelle réponse imposa silence au roi, qui le garda jusqu'à son arrivée à Paris. Pétion tenait dans ses genoux le petit Dauphin ; il se plaisait à rouler dans ses doigts les beaux cheveux blonds de l'intéressant enfant ; et parlant avec action, il tirait ses boucles assez fort pour le faire crier… « Donnez-moi mon fils, lui dit la reine ; il est accoutumé à des soins, à des égards qui le disposent peu à tant de familiarités. »

« Le chevalier de Dampierre avait été tué près de la voiture du roi, en sortant de Varennes. Un pauvre curé de village, à quelques lieues de l'endroit où ce crime venait d'être commis, eut l'imprudence de s'approcher pour parler au roi ; les cannibales qui environnaient la voiture se jettent sur lui. « Tigres, leur cria Barnave, avez-vous cessé d'être Français ? Nation de braves, êtes-vous devenus un peuple d'assassins ?  » Ces seules paroles sauvèrent d'une mort certaine le curé déjà terrassé. Barnave, en les prononçant, s'était jeté presque hors de la portière, et madame Élisabeth, touchée de ce noble élan, le retenait par son habit. La reine disait, en parlant de cet événement, que dans les momens des plus grandes crises, les contrastes bizarres la frappaient toujours ; et que, dans cette circonstance, la pieuse Élisabeth retenant Barnave par le pan de son habit, lui avait paru la chose la plus surprenante. Ce député avait éprouvé un autre genre d'étonnement. Les dissertations de madame Élisabeth sur la situation de la France, son éloquence douce et persuasive, la noble simplicité avec laquelle elle entretenait Barnave, sans s'écarter en rien de sa dignité, tout lui parut céleste dans cette divine princesse, et son cœur disposé sans doute à de nobles sentimens, s'il n'eût pas suivi le chemin de l'erreur, fut soumis par la plus touchante admiration. La conduite des deux députés fit connaître à la reine la séparation totale entre le parti républicain et le parti constitutionnel. Dans les auberges où elle descendait, elle eut quelques entretiens particuliers avec Barnave. Celui-ci parla beaucoup des fautes des royalistes dans la révolution, et dit qu'il avait trouvé le intérêts de la cour si faiblement, si mal défendus, qu'il avait été tenté plusieurs fois d'aller lui offrir un athlète courageux qui connût l'esprit du siècle et celui de la nation. La reine lui demanda quels auraient été les moyens qu'il aurait conseillé d'employer. − « La popularité, madame. − Et comment pouvais-je en avoir ? repartit sa majesté ; elle m'était enlevée. − Ah ! madame, il vous était bien plus facile à vous de la conquérir qu'à moi de l'obtenir. » Cette assertion fournirait matière à un commentaire ; je me borne à rapporter ce curieux entretien. »

(Mémoires de madame Campan, tome II, pages 150 et suivantes.)


NOTE 23, PAGE 294.



Voici la réponse elle-même, ouvrage de Barnave, et modèle de raison, d'adresse et de dignité.

« Je vois, messieurs, dit Louis XVI aux commissaires, je vois par l'objet de la mission qu vous est donnée, qu'il ne s'agit point ici d'un interrogatoire, ainsi je veux bien répondre aux désirs de l'assemblée. Je ne craindrai jamais de rendre publics les motifs de ma conduite. Ce sont les outrages et les menaces qui mon't été faits, à ma famille et à moi, le 18 avril, qui sont la cause de ma sortie de Paris. Plusieurs écrits ont cherché à provoquer les violences contre ma personne et contre ma famille. J'ai cru qu'il n'y avait plus de sûreté ni même de décence pour moi de rester plus long-temps dans cette ville. Jamais mon intention n'a été de quitter le royaume ; je n'ai eu aucun intention n'a été de quitter le royaume ; je n'ai eu aucun concert sur cet objet, ni avec les puissances étrangères, ni avec mes parens, ni avec aucun des Français émigrés. Je puis donner en preuve de mes intentions que des logemens étaient préparés à Montmédy pour me recevoir. J'avais choisi cette place, parce qu'étant fortifiée, ma famille y serait plus en sûreté ; qu'étant près de la frontière, j'aurais été plus à portée de m'opposer à toute espèce d'invasion en France, si on avait voulu en tenter quelqu'une. Un de mes principaux motifs, en quittant Paris, était de faire tomber l'argument de ma non-liberté : ce qui pouvait fournir une occasion de troubles. Si j'avais eu l'intention de sortir du royaume, je n'aurais pas publié mon mémoire le jour même de mon départ ; j'aurais attendu d'être hors des frontières ; mais je conservais toujours le désir de retourner à Paris. C'est dans ce sens que l'on doit entendre la dernière phrase de mon mémoire, dans laquelle il est dit : Français, et vous surtout, Parisiens, quel plaisir n'aurais-je pas à me retrouver au milieu de vous !… Je n'avais dans ma voiture que trois mille louis en or et cinquante-six mille livres en assignats. Je n'ai prévenu Monsieur de mon départ que peu de temps auparavant. Monsieur n'est passé dans le pays étranger que parce qu'il était convenu avec moi que nous ne suivrions pas la même route : il devait revenir en France après moi. Le passeport était nécessaire pour faciliter mon voyage ; il n'avait été indiqué pour le pays étranger que parce qu'on n'en donne pas au bureau des affaires étrangères pour l'intérieur du royaume. La route de Francfort n'a pas même été suivie. Je n'ai fait aucune protestation que dans le mémoire que j'ai laissé avant mon départ. Cette protestation ne porte pas, ainsi que son contenu l'atteste, sur le fond des principes de la constitution, mais sur la forme des sanctions, c'est-à-dire, sur le peu de liberté dont je paraissais jouir, et sur ce que les décrets, n'ayant pas été présentés en masse, je ne pouvais juger de l'ensemble de la constitution. Le principal reproche contenu dans le mémoire se rapporte aux difficultés dans les moyens d'administration et d'exécution. J'ai reconnu dans mon voyage que l'opinion publique était décidée en faveur de la constitution ; je ne croyais pas pouvoir juger pleinement cette opinion publique à Paris, mais dans les notions que j'ai recueillies personnellement pendant ma route, je me suis convaincu combien il est nécessaire au soutien de la constitution de donner de la force aux pouvoirs établis pour maintenir l'ordre public. Aussitôt que j'ai reconnu la volonté générale, je n'ai point hésité, comme je n'ai jamais hésité à faire le sacrifice de tout ce qui m'est personnel. Le bonheur du peuple a toujours été l'objet de mes désirs. J'oublierai volontiers tous les désagrémens que j'ai essuyés, si je puis assurer la paix et la félicité de la nation. »


NOTE 24, PAGE 307.



Bouillé avait un ami intime dans le comte de Gouvernet ; et, quoique leur opinion ne fût pas à beaucoup près la même, ils avaient beaucoup d'estime l'un pour l'autre. Bouillé, qui ménage peu les constitutionnels, s'exprime de la manière la plus honorable à l'égard de M. Gouvernet, et semble lui accorder toute confiance. Pour donner dans ses mémoires une idée de ce qui se passait dans l'assemblée à cette époque, il cite la lettre suivante, écrite à lui-même par le comte de Gouvernet, le 26 août 1791 :

« Je vous avais donné des espérances que je n'ai plus. Cette fatale constitution, qui devait être révisée, améliorée, ne le sera pas. Elle restera ce qu'elle est, un code d'anarchie, une source de calamités ; et notre malheureuse étoile fait qu'au moment où les démocrates eux-mêmes sentaient une partie de leurs torts, ce sont les aristocrates qui, en leur refusant leur appui, s'opposent à la réparation. Pour vous éclairer, pour me justifier vis-à-vis de vous, de vous avoir peut-être donné un faux espoir, il faut reprendre les choses de plus haut et vous dire tout ce qui s'est passé, puisque j'ai aujourd'hui une occasion sûre pour vous écrire.

« Le jour et le lendemain du départ du roi, les deux côtés de l'assemblée restèrent en observation sur leurs mouvemens respectifs. Le parti populaire était fort consterné ; le parti royaliste fort inquiet. La moindre indiscrétion pouvait réveiller la fureur du peuple. Tous les membres du côté droit se turent, et ceux du côté gauche laissèrent à leurs chefs la proposition des mesures qu'ils appelèrent de sûreté, et qui ne furent contredites par personne. Le second jour du départ, les jacobins devinrent menaçans, et les constitutionnels modérés. Ils étaient alors et ils sont encore bien plus nombreux que les jacobins. Ils parlèrent d'accommodement, de députation au roi. Deux d'entre eux proposèrent à M. Malouet des conférences qui devaient s'ouvrir le lendemain : mais on apprit l'arrestation du roi, et il n'en fut plus question. Cependant leurs opinions s'étant manifestées, ils se virent par là même séparés plus que jamais des enragés. Le retour de Barnave, le respect qu'il avait témoigné au roi et à la reine, tandis que le féroce Pétion insultait à leurs malheurs, la reconnaissance que leurs majestés marquèrent à Barnave, ont changé en quelque sorte le cœur de ce jeune homme, jusqu'alors impitoyable. C'est, comme vous savez, le plus capable et un des plus influens de son parti. Il avait donc rallié à lui les quatre cinquièmes du côté gauche, non seulement pour sauver le roi de la fureur des jacobins, mais pour lui rendre une partie de son autorité et lui donner aussi les moyens de se défendre à l'avenir, en se tenant dans la ligne constitutionnelle. Quand à cette dernière partie du plan de Barnave, il n'y avait dans le secret que Lameth et Duport : car la tourbe constitutionnelle leur inspirait encore assez d'inquiétude pour qu'ils ne fussent sûrs de la majorité de l'assemblée qu'en comptant sur le côté droit : et ils croyaient pouvoir y compter, lorsque, dans la révision de leur constitution, ils donneraient plus de latitude à l'autorité royale.

« Tel était l'état des choses, lorsque je vous ai écrit. Mais, tout convaincu que je suis de la maladresse des aristocrates et de leurs contre-sens continuels, je ne prévoyais pas encore jusqu'où ils pouvaient aller.

« Lorsqu'on apprit la nouvelle de l'arrestation du roi à Varennes, le côté droit, dans les comités secrets, arrêta de ne plus voter, de ne plus prendre aucune part aux délibérations ni aux discussions de l'assemblée. Malouet ne fut pas de cet avis. Il leur représenta que tant que la session durerait et qu'ils y assisteraient, ils avaient l'obligation de s'opposer activement aux mesures attentatoires à l'ordre public et aux principes fondamentaux de la monarchie. Toutes ses instances furent inutiles ; ils persistèrent dans leur résolution, et rédigèrent secrètement un acte de protestation contre tout ce qui s'était fait. Malouet protesta qu'il continuerait à protester à la tribune, et à faire ostensiblement tous ses efforts pour empêcher le mal. Il m'a dit qu'il n'avait pu ramener à son avis que trente-cinq à quarante membres du côté droit, et qu'il craignait bien que cette fausse mesure des plus zélés royalistes n'eût les plus funestes conséquences.

« Les dispositions générales de l'assemblée étaient alors si favorables au roi, que, pendant qu'on le conduisait à Paris, Thouret étant monté à la tribune pour déterminer la manière dont le roi serait gardé (j'étais à la séance), le plus grand silence régnait dans la salle et dans les galeries. Presque tous les députés, même du côté gauche, avaient l'air consterné en entendant lire ce fatal décret ; mais personne ne disait rien. Le président allait le mettre aux voix ; tout à coup Malouet se leva, et, d'un air de dignité, s'écria : − Qu'allez-vous faire, messieurs ? Après avoir arrêté le roi, on vous propose de le constituer prisonnier par un décret ! Où vous conduit cette démarche ? Y pensez-vous bien ? Vous ordonneriez d'emprisonner le roi ! − Non ! Non ! s'écrièrent plusieurs membres du côté gauche en se levant en tumulte : nous n'entendons pas que le roi soit prisonnier ; et le décret allait être rejeté à la presque unanimité, lorsque Thouret s'empressa d'ajouter :

« L'opinant a mal saisi les termes et l'objet du décret. Nous n'avons pas plus que lui le projet d'emprisonner le roi ; c'est pour sa sûreté et celle de la famille royale que nous proposons des mesures. » Et ce ne fut que d'après cette explication que le décret passa, quoique l'emprisonnement soit devenu très réel, et se prolonge aujourd'hui sans pudeur.

« À la fin de juillet, les constitutionnels, qui soupçonnaient la protestation du côté droit, sans cependant en avoir la certitude, poursuivaient mollement leur plan de révision. Ils redoutaient plus que jamais les jacobins et les aristocrates. Malouet se rendit à leur comité de révision. Il leur parla d'abord comme à des hommes à qui il n'y avait rien à apprendre sur les dangers et les vices de leur constitution ; mais il les vit moins disposés à de grandes réformes. Ils craignaient de perdre leur popularité. Target et Duport argumentèrent contre lui pour défendre leur ouvrage. Il rencontra le lendemain Chapellier et Barnave, qui refusèrent d'abord dédaigneusement de répondre à ses provocations, et se prêtèrent enfin au plan d'attaque dont il allait courir tous les risques. Il proposa de discuter, dans la séance du 8, tous les points principaux de l'acte constitutionnel, et d'en démontrer tous les vices. « Vous, messieurs, leur dit-il, répondez-moi, accablez-moi d'abord de votre indignation ; défendez votre ouvrage avec avantage sur les articles les moins dangereux, même sur la pluralité des points auxquels s'adressa ma censure, et, quant à ceux que j'aurai signalés comme antimonarchiques, comme empêchant l'acte du gouvernement, dites alors que ni l'assemblée ni le comité n'avaient besoin de mes observations à cet égard ; que vous entendiez bien en proposer la réforme, et sur-le-champ proposez-la. Croyez que c'est peut-être notre seule ressource pour maintenir la monarchie et revenir avec le temps à lui donner tous les appuis qui lui sont nécessaires. » Cela fut ainsi convenu ; mais la protestation du côté droit ayant été connue, et sa persévérance à ne plus voter ôtant toute espérance aux constitutionnels de réussir dans leur projet de révision, que les jacobins contrariaient de toutes leurs forces, ils y renoncèrent. Malouet, qui n'avait pas eu avec eux de communications régulières, n'en fit pas moins son attaque. Il rejeta solennellement l'acte constitutionnel comme antimonarchique, et d'une exécution impraticable sur plusieurs points. Le développement de ces motifs commençait à faire une grande impression, lorsque Chapellier, qui n'espérait plus rien de l'exécution de la convention, la rompit et cria au blasphème, en interrompant l'orateur, et demandant qu'on le fît descendre de la tribune ; ce qui fut ordonné. Le lendemain il avoua qu'il avait eu tort ; mais il dit que lui et les siens avaient perdu toute espérance, du moment où il n'y avait aucun secours à attendre du côté droit.

« Il fallait bien vous faire cette longue histoire, pour que vous ne perdissiez pas toute confiance en mes pronostics. Ils sont tristes maintenant ; le mal est extrême ; et, pour le réparer, je ne vois ni au dedans ni au dehors qu'un seul remède, qui est la réunion de la force à la raison. »

(Mémoires de Bouillé, page 282 et suiv.)


Fin des notes du tome premier.