Histoire de la Révolution russe (1905-1917)/Chapitre XI

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XI


Le vaste édifice de l’Empire repose surtout sur l’administration hiérarchisée ou bureaucratie, constituée à la façon d’une armée, avec des grades ou tchines au nombre de quatorze. On en a dit beaucoup plus de mal qu’elle ne méritait, car, après tout, elle a fait travailler une puissante machine et, en temps normal, sans trop de heurts. Mais une bureaucratie qui n’est contrôlée ni par une presse libre, ni par des corps librement élus, est fatalement vouée à l’arbitraire et à la corruption. Il faut ajouter que le recrutement de cette bureaucratie était une sélection à rebours, les éléments les plus laborieux et les plus probes se détournant d’une carrière où les vices étaient plus estimés que les vertus. Presque entièrement germanique dès l’origine — la Russie slave étant trop ignorante pour en remplir les cadres — cette bureaucratie est restée toute pénétrée d’influences allemandes qui ont contribué à la rendre suspecte, comme un corps étranger servant de régulateur au corps entier de la nation.

Une partie importante de l’administration russe est la police, dont la section politique, okhrana, mérite tout le mal qu’on en dit. C’est l’ancienne troisième section de la chancellerie impériale sous Nicolas Ier (1826), transformée sous Alexandre II (1880). La procédure de cette police est sommaire et secrète, comportant la déportation sans jugement, « par voie administrative ». Le policier russe est espion, agent provocateur, maître chanteur. On appelait familièrement « Constitution russe » ou « Ko » les pots de vins payés à la police qui permettaient seuls de vivre sans être molesté. Il n’y avait pas une ville russe, en 1913, où les juifs ne payassent à la police un fort impôt annuel. Chaque portier (dvornik) était affilié à la police ; il y avait des policiers déguisés en soldats et en marins dans l’armée et la marine ; des agents très bien payés de l’okhrana, à Pétersbourg, appelés « observateurs de l’opinion publique », avaient mission de fréquenter les restaurants, riches et pauvres, pour y épier les conversations. Au besoin, le policier russe se fait assassin et lanceur de bombes. Comme il vit de la répression des crimes politiques, il en organise et en invente pour se faire valoir. L’okhrana forme un État dans l’État, également redouté en haut et en bas de l’échelle sociale. À la suite du meurtre de Stolypine à Kiev (1911), un sénateur fut chargé d’enquêter sur les actes de l’okhrana dans cette ville ; il incrimina un général, un colonel et un lieutenant-colonel ; le Conseil d’Empire autorisa les poursuites, mais elles furent brusquement arrêtées par ordre impérial. En mars 1914, Vladimir Bourtzev énumérait trente-trois actes de terrorisme à la charge de l’agent provocateur Azev, dont le général Gérasimov était le complice ; beaucoup d’attentats dits nihilistes n’ont été que des exploits policiers. Ce régime de l’okhrana est le plus détestable qui ait jamais pesé sur un peuple ; le Golos Moskvy (octobriste) écrivait en février 1913 : « Le jour où la Russie secouera les chaînes de l’okhrana sera celui d’une seconde émancipation du servage. »