Histoire de la Révolution russe (1905-1917)/Chapitre XXII

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Soukhomlinov et Miassoyedov avaient épousé deux amies ; la première avait divorcé pour épouser le ministre de la Guerre. Mme Soukhomlinov était, dès avant la guerre, en relations étroites avec l’Autrichien Altschiller, fournisseur attitré par lequel il fallait passer pour obtenir des commandes, toujours réservées à des Allemands.

À la Douma, en 1913, on avait déjà révélé L’infamie des marchés que consentait le ministre de la Guerre. On dit plus tard que Soukhomlinov s’était enrichi, qu’il avait acquis des propriétés importantes ; ce qui est sûr, c’est que son ministère était devenu un nid d’espions et que si parfois on en arrêtait un, l’ordre venait de le relâcher aussitôt.

Quant au colonel Miassoyedov, il appartenait à L’okhrana. Après avoir opéré en Finlande, il occupa longtemps un poste de confiance à Wirballen, sur la frontière prussienne ; des relations intimes se nouèrent entre lui et les nobles prussiens du voisinage ; on disait même qu’il avait chassé avec Guillaume II dans la forêt de Rominten. Pendant la guerre il fut attaché à l’état-major du grand-duc Nicolas ; il n’y avait pas de secrets pour lui. Les Russes mirent du temps à s’apercevoir que l’ennemi connaissait tous leurs desseins ; la révélation leur vint de L’État-major français, instruit, dit-on, par une lettre trouvée sur un officier allemand. Pour s’édifier, le grand-duc fit semblant de préparer une manœuvre importante ; les Allemands agirent aussitôt en conséquence. La preuve était faite ; Miassoyedov fut arrêté.

Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que, dès 1912, Miassoyedov était suspect de traîtrise ; l’écho de cette accusation parvint à un journal paraissant à Londres, qui s’occupait, à titre exclusif, des affaires de Russie. Voici le texte[1] :


Après la mort de Stolypine (qui l’avait privé de son emploi de chef de la gendarmerie à Wirballen), Miassoyedov réussit à obtenir une place au ministère de la Guerre, où il recevait des ordres secrets ; suivant toute apparence, sa fonction principale consistait à contrôler les sentiments politiques des officiers. M. Soukhomlinov était content de lui ; de capitaine, il le fit nommer lieutenant-colonel. Mais les principaux officiers de l’État-major lui témoignaient une méfiance insurmontable. On lui refusait l’accès des documents secrets, ainsi que la clef du code secret officiel. À en croire une opinion répandue parmi les officiers, Miassoyedov était un espion autrichien. L’affaire finit par être ébruitée dans la presse. Un journal du soir, Vetchernoié Vremia, commença une campagne à ce sujet ; mais, sauf l’assertion que Miassoyedov avait désorganisé le système de contre-espionnage, aucune accusation précise ne put être formulée contre lui.


La Russie possédait de grands établissements industriels, comme ceux de Poutilov, et son sol lui fournissait en abondance les matières premières ; pourtant, on estimait qu’elle était incapable d’armer et d’équiper ses immenses réserves. Jusqu’en août 1915, jusqu’au désastre, aucune tentative n’avait été faite pour organiser l’industrie en vue de la guerre ; tout se traitait, comme par le passé, entre le ministre et ses fournisseurs habituels — au prix de quels abus, on l’a dit à la Douma. À ce moment, sous la pression de la nécessité et grâce à l’intelligence du général Polivanov, un changement commença. Les zemstvos, indépendants de la bureaucratie, intervinrent ; la production intérieure fut doublée, puis décuplée ; la crise était presque surmontée au mois d’octobre. Par Arkangel et Vladivostok, la Russie recevait d’énormes cargaisons, provenant d’Angleterre, des États-Unis, du Japon. Mais beaucoup de ces envois s’égaraient, disait-on, sur des voies latérales, où ils étaient abandonnés on ne savait par quels ordres ; d’autres ne répondaient pas aux besoins prévus ; d’autres, enfin, arrivaient trop tard et étaient mal répartis. Tout habitués qu’ils sont à l’incurie des bureaucrates, les Russes soupçonnaient, dans ces contretemps répétés, l’effet de mauvaises volontés actives en haut lieu. L’arrêt de plusieurs offensives, qui s’annonçaient heureuses, fut attribué à ce « sabotage » des transports.

  1. Darkest Russia, 8 mai 1912, p. 4.