Histoire de la Révolution russe (1905-1917)/Chapitre XXIV

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XXIV


Le ministère se présenta à la Douma allégé de ses réactionnaires les plus compromis (Stcheglovitov, Maklakov, Sabler). Le nouveau ministre de l’Intérieur, Stcherbatov, était un modéré, qui s’était montré très actif dans les zemstvos ; Ignatiev, ministre de l’Instruction publique, avait des tendances libérales (juillet 1915). À la réouverture de la Douma (1er  août), Goremykine tint un discours conciliant. Comme les Polonais, les autres nationalités de l’Empire avaient montré leur fidélité à la patrie ; la politique intérieure devait désormais être pénétrée de sentiments d’impartialité et de bienveillance, sans distinction de nationalité, de croyances ou d’origine. Les promesses impériales faites à la Pologne étaient confirmées. Le Gouvernement reconnaissait que l’administration de la guerre avait été débordée par les exigences de la situation et demandait lui-même la création d’un Comité de munitions, comprenant des délégués des zemstvos. Ce comité fut créé et présidé par Goutchkov, futur ministre de la Guerre en mars 1917.

Le 3 août, après la réélection de Rodzianko à la présidence, la Douma exprima par un vote la volonté de la nation de continuer la guerre jusqu’à la victoire. Des orateurs de l’opposition demandèrent la mise en jugement des officiers responsables du manque d’obus ; la même question fut traitée dans une séance secrète (le 10), à la suite de laquelle fut instituée une commission d’enquête présidée par le général Petrov.

La séance du 14 août fut extrêmement orageuse. Les orateurs libéraux dénoncèrent les brigandages de l’intendance, le refus systématique opposé par le Gouvernement aux bonnes volontés qui s’étaient offertes dès le début, l’emprisonnement des leaders ouvriers, la persécution des allogènes, notamment des juifs. Le cadet Adjemov rappela ces mots de Lloyd Georges (alors simple député) qu’en écrasant les troupes russes sous leurs obus les Allemands détruisaient les chaînes qui pesaient sur la société et sur le peuple. Tchkheidze dit que le Gouvernement avait fait de l’administration des chemins de fer le règne du pillage, des pots-de-vin et de la concussion. Des révélations inquiétantes dénoncèrent la mainmise de l’Allemagne sur les banques et les industries russes ; ainsi la moitié des actions de l’usine Poutilof appartenait au groupe autrichien de Skoda, étroitement uni au groupe Krupp ; sous cette pression, l’usine avait congédié des ouvriers et réduit à cinq le nombre des heures de travail. « — Je peux citer des cas, dit encore le député Dourov, où l’armée a reçu de l’intendance du foin pourri. À plusieurs reprises, l’intendance a brûlé ses dépôts deux ou trois jours avant la retraite ; on dit dans l’armée qu’elle a voulu effacer ainsi la trace de ses méfaits. » Un membre d’extrême-droite, Pouriskévitch, rendit hommage à la fidélité de la Pologne et salua dans l’avenir la nation polonaise, autonome sous le sceptre du tsar. Une motion portant suppression de toutes les restrictions nationales et religieuses ne fut repoussée qu’à la majorité de dix-neuf voix.

À la fin du mois, des membres de la Douma et du Conseil d’Empire se réunirent afin de donner à la Russie un premier ministre énergique, à la place du somnolent Goremykine. Le congrès municipal de Moscou demanda qu’on mît aux affaires des hommes politiques connus, non d’obscurs bureaucrates. Une fois de plus, le pays se soulevait contre l’apathie et l’incapacité de l’administration.