Histoire de la Révolution russe (1905-1917)/Chapitre XXVII

La bibliothèque libre.


XXVII


La situation des libéraux était devenue très forte à la Douma, car les nationalistes modérés, le centre, les octobristes, les progressistes et les cadets y avaient formé un « bloc progressiste » disposant de deux cent trente voix contre cent vingt-trois. Ce bloc était résolument fidèle à la politique de la guerre à outrance ; les sentiments contraires ne se manifestaient qu’à l’extrême-droite et à l’extrême-gauche, comme l’avait prédit longtemps à l’avance Anatole Leroy-Beaulieu.

Au commencement de mars 1916, le congrès des cadets publia un manifeste, disant que l’Europe et la Russie ne pouvaient s’incliner sous le joug du militarisme prussien, que les grandes démocraties européennes ne pouvaient sortir de la lutte affaiblies ou écrasées, La Belgique et la Serbie ne doivent pas disparaître, la Pologne et la Lithuanie ne peuvent rester dans les griffes de l’Allemagne, l’Arménie torturée ne peut être rendue à ses bourreaux. La tâche de la victoire est d’ailleurs inséparable de celle de la réforme intérieure ; il faut, pour vaincre, réorganiser la nation.

Une révélation scandaleuse obligea Khvostov à donner sa démission. D’accord avec Stcheglovitov, il avait préparé un grand congrès monarchiste auquel devaient être invités deux mille délégués des paysans russes, dont il offrait de payer le voyage sur les fonds du ministère de l’Intérieur. Le secret fut mal gardé et l’irritation de la Douma portée à son comble quand elle sut qu’au cours de ce congrès on devait réclamer sa suppression. Stürmer remplaça Khvostov (19 mars).

Au mois de mai, des délégués russes, dont Protopovov fut le plus loquace, vinrent à Paris et tinrent des discours en l’honneur de l’Alliance. Rodzianko, président de la Douma, dit à un journaliste qu’il n’y avait pas de parti de la paix en Russie, que c’était une invention allemande (27 mai). Pourtant, des bruits singuliers continuaient à courir ; on apprit que Protopopov, revenant de Paris et de Londres par Stockholm, avait fréquenté dans cette ville un banquier allemand de Hambourg que lui avait dépêché Lucius, ministre d’Allemagne en Suède, avec des offres de paix séparée et des fonds pour lancer un nouveau journal. Nous avons déjà cité les paroles de Rodzianko, prononcées au mois de juillet à la Douma.

Le 23 de ce mois, éclata comme un coup de foudre la nouvelle d’un remaniement profond du ministère : Sazonov était remplacé aux Affaires étrangères par Stürmer ; Khvostov devenait ministre de l’Intérieur ; Makharov, ministre de la Justice. C’était un coup de barre non seulement vers la droite, mais en dehors du sillage des Alliés. La Nouvelle Presse Libre de Vienne écrivit sans détours : « Stürmer est un instrument dont on peut jouer. C’est un homme qui répond au désir secret de la droite, toujours hostile à une alliance anglaise. À la différence de Sazonov, il n’affirmera pas la nécessité de détruire le militarisme allemand. »

L’opinion européenne, mal informée des forces secrètes et de la « politique Raspoutine », attribua la chute de Sazonov à la question polonaise, qui préoccupait fort la diplomatie des Alliés. Il y avait là une part de vérité. Pour satisfaire aux désirs de l’Entente, Sazonov avait préparé, au début de juillet, un projet d’autonomie complète ; dans le préambule, d’accord avec le tsar, il disait que les réformes en Pologne devaient ouvrir la voie à une réforme constitutionnelle de tout l’Empire. Stürmer exploita certainement cette phrase, avec l’appui de l’impératrice, pour incriminer le loyalisme de Sazonov. Le nouveau ministre se garda de renier les promesses impériales relatives à la Pologne, mais il chercha à temporiser, sûr de plaire ainsi à l’extrême-droite et au parti de la Cour.

À la fin de juillet, les Russes achevaient par la prise d’Erzindjan, la conquête de l’Arménie, et l’offensive de Broussilov en Bukovine et en Galicie donnait de magnifiques résultats. On s’attendait, d’un jour à l’autre, à la reprise de Lemberg. Brusquement, l’élan des Russes parut faiblir, puis s’arrêta ; le bruit courut qu’ils commençaient à manquer de munitions, et cela était probablement exact. On ne cessait pourtant de fabriquer et d’importer des munitions en Russie. Pourquoi n’arrivaient-elles pas à l’armée ? S’il y avait encombrement des voies, pénurie de matériel, crise des transports, n’était-il pas singulier que ces fâcheux accidents vinssent paralyser, une fois de plus, un général victorieux ?