Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie/01

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Éditions Mornay (p. 5-20).
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I


A u milieu de la cour de poste de la rue Saint-Denis, vis-à-vis le couvent des Filles-Dieu, où s’arrêtait le coche de Caen, vingt personnes des deux sexes s’embrassaient, ravies du plaisir de se retrouver parmi la paille et le crottin. Deux capucins se saluaient gravement, les mains croisées sous leurs manches, et l’on eût dit qu’ils allaient donner front contre front. Accroupi sur sa balle, un colporteur bâillait en s’étirant. Enfin, assise comme lui, mais à l’écart, sur un petit coffre peint de fleurs et d’oiseaux aux brillantes couleurs, une jeune fille pleurait avec grâce et discrétion. Une lettre d’une main, un mouchoir de l’autre, tantôt elle regardait la lettre et tantôt elle se tamponnait les yeux. Entre ces soins alternés, elle demeurait sans geste, visiblement moins bouleversée d’inquiétude que soumise à l’embarras. Ses larmes ne servaient qu’à l’embellir, car ce tendron pouvait avoir dix-huit ans.

Un bonnet de lingerie couvrait ses cheveux d’un blond cendré à rendre jalouses les plus belles. Ses yeux étaient du bleu des pervenches, sous des paupières bien fendues, et l’on devinait que la douceur et la rêverie ne les abandonnaient pas quand les pleurs en étaient séchés. L’ovale parfait du visage confirmait encore cette impression de sérénité, bien que le front décelât quelque entêtement, cette vertu des faibles qui produit à la longue des miracles souvent plus durables que ceux de l’énergie. L’attitude du corps tout abandonné montrait qu’il n’avait été formé ni pour l’endurance ni pour les travaux. L’innocence, plutôt que l’incurie, laissait à moitié sortir d’un fichu deux globes qui ne demandaient qu’à prendre l’air des sphères célestes. Cette louable vertu découvrait encore des jambes bien moulées dans des bas de coton à coins rouges ; croisées l’une sur l’autre elles se voyaient jusqu’aux jarretières.

Cependant, le cocher et ses aides dételaient en buvant, sacrant et plaisantant. Du haut des galeries à balustrades de fer qui s’étageaient sur les murs de l’hôtellerie pour faciliter l’enlèvement des bagages, des valets arc-boutés tiraient, avec une adresse extrême, les malles, les ballots de hardes qu’on leur passait du toit de la diligence. L’hôte offrait ses services, le bonnet à la main, le tablier troussé sur le côté. Des marmitons allaient et venaient, flairés par une famille de chiens efflanqués qui témoignaient par leur maigreur et par leurs cris qu’on les nourrissait de coups et de vitupère dans ce lieu regorgeant de victuailles et tout bourdonnant d’un bruit continu de casseroles et d’assiettes. Des commères à peine vêtues, et montrant des gorges moins agréables que celle de la figure assise, contemplaient le spectacle de leurs fenêtres. On pouvait craindre que, par distraction ou par malice, elles ne laissassent choir leurs appas dans la cour sur des têtes infortunées. Leurs caquets, d’étage en étage, soutenaient l’harmonie que formaient les cris des chiens, l’ahan des valets, les exclamations, les colloques des voyageurs, les sonnailles, le piaffement des chevaux et le verbiage injurieux des palefreniers.

— Il n’y aurait pas ici une demoiselle Raton qui vient de Bayeux ?… Ou plutôt de Balleroy. Une demoiselle Raton attendue par Mme la Duchesse ?… Mme la Duchesse d’Aiguillon.

L’arrivant qui criait ainsi d’une voix de stentor était un laquais doré sur toutes les coutures. Son air insolent, sa mine rubiconde, son ventre replet, et « Mme la Duchesse » dont il avait plein la bouche, en imposèrent à toutes les petites gens qui se retournèrent bouche bée. Il se fit un grand silence depuis le pavé jusqu’au cinquième. Le cocher retira sa pipe. Il allait répondre en regardant autour de lui, comme un berger qui compte ses ouailles, lorsque Mlle Raton se leva tout intimidée de sa malle peinte, mit son mouchoir dans sa gorge, sa gorge dans son fichu, et se dirigea vers son sauveur, la précieuse lettre à la main. Elle fit une révérence de campagne à quelques pas de l’important personnage. Celui-ci l’agréa sans y répondre autrement que par un hochement de tête protecteur. Affectant de tapoter le couvercle d’une queue-de-rat, il détailla la jeune fille des pieds à la tête. Satisfait de son examen, il lui dit assez haut pour que l’auditoire goûtât sa faconde :

— Je vous salue bien, Mademoiselle Raton, encore que l’envie de vous embrasser nous démange. Je me disais : quelle frimousse peut avoir un nom comme ça ?… Mais on n’est pas déçu, je vous le jure !… Nonobstant, quand on s’appelle Raton, on ne pleure pas, on fait risette, on dit : Je vous salue aussi, Monsieur Poitou ; je suis votre aimable servante… Enfin, cela viendra avec la connaissance du beau monde. Qu’est-ce là ?…

Et Poitou, devenu familier, s’empara de la lettre que lui tendait Raton en balbutiant avec docilité :

— Je vous salue bien, Monsieur Poitou…

La lettre disait, par la voix de M. Poitou :

À Madame
Madame la Duchesse d’Aiguillon,
en son Hôtel,
Rue de l’Université.

« Je vous adresse, bien chère et bonne Amie, la petite Raton que vous m’avez demandée. En vous l’annonçant pour aujourd’hui, ces temps derniers, je vous ai déjà fait son éloge, d’après ce qu’en rapportent les personnes de considération qui lui veulent du bien. Elle n’a point de père, elle n’a point de mère, vous dis-je, seulement une vieille femme qui l’a recueillie jadis et qui se donne pour sa nourrice, encore qu’elle ait à peine de quoi. Je me féliciterais si cette enfant pouvait remplir auprès de vous les fonctions que vous attendez d’une camériste, en cette grande pénurie où l’on est de ne rencontrer de gens qui nous servent à notre gré (ici, le lecteur dépité baissa la voix et sembla lire moins facilement), à notre gré… à notre gré, qui soient honnêtes et non fripons, ivrognes ou paresseux. Celle-ci est propre, gentille, douce, agréable, et, à ce qu’il m’a paru, élevée selon les principes.

« Je suis, pour m’employer encore à vous plaire, bien chère et bonne Amie, votre très humble et très affectueux serviteur.

« Chevalier de Balleroy. »

— Ouais ! fit le laquais en rendant le pli. Mais dites-moi, Mademoiselle Raton, la cause de ces larmes ?… Auriez-vous perdu votre bourse, un étui, un colifichet ou un petit oiseau ?… Un petit oiseau, hé hé !… Non ? On pleure en attendant que l’on vous tire d’affaire. (Poitou prit la mallette sous son bras.) Si Mme la Duchesse n’avait pas envoyé Poitou, ou plutôt si Poitou ne lui avait pas représenté l’embarras d’une fille qui ne connaît que son village, vous seriez restée là, et les galants qui ne manquent point… Du diable si l’on vous eût jamais vue à l’Hôtel d’Aiguillon !… Il est vrai que vous pouviez lire l’adresse : Rue de l’Université. C’est écrit !

Et Poitou se mit en marche.

— C’est-y pas malheureux ! lança une commère à sa croisée. Envoyer des jeunesses comme ça sur le pavé de Paris ! Et ça se nomme Raton ! C’est pas un nom !…

— Voire ! fit le cocher, et ça ne sait rien, pas même dire adieu ! Mais je ne suis pas inquiet ! avec une figure comme ça, on monte bientôt en carrosse…

— Je ne sais pas lire l’écriture courante, dit Raton. Je ne lis que la lettre moulée, et un peu les livres quand ils sont en gros.

Elle ajouta qu’elle avait oublié le nom de la rue à force de se le répéter. Elle aurait pu montrer sa lettre à ceux qui l’entouraient, lui posaient des questions et lui offraient leurs bons offices. Mais elle s’était tenue sur la réserve. D’ailleurs, on l’avait confiée au roulier. Celui-ci l’avait oubliée pour ses chevaux et ses valets. Il leur parlait si rudement qu’elle avait eu peur de lui rappeler sa mission. Au surplus, on l’avait assurée que Mme la Duchesse ne manquerait pas de la faire prendre. Au cas contraire elle n’aurait eu qu’à s’informer, Mme la Duchesse et M. le Duc étant connus de tous. Elle se serait résolue à montrer sa lettre au premier passant. Enfin, si elle avait pleuré, ç’avait été de se sentir seule au milieu de ces gens qui se retrouvaient et s’embrassaient, ce qui lui rappelait sa bonne nourrice qu’elle avait peut-être quittée pour toujours. Et puis encore, elle appréhendait de servir chez les Ducs, n’ayant aidé que sa nourrice à balayer, à laver, à blanchir, à repasser et repriser. Les autres allaient sans doute se moquer d’une villageoise, lui faire des niches ou la laisser de côté. Elle s’ennuierait.

En marchant, elle se rapprochait de M. Poitou. Quant à M. Poitou, il glissait sa main heureusement libre le long du bras de Mlle Raton, et ce bras dodu, potelé, blanc, frais au toucher, était nu jusqu’au coude. M. Poitou prenait parfois la taille de Mlle Raton pour lui éviter la rencontre d’un commis affairé, d’une tête à l’évent, d’un carrosse, d’une brouette de vinaigrier, d’une marchande d’huîtres à l’écaille.

— Balais ! Balais ! — À la flotte, à la flotte, mes beaux rubans ! — La paille d’avoine, la paille ! — Mottes à brûler, Mesdames, belles mottes !… criaient autour d’eux les gagne-petit.

Et Paris bourdonnait, ronflait et glapissait de tous ses métiers.

— Il ne faut pas tant s’émouvoir, Mademoiselle Raton, disait Poitou. Je voudrais bien que quelqu’un des nôtres vous manquât, Jarni ! Mais ce sont de braves gens comme vous et moi, malgré ce qui est écrit dans la lettre, soit que nous sommes des fripons, des coureurs, des ivrognes et des paresseux. Si cela était, on ne nous garderait pas. Ce sont de ces noms que l’on nous donne quand on a de l’humeur à passer, que l’on est repic et capot à des cartes qu’ils appellent le pharaon et que nous appelons le piquet, ou bien quand on a égaré ceci ou cela : Où as-tu mis mon épée, maroufle ?… Qu’est devenu le plumet que j’avais hier, coquin ?… Tu l’auras revendu pour boire ?… Va me chercher ma canne, que je t’en frotte les côtes, faquin, drôle, imbécile !… Mais Poitou n’était plus un fripon, un ivrogne, un coureur, un maroufle, un drôle, un faquin, quand, à l’affaire de Saint-Cast, il détourna un mauvais coup d’un milour de Cavendish qui aurait percé la bedaine de M. le Duc, et que Poitou empocha pour soi !… À vrai dire, c’était vers la fin de l’action, quand M. le Duc, réfugié dans un moulin, jugea le temps opportun de se couvrir d’autre chose que de farine et de respirer l’odeur de la poudre. Je me rongeais, je trépignais, je frémissais d’impatience, Jarni !… La gloire, Mademoiselle Raton, ne sourit pas aux meuniers…

« Nous, des ivrognes, des coureurs ?… Les principes ?… Hon hon !… Poitou aurait bien à dire, s’il voulait parler. De Veretz, par exemple, chez M. le Duc le père, où j’ai servi dans ma jeunesse. Ils étaient là trois ou quatre qui composaient des chansons en caressant les filles et la bouteille, et qui nous les donnaient à imprimer, leurs chansons, en vue d’un recueil qu’ils baptisèrent du drôle de nom de Cosmopolite. Oui-dà ! de laquais nous devînmes imprimeurs… Mais quelles chansons, Jarni !… Un jour, la femme de l’intendant qui corrigeait les épreuves, ne savait comment écrire f…, révérence parler. Vous ne sauriez pas non plus, Mademoiselle Raton… Elle cria donc à M. le Duc :

« Monsieur le Duc, est-ce qu’il faut deux r à f… ? » M. le Duc répondit : « Le mot en vaudrait bien la peine, mais l’usage est de n’y en mettre qu’un. »

« Des ivrognes, des coureurs !… Enfin ! on sait ce que l’on sait… Mais Dieu garde M. le Duc !… Et puis l’amour qui est permis aux uns le doit être aux autres, pas vrai, Mademoiselle Raton ?… Allons, ça viendra avec le temps. Les tétons sont bien venus… Quel joli nom que Raton ! C’est le nom que j’aurais trouvé, Jarni ! Qui a donné ce nom-là ? Un promis ?… Un galant ?… Entre nous, c’est M. le Chevalier de Balleroy qui nous traite de coureurs ? Il nous la baille belle !… Ah ! la petite friponne !…

— Laissez-moi, Monsieur Poitou ! disait Raton. Nous ne sommes point faite à ces manières. Que penserait de moi Mme la Duchesse si quelqu’un de sa connaissance vous voyait me manier sur la route ? Et puis, à votre âge, vous ne pouvez songer à m’épouser ? D’ailleurs je ne me marierai jamais, Monsieur Poitou. Je vous demande bien pardon si je vous cause de la peine. Ce ne sera ni vous ni personne.

— Je n’ai pas encore parlé d’épouser, Mademoiselle Raton. Jarni ! vous allez plus vite que nous !… Mais il ne faut pas vous formaliser, ce sont les manières de Paris. Ici, l’on sait parler aux femmes. Ce n’est pas comme vos rustauds de villageois qui vous bourrent le dos après une contredanse, en vous criant des secrets dans les oreilles : Vingt dieux ! J’voudrions ben secouer la cotte à la Raton ! Tatiguié ! j’voudrions ben mette not’ furon après son connil !… Ou cent galanteries du même genre. Ne nous parlez plus de ces marauds !… Dites-moi, Mademoiselle Raton, sans prétendre que votre boîte soit lourde — il y a bien là-dedans un caraco, un jupon, trois chemises et deux paires de bas, — nous devrions nous arrêter au Petit-More que voici, pour nouer la connaissance. On sait son monde… Il y a là du Gaillac et un petit Coteau chenâtres qui nous veulent du bien. Par occasion, vous pourriez vous remettre en cassant un morceau. Il faut être gaie, vive, alerte, pour se présenter chez M. le Duc, où tout le monde est à l’unisson. Hardi ! la petite cambrouse à Mézis, soyons griviers et mariols ! Mousse pour la Daronne, et pitanchons dans la piolle !

— Quelle langue est-ce là, Monsieur Poitou ? dit Raton. Serait-ce le patois de la Ville ? Mme la Duchesse me commandera-t-elle ainsi ?

— Ça s’appelle rouscailler bigorne, dit Poitou. Ça vient avec le temps et la compagnie. Mme la Duchesse en jabotte d’une autre qui se dévide à la Cour du Dabuche. Quand elle s’en mêle, je n’y enterve que brénicle. J’y passerais l’affe que ce serait tout de même. Comme ils disent, nous ne sommes pas « nés ». N’empêche que sans mon astic de roturier, le bâton, enfin, avec quoi j’avais à me défendre de la mousqueterie des Godons, M. le Duc en tenait dans la tripe. Si je ne suis pas né, il serait bel et bien côni… Mort, quoi !… Mais Dieu conserve M. le Duc !

« Allons, ajouta Poitou, entrons icicaille !… »

Ce disant, il enlaça la fillette afin de lui faire descendre deux marches. Il profita de son hésitation pour la baiser sur la nuque.

— Non ! laissez-moi, laissez-moi, vous dis-je, Monsieur Poitou ! fit Raton en se débattant si brusquement que le laquais alla donner contre le chambranle. Le beau coffre enluminé glissa dehors dans la crotte en répandant son contenu.

Reluquez-moi ce guerluchon de quarante-cinq longes ! cria de l’intérieur un homme vêtu comme Poitou et qui buvait avec des gens de mauvaise mine coiffés de grands chapeaux de cuir et fumant de courtes pipes de plâtre. Voilà comme on s’y prend quand on est maladroit, qu’on veut forcer les rupioles et qu’on est quasi grison !… Ça t’apprendra, vilain vieux rufian de pucelles !

— De quoi te mêles-tu, toi, de gouailler le monde, perroquet à foin, meuble du Châtelet, marionnette de pilori, tableau de la Grève ?… Veux-tu que je te guerdonne d’une giroflée à cinq feuilles ?…

Et Poitou, faisant le faraud, avança de quelques pas dans la salle enfumée.

— Tu ferais mieux, reprit l’autre, de rentrer chez ton maître et de lui demander des nouvelles de La Chalotais ! Merdié ! je sommes ici queuques-uns qui pouvons t’y conduire si tu n’es pas pressé de la commission !…

Les gens de mauvaise mine se levèrent en secouant leurs pipes sur l’ongle du pouce et en remontant leurs ceintures. Poitou recula prudemment dans la rue, où Raton ramassait ses nippes en pleurant. Déjà, le monde s’attroupait curieusement autour d’elle. On riait d’une pomme de Calville échappée du coffre, et qu’un gamin entamait à belles dents.

— J’en tâterais bien de deux autres !… fit un quidam avantageux.

— Partons ! dit Poitou. M. le Duc n’aime pas les affaires… D’ailleurs, ils sont une demi-douzaine de crocheteurs du Port-au-Foin. Des valets comme celui qui vient de nous injurier nous font traiter de coquins, de coureurs et d’ivrognes. Les honnêtes gens comme nous en pâtissent. Mademoiselle Raton, il ne faudra parler de tout ceci à personne, car cet homme appartient à M. le Duc de Choiseul, qui est au plus mal avec M. le Duc d’Aiguillon. Il est inutile de rappeler à nos maîtres des ressentiments qui les mettent de mauvaise humeur et les indisposent contre nous.

— Holà, l’Aiguillon ! C’est ainsi que tu nous piques ! cria la voix de l’autre valet, devenue goguenarde.

Mais Poitou pressa Raton davantage.

— Sommes-nous encore loin de la maison ? dit Raton.

— Seulement d’une portée de mousquet, dit Poitou.

— Ça fait combien ? dit Raton.

— Ça fait le temps de sécher tes larmes et de te moucher quinze fois, dit Poitou.

« Morveuse ! » ajouta-t-il entre ses dents. Puis haut :

— Si j’avais pris mon bâton de Saint-Cast, on en aurait vu de belles, ah, Jarni !… Il aurait vengé mon maître de Choiseul et La Chalotais. On lui doit déjà la vie…

Là-dessus, M. Poitou garda le silence de la dignité offensée et de la valeur dans l’infortune.

Raton se serait bien retournée pour s’assurer que les méchants hommes ne les suivaient pas. Mais elle craignit d’indisposer M. Poitou et de s’en attirer des remarques. M. Poitou ne s’était pas montré brave. M. Poitou prenait avec elle des libertés. M. Poitou l’aurait entraînée contre son gré dans un lieu défendu à la modestie des filles. Elle ressentait une grande aversion pour M. Poitou, et pourtant, il faudrait vivre avec lui ! Que seraient les autres ? Combien étaient-ils ? Trouverait-elle au moins une amie de qui elle n’aurait pas à redouter les embrassades, qui ne sentirait ni la prise ni le ratafia, qui aurait les joues lisses, et qui ne parlerait pas le patois de la Ville. L’accent, les intonations, l’obscurité même de ce patois lui semblaient propres aux insanités et aux turpitudes.

Raton se rappela son village et goûta de tristes délices. Les maisons n’y empêchaient point de voir le ciel. Le clocher s’y apercevait de toutes parts. Ceux qui la croisaient lui disaient un mot aimable ; ils ne la bousculaient pas en passant. Au lieu de tous ces cris, de ce bruit perpétuel de fardiers et de carrosses, elle n’y entendait qu’à certaines heures de la journée le bêlement des troupeaux et les voix des basses-cours. Peu après les coqs, dès potron-minet, c’était la chanson d’un laboureur. Il la reprenait le soir avec ses hardes et son bâton.

Elle aurait bien changé son humaine condition contre celle d’un passereau. Si Dieu l’exauçait, elle prendrait son vol à tire-d’aile et s’irait nicher dans le chaume qu’elle venait de quitter. Avec ses mousses vertes, il devait être doux comme du velours. On avait envie de caresser le panache de sa fumée. Le jour, elle percherait dans l’ormeau et n’en descendrait que pour se nourrir de plantain. Ainsi, elle ne coûterait rien à personne. Elle enchanterait sa nourrice qui repassait ou qui filait en laissant pointer son fuseau par la fenêtre ouverte. Elles auraient conversation. L’une ferait : tu tu tu tu ! l’autre, fi fi fi fi !… Elle se promit de revenir sur ces détails quand elle serait seule dans son lit, et elle se moucha pour montrer à M. Poitou qu’elle s’occupait de quelque chose qui n’était ni la dispute du Petit-More, ni les baisers qu’elle avait repoussés, ni son linge qui se trouvait gâté, ni la belle pomme qu’elle eût mangée, dans sa chambre, en pensant à sa nourrice, au verger, au puits, à la haie d’épine-vinette où l’on mettait le linge à sécher.

— C’est ici, dit Poitou d’un ton sec et changeant la malle de bras. Maintenant, Mademoiselle Raton, tâchons à nous taire et à marcher droit, sans quoi vous auriez de nos nouvelles !…

— Maquereau, Mesdames ! V’là l’maqu’reau qui n’est pas mort !… Il arrive, il arrive, le maquereau !… lança derrière eux une voix poissarde.

Raton poussa un petit cri : M. Poitou venait de la pincer jusqu’au sang. Elle osa lever les yeux vers lui, et ses yeux se remplirent de larmes : M. Poitou avait l’air terrible…