Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie/02

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Éditions Mornay (p. 21-31).
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II


M me la Duchesse faisait des échelles de rubans, M. le Duc, plus jaune qu’à l’ordinaire, s’arrachait les poils du nez, assis dans un fauteuil, et livré à des réflexions apparemment désagréables. Mme la Duchesse aurait pu croire que M. le Duc tirait ces réflexions de la vue de ses charmes qui achevaient leur maturité sous une blonde trop transparente.

— Qu’avez-vous, Monsieur ? D’où vient cette humeur maussade ? Quoi ! vous n’avez encore rien trouvé à me dire ? C’est pour cela que vous vous faites annoncer à mon lever ?… Vous me laissez occupée à des babioles… À la vérité, tout est babiole devant les grands desseins qui vous occupent dans mon appartement.

— Je songe, répondit M. le Duc, un peu distrait, à ma cousine Septimanie d’Egmont, de qui je fais intercepter la correspondance avec S. M. Gustave. Ne m’accuse-t-elle pas d’avoir abandonné la Pologne pour une question d’argent !… Vous savez qu’il en fallait fournir aux confédérés pour continuer la campagne… Pouvez-vous me dire où j’eusse pris cet argent… Sous le pas d’une mule ?… Et d’ailleurs, ils l’auraient bu… Mais au diable la Pologne !… Ah ! le Roi, sur ma demande, vient d’exiler Broglie à Ruffec. Cet animal, ce butor, non satisfait de convoiter ma succession aux Affaires Étrangères, travaillait en secret contre l’alliance autrichienne. Voilà ce que l’on peut apprendre en lisant les lettres qui ne nous sont point destinées, soit que Septimanie est un petit monstre d’hypocrisie et Broglie un conspirateur impertinent. Impertinent !…

« Je sais encore, par les mêmes moyens secrets, continua M. le Duc en coulant, pour la dixième fois, un regard de biais vers la coiffeuse, que vous avez reçu des mains du Chevalier de Balleroy une jeune camériste que je n’ai pas encore eu le plaisir de rencontrer… Les Affaires Étrangères étant proprement les miennes, souffrez, ma bonne amie, qu’elles m’intéressent de temps à autre…

— Ces affaires sont bien diverses, Monsieur. Vous mêlez votre cousine, la Pologne, une mule, un butor, le Chevalier de Balleroy, S. M. Scandinave et la petite Raton. Vous avez toute l’étourderie nécessaire à vos fonctions, et je vous en félicite. Cependant, Monsieur, la petite Raton relève de l’intérieur…

— Raton, fit M. le Duc, Raton ! Ce nom est charmant. Que ne me montrez-vous Raton ? Je veux voir Raton !

— Venez donc, Raton, mon enfant ! dit Mme la Duchesse en élevant un peu la voix. M. le Duc désire que vous lui soyez présentée. C’est un bien grand honneur que vous fait M. le Duc !

Raton sortit d’une garde-robe en baissant les yeux. M. le Duc leva les siens. Mme la Duchesse jeta un mantelet sur ses épaules et le ferma sur des seins dont un seul valait le pluriel.

— Faites la révérence à M. le Duc, mon enfant, reprit Mme la Duchesse, et dites-moi, puisque je n’ai pas encore eu le loisir de vous interroger aussi longuement, si Paris vous dédommagera du chagrin que vous éprouvâtes de quitter votre bonne nourrice, si vous pensez vous y plaire un jour, si enfin la compagnie de mes gens ne vous fait pas regretter vos bergers et vos campagnards ? Non, sans doute ? Vous avez déjà quitté leur parler rustique. D’ailleurs, l’avez-vous jamais employé, sinon pour vous réjouir en leur compagnie, les jours de fêtes ? Il n’y paraît guère…

« C’est une enfant, mon bon ami, continua Mme la Duchesse en s’adressant à M. le Duc et négligeant d’attendre la réponse de Raton, c’est une enfant qui me convient à ravir. Encore ne l’ai-je que d’hier. Le Chevalier n’avait pas exagéré ses mérites ; on ne l’a pas trompé en les lui rapportant. Il savait en quel besoin je me trouvais d’une fille qui ne fût ni sotte, ni laide, ni souillon, ni dévergondée, et vous devez être sensible comme moi au soin qu’il prend de condescendre à…

— On vous demande, Raton, dit à son tour M. le Duc qui redoutait de Mme la Duchesse un cours d’Histoire générale, si vous vous plaisez ici, si vous n’allez pas reparler patois. Votre maîtresse reconnaîtra à cet indice que vous pensez retourner. Dites-nous quelque chose, mon enfant.

— Monsieur le Duc et Madame la Duchesse sont bien bons, balbutia Raton en rougissant et fort embarrassée de sa contenance. J’ai peut-être oublié le patois de Balleroy, mais je ne sais pas encore celui de la Ville comme M. Poitou, qui m’a dit hier que cela viendrait avec le temps et la compagnie. Sauf le respect, il ne m’a paru ni beau ni facile…

— Le patois de la Ville ! Qu’est-ce à dire ? s’écria M. le Duc. Le drôle aura voulu l’étonner avec son narquois !

— Et sans doute la séduire, ajouta Mme la Duchesse. Mais je t’estime déjà trop, ma petite Raton, pour mettre davantage à l’épreuve ta naïveté. Nous pensons toujours, mon bon ami, que ces paysans sont du bétail et nos gens des chevaux de race. Il s’en faut, de l’un et de l’autre côté.

— Oui-dà ! Parlez-moi des Bretons ! soupira M. le Duc qui avait gouverné leur province pour le plus grand dommage à sa tranquillité. Parlez-moi aussi de nos gens, d’un Poitou, par exemple ! Je me souviendrai toujours de l’affaire de Saint-Cast. On m’amène un officier qui vient rendre son épée. Voilà Poitou, plus mort que vif depuis le premier coup de feu, qui se jette sur lui dans un accès de bravoure inopinée et de zèle intempestif. Il se met en devoir de l’assommer avec un bâton qu’il s’est toujours refusé de troquer contre une pique. Ce faisant, il criait : Vive le Roi ! Vive M. le Duc ! Incontinent, notre gentilhomme prisonnier reprit l’usage de son fer et vous étendit raide le maroufle. Je dus présenter des excuses, mais j’étais bien débarrassé !… Hélas !… pour le malheur de tous, le brave se retrouva à mon service un mois après, ayant survécu chez l’habitant et vécu de ses pois au lard, frais, dispos, de plus en plus ivrogne et fanfaron. Il prétend m’avoir sauvé la vie. Je n’ai pas mémoire que j’aie rien fait pour prolonger la sienne. Ça traîne dans de mauvais lieux, ça s’y pavane avec les trois cents mots de Jargon qu’il a moins appris aux armées que dans le Thésaurus de fausse-monnaie qu’est le poème de Granval, Cartouche ou le Vice Puni.

― Fi ! l’Iliade des laquais ! dit Mme la Duchesse.

— Et l’Odyssée. Mais n’allez pas le croire si légèrement bien, que Poitou s’y pervertisse, dit M. le Duc, qui ne perdait pas de vue Raton et cherchait à conserver sa présence en feignant l’oublier. Il y a là un savoir qui ne laisse pas d’être piquant. Pour moi, j’ose vous l’avouer, c’est le seul poème épique français qui se puisse lire, avec la Pipe Cassée. La Henriade me glace. La Pucelle… Mais, dis-moi, Raton, poursuivit M. le Duc, que le mot de Pucelle ramenait impétueusement à son véritable objet, quel est ton nom ?

— C’est Raton, Monsieur le Duc. Je n’en ai point d’autre.

— Cela est charmant, mais surtout singulier ! dit M. le Duc, qui parut vivement intéressé et changea de fesse sur son siège.

— C’est charmant tout court, mon bon ami, dit Mme la Duchesse. Épargnez les demandes et les raisons à cette enfant qui n’en peut mais. Raton, prépare la robe que je t’ai dite, tu m’aideras à la vêtir… Je voulais dire, mon bon ami, que le nom de Raton lui fut donné par sa nourrice, à cause de sa gentillesse. Si elle n’a point d’autre nom, c’est qu’elle fut trouvée avant qu’elle sût parler. Quant à moi, je ne lui en donnerai pas d’autre… Enfin, Monsieur, cette fille est à moi. Elle m’est doublement précieuse : elle m’est donnée par le Chevalier qui m’a relaté sa courte et touchante histoire dans une première lettre que vous n’avez pas… interceptée, si j’ose dire, ou simplement lue à distance, comme vous le faisiez tout à l’heure sans que j’eusse l’air de m’en apercevoir. Je dis donc que cette fille est à moi, qu’elle s’appelle Raton, que je l’appellerai Raton, et que tout le monde voudra bien se conformer à mon usage.

— Tout beau ! fit M. le Duc. Je ne songe le moins du monde à vous contrarier, ma bonne amie, et, pour mieux vous marquer ma déférence, je me retire à l’instant. L’on sait qu’une femme qui s’habille montre de l’humeur à qui ne prétend l’y aider, à moins que ce ne soit un petit abbé, un diseur de sornettes… Va, charmante Raton, va, ma fille, fais ton service, caresse bien ta maîtresse et ne t’oublie pas toi-même en répandant le parfum sur sa personne.

M. le Duc, après avoir baisé la main de sa femme, daigna tapoter les joues de la camériste et lui prendre le menton. Après quoi il se retira, moins soucieux qu’il n’était entré.

— Raton, tu as conquis M. le Duc, dit Mme la Duchesse. Il faut conserver son estime et la mienne. Aussi, je ne veux point de commerce avec le reste de la maison. Tu couches dans la garde-robe ; on t’y montera tes repas, qui seront prélevés sur ma desserte. Quand tu entendras sonner, c’est qu’il te faudra les prendre dans le tour de la garde-robe. Tous les jours tu m’accompagneras au couvent de l’Annonciation où j’entends la messe. Ce sera pour toi l’occasion de préparer ton salut et d’achever la bonne éducation que l’on t’a donnée. La religion, mon enfant, n’est pas seulement un guide, elle nous fait entrevoir un repos et des joies futures que l’on ne trouve pas ici-bas à quelque condition que l’on appartienne. Et comme notre chétif entendement n’a pu définir le bonheur qui nous attend, nous l’imaginons selon nos préférences et nos facultés. Cette incertitude même où Dieu nous laisse ne saurait être qu’un bien : nous rêvons, nous occupons notre esprit. Autrement, il serait sollicité par la poursuite des plaisirs temporels et nous manquerions notre salut. Donne-moi mon rouge, mon enfant, et viens me passer ma robe…

« La religion ne nous fait pas seulement rêver de l’avenir, mais encore du passé. L’histoire des premiers âges du monde qu’elle nous a conservée est le plus attachant des romans. Comme c’est Dieu lui-même qui l’a fait, il ne s’y trouve rien qui choque le goût ou la vérité. Tu prendras sur ma table la Bible de Royaumont. Je te la donne pour que tu la lises… Raton, mon enfant, il est malséant de se gratter de la sorte. Aurais-tu pris des puces ?

— Madame la Duchesse, ce ne sont point des puces. C’est M. Poitou.

— Ce rapprochement est inconvenable ! Que vient faire Poitou dans la question ?

— Ce n’est pas dans la question, Madame la Duchesse, c’est dans le gras de la fesse… Il m’a pincée. Il est très méchant, M. Poitou !

— Eh bien, raison de plus pour s’en tenir éloignée… Où en étais-je donc ?… Le plus attachant des romans… C’est cela… Nous trouvons encore dans la religion les plaisirs licites qui font rechercher le monde. Ainsi, tu entendras la musique des offices, qui est tantôt de feu M. Bach, tantôt de feu M. Lulli, tantôt de musiciens qui vivent encore et n’en sont pas moins illustres. Les dames y chantent à ravir, et l’on n’y est point gêné par les applaudissements ou la cabale du parterre. Mais tout cela, tu l’ignores, mon enfant. C’est pour toi de l’Algonquin. Sans doute connais-tu mieux la musette qui vous fait danser au village, ou la voix des chantres de l’église ?

Raton était à genoux devant sa maîtresse. Elle bouclait sa chaussure avec peine. Toutes ces bonnes paroles réveillaient en elle le goût de la contemplation qu’elle prenait naguère pour de la paresse, et que sa nourrice lui avait souvent reproché. Ce goût s’exerçait en ce moment sur un pied qui n’était pas celui des filles d’Eurynome, mais il importait peu. À fixer ce pied qui débordait de la chaussure et défiait avec placidité qu’on l’y fît tenir, Raton voyait l’église de sa paroisse. Il s’en fallait de peu qu’elle n’entendît les chantres, dont l’un était cordonnier et l’autre maréchal ferrant. Ce que disait sa maîtresse lui semblait juste : c’est là que, sans en être tancée, elle goûtait à l’avance le repos futur, qu’elle s’abîmait dans une rêverie paradisiaque, c’est-à-dire qu’on ne définit point et qui dut être le bienheureux état de l’homme avant qu’il fût contraint de travailler pour les autres et pour soi. Elle bénit sa maîtresse de le lui offrir une heure par jour et de l’admettre à le partager avec elle. Ainsi elle retrouverait Balleroy dans Paris. Par une naïve juxtaposition d’images, elle vit, au-dessus des fidèles et reposant sur un nuage de myrrhe, la chaumière de sa nourrice, l’arbre où elle avait souhaité d’être passereau, et la haie d’épine-vinette couronnée d’un linge éclatant. Le Christ apparaissait dans l’ormeau où il n’avait pourtant rien à cueillir. Il écartait du doigt une tunique pourpre et montrait un cœur embrasé.

Un léger ronflement rappela Raton à la réalité. Elle ne vit plus que le pied de sa maîtresse sur lequel posaient ses mains inoccupées.

— J’ai dormi, n’est-ce pas, ma fille ? soupira Mme la Duchesse. Je te remercie d’avoir respecté ce repos d’un instant.

Raton se remit à l’œuvre et se releva toute rouge d’avoir réduit le pied au servage. Sa maîtresse en frappa le parquet avec la vivacité d’un faon.

— Adieu ! fit-elle. Je ne déjeunerai pas, j’en suis priée ailleurs. On s’occupera de toi. Attends-moi en lisant la Bible de Royaumont. Tu trouveras aussi un carton de rubans. Tu mettras à part les rubans feu. Ce soir, à mon retour, tu les fixeras sur le domino que je choisirai.

Mme la Duchesse disparut. Il ne resta plus d’elle qu’un léger nuage de poudre. L’abbé de Voisenon ou M. de Boufflers eussent évoqué quelque déesse de l’Olympe, dans le plus noble et le plus ancien patois du monde. Mais Raton, qui n’en savait pas tant, s’étonna qu’une grosse femme aux pieds enflés pût soudain glisser comme une ombre, vers les plaisirs qu’elle venait de condamner.