Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie/07

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Éditions Mornay (p. 93-110).
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VII


M . Peixotte, ayant entendu parler de toi par mes amis, dit M. le Duc peu de jours après, désirerait te recevoir. Vas-y, ma fille, et tâche de te plier à ses fantaisies. Celles d’un financier enrichissent plus que des bénédictions de Monseigneur, et, j’ose le dire, de Notre Saint-Père le Pape. Aussi bien, je commence à me lasser de cette histoire qui déjà se répand dans Paris et parviendra bientôt à la Cour, grâce aux rapports de police. J’en souffrirai cent brocards de Sa Majesté, le jour qu’il lui prendra de l’humeur. Ceux-ci me posent des questions, ceux-là m’accablent de billets pressants, comme une appareilleuse. Fais donc toi-même le nécessaire pour entrer le plus tôt possible au couvent. Qu’on ne m’importune plus de ta vocation, ou va-t’en à tous les diables ! M. Peixotte est prévenu que tu le verras tantôt. Si cet Hébreu n’avait pas couvert une perte de vingt-cinq mille louis que je fis au jeu ces temps derniers, je n’aurais pas tant de complaisance. Ah, foutre ! un usurier, un escogriffe, un maranne !…

M. le Duc alla se contempler dans une glace et se vit plus bilieux que de coutume.

— Poitou ! cria-t-il, Poitou !

— Me voici ! fit Poitou, qui sembla sortir de terre. Monsieur le Duc m’appelle ?

— Où étais-tu, faquin ? reprit M. le Duc qu’étonnait tant de célérité. Tu écoutes aux portes, que je crois ? Je vais te souffleter d’importance ! Tiens, triple maraud !… Ah ! que n’ai-je ma canne pour t’en frotter les épaules !

— Monsieur le Duc me bat si je tarde, et Monsieur le Duc me bat si je m’empresse, dit Poitou, en essuyant un soufflet. Mais que Monsieur le Duc commande : je suis au service de Monsieur le Duc.

— Prends encore celui-ci pour la réplique ! dit M. le Duc. Cette fille doit rapporter de M. Peixotte une reconnaissance de sa main. Tu la feras conduire. Je t’y aurais envoyé toi-même si tu ne comprenais toujours de travers et ne me revenais de tes courses plus ivre de ratafia que tous les États de Bretagne le jour du pardon de Saint-Corentin !

M. le Duc sortit en pestant.

— Je te repasserais bien cela, Jarni ! fit Poitou en marchant les mains aux goussets. Mais je commence à croire que les coups n’enrichissent pas. Parlons plutôt. Ce Peixotte, chez qui tu vas te rendre, eh bien, c’est un marquant qui a des caprices à soi. Par exemple, il aime à se promener à quatre pattes dans le costume du premier homme. La nymphe qu’il honore doit garnir de plumes de paon un étui de nacre percé de trous. Ces plumes ainsi disposées forment un superbe éventail. Je te laisse à penser où se loge cet étui. Ce n’est pas dans la poche du justaucorps, attendu qu’il n’en a point. Alors, pendant qu’il se pavane, il faut applaudir à sa roue. Tu dis, en faisant des mines et en battant des mains : Ah ! le beau paon ! Mon Dieu qu’il est beau !… Il connaît beaucoup d’autres coquetteries, mais celle-là est la plus célèbre et la plus fréquente. Surtout, ne va pas éclater, car le paon se changerait en autour et te déchirerait de la belle façon, tendre colombe ! Et sans aucun salaire ! Ce ne sont pas des idées qui me viendront jamais à moi, Jarni ! ni à personne du pauvre monde. Mais tu me conteras son dernier tour, si ce n’est pas celui-là. Il est bon de tout savoir des rupins pour s’en rigoler en-dedans quand ils nous battent, ou bien le leur jeter au nazonant le jour qu’ils nous congédient…

« Dis-moi mon p’tit rat, poursuivit Poitou en enlaçant Raton, tu me rapporteras bien queuques pinos de plus que la dernière fois ? Dame, un financier ! Mais, Jarni, je l’valons ben !…

Et Poitou, qui se prenait toujours au mot quand il s’agissait d’autre chose que d’honneur, prouva sur-le-champ, ou plutôt sur le lit de Mme la Duchesse, la bonne qualité de sa roture.

La malheureuse Raton subit ces outrages avec résignation. Toutefois, elle ne put s’empêcher de songer que Monseigneur dépassait par ses caresses la qualité de M. le Duc, la rudesse de M. Poitou et ce qu’elle ne savait pas encore de ce M. Peixotte. Seigneur ! elle allait servir au plaisir d’un Hébreu ! N’était-ce pas comme si Véronique eût partagé la couche de Pilate après avoir essuyé la Face du Dieu fait Homme, ou prêté son corps à la canaille des soldats dans les buissons du Calvaire ?

Poitou ne l’eût pas plus tôt quittée pour chercher un fiacre qu’elle alla s’agenouiller devant le portrait du boudoir. Il n’était plus pour elle celui de M. le Duc, mais perpétuellement celui du Divin Maître. Elle ne passait jamais devant sans une légère génuflexion ou bien un furtif signe de croix. Quand elle était seule, copiant à son insu l’image de M. Le Brun, elle s’abîmait en extase. Cependant, le Divin Maître ne parut pas désapprouver sa servante. Même, elle lui trouva un air plus engageant que de coutume.

Poitou ne lui laissa pas le temps d’une oraison. Elle ne put que s’offrir à Dieu dans un regard. Pourtant, il ne l’abandonna pas dans sa course : il soutint son courage en apparaissant dans le dos du cocher. Celui-ci ouvrit lui-même la portière, car Raton ne s’apercevait pas qu’elle fût arrivée.

Au nom de M. le Duc, un laquais de couleur, du plus beau noir, et plus chamarré que M. Rapenod, conduisit Raton à travers des pièces et des galeries où l’or relevé en bosse éclatait de toutes parts. Il la laissa au seuil d’un petit salon de coquette en l’annonçant sous les pompeux auspices qu’elle avait invoqués.

M. Peixotte était un petit homme ventripotent aux doigts chargés de bagues. Il sautillait comme un maître à danser en faisant tintinnabuler quantité de breloques. Il lui en pendait même des oreilles sous les espèces de petits anneaux d’or. Ses yeux noirs pétillaient sous des sourcils poivre et sel aussi fournis que des moustaches, et l’on s’étonnait qu’une bouche si lippue ne dévorât pas à chaque parole le nez fortement charnu qui semblait s’offrir à son avidité.

Il se leva pour s’emparer de Raton comme s’il eût ouvert un bal, et la conduisit en quelques entrechats jusqu’au divan où il se laissa choir avec elle.

— Tu as un bien charmant minois pour une nonne ! fit-il avec volubilité, et en faisant sonner un accent que l’on disait bordelais mais qui rappelait plutôt sa Lusitanie maternelle. C’est bien vrai, ce que raconte tout Paris, que tu veux entrer au Carmel, et que tu arrondis une dot que l’on t’aide à former sous la protection de M. le Duc ?

— Oui, Monsieur, dit Raton qui se laissait déjà caresser avec indifférence et regardait distraitement les murs ornés de peintures lascives.

— C’est impayable !… Non, non, que dis-je, reprit vivement Peixotte, c’est plein d’intérêt ! Je révère la religion, mon enfant. Je suis très touché de ta conduite. Je le suis même plus que tout autre. Aussi mon désir le plus impatient serait de te voir dans le costume des Carmélites. Oui, j’ai là un costume. Un costume avec la ceinture et le rosaire. Ne voudrais-tu pas mettre ce costume ?

Et Peixotte gambada jusqu’à l’autre bout de la pièce où il ouvrit une armoire dissimulée dans la boiserie. Il en tira une guimpe, un voile noir, une espèce de surtout que l’on nomme scapulaire, et une robe de bure qu’il déploya devant lui en la soutenant par les manches et de façon à former une croix. Comme il était très petit, il dut élever les bras très haut. Malgré ses efforts, il regardait Raton de côté, afin de jouir de sa surprise.

Raton n’osait se lever pour se saisir de la robe, mais l’innocente convoitise, la religieuse coquetterie, si l’on peut dire, qui brillait dans ses yeux en disait assez.

« Enfin, pensait-elle, je vais, grâce à M. Peixotte, qui révère la sainte Religion, pouvoir me contempler avant le temps dans la robe des fiancées du Christ. » Et elle ne détournait ses regards que pour les jeter sur les glaces qui la réfléchiraient dans sa robe conventuelle.

— Mets-la donc, mon enfant, dit enfin le financier. Après, tu prendras ce manteau de bure blanche du plus bel effet. Mais il faut enlever tes vêtements, sans quoi tu ne serais pas une véritable Carmélite, et la robe s’ajusterait mal, encore qu’elle ait beaucoup d’ampleur.

Pendant que Raton se déshabillait, Peixotte, enfoncé dans les coussins, la regardait faire. Ses doigts, qui ne pouvaient tenir en repos, échangeaient leurs bagues d’une main à l’autre. Ses pieds croisés, dont la petitesse le rendait fat, témoignaient par leur agitation de la vivacité des sentiments que lui causaient les charmes à demi dévoilés de la belle fille. Il jouissait de sa confusion quand un sein rebelle sortait de la chemise où l’y réintégrait une vaine sollicitude.

Raton passa la robe, la guimpe et le scapulaire. Elle se mit devant une glace pour accommoder le voile sur sa guimpe. Le bonheur rayonnait sur son visage, et sans doute sa vision fût-elle apparue sans la présence de M. Peixotte. M. Peixotte, lui, pouvait observer de son divan les mines que s’adressait Raton en refoulant parfois quelques mèches indociles qui bouffaient contre ses tempes, maladroitement dissimulées. Tantôt, contenant un cœur blessé d’amour, la tête rejetée en arrière et le corps supporté par une jambe vacillante, elle semblait frappée comme Thérèse du javelot de l’archange ; tantôt, joignant les mains et baissant les yeux, elle copiait l’attitude de Maria-Magdalena Pasini sur la tabatière de Monseigneur, et elle n’apercevait son reflet qu’en coulant un regard entre ses cils. Elle songeait alors à M. de Bernis, aux seules caresses qui eussent ému sa chair. Pourquoi, lui aussi, ne conservait-il pas dans une armoire un costume de religieuse ? Elle aurait pu le mettre et lui rappeler davantage les deux belles nonnes de San Giacomo. À l’image de Maria-Magdalena, elle semblait rêver sur un souvenir voluptueux. Et M. Peixotte en fut fort troublé. Sans doute, reprit Raton en elle-même, M. Peixotte a-t-il aimé quelque jeune fille que ses parents ont poussée au cloître et lui plaît-il de se la représenter. Ce n’est point pour d’autres raisons qu’il possède cette robe ; peut-être même va-t-il sortir de sa poche une boîte enrichie de brillants et décorée de miniatures.

Enfin, Raton se tourna vers le financier avec une afféterie de jeune fille. Elle semblait dire : Est-ce bien, maintenant ?

— Oui, mon enfant, c’est charmant, répondit Peixotte à cette muette interrogation et en jetant sur les épaules de Raton le manteau qu’il attacha au cou par une petite olive de bois passée dans une ganse de grosse toile. Mais il faut enlever tes bas et mettre des sandales. Auparavant, je voudrais revoir avec toi quelques-uns de mes tableaux. Que te semble, ajouta-t-il en enlaçant Raton et en la promenant d’un cadre à l’autre, de ce Satyre qui violente une nymphe après l’avoir prise à la course ? La frayeur et l’essoufflement sont peints sur le visage de la captive avec une telle vérité que tu dois passer par ses tourments… Voici la chaste Lucrèce qui se frappe d’un poignard, et ce grand coquin de Sextus qui disparaît en se rajustant, car il vient de la violer bel et bien… Voici encore Danaë qui reçoit une pluie d’or entre les jambes. Tu désirerais bien, n’est-ce pas, la recevoir, toi aussi, de ce bon Peixotte, pour l’offrir au Seigneur. Voilà la différence. Mais, dis-moi, il doit bien y avoir de ces belles choses dans le boudoir de ta maîtresse ?

— Je ne sais pas, Monsieur, fit Raton, en pensant au Divin Maître, je n’ai remarqué que le portrait de M. le Duc.

— Tout à l’heure nous regarderons ensemble des gravures de Jules Romain ; c’est plus positif, ajouta Peixotte qui trouvait piquant de troubler une religieuse, sans penser que Raton se souciait aussi peu de Jules Romain que des Satyres et des Nymphes, de Sextus, de Lucrèce et de Danaë. Mais je voudrais te voir mettre tes alpargates.

Peixotte les alla chercher dans l’armoire. Il attendit, un genou en terre, pour les lui passer aux pieds, que Raton eût enlevé ses bas blancs. Elle s’y prenait tout debout en refoulant la robe de bure entre ses cuisses, afin de les dissimuler à l’inventaire de M. Peixotte. Comme elle chancelait de temps à autre, il lui fallait recommencer et livrer de nouveau à M. Peixotte ce qu’il s’appliquait à ne vouloir pas ignorer.

— Les jolis pieds ! les jolis pieds ! s’écria-t-il en les portant à ses lèvres l’un après l’autre. Ils connaîtront pourtant le froid et les engelures. Peut-être même les feras-tu marcher sur des épines. Aussi les faut-il bien choyer avant une si grande infortune !

Raton retirait ses pieds que la lippe du financier mouillait de salive et dévorait de caresses. Il les ramenait à lui avec tant de vigueur que Raton faillit choir plusieurs fois et dut s’appuyer aux épaules qui s’offraient à elle.

— C’est comme ce joli corps ! reprit Peixotte en quittant les pieds pour les jambes qu’il lissait à deux mains et en remontant jusqu’aux hanches. Au lieu d’être semé de lis et de roses, il sera marbré par la discipline, ridé par le jeûne, délabré par le manque de soins et livré à la vermine.

« Il faut que tu sois une sainte ! continua Peixotte qui se releva vivement et contempla Raton avec des yeux égarés. Mais, dis-moi, ne t’abuses-tu pas sur ta résistance ? Sais-tu qu’il faut se lever la nuit, au cœur de l’hiver, et se frapper jusqu’au sang. As-tu seulement jamais essayé, pour offrir ta douleur à Dieu ?

— Non, Monsieur, soupira Raton, je n’y ai pas encore songé. Mais j’observerai toutes les règles.

— Eh bien, dit Peixotte, il serait peut-être bon de savoir si tu aimes vraiment Dieu avant de t’engager sous des lois si cruelles. Veux-tu me laisser faire ? Je te frapperai et me frapperai de même, car je suis un grand pécheur et je ne voudrais pas que l’innocence souffrît seule ?

— Oh ! Monsieur ! fit Raton, je ne croyais pas venir chez un saint homme. On m’avait dit tout le contraire. Mais frappez-moi, ne m’épargnez pas, si cela peut être agréable au Ciel !

Peixotte avait dégrafé la ceinture de cuir et détaché le rosaire.

— Tu diras cinquante pater pendant que je nous donnerai à chacun cinquante coups de discipline. À genou ! cria-t-il d’une voix terrible qui contrasta avec la mielleuse douceur dont il ne s’était pas auparavant départi. Et veuille m’attendre un instant.

« Seigneur, pensa Raton à qui Peixotte avait relevé la robe et la chemise, voyez-moi à quatre pattes comme la Chananéenne ! Ce que je souffrirai ne sera rien à côté de ce que m’ont fait endurer M. le Duc, qui pourtant n’est pas mauvais, et M. Poitou, qui ne s’amende pas. Mais bénissez M. Peixotte qui veut expier les crimes des Juifs, particulièrement la Flagellation. Je vous offre ma douleur, ô Divin Maître, pour qu’elle soit comptée à M. Peixotte avec la sienne, puisqu’il fait retour à vous et peut être sauvé. Me flatterai-je, Seigneur, de vous avoir ramené une brebis d’Israël, et vous verrai-je m’apparaître, ô mon Dieu, attaché à la colonne du temple, afin de m’affermir dans mon courage ? »

Ce fut Peixotte qui parut, nu jusqu’à la ceinture et tout boursouflé de graisse. Il tenait à la main une discipline qu’il faisait siffler en l’air, mais dont il évitait de se frapper.

— Quel malheur, fit-il, en caressant de la main le bel objet qui se présentait à lui. Quel malheur ! un si beau satin !… Mais Dieu le veut ! Dieu le veut !…

Et tandis que Raton égrenait cinquante pater sans laisser échapper une plainte, son bourreau lui comptait cinquante coups de corde à nœuds en poussant des gémissements comme s’il se fût frappé lui aussi.

— Endurez, Monsieur Peixotte ! disait Raton de temps à autre. Endurez, le pardon du Ciel est à ce prix !

M. Peixotte ne savait guère où il en était de son compte. Il l’avait plutôt dépassé. Mais le sang commençait à rougir la chair d’un beau rouge grenat. À la vue de ce sang, M. Peixotte fut pris de la frénésie roturière qui s’était emparée de M. Poitou quelque temps auparavant, et Raton dut la subir, encore qu’elle trouvât que ce ne fût pas de jeu : M. Peixotte profanait l’habit du Carmel ; M. Peixotte annulait les mérites de la pénitence que Raton croyait qu’il se fût donnée. Cependant, M. Peixotte s’affaissa sur le tapis en poussant un juron épouvantable.

— Oh ! comme c’est mal, Monsieur Peixotte ! dit Raton en se relevant avec effort et en portant la main sur les parties endolories. J’avais tant prié Dieu pour vous ! Même je lui offrais encore en votre nom tout ce que vous m’avez fait souffrir. Oh ! comme c’est mal ! reprit Raton en sanglotant dans ses grandes manches flottantes.

— Il faut vraiment que tu sois une petite imbécile ! reprit Peixotte quand il eut à peu près repris ses sens. Tu me paraissais bête à fouetter, et je ne l’ai pas fait sans plaisir, je le jure ! Enlève-moi cette robe ridicule qu’il devrait être interdit de porter dans un État civilisé. Et puis, tiens, continua-t-il en se relevant et en arrachant le crucifix de cuivre et d’ébène que portait Raton sur sa poitrine, écrasons l’Inf…

— Arrêtez, arrêtez, Monsieur Peixotte ! hurla Raton en se précipitant par terre pour couvrir le crucifix de son corps. Vous me piétinerez plutôt ! Arrêtez, ou j’appelle à l’aide !

Le financier haussa les épaules et passa dans une autre pièce pour revêtir ce qui manquait à son costume.

Raton baigna de ses larmes son Divin Maître. Elle commençait une oraison quand elle songea qu’elle devait le dérober à la fureur sacrilège de M. Peixotte. Elle remit donc en hâte un de ses bas et passa le crucifix dans sa jarretière. Puis elle enleva la robe de carmélite et reprit ses habits. Quand elle fut vêtue, l’envie lui vint de partir sans se rappeler à son hôte. Elle le croyait si fâché qu’elle pensait qu’il ne lui donnerait rien et qu’il la chasserait peut-être. Au cas contraire, pourrait-elle accepter l’argent d’un pareil blasphémateur ? Les trente deniers d’Iscariote ne lui auraient pas brûlé les mains davantage.

M. Peixotte fit sa rentrée comme elle se dirigeait vers la porte, après avoir ramassé le rosaire à six dizaines qu’elle tint dans sa main fermée, encore qu’il débordât de toutes parts.

— Où vas-tu, ma chère enfant ? Tout ce qui vient de se passer n’était qu’un simulacre, une comédie de l’amour ; comment t’expliquer cela ? Moi-même, pour commencer, je n’étais pas très sûr que tu fusses sincère. On est si souvent trompé !… Viens ici, Raton. T’ai-je fait vraiment beaucoup de mal ?… Tiens, voici mille livres, mon enfant… Mais assieds-toi près de moi. Je vais sonner pour que l’on apporte à goûter.

Raton poussa un cri, car elle pouvait à peine s’asseoir sur l’ottomane où la poussait M. Peixotte. Celui-ci était aux petits soins, et Raton ne pouvait deviner la cause d’un changement si subit. Un valet vint apporter sur un plateau de vermeil un goûter magnifique où abondait Pomone orientale et dont se serait nourrie toute une famille de pauvres, si les pauvres se nourrissaient d’ananas, de muscat, d’oranges, de mirobolants et de massepains. Raton n’y voulut pas toucher.

L’inquiétude de M. Peixotte se manifestait dans toute sa personne par des tics et des mouvements multipliés. Les idées les plus folles traversèrent son cerveau ; mais, comme il n’était pas encore sûr que Raton ne fût pas une fine mouche, il éprouvait une grande perplexité à lui faire connaître quelqu’une de ses propositions obligeantes, de peur d’être pris au mot. M. Peixotte, souvent inquiété pour ses débauches, payait les exempts, les mouchards et les aventuriers des deux sexes des sommes importantes que lui reprochait son avarice quand il avait conquis la sécurité. Le seul combat qui se livrât en lui n’était jamais celui de la conscience et des appétits, mais bien de la lésine et de la dépravation. Allait-il offrir à cette soubrette de lui payer la dot qu’elle voulait acquérir ? Mais ce pieux et incroyable prétexte cachait peut-être la cupidité d’une gourgandine ? En ce cas, trouverait-elle le sacrifice suffisant ? Il se voyait déjà acculé à lui bâtir une folie. D’autre part, si elle était sincère, elle se contenterait de peu. Pourtant, il pourrait lui échapper que Peixotte l’avait flagellée sous l’habit d’une religieuse et qu’il s’en était fallu de rien qu’il ne profanât le Signe du Sauveur. L’avoir jeté par terre suffirait peut-être à le conduire au bûcher. D’Aiguillon n’en serait pas fâché, sur qui il possédait une créance de vingt-cinq mille louis. Le silence de Raton, qui ne parlait guère que toute seule quand elle était inspirée, lui semblait plein de calculs adroits et perfides.

— Voyons, mon enfant, dit-il, en lui pressant les mains avec effusion, tu m’en veux toujours beaucoup ?

— Oh non, Monsieur ! dit Raton. Je prie Dieu qu’il vous pardonne comme il a pardonné à ses bourreaux. Vous avez remis sous le joug Notre-Seigneur, et je suis trop heureuse d’avoir pris part à sa peine à la façon de Simon le Cyrénéen. À ce sujet M. de Royaumont nous explique par la figure LXII que la Croix de Jésus-Christ est toujours portée par deux, c’est-à-dire par le Divin Maître et par le chrétien qui souffre pour lui.

— Je suis touché, mon enfant, reprit Peixotte qui se sentit soulagé, de te voir partager une foi aussi vive, pour laquelle j’ai des penchants et des faiblesses. Mais le démon vient toujours à point pour me faire retomber dans le blasphème. Je finirais par en être vainqueur si quelqu’un joignait ses prières aux miennes. Prends donc encore ces cinq cents livres, mon enfant : tu feras dire des messes pour la tranquillité des pécheurs, et toi-même ne m’oublieras pas auprès de Dieu.

Raton prit les cinq cents livres en songeant que M. Poitou ne manquerait pas de réclamer une part qui vaudrait bien cet excédent, et elle en versa des pleurs sur la main de M. Peixotte qu’elle portait à ses lèvres. M. Peixotte prit ces pleurs pour de la reconnaissance, et il ne douta plus que Raton ne fût sincère. Il ne lui restait qu’une incertitude, celle d’être trahi par la difficulté que Raton montrait à s’asseoir et à se mouvoir. Qu’on lui posât des questions, que l’on découvrît la cause de son mal, elle ne parviendrait pas à se tirer d’embarras ; ses aveux, de fil en aiguille, révéleraient d’abominables circonstances.

— Ma chère enfant, dit-il, je veux encore te soulager de l’incommodité que je t’ai causée et qui peut nuire à ton service. Attends-moi, je reviens avec un baume du plus merveilleux effet. Bientôt, tu ne ressentiras plus aucun mal, et dans deux jours il n’y paraîtra point. Étends-toi et relève cette fois tes jupons pour une action bienfaisante.

Quand le financier revint, il trouva Raton à plat ventre. Elle tendait hors du sopha ces rondeurs de la Vénus Callipygos que la Reine fit voiler aux Tuileries pour satisfaire à la décence. Il effleura des lèvres ce beau marbre veiné de pourpre, et, tandis que la charitable Raton égrenait pour lui son rosaire, il la graissa d’onguent avec une sollicitude maternelle. Cependant, il ne fut pas sans apercevoir le crucifix des Carmélites passé dans la jarretière gauche, et pareil au stylet des courtisanes napolitaines. Craignant qu’il ne servît de preuve à son méfait de lèse-majesté divine, il se crut déjà percé de ce poignard ; mais il démêla bientôt que Raton l’avait soustrait à sa fureur, et il s’épanouit dans un bon sourire de confiance.