Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie/06

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Éditions Mornay (p. 75-91).
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VI


M a bonne amie, avait dit M. le Duc, ce Poitou sert de plus en plus mal à table. Comme il trouve insuffisante la poudre dont nos perruques couvrent nos cols et nos épaules, il croit bon d’y ajouter de la sauce. Il souffle une haleine empestée de pétun et de ratafia. Où trouve-t-il l’argent qui le fait s’enivrer plus qu’à l’ordinaire ?… Je voudrais bien le dispenser de son service pour l’affecter uniquement à ma garde-robe. Votre soubrette est charmante : elle le remplacerait avantageusement, tout en conservant auprès de vous ses fonctions. Quant aux jours où vous recevez et que l’on ne peut se dispenser d’avoir un laquais par personne, sa présence ne serait pas superflue. Ne m’objectez pas l’étiquette. Tous ces valets sont plus ou moins indolents, gauches et mal tenus : la présence d’une jolie fille leur donnerait du maintien, de l’empressement, et, pour tout dire, de l’émulation. Vous l’attacheriez à la desserte. Enfin, vous n’imaginez pas qu’elle s’amuse dans vos appartements. Elle aura bientôt des vapeurs comme une grande dame ; son joli teint ne tardera pas à se faner.

— Armand, mon bon ami, répondit Mme la Duchesse, je suis étonnée que vous descendiez à ces petites choses qui ne me traversent pas souvent la tête. Mais si je nourris ma camériste à l’écart, c’est pour lui éviter le contact de nos gens. Des vapeurs, dites-vous ?… Allons donc ! Dernièrement, je l’ai surprise dans ma chambre en train de danser le menuet. Son petit magot se trouvant répandu sur mon lit, j’ai pensé qu’après l’avoir compté elle manifestait sa joie. À dire le vrai, c’est une fille un peu bizarre. Je la conduis au Carmel, elle y rêve et n’y prie point. Mais voilà qu’un beau jour l’idée lui vient de prendre le voile !… Je lui avais peut-être trop parlé de religion. Bah ! cet enfantillage n’as pas tenu devant l’objection que je lui fis de la dot de cinq mille livres qu’exige la communauté. Après tout, je préfère la savoir dans ces idées qui garantissent sa vertu. Chose curieuse, mon ami, elle lit couramment la Bible que je lui ai donnée, elle qui savait à peine lire. Elle médite là-dessus au point de négliger un peu son travail, que vous savez n’être pas excessif.

— C’est un miracle, ma bonne amie ! dit M. le Duc qui retenait une forte envie de rire. Un miracle, oui-dà ! Je crois me souvenir que ce fut un peu le cas de sainte Catherine de Sienne. Et l’on a vu des pastoures illettrées répondre à des théologiens dans la langue des Pères de l’Église. On souhaiterait que la vôtre se prît à réciter les odelettes de Catulle…

Raton avait été fort étonnée elle-même de lire sans effort la Bible de Royaumont, le soir de son entretien avec M. le Duc et de sa conversation tumultueuse avec Poitou. Elle en rendit grâces au Divin Maître, car elle ne pouvait douter que la lumière ne lui vînt d’En-haut, qui refoulait ainsi les ténèbres de son ignorance.

Elle avait revu plusieurs fois l’image du Sauveur se substituer soit au tableau de M. Le Brun, soit au portrait de son maître, et plusieurs fois encore M. Poitou succéder à M. le Duc pour partager son plaisir et ses libéralités. Le maître et le valet s’étaient trouvés égaux devant l’amour, c’est-à-dire que ni l’un ni l’autre n’avaient réussi d’émouvoir Raton. M. Poitou s’en souciait peu. M. le Duc s’était détaché.

— Je te ferai connaître un homme d’Église, avait-il dit à Raton. Une telle constance dans la vocation, de si plaisants détours pour parvenir au terme d’aussi graves desseins ne manqueront pas de l’intéresser, ni ta beauté de l’attendrir.

Raton s’était doublement félicitée de se soustraire à la rapacité de Poitou en perdant M. le Duc, et de passer aux mains de cet homme d’Église qui gagnait sans doute le Ciel par le commerce de la chair. Pour lui comme pour elle, ce ne devait être qu’une pénitence. Elle se voyait avec lui en prières d’actions de grâces, avant et après l’étreinte, et cet embrassement lui inspirait à l’avance moins d’aversion que celui de son maître ou de M. Poitou. Mais elle se reprit de cette pensée comme d’une faute, ne devant aspirer qu’à la peine. Elle souhaita donc que son futur bienfaiteur eût la jaunisse de M. le Duc, l’haleine et l’œil vairon de M. Poitou, et, enfin, le poil rousseau de M. Grand-Jean.

Raton fut bien surprise lorsque, faisant le service de la desserte, elle se sentit remarquée par un convive à qui l’on donnait tantôt du Monseigneur et tantôt de l’Éminence ou de l’Excellence. Son vêtement ecclésiastique s’ornait du cordon bleu et de sa croix du Saint-Esprit. Avec un fonds de grandeur, il montrait assez de vivacité et d’enjouement. Pourtant, le feu de son discours n’en était pas moins discret. Il ressemblait à celui de ces pièces d’artifice qui retombent avec tant de mollesse et de mélancolie qu’on souhaiterait les recueillir dans le creux de la main. Mme la Duchesse, elle, tendait vers Monseigneur une gorge décolletée à l’extrême, comme pour y recevoir la pluie étoilée de son esprit, car elle imaginait que Monseigneur ne brillait ainsi que pour elle. Il parlait de Venise et de Rome, des princes, des prélats, des ministres, de Sa Sainteté, des Jésuites et de galanterie. De temps à autre, il attachait les yeux sur Raton, ce qui lui fit penser que M. le Duc avait daigné l’entretenir de sa vocation. Cependant, elle n’osait croire qu’elle fût destinée à Monseigneur, non qu’il lui parût d’un rang trop élevé, puisque M. le Duc s’était bien épris d’une pauvre Raton, mais parce qu’elle s’était contrainte à se le figurer dépourvu de séduction, et que tout en lui, malgré son âge et son état, n’était qu’amorce, grâce et complaisance. Ses mains, surtout, captaient les regards. Raton les suivait dans leur vol léger, quand Monseigneur parlait en agitant sans excès l’une ou l’autre. Elles élevaient le Corps du Divin Maître, ces mains ; elles bénissaient, elles consacraient, et Raton les eût baisées avec transport. De tous les hôtes, elle ne distinguait que Monseigneur, elle n’entendait que Monseigneur. Il est vrai qu’il ne quittait guère la parole qu’il s’était donnée et que personne ne songeait à lui reprendre.

— Mon enfant, dit M. le Duc qui, après le repas, rejoignit Raton dans la chambre de sa maîtresse, j’ai parlé de toi à Son Excellence M. de Bernis. Demain, tu prendras un fiacre pour lui porter ce pli de ma part, et tu demanderas à le lui remettre en mains propres. Si tu le manques, tu risques de ne le plus revoir, car il doit repartir pour son ambassade de Rome. Si M. de Moncrif n’était pas mort et qu’il se fût trouvé là, il eût été fort intrigué lui aussi. Il te serait, à coup sûr, un Moncrif de Paradis… Ah ! sainte petite Raton, je fais pour toi un bien joli métier !…

Le lendemain, Raton prit un fiacre que Poitou lui alla chercher sur l’ordre de M. le Duc.

— Je te recommande cette limogère, avait dit Poitou en jetant l’adresse au cocher. Tu voudras bien attendre qu’elle ait fini sa commission, et tu la ramèneras ici. Le suisse te fera payer la course. Et toi, ajouta Poitou en entrant sa tête dans la voiture, j’aurai l’œil à ton retour. Tâche à remplir ta plotte avec ton ratichon couleur d’écrevisse pour me déficher cinquante rusquins. Ça vaut bien cinquante écus, Jarni ! Monseigneur aime surtout la conversation, car il n’est pas jeune. Parle-lui du Carmel pendant qu’il occupera ses mains…

Raton n’eut d’autre réponse qu’un regard de mépris que Poitou ne sembla pas comprendre, et le fiacre la porta à travers mille cahots et mille éclaboussures vers sa nouvelle destinée. Mais Raton ne l’appréhendait pas. Il lui semblait qu’elle allât vers un ami du Seigneur et son ambassadeur ici-bas.

M. de Bernis la reçut assis dans un fauteuil. Il tendit les mains vers elle avec le geste de Dieu qui reçoit une âme élue. En écartant les bras, il découvrit la belle croix du Saint-Esprit qui scintillait sur sa poitrine. Raton s’y précipita, fascinée par le Signe du Divin Maître. Aussi bien, elle ne savait que dire ni quelle contenance avoir. Elle appuya ses lèvres sur la Croix semée de perles et de brillants, pendant que les bras de Monseigneur se refermaient sur elle en la pressant mollement.

— Mon enfant, dit M. de Bernis qui détacha le petit bonnet de Raton et la prit sur ses genoux, je suis ravi de te revoir. Ton maître m’a parlé de toi. Tu veux donc entrer au Carmel ? Mais sais-tu que la règle en est sévère, et que tu devras t’y conformer dès le jour où tu auras prononcé tes vœux ? Vraiment, tu as bien réfléchi ; tu ne crains pas de te repentir un jour ?

Elle fit signe que non, passa ses bras autour du cou de M. de Bernis et mit la tête sur son épaule. Elle éprouvait un sentiment d’une douceur infinie, un abandon qu’elle n’avait connu qu’à l’église, et quand la main de Monseigneur atteignit l’objet de sa convoitise, elle crut se retrouver dans la lumière pénétrante que répandait son Divin Maître lorsqu’il s’était substitué au portrait de M. le Duc. Les baisers que Monseigneur lui donnait dans le cou, en descendant jusqu’à l’épaule, augmentaient son extase. Elle se sentit ravie par les Anges comme Marie-Madeleine, enlevée dans l’espace à des hauteurs prodigieuses dont elle éprouvait le vertige. Au terme de son ascension, il lui sembla qu’une porte de pierreries plus étincelantes que la croix de Monseigneur allait s’ouvrir devant elle et qu’elle verrait Jésus dans sa gloire. Elle poussa un long soupir de bonheur. Mais elle redescendit en flottant dans l’éther, les Anges l’ayant abandonnée à la porte du Ciel.

Quand Raton reprit ses esprits, elle éprouva une grande fraîcheur. Les mains de Monseigneur s’occupaient de la dévêtir avec une sûreté qu’elle n’aurait pas eue pour Mme la Duchesse. Il la fit glisser devant lui. Presque aussitôt, elle fut toute nue et les cheveux épars. Alors, Monseigneur la prit par la taille, et, la soulevant un peu, la conduisit vers un sopha, où il la poussa doucement. Elle n’osait ouvrir les yeux et tenait les bras contre son visage. Cependant, Monseigneur, agenouillé, baisait son ventre comme une table d’autel. Ses belles mains paraissaient lisser une nappe, comme s’il eût officié…

Raton remonta plusieurs fois au Ciel. Elle était comme le ludion sous la pression du physicien. Enfin, Monseigneur prit place à côté d’elle et la tint pressée contre lui. Une glace lui renvoyait le reflet d’un dos marqué de fossettes et partagé par une ligne ondoyante et profonde.

— Tu ne veux donc pas me parler ? fit-il après un instant. Je ne connais encore de ta voix que des soupirs.

— Monseigneur, dit Raton, je pensais que nous prierions ensemble. Je vous aimerais en Dieu bien davantage.

— Ne mélangeons rien, dit Monseigneur. Quoi, tu croirais vraiment ? C’est un cas bien singulier que le tien ! Il rappelle celui de Marie l’Égyptienne qui supplia Zozime de la bénir. Cet abbé, parcourant le désert, aperçut Marie toute nue, mais tannée par le soleil, pouilleuse et décharnée. Elle conta donc à Zozime qu’après avoir vendu son corps pendant dix-sept ans, elle voulut se joindre à des pèlerins d’Alexandrie qui s’embarquaient pour Jérusalem afin d’y adorer la Sainte-Croix. Comme elle ne possédait pas d’argent, elle promit aux matelots de les payer de son corps. Mais voici qu’à Jérusalem elle ne put entrer dans l’église qu’en jurant à la Vierge de vivre désormais dans la chasteté. Jusque-là, une force invincible la repoussait du temple ; dès qu’elle eut obtenu son pardon, elle ne trouva plus d’obstacle à sa ferveur et put adorer la Croix comme les autres pèlerins. Elle fit pénitence dans le désert et s’y nourrit de trois pains qui devaient être fort grands puisqu’ils durèrent plusieurs années.

— Monseigneur, bénissez-moi comme Marie ! s’écria Raton en se jetant aux pieds de M. de Bernis, un genou en terre, tête basse, les cheveux répandus et les mains croisées sur sa gorge rebondie.

— Oui, je te bénis, tendre Raton ! s’écria Monseigneur qui imposa seulement sa main sur la tête et la baisa dans les cheveux.

Il resta quelque temps ainsi, ne pouvant détacher son regard du spectacle voluptueux que lui offraient les miroirs : la belle croupe de Raton que les feux du désert n’avaient point hâlée et qui aurait tenté la vertu de Zozime.

— Oh ! fit Raton, quand Monseigneur l’attira contre lui, à présent je suis bien heureuse !

Elle leva ses yeux célestes tout noyés de délices, arrosa de larmes la main qui l’avait bénie et l’appuya passionnément contre sa gorge. Puis, dans un plus grand élan, elle se jeta au cou de Monseigneur et lui donna sur la bouche le premier baiser qu’elle eût donné de sa vie.

— Mon enfant, mon enfant, soupira M. de Bernis, tandis que Raton jouait avec le Saint-Esprit, qu’il est doux pour un vieil homme d’inspirer un mouvement d’amour ! Que pouvais-je espérer de toi, sinon une complaisance passive, et peut-être trop visiblement intéressée ? Ah, Raton ! les glaces de l’âge m’empêchent de te rendre plus heureuse !… Mais ce n’est pas moi que tu aimes, et ce n’est peut-être pas Dieu. Tu aimes l’Église, Raton, qui t’a séduite par ses magnificences, ses chants, ses orgues, ses parfums, sa poésie, sa sécurité, et qui t’accueille dans son sein au même titre que les duchesses… Mais pourquoi faut-il que les couvents de France aient perdu l’aimable liberté qui règne encore dans ceux d’Italie ? Là, une fille qui redoute la servitude du mariage ou les dures nécessités du siècle, peut conserver une affection mondaine ou céder à ses fantaisies, si toutefois elle ne commet pas d’imprudence… Oui, que ne sommes-nous en Italie mon enfant !

Ferte, quid hic facio ? rapidi mea carbasa, venti
Ausonios fines cur mea vela vident ?

Amen ! fit Raton, qui crut à une prière et se signa vivement.

— Venise !… soupira M. de Bernis, après une pause pour révérer la mémoire du poète des Tristes, auquel il empruntait ces vers. J’avais une maîtresse au couvent de San Giacomo di Galicia, dans l’île de Muran. Elle s’appelait Maria-Magdalena, le nom de la plus charmante des saintes. La plus méritante aussi, car elle a beaucoup aimé… Maria-Magdalena Pasini chérissait une compagne, Catherina Campagna. Elle en était si peu jalouse que j’en pouvais jouir également. Un Vénitien de mes amis, le Chevalier Casanova de Seingalt, que j’ai retrouvé ici, était lui-même caressé de toutes les deux… Oui, que ne sommes-nous à Venise, mon enfant ! Je t’aurais fait entrer à San Giacomo et nous nous serions bien divertis tous les cinq, dans mon casino de Muran, si bien aménagé ! Hélas, ce temps n’est plus ! Maria-Magdalena s’est rejetée dans l’amour divin. Je crois que j’en vais faire autant, car je vieillis. On ne m’appelle plus la Belle Babet. Je ne suis à présent que Monseigneur ou Son Excellence…

En attendant son retour à Dieu, Monseigneur balançait Raton sur ses genoux. Lui-même suivait le mouvement qu’il imprimait. Il croyait peut-être voguer en gondole sur la lagune en serrant contre lui Maria-Magdalena. Le sein qu’il caressait lui rappelait peut-être le dôme de Santa Maria della Salute, quand il s’élève de l’Adriatique aux yeux du barcarol.

— Je veux, reprit M. de Bernis, interrompant sa rêverie, t’associer dans le souvenir à Maria-Magdalena Pasini et à son amie Catherina Campagna. Mais il te faut connaître la première, puisque tu dois vivre avec elle dans mon cœur.

Il tira de sa poche une large tabatière d’or et en fit jouer un déclic secret. Le portrait de Maria-Magdalena Pasini apparut, qu’aussitôt il porta à ses lèvres. Raton vit une femme nue, à demi couchée sur un divan et qui semblait comme elle être redescendue du Ciel. Un rideau noir à franges d’or et relevé sur le côté portait en poussière de brillants les initiales M. M. entrelacées. Monseigneur retourna la boîte, fit jouer un autre ressort, et Raton vit la même personne en costume de religieuse. Ses yeux modestement baissés rêvaient sur un secret, la bouche souriait mystérieusement, les mains étaient jointes. Au-dessous, Raton lut les mêmes initiales, mais en cheveux de la plus noire ébène.

— Aujourd’hui, dit Monseigneur, elle prie Dieu vraiment et j’ose croire que c’est une sainte. En ce temps-là elle priait l’Amour. Écoute, maintenant. C’est un air de Pergolèse qu’elle chantait à ravir.

Une petite musique d’épinette se fit entendre avec mélancolie. Elle semblait parvenir d’un pays lointain, à travers les années. La dernière note redit un son plus étouffé, comme si une larme qui glissa des yeux de M. de Bernis en eût assourdi la résonance en s’écrasant sur le couvercle.

Ils restèrent à rêver sans rien dire devant la miniature de la religieuse. M. de Bernis évoquait le temps qu’il avait passé à Venise et qui n’était déjà plus celui de sa jeunesse. Raton se plaisait à imaginer Monseigneur dans la pourpre cardinalice et versant sa voix caressante dans le sein des belles nonnes de San Giacomo di Galicia.

— À quoi songes-tu, Raton ? fit Monseigneur pour chasser les regrets.

— Monseigneur, répondit Raton, je voudrais vous entendre parler du haut d’une chaire et revêtu de vos beaux habits.

— J’aime à croire qu’en même temps tu penses à mettre ta chemise mon enfant. Diable ! je n’ai pas lu la lettre que tu as apportée. Mais je sais à peu près ce qu’elle contient.

Pendant que Raton passait ses vêtements sans quitter des yeux Monseigneur, celui-ci prit place à son bureau et décacheta le pli de M. le Duc. Il disait :

« Bernis, je t’envoie Raton. Donne-lui ce que tu voudras pour son salut. Je crois que tu aideras aussi au rachat de ton âme, car il ne me paraît pas certain que l’ébauche de ta Religion Vengée y suffise… »

— Je te compte cinq cents livres dans cette bourse, dit Monseigneur. Je suis désolé de partir demain pour Rome. Je t’aurais reçue de nouveau avec tant de plaisir ! Mais il faut nous quitter, et peut-être pour toujours. Viens m’embrasser une dernière fois.

Raton se précipita et baisa les mains qui glissaient la bourse dans sa gorge. Puis elle resta longtemps tenant ses lèvres pressées contre les lèvres de Monseigneur.

— Que n’ai-je, dit-il en soupirant, ton portrait et celui de Catherina pour les joindre à celui-ci ! Si je ne partais, je t’eusse fait peindre, non pas en Marie l’Égyptienne, qui était vieille et édentée, mais en Marie-Madeleine qui répand les ondes dorées de sa belle chevelure. Adieu, Raton ! Adieu, mon enfant !…

Monseigneur l’éloigna doucement de la main pour mettre terme à une effusion qui menaçait de ne devoir finir. Raton partit en se retournant plusieurs fois. Comme elle fermait la porte, elle entendit grelotter l’air de Pergolèse que Monseigneur remontait dans sa boîte. Quand elle fut en bas, avant de reprendre le fiacre qui l’attendait, elle leva les yeux vers les fenêtres et aperçut M. de Bernis qui l’épiait à travers les rideaux. Elle osa lui envoyer un baiser et se jeta dans le fond de la voiture, toute confuse et palpitante. Elle passa son temps à revivre les deux heures qu’elle venait d’employer et à se représenter M. de Bernis parlant en chaire et agitant ses belles mains au-dessus des filles de Dieu.

— Seigneur, pensa Raton, comme le fiacre achevait sa course et ralentissait son allure, j’ai connu le plaisir dans ma chair, et j’ai ressenti l’amour ! Mais je ne m’en accuse pas. Comment ce bien aurait-il pu venir de la terre, puisqu’il est le même que celui que j’éprouvai devant votre image, et que ni M. le Duc ni M. Poitou n’ont pu me le faire connaître ? Oui, ces délices venaient du Ciel !…

Le fiacre n’était pas encore arrêté que la portière s’ouvrit et que M. Poitou se fit voir.

— Comme tu as été longue, Jarni ! La daronne s’impatiente… Prépare toujours mes écus, que je ne soyons pas mouchaillés par Rapenod.

Raton eut bien envie de soutenir à M. Poitou que Monseigneur ne lui avait rien remis, mais elle offrit sa peine à Dieu. Elle chercha dans sa gorge de quoi satisfaire M. Poitou et elle atteignit quelques pièces d’or qui dépassaient le compte.

Hust must ! fit Poitou dans l’ignoble langage qu’il croyait si séduisant. Avec ça, je vas picter à ta santu

Il partit en sifflant. Raton fredonna quelques mesures de l’air angélique de Pergolèse que Monseigneur écoutait peut-être encore en contemplant la belle M. M., et elle forma le vœu qu’il la mêlât toujours à ce souvenir.

— On est pien caie, Matemoisselle Raton ! dit aussi malicieusement que possible M. Rapenod qui s’avançait vers le fiacre. Che vois que l’on commence à se técourtir !…

— C’te jeunesse a pris son temps, dit le cocher en clignant de l’œil. J’aurions pu boire dix s’tiers ! Foi d’Monsieur Guillaume que j’sommes, on a dû s’bien faire embrasser, car on était rouge en r’descendant. Et, dans la rue, on en r’demandait encore !…