Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie/09

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Éditions Mornay (p. 127-148).
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IX


L a lettre annoncée par l’abbé Lapin fut remise par le suisse à Raton lorsqu’elle descendit avec sa maîtresse pour se rendre à l’office du Carmel. Il lui dit dans son langage que cette lettre avait été apportée, quelques instants auparavant, par une femme de Balleroy qui, pressée d’affaires d’intérêt, refusa toute entrevue. Elle avait insisté afin que Raton lût le message sans trop de retard et prît le coche de Bayeux, à cinq heures de l’après-midi. On était un lundi, jour fixe des départs pour la semaine : il ne se pouvait que l’on attendît jusqu’à la semaine suivante. M. Rapenod, qui parlait avec cérémonie et difficulté, ajouta quelques considérations dont on ne savait si elles fussent de lui ou de la messagère, comme de s’y prendre quatre heures d’avance pour retenir une place, encore serait-ce bien court, tant et si bien que Mme la Duchesse, impatientée, saisit la lettre des mains de Raton et monta dans son carrosse, en disant qu’elles auraient loisir de lire et de méditer pendant le trajet, et que tout cela était bien fâcheux.

« Mademoiselle Raton, lut à haute voix Mme la Duchesse — le cœur de Raton battait très fort, — votre bonne nourrice est bien malade. Je vous écris sur son instance pour vous mander de partir ce lundi qui vient. Une issue fatale n’est guère à craindre, mais il serait bon que vous vinssiez pour la garde et les soins, car je ne peux m’occuper de tout et j’ai ma vie à gagner. C’est la Perrine qui vous remet ce billet. J’espère que vous n’avez pas oublié non plus Marie la Rebouteuse qui vous trace ces lignes et vous salue. J’oubliais de vous prier de m’apporter de la corne de cerf et de la poudre de taupe calcinée. Il me faudrait pour le prix de trois livres de chaque chose. »

— Eh bien, il faudra partir après le repas, fit Mme la Duchesse en serrant doucement la main de Raton, qu’elle garda dans la sienne. Tu resteras le temps qu’il faudra et que je prévois ne devoir être court, car il y a du reboutement là-dedans. Les vieilles gens sont longues à se remettre des fractures et les suites en sont parfois à redouter. Je ne te remplacerai pas. En t’attendant, je me ferai servir par mes lingères. Si le Chevalier de Balleroy retournait à Bayeux, j’aurais par lui de tes nouvelles : il n’aurait qu’à questionner son piqueur ou son maître-valet. Mais il prend un congé et ne retournera pas d’aujourd’hui sur ses terres, où il a couru le lièvre et la grosse bête à suffisance.

« Je m’étais habituée à toi, ajouta Mme la Duchesse, qui songeait à la sécurité qu’eût prêtée à ses amours la complaisance de Raton. Voilà qu’il me faut te perdre ! C’est toujours ainsi… Je ne m’en plaindrai pas davantage : la volonté de Dieu soit faite ! Au moins, promets-moi de ne demeurer que le temps nécessaire, et même de revenir si les craintes que l’on te donne n’étaient pas fondées. Quand nous serons rentrées, je te paierai ton voyage et te donnerai encore quelque chose pour toi et ta nourrice. Tout à l’heure nous prierons Dieu qu’il la guérisse et te la conserve. »

Raton exprima sa reconnaissance à sa maîtresse en lui baisant la main à son habitude, mais sans ressentir aucun remords de l’avoir abusée. Elle prit même un air de circonstance que Mme la Duchesse voulut bien faire paraître, elle aussi, pour marquer qu’elle compatissait aux misères de ce monde, alors qu’elle ne songeait qu’au petit embarras où la mettait le départ de Raton. Celle-ci commença de savourer la messe dans tous ses détails liturgiques, ainsi qu’un plaisir qu’elle ne goûterait pas de si tôt. Elle ne doutait pas que Mme Gourdan ne fût pieuse, étant l’amie de M. l’abbé Lapin ; mais la conduirait-elle justement au Carmel ? Et d’ailleurs, comment s’y rendre sans rencontrer Mme la Duchesse ? Les autres églises lui paraissaient indifférentes, car elle considérait celle du Carmel comme la sienne propre, la maison où elle devait vivre et mourir et qu’elle acquérait petit à petit par le commerce de son corps. C’était, en effet, la payer d’une chose de rien, et elle se reprocha ses révoltes passées, ses dégoûts, ses humiliations, se promettant d’accomplir, non pas avec servilité, mais avec allégresse, bon vouloir et coquetterie tout ce que de pauvres fous attendraient d’elle sans parvenir à la troubler ni la détourner de son dessein. Elle céderait à leurs exigences comme à l’obligation des repas, qu’elle prenait sans appétit ni gourmandise.

Pourtant, l’idée qu’elle se formait de sa nouvelle maîtresse ne laissait pas d’être fort inexacte. Elle s’en tenait à des commodités qu’elle imaginait beaucoup plus grandes que chez Mme la Duchesse et sans qu’un Poitou lui dévorât la moitié de son bien. Faisant le compte de ce qui lui restait et de ce qu’elle pouvait acquérir, elle pensa qu’il ne lui faudrait guère plus d’un trimestre pour rejoindre derrière la grille les religieuses qui louaient Dieu si paisiblement et dont elle aurait voulu distinguer les visages.

Mme la Duchesse qui sortait d’un long assoupissement la regardait du coin d’un œil encore trouble compter sur ses doigts en tapotant la tablette de son prie-Dieu. Elle lui donna sur la main un petit coup d’éventail, afin de la tirer de distraction et l’engager de prier pour le fémur ou le bassin de sa bonne nourrice, avant l’Ite missa est qui n’était pas loin. Raton pris honte de ses calculs, qui lui venaient, pour son excuse, d’une longue hérédité normande, et elle reporta ses yeux sur le tableau de M. Le Brun. Elle n’y vit pas son Divin Maître. Mais il lui sembla que la Madeleine lui souriait en détournant son visage du Ciel. Marie l’Égyptienne, elle, levait les yeux de sa tête de mort et regardait Raton d’un air mutin. Elle comprit que les deux saintes se donnaient pour ses patronnes et lui disaient à bientôt, chez les filles du Seigneur.

Les adieux de Raton et de Mme la Duchesse, à l’instant que l’on se levait de table, furent précipités, et M. le Duc parut satisfait de ce départ qu’il eût souhaité définitif. Raton partit sans autre bagage que sa Bible de Royaumont ; mais elle emportait en viatique le petit magot qu’elle avait extrait de la jolie malle peinte, sa cachette ordinaire.

Cependant, M. Poitou, qui l’avait reprise la veille au soir en lui rendant au décuple les coups de M. Grand-Jean, s’offrit à lui chercher un fiacre, dans la secrète intention d’approfondir les raisons de son départ. Il protesta qu’elle n’en saurait trouver, Jarni !… Raton cherchait comment se défaire de M. Poitou sans lui donner de soupçon. Comptant sans la prévoyance de son protecteur, le singulier abbé, elle pensa qu’elle en serait quitte pour parler au cocher sitôt qu’elle serait hors de vue. Un fiacre attendait, comme par hasard, à quelques pas de l’hôtel. Avant que M. Poitou eût ouvert la bouche pour les questions qu’il méditait, deux hommes qui disputaient avec l’animation de l’ivresse bousculèrent M. Poitou et le firent tourner sur lui-même. M. Poitou témoigna d’une grande colère envers tant d’impudence, mais déjà le cocher ouvrait la portière devant Raton et la refermait sur elle en lui adressant un signe d’intelligence. Puis il grimpa sur son siège avec une agilité inconnue de ses pareils, et les jarni de M. Poitou furent étouffés par la cadence d’un quadruple sabot qu’un poète n’a pas hésité de rendre fameuse.

Le fiacre modéra son allure quand il eut passé les ponts et que son cocher ne soupçonna plus M. Poitou de manifester sa constance en la suivant à la course. C’était encore faire beaucoup d’honneur à M. Poitou ; irrités de la mauvaise humeur qui nourrissait sa faconde, les deux hommes l’avaient accosté et regardé de travers sans mot dire. M. Poitou leur trouva des épaules éloquentes et tourna le dos sans dignité pour regagner l’inviolable asile de M. le Duc.

Raton lut le nom des rues pour se distraire. Il faut, se dit-elle, que la Providence m’ait conduite dans la Grande Ville en vue de l’accomplissement de ses volontés. Ne suis-je pas descendue du coche de Caen vis-à-vis les Filles-Dieu, et n’allé-je pas compléter ma dot rue Saint-Sauveur, que je ne quitterai, selon toute vraisemblance, que pour me rendre au Carmel ? Mais pourquoi faut-il que ce vestibule du Paradis se trouve justement rue d’Enfer ? Ne serait-ce pas pour nous rappeler que le Malin sème ses embûches jusqu’à la porte du Ciel ? Un faux-pas, et nous la manquons au moment que nous croyons l’atteindre. Telle est notre faiblesse ; telle est aussi notre témérité. Non, je ne m’endormirai pas dans cette tranquille assurance, ô Divin Maître, même quand mes travaux m’auront fait accepter parmi les épouses de votre maison. Je ne cesserai, au contraire, de vous manifester mon amour en tirant sans relâche l’aiguille de la Prière qui entretient et renouvelle le tissu de nos âmes, car elles ne seront jamais assez délicates pour essuyer vos divins Pieds ou leur servir d’un tapis moelleux. Je frotterai sans relâche le candélabre de la Foi qui nous éclaire et ne le laisserai pas se couvrir d’une rouille offensante. Je laverai de la serpillière, de l’eau bouillante et de la terre à foulon du Repentir les escaliers de l’Espérance, et je passerai la tête-de-loup dans le retrait du Péché. Après ce long labeur de chaque jour, votre ancelle diligente interrompra le repos de la nuit afin d’épousseter sur son corps la poussière de la Paresse, comme le lui a enseigné M. Peixotte…

Raton, mise en douce humeur par la manière dont elle avait quitté M. Poitou, se plut beaucoup à ces analogies plus ou moins lointaines entre les fonctions qu’elle venait de quitter et sa future vie de religieuse. Cette pieuse plaisanterie dans le goût mystique l’amusait encore, que la voiture s’arrêta devant le marchand de tableaux de la rue Saint-Sauveur, dont elle n’avait pourtant pas donné l’adresse.

Il sortit de la boutique un grand vieillard enveloppé d’une robe de chambre du temps du feu Roi et coiffé d’une calotte de velours noir. Sa barbe bifide, ses cheveux blancs qui retombaient en boucles sur son col lui donnaient l’air d’un patriarche. Il ouvrit lui-même la portière et offrit la main à Raton pour l’aider à descendre, après avoir payé le cocher sans discussion, comme d’un prix fixé d’avance.

— Je suis, dit-il avec l’accent de M. Peixotte, M. Gomez, l’antiquaire, qui vous reçoit au nom de Mme Gourdan que vous verrez tantôt. Donnez-vous la peine d’entrer chez moi, Mademoiselle, vous y trouverez l’abbé qui se livre à ses occupations favorites, autant dire à la fainéantise.

Doucement poussée par M. Gomez, Raton pénétra dans la boutique d’où sortait une voix flûtée accompagnée d’un bourdonnement de guitare. Assis dans la pénombre, devant une table chargée de bouteilles, de verres crasseux, des reliefs d’un déjeuner et d’objets inattendus, l’abbé semblait n’être troublé ni par le roulement du fiacre, ni par l’entrée de la visiteuse, ni par son hôte qui traînait péniblement ses savates. La tête basse et dodelinante, l’oreille attentive aux sons que sa main faisait naître, il chantonnait un air que Raton connaissait déjà pour l’avoir entendu la veille :

Robin a des sonnettes
Au bas de sa jaquette,
Qui font der lin dindin.
Maman, j’aime Robin,
Maman, j’aime Robin !


Robin a une poule
Qu’y a sept ans qui couve
Ell’ n’a fait qu’un poussin.
Maman, j’aime Robin,
Maman, j’aime Robin !

— C’est ma chanson préférée, dit l’abbé posant sa guitare à plat sur sa jambe, qu’il garda croisée, et songeant à lever la tête, sans toutefois saluer Raton, comme s’il ne l’eût pas quittée depuis la veille. Je l’ai chantée devant la Reine, et toutes ces demoiselles me la demandent… Assieds-toi, ma fille. Mme Gourdan est trop occupée pour te recevoir maintenant. D’ailleurs, il était convenu sous des termes déguisés que tu ne la verrais qu’à cinq heures. Mais tu as eu raison de prendre de l’avance, comme je te l’avais écrit et fait dire : nous aurons le temps de causer. Et puis, l’on se serait aperçu de la longue attente du fiacre à peu de distance de l’Hôtel d’Aiguillon. Peut-être l’aurait-on trouvée singulière. J’avais également posté deux solides gaillards aux alentours, dans le cas où quelque greluchon de la valetaille aurait montré de l’indiscrétion… Par exemple, celui d’hier. Comment l’appelles-tu ?

— Poitou.

— Ce coquin que j’ai percé à jour t’a laissée partir sans encombre ? Oui… Le cocher est à nous. Il a dû t’enlever sans demander d’adresse. Avec les filles de ton âge, il faut prendre de ces précautions. L’on a souvent maille à partir avec l’un ou l’autre, et Mgr le Lieutenant de Police… Bah ! au fond, tu n’as rien à craindre. La réserve sera recommandée aux amateurs. Tu comprends, une fille de Dieu… Quelle idée tu as eue là : tu es très intelligente, mon enfant…

L’abbé se versa un rouge-bord, qu’il vida d’un trait. Il claqua la langue, fit virevolter sa guitare, la reposa sur son genou et reprit :

— Quel âge as-tu, au juste ?

— J’aurai bientôt dix-huit ans, Monsieur l’Abbé ?

— Hum !… Enfin, l’on dira que tu en as vingt ! Et puis, l’habit de religieuse te vieillira un peu. Il y a tout ce qu’il faut ici. Tu as bien fait de ne pas l’apporter.

— Mais je n’ai pas d’habit de religieuse ! s’écria Raton en versant des larmes soudaines, car elle revivait à ces mots l’abominable scène de M. Peixotte. Je n’en ai pas ! sanglota-t-elle. Je n’en veux pas mettre !… Je ne veux pas profaner le saint habit du Carmel ! J’aime mieux retourner chez Mme la Duchesse, où j’étais battue et volée par M. Poitou !…

— Je ne comprends plus, dit l’abbé. Ou bien alors, on raconte tant de choses que la partie la plus piquante de ton histoire n’est qu’une légende. Cependant, tu prétends bien entrer au Carmel ? Tu ne vas pas dire le contraire à Mme Gourdan et me faire tort en m’enlevant mon petit avantage ?

— Je ne saurais vous faire de tort, Monsieur l’Abbé, reprit Raton parmi ses larmes, car je n’ai pas à dire le contraire. Mais pourquoi me parler de M. le Lieutenant de Police ? Je ne ferai pas plus de mal ici que chez Mme la Duchesse, je suppose ?

L’abbé resta songeur, étonné de tant d’innocence. Il caressait avec perplexité le bois de sa guitare. À plusieurs reprises il eut l’air de vouloir parler, mais la question lui coûtait. Il dit enfin, frappant brusquement les cordes qui rendirent un son plaintif :

— Tu crois vraiment en Dieu ?

— Oh oui, Monsieur l’Abbé !… gémit la pauvre Raton en joignant les mains. Oh oui ! car je l’ai déjà vu plusieurs fois…

— Pardon, mon enfant ! fit l’abbé qui posa sa guitare sur la table, se pencha au bord de sa chaise et prit les mains de Raton dans les siennes. Pardon, mon enfant ! Je te traitais en aventurière, mais ta sainteté est éclatante. Le misérable qui voudrait tomber à tes pieds, elle l’illumine comme la foudre éclaire un antre ténébreux où pourrit un amas sordide de branches mortes et d’ordures, où rampent des reptiles, où se tapissent des bêtes répugnantes… Hélas ! j’ai fermé mon cœur à la lumière d’En-Haut, et je ne suis plus habité que par des vices. Les vertes espérances de ma jeunesse ne sont que des souches noires et desséchées. Mais bien que je sois tombé dans l’abjection, que mon pied ne soit pas demeuré ferme dans la voie droite, que j’aie connu la paille et les fers des cachots, que j’aie trop souvent renié et blasphémé Dieu, je suis prêtre. Je serai toujours prêtre. Tu es sacerdos in aeternum !… Aussi, je te bénis, Raton. Je t’absous devant Dieu et devant les hommes. Indulgentiam, absolutionem et remissionem peccatorum tuorum tribuat tibi omnipotens Deus. Quoi ? Quel est mon égarement ! Dieu te protège et t’inspire : c’est à toi de me bénir et de prier pour le rachat d’une âme déchue !…

— Complètement ivre ! fit M. Gomez, qui nettoyait une toile en silence. À toi tout seul, l’Abbé, tu as bu quatre bouteilles de mon Frontignan. J’en demanderai une indemnité à la « Petite Comtesse ».

Mais l’abbé ne répondit pas. Le front dans ses mains, les coudes aux genoux, courbé devant Raton, il pleurait à chaudes larmes. Raton lui caressait l’épaule en silence, prise d’une grande pitié pour le prêtre qui s’humiliait devant elle et lui découvrait son cœur pantelant.

« Quel changement ! pensa Raton. Est-ce bien le même homme qui parlait chez Mme la Duchesse, et qui lui prit son éventail avec l’adresse d’un physicien ou d’un tire-laine ? » Et elle se rappela les masques de satin qui l’avaient si fort intriguée lorsqu’elle cherchait des rubans feu pour sa maîtresse.

— Il ne faut pas y faire attention, Mademoiselle Raton, reprit M. Gomez. Chaque fois qu’il a trop bu, il chante les vêpres ou reparle de sa prêtrise. Cela ne l’empêche pas de détourner les filles et de toucher sa bonne-main. Quelle comédie !… Mais, voyez-vous, j’ai toujours peur qu’il ne consacre mon vin…

— Tais-toi, Gomez ! souffla l’abbé Lapin après une pause pendant laquelle il avait avalé ses larmes. N’insulte pas à mon repentir, à ma douleur ! Je ne t’accable pas de tes faux tableaux, non plus que des statuettes égyptiennes que tu vendis à M. le Comte de Caylus, ces statuettes qui fondirent comme du sucre dans le bain qu’il leur fit prendre pour les décrasser de la poudre des millénaires. Elle n’était, à vrai dire, que le sable de ta cave, mêlé à de la cendre de lessive.

M. le Comte est mort voici huit ou neuf ans, fit M. Gomez. Il se soucie des fouilles de Memphis autant que de celles d’Herculanum, c’est-à-dire comme des vers qui ont rongé son épaisse carcasse.

L’abbé eût sans doute riposté si un vieux galantin n’était entré dans la boutique, sans saluer personne autrement qu’en touchant le bord de son chapeau brodé, il alla d’une toile à l’autre, en retourna quelques-unes qui s’entassaient contre le mur et se promena le nez en l’air, sa canne derrière le dos. M. Gomez quitta son travail et lui parla dans l’oreille. Sur un grognement d’intérêt du visiteur, il tira de sa robe de chambre un petit éventail qu’il déploya avec des précautions infinies.

— Combien ? fit le vert-galant, visiblement intéressé.

— Je n’ai qu’un prix pour un Fragonard, répondit à mi-voix M. Gomez. Quinze cents livres… Je ne vendrais pas plus cher un tableau, car ces objets sont recherchés : le peintre n’en fait pas beaucoup. Enfin, la monture est de Le Flamand, l’ivoirier dieppois. C’est un rien avec quoi l’on s’attache une petite maîtresse, continua M. Gomez, pendant que l’amateur examinait l’éventail à la loupe, sur le seuil de la porte ouverte.

M. Gomez jetait de temps à autre un regard prudent dans la rue. Enfin, le chaland lui versa le prix de son emplette, en déchirant une cartouche de louis. M. Gomez reçut les pièces d’or dans les mains qu’il tendait comme un assoiffé devant une fontaine, et l’on eût pu craindre qu’il ne les bût véritablement.

— Je te dois mille livres, l’Abbé, dit M. Gomez, quand l’amateur fut parti. Mais je ne sais guère si je dois te faire grâce de mes quatre bouteilles de Frontignan !…

— Tu peux en apporter une autre avec un verre pour notre compagne, fils de Melchisédech ! répondit l’abbé Lapin en accordant la guitare qu’il venait de reprendre. Ne viens-tu pas de ramasser cinq cents livres sans autre effort que de fouiller dans ta poche à malices ?

— À malices ! Tu sembles oublier que c’est toi qui l’as remplie ?

— Raison de plus pour te montrer reconnaissant. Mais tu souris, Gomez. Je le connais à ta grimace, et je te vois chercher quelque chose qui doit être ton briquet. C’est que tu vas descendre au cellier, si le mot n’est pas trop pompeux…

Et l’abbé se saisit des mille livres que son hôte déposa à regret sur le coin de la table, après avoir allumé un rat de cave.

— Raton, dit l’abbé, pendant que M. Gomez disparaissait dans une trappe, prends cet or que j’ai mal acquis. Fais-le servir à l’œuvre pieuse qui te place au rang des saintes Pécheresses dont s’entourait Notre-Seigneur, en compagnie de paresseux, de doux vagabonds et de voleurs. Non, l’Église ne rougit pas de les honorer à la face des Pharisiens aux prières présomptueuses ! Les premiers sont pareils à ces ouvriers de la vigne qui, selon saint Matthieu, ne furent embauchés que le soir et reçurent le même salaire que ceux qui travaillaient depuis la pointe du jour. Dieu ne fait pas de différence : Il ne tient compte que de la bonne volonté, fût-elle de la dernière heure, et les misérables seront toujours ses amis, bien qu’ils vivent le plus souvent sans loyauté et sans vertu. Il les relève de l’ordure et de la poussière pour les asseoir à côté des princes de son peuple : Suscitans a terra inopem, et de stercore erigens pauperem, ut collocet eum cum principibus, cum principibus populi sui.

« Car Dieu prend ses délices à purifier la boue des plus misérables, écrivait Mme Guyon. Il semble même qu’Il prenne son plaisir à faire de ces âmes criminelles le trône de son amour, afin de faire connaître son pouvoir, et comment il peut consommer et rétablir en leur premier état ces âmes défigurées, et même les rendre plus belles que celles qui n’ont pas été salies…

« Mais qu’est-ce donc que la loyauté et la vertu des Pharisiens, sinon des règles qu’ils imposent aux déshérités, dans la crainte qu’ils ne viennent demander de partager leurs biens ? Je m’accusais d’avoir soustrait un objet frivole. À dire le vrai, quel dommage ai-je produit ? Il chassait les mouches et les vapeurs d’une vieille haquenée. J’en eusse retiré de quoi manger et me vêtir. Peut-être même l’eussé-je bu. Je répondrai que je n’ai pas le choix des divertissements, et que le tort que j’ai causé n’est pas en rapport avec le plus grand plaisir qu’un pauvre puisse rencontrer et que Notre-Seigneur ne condamne point. N’a-t-il pas mué l’eau en vin ? Même il l’a multiplié, ce vin. Et qui plus est, il l’a consacré à son culte, comme la chose la plus généreuse, celle qui nous donne un avant-goût du Ciel : Buvez, ceci est Mon Sang ! Les fidèles de la primitive Église s’enivraient dans les festins solennels pour célébrer la mémoire des Martyrs. Parlerai-je du pape Boniface, qui institua des indulgences pour ceux qui boiraient après grâces, et de cet autre pontife, né d’une mère de la noble maison de Carafe, l’illustre Pignatelli, dis-je, dont le nom signifie petit-pot ?… Mais quoi ! porter trois cruchons dans ses armes et condamner le quiétisme, voilà ce que je ne puis comprendre !…

» Néanmoins je me priverai du plaisir de boire, Raton, pour alléger des fautes qui me pèsent, et faire ce que j’eusse voulu que l’on me fît quand j’étais jeune et fervent à ton image.

— L’Abbé, dit l’hôte en débouchant la bouteille, tu es un rare sophiste. Je ne sais ce qu’il adviendrait des Républiques si l’on mettait ta morale en action, ou plutôt je le sais trop bien. Ton doux Galiléen n’est, à tout prendre, qu’un incendiaire, un boutefeu qui rôde autour des poudres.

— Il ne fallait pas avoir de poudre… Il t’appartient vraiment de défendre les Publicains et les Pharisiens, toi qui viens d’empocher cinq cents livres d’un objet dérobé, et qui sers de paravent à la prostitution ! Car, ajouta l’abbé en remplissant les verres, cette retraite paisible et poussiéreuse où s’entassent de douteux tableaux de maîtres, dont la plupart représentent des Vierges et des Saints, n’est que l’antichambre d’un bordel. Sache-le, Raton, nous montons dans la galerie où tu vois ces vieux tapis plus éprouvés que les pavillons de la bataille de Lépante, nous poussons un huis délabré, et nous pénétrons dans le lupanar de la rue voisine, celle des Deux-Portes-Saint-Sauveur, qui a rendu Mme Gourdan si célèbre. À ta santé, vieux sycophante !…

« Mais que cette rue des Deux-Portes-Saint-Sauveur est donc bien nommée ! Je ne le dis pas par allusion à la porte secrète de notre hôte, que bénissent les débauchés craintifs : je parle au figuré. Pour la plupart l’entrée de Mme Gourdan, autrement dite la Petite-Comtesse, est une porte de perdition. Pour d’autres, dont je ne connais présentement qu’un exemple dans la personne de notre compagne, elle est la porte du salut. Je veux croire que Marie la Bohémienne et sainte Pélagie, l’une à Alexandrie, l’autre à Antioche, demeuraient chacune dans une rue des Deux-Portes-Saint-Sauveur. Je n’aurai garde d’oublier sainte Agathe, qui fut mise à Catane, par le consul Quintien, chez une maquerelle du beau nom d’Aphrodise, ni Daria, l’ancienne prêtresse de Diane, dont la porte était gardée par un lion, dans un lupanar de Narbonne.

— C’est une bien joyeuse religion que la vôtre ! dit M. Gomez, qui avait repris sa toile.

— Oh ! dit l’abbé, je ne parlerai pas de Loth incestueux qui proposa ses filles aux Sodomites à la place des deux Anges, en faisant valoir leurs talents, ni du Lévite d’Ephraïm, qui prêta lâchement sa femme aux débauchés de Gabaa, afin de préserver son ponant, ni de cent autres menues circonstances de la postérité d’Abraham qui prouvent tout au moins l’antiquité de la ruffiennerie.

« Cependant, continua l’abbé, après avoir humé plusieurs rasades, il faut toujours bien faire ce que l’on entreprend. Ce n’est pas une bonne raison que d’être une sainte pour ne remplir qu’à demi un état qui vous fut imposé. Le plus grand mérite est d’accomplir les tâches que Dieu vous propose, non seulement avec obéissance, mais avec jubilation… De la sorte, tu toucheras davantage Notre-Seigneur, et aussi beaucoup d’argent.

— J’y songeais ce matin, durant la messe, fit Raton. Mais je veux être sûre que rien ne m’obligera à revêtir la robe du Carmel.

— C’est entendu, dit l’abbé. J’en fais mon affaire. Je comprends que le sacrilège te répugne ; et si je t’en parlai au début de notre entretien, c’est que je ne te connaissais pas encore pour une sainte, et que tu n’avais pas réveillé la foi qui dormait en un cœur où je ne descendais plus. Ceci est presque un vers. Il me rappelle le temps où je n’écrivais pas seulement des gaudrioles dans la langue des laquais. À présent je me dois prostituer devant les sots. J’aime à croire que l’Ancien des Jours tiendra compte au vieux comédien de l’admiration offensante du vulgaire, qui est la plus cruelle des risées, comme des coups de pied au cul dont les Grands me font parfois honneur. Ordinairement, je me contente de l’une et de l’autre chose, que je provoque en riant, puisque rire est mon métier. Seigneur, accordez-moi la grâce de rire et de faire rire, et je vous louerai dans le Ciel : Confitebor tibi in cithara Deus ! Dans le ciel où vous accueillerez le baladin joueur de guitare et son amie la prostituée Raton.

Amen sela ! fit l’hôte dans sa langue hébraïque. Le Lapin et le Raton, quel beau titre de fable !… Pour lors, fais-nous rire ivrogne ! Si tu ne gagnes pas le Ciel, tu gagneras ton vin.

— Il est cinq heures, dit l’abbé, en tirant sa montre.