Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie/10

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Éditions Mornay (p. 149-175).
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X


L a Gourdan, enfoncée dans une bergère, contemplait les ébats de son sérail. À demi couvertes de tricots de soie couleur chair, enveloppées de gazes transparentes, de belles personnes dansaient au son de la harpe et du clavecin. D’autres chantaient avec autant de science que de sentiment ; d’autres encore, couchées aux pieds de leur maîtresse, achevaient un repos auquel n’avait pas suffi la moitié de la journée. Toutes n’étaient que légèreté, grâce, abandon. Dans ce salon de glaces qui les multipliaient à l’infini, l’on eût cru voir la république des Sylphes, comme à travers le globe cristallin d’un nécroman. La « Petite Comtesse », que l’on devinait d’une taille élancée bien qu’elle fût assise, paraissait être la reine de ces êtres légers et vaporeux, ou quelque aimable fée qui les faisait tomber sous le sens par le prestige de sa baguette. Ces demoiselles sylphides attachaient leurs yeux sur elle en chantant, en dansant, même en reposant, jalouses de l’approbation qu’elles épiaient sur son visage pour un geste, un pas, une note soutenue, une attitude, et toujours craintives de lui déplaire, sans pourtant se départir d’une aisance apparemment naturelle.

Le salon même était un chef-d’œuvre de goût, bien que le faste affecté de ces endroits, mais là véritable, eût répandu la dorure, érigé des colonnes et des autels fumants, et drapé à l’antique quelques voiles de pourpre. Il s’y voyait les ouvrages des meilleurs peintres, qui luttaient avec les tons des fleurs et des feuillages vivants, dans la décoration des murs, des plafonds et des trumeaux. Les statues en étaient façonnées par un Pygmalion que n’avaient pas révolté les nouvelles Propétides.

Ce fut dans ce lieu, où tout concourait à l’enchantement et la surprise, que pénétrèrent sans transition l’abbé Lapin et sa compagne, après avoir gravi l’escalier de la soupente et poussé les battants d’une fausse armoire. Surprise du contraste entre la boutique sordide et le luxe d’un salon qui passait en richesse les appartements de M. le Duc et de M. Peixotte, Raton tourna instinctivement la tête vers la porte qui lui avait donné accès. Mais son regard ne rencontra que des panneaux sans dissemblance où voltigeaient des Amours balançant des guirlandes de roses. Elle se crut à jamais captive de leurs chaînes de fleurs et se prit à regretter sa démarche.

— Lapin ! l’abbé Lapin !… s’écria l’essaim des danseuses en fondant sur le couple. Lapin, joue-nous de la guitare !… Lapin, chante-nous ta chanson !… Oh ! la belle, la chérie, la mignonne que voilà !…

— Silence, écartez-vous ! fit la Gourdan, qui frappa dans ses mains avec autorité. La première qui me manque sera pendant huit jours au service des vieux !

— Raton, dit l’abbé en lui prenant la main, voici Mme Gourdan à qui l’on a parlé de toi et qui veut bien te compter parmi ses filles !

Raton préparait une révérence, mais la Gourdan, la couvrant de son écharpe pailletée, l’attira doucement. Elle s’en saisit comme un chasseur s’empare d’une oiselle prise à la pantière. Raton se trouva assise sur les genoux de l’hôtesse qui déjà la cajolait.

— Tout me semble bien joli, bien propre, fit-elle en écartant le mouchoir de gorge de Raton. Aussi n’aurons-nous pas besoin de passer à la piscine, sinon pour le plaisir. Oh ! mais c’est que je pense à tout et furette partout moi, comme une mère, une mère-abbesse, puisque c’est ainsi qu’on me nomme. À vrai dire, on n’en fait pas autant au Carmel. Ah, fi !… Dis donc, l’Abbé, j’en ai oublié de te donner le bonjour… Elle a l’air un peu égaré, notre Carmélite… Aurais-tu peur, ma chérie ?… Tiens, continua-t-elle en comptant ses filles du doigt, voici tes sœurs qui t’admirent en silence et se proposent de te bien caresser quand je t’aurai rendu la liberté. Ce sont la Façonnée, l’Artificielle, la Niaise, l’Alerte, l’Éveillée, l’Achalandée, l’Émerillonnée, l’Éventée, la Superbe, la Follette, la Fringante, l’Attisée, la Pimpante, la Mignonne, la Grasse, la Pâle, la Tendre, la Maigre, la Mutine et la Boiteuse. Ouf !… Ainsi donc, ma petite Raton, je te débaptise et rebaptise selon l’usage : tu seras la Sainte.

— Cela fait à présent sept de plus que n’en avait ta commère la Justine Pâris en son Hôtel du Roule, et tu pourrais introduire une variante arithmétique dans ce vers de Virgile que l’on voyait en lettres d’or au-dessus de sa porte :

Sunt mihi bis septem praestanti corpore nymphae.
« Je possède deux fois sept nymphes aux corps admirables. »

« Mais pardon, Mère ! reprit à mi-voix l’abbé, qui prit un siège et s’assit vis-à-vis la Gourdan, le dos tourné au groupe chuchotant des demoiselles. Pardon, Mère ! qu’il ne soit pas trop question de Sainte. Qu’on la traite comme les autres ! Je veux dire, surtout, que tu ne t’avises pas de la revêtir de la robe carmélite pour la vendre aux impies. Ce qui t’en est revenu n’est qu’une légende, à part qu’elle prépare véritablement sa dot religieuse. En vérité, elle se pliera à toutes les exigences. N’est-ce pas Raton ? Mais toi, Mère, songe avec respect qu’il s’agit de faciliter une bonne œuvre. Je connais ton cœur, Mère : il ne se démentira point, il n’est pas fermé aux bons sentiments qui sont les fourriers de Notre-Seigneur. Puisse-t-il, le Divin Maître, l’occuper tout entier un jour, quand la jeunesse en prendra congé, emportant avec elle les tapisseries éclatantes qui te cachent encore les premières lézardes. Ou crains de loger ta décrépitude dans un palais dévasté.

— Mais, c’est un prêche, l’Abbé, que tu me récites là ! s’écria la Gourdan. Dis-donc, reprit-elle après quelques éclats d’un rire argentin, tu me parais avoir le nez un peu rouge… N’aurais-tu pas tâté du Frontignan de ce pauvre Gomez ?

— Je ne dis pas non, fit l’abbé, mais je ne suis pas ivre !…

— Alors, il faut que tu sois amoureux. Je ne m’étonne plus que tu déraisonnes. Serait-il ton amant, ma belle ? Joli farfadet !…

— Amoureux ! Son amant !… répliqua l’abbé dans une exaltation croissante. Non, je te le répète, Mère, je ne t’amène pas une débauchée, mais une vierge…

— Ciel, une vierge ! se récria la Gourdan interloquée, je ne comprends plus !… Une vierge, que tu dis ? Et la police !… Ah ! vieille bête, nous sommes foutus !…

— Vierge de cœur et d’esprit, veux-je dire, reprit l’abbé. La défloraison du corps n’est qu’un méprisable accident : la contrainte ne modifie pas un être pur. Tout au contraire ; sa chasteté s’en trouve doublée. Telle fut à peu près la réponse que fit sainte Lucie au Consul qui la voulait faire conduire dans une maison comme la tienne, Mère…

«Mais à quoi penses-tu donc ? Amoureux ? Son amant ? Quelle infamie ! continua l’abbé qui s’était levé de son siège et marchait de long en large en agitant sa guitare, sans plus s’occuper des filles. Il est vrai, j’ai vécu dans le désordre. Ce soir, pourtant, la Grâce m’a touché ; je suis revenu à mes premières amours… Oh ! elles ne sont ni du siècle ni de la terre ! J’aime une Marie dans le Ciel, une Vierge Mère d’honneur et de belle dilection, pour qui je voudrais composer des hymnes et des cantiques, si mon faible génie pouvait égaler les poètes de l’Église dans leur latin caressant : Castissima ! Inviolata ! Intemerata ! Sedes Sapientiae ! Vas Spirituale ! Rosa Mystica ! Stella Matutina ! Turris Eburnea ! Domus Aurea ! Fœderis Area ! Janua Caeli ! Salus Infirmorum !

— Voilà bien des noms ! fit la Gourdan. Ça me rappelle Nina l’Andalouse…

— On ne s’en pourrait lasser ! reprit l’abbé avec adoration. Ces noms si doux, si suaves, si limpides, sont comme les gouttes d’une eau de Jouvence qui me tomberaient dans le cœur et le laveraient de sa crasse immonde. Je me revois à vingt ans : j’étais pur…

— Si tu en prenais un bain, interrompit la Gourdan, cela serait peut-être visible pour les autres… Du moins tu ne puotterais pas le marcassin…

Mais l’abbé se passa la main sur le front. Il reprit, après un silence où l’on entendait ses sanglots étouffés mêlés à ceux de Raton qui pleurait par sympathie dans son mouchoir.

— Son amant ! Quoi ! serais-je assez noir, assez indigne pour salir une fille que je vénère, ma sœur en Jésus-Christ ?… Ô sainte Raton ! s’écria-t-il en tombant à genoux et en laissant choir sa guitare qui résonna longuement comme un luth sous le doigt d’un séraphin, ô sainte Raton ! je baise tes pieds que Notre-Seigneur a façonnés pour qu’ils m’apportassent la Lumière ! N’es-tu pas le flambeau qui m’illumine dans les ténèbres ?…

— Allons, Lapin ! dit la Gourdan, qui fit glisser Raton sur le tapis, deviens-tu fou ?… Oust, debout !… Quitte ce ton et ces manières. Aussi bien n’est-ce pas le lieu…

Les filles s’étaient rapprochées. Elles écoutaient curieusement l’abbé sans songer à rire, et elles regardaient Raton essuyer ses larmes d’un geste emprunté. Les mots de sainte et de Notre-Seigneur suscitaient en elles des souvenirs qui plongeaient des racines dans leur enfance et balançaient des fleurs fanées aux parfums doux-amers.

L’abbé ramassa sa guitare, se mit sur pied, puis, montrant un visage barbouillé de larmes et de tabac :

— Mère, je ne suis pas plus fou que je ne suis ivre. Quand donc pourrez-vous comprendre, vous autres qui avez des yeux et ne voyez point, des oreilles et n’entendez point, qu’un être qui laisse parler tout haut son cœur n’est pas plus à mettre aux Petites-Maisons qu’à envoyer coucher dans la litière en compagnie des palefreniers ?

— Joli concert, dit la Gourdan, si tous les cœurs se mettaient à parler !

— Ce qui dépasse vos frivolités d’un moment, reprit l’abbé, ou n’épouse pas vos turpitudes journalières n’est qu’infatuation, déraison, folie. Ah ! pauvre Raton, qui te veux rendre au couvent en passant par le bordel, qui n’as pas même trempé tes lèvres dans le Frontignan du vieux coquin, tu es folle ou tu es ivre, toi aussi, et peut-être les deux ensemble ? Mais dois-je te laisser en butte à la dérision ? Ou ne dois-je pas plutôt t’emmener avec moi ? Je chanterai pour toi dans les rues. Je me passerai de râpé. Je vivrai d’oignons comme Israël, et je laverai ma chemise dans la Seine. Tu coucheras, la nuit, sur mon grabat, et je m’étendrai sur le palier, en travers de la porte, pour reposer mon vieux corps abattu. Peut-être verrai-je, entre les planches disjointes, briller comme une aurore la splendeur divine, quand Notre-Seigneur te visitera, ses mains trouées pleines de rayons, ou que les Anges viendront veiller sur ton sommeil, couronnés de nimbes de lumière !

— Je ne t’ai jamais vu dans cet état, dit la Gourdan qui se leva et posa ses mains sur les épaules de l’abbé. Il se passe en toi quelque chose d’extraordinaire ! Cependant, il est dans ton extravagance un je ne sais quoi qui me remue. Serait-ce le regret de ta jeunesse ? Serait-ce le repentir de tes fautes, encore que tu n’aies jamais eu la belle mine d’un Cartouche ou d’un Mandrin, seulement celle d’un faussaire ou d’un maquereau malchanceux ? Serait-ce…

— C’est Dieu, dit l’abbé.

— Peut-être, après tout ! dit la Gourdan. Ça n’empêche pas que tu pues le vin et le reste comme les cinq cents diables !… Mais enfin, que nous parles-tu de partir et d’emmener Raton ? Il ne sera rien entrepris contre sa volonté ni contre la tienne. Et de quelle dérision s’agit-il ? Vois-tu rire autour de nous ? Si je laissais faire mes filles, elles se précipiteraient sur Raton pour l’embrasser et la retenir parmi elles. N’est-il pas vrai, mes chéries ?

— Oh oui, oui, s’écrièrent-elles toutes à la fois.

Et, sur un signe de la Gourdan, les vingt Sylphides entourèrent Raton. Elles se bousculèrent à l’envi pour la serrer contre leur cœur. Ce n’était plus que des « chérie », des « Ratonnet », des « Ratoutounne » et autres noms inventés qui suppléent ordinairement à l’indigence de l’expression quand le cœur est plus riche que le vocabulaire ou la pensée.

— Écoute, Mère, dit l’abbé, qui s’était apaisé et forçait la Gourdan de s’asseoir pendant que Raton et ses compagnes prenaient siège par terre et se témoignaient mille tendresses, je te la laisse si tu ne dois pas trafiquer de l’amour de Dieu. Ne l’appelle plus la Sainte, mais la Belle. D’ailleurs, Dieu n’a-t-il pas voulu qu’elle fût belle en premier pour devenir sainte ? Ne l’habille pas autrement que ses sœurs, qui montrent généreusement leur gorge, leurs bras et leurs jambes. Et puis, après l’aventure de Peixotte avec la religieuse bordelaise, il serait dangereux pour toi de renouveler cette mauvaise histoire.

— Je ne la connais pas, dit la Gourdan. Conte-nous cela, l’Abbé, afin de nous distraire et me mettre en garde. Mes chéries, laissez la Belle un peu tranquille, et veuillez vous taire un instant. Ma parole ! elles l’ont presque dévêtue !…

L’abbé huma une prise et parla en contemplant tantôt la pointe de ses vieux souliers, tantôt les Amours qui folâtraient au plafond, pour ne pas voir les beaux seins de Raton et son buste gracieux qui s’érigeaient tout nus hors des paniers bouffants. Il aurait vu, du même coup, sa rougeur qui s’étendait jusqu’aux épaules, et sans doute se serait-il reproché de l’avoir fait naître.

Mais Raton ne rougissait qu’au souvenir de M. Peixotte. Elle se demandait quel autre sacrilège le financier avait pu commettre. Puis elle trembla qu’il ne fût retombé avec elle dans sa première faute. Elle écouta donc, les paupières baissées, tandis que deux de ces demoiselles lui essayaient des mouches sur les tempes, au coin de l’œil, au coin de la bouche, et la pressaient tendrement, ne se lassant de s’étonner de la douceur de sa peau, et surtout de la fragrance qui s’en exhalait, cette suave odeur de sainteté qu’au dire de Thomas A. Kempis l’on prenait plaisir à humer sur la gorge dévastée de Liduine, soit que Notre-Seigneur l’eût visitée, soit que quelque vision l’eût transportée au Ciel.

HISTOIRE DE PEIXOTTE ET DE LA RELIGIEUSE
BORDELAISE

Le sieur Peixotte, dit l’abbé, demeurait encore à Bordeaux. Un matin qu’il se rendait à ses friponneries d’agioteur, quelque embarras de voirie lui fait mettre le nez à la glace de sa chaise. Une jeune religieuse d’une rare beauté, occupée à se garer des éclaboussures et des crottes — il en est ailleurs qu’à Lutèce, — lève par hasard les yeux sur lui, et voilà notre homme envahi de désirs coupables. Il pense se jeter à bas de sa chaise. Le temps de mouvoir son gros corps, la religieuse est déjà loin : le respect de chacun pour son habit lui facilite le passage ; la Charité lui donne des ailes. Enfin, le pavé devient libre. Le sieur Peixotte, bouillonnant d’impatience, donne vingt livres à ses porteurs pour rejoindre la cornette blanche qui va disparaître.

— Suivez-la, sachez son nom, découvrez son couvent !

Les deux faquins de galoper à perdre haleine comme des Savoyards.

Quand ils reviennent, le sieur Peixotte, toujours dans sa chaise où il fait figure de magot de la Chine, apprend que la religieuse se nomme Rose ; elle appartient aux Sœurs Grises, communauté charitable particulièrement dévouée aux indigents et aux infirmes.

— Dix louis pour chacun, si vous pouvez m’obtenir un rendez-vous, et cinq cents louis pour la nonnain !

Les porteurs ayant déposé le banquier où le menaient en premier ses affaires n’ont rien de plus pressé que de se rendre au cabaret afin de retirer quelque heureuse inspiration de leur paraguante, car le vin rend ingénieux si l’on ne dépasse la mesure ; autrement, les dieux jaloux vous couvrent l’esprit d’un voile et vous enlèvent jusqu’au souvenir.

Nos deux faquins commençaient à désespérer de la vertu de la grappe quand l’un d’eux songe qu’il connaît, dans le quartier Saint-Surin, réservé à la galanterie, une jolie coquine, nommée la Vatinelle, qui possède avec Sœur Rose quelques traits communs de physionomie, et qu’un navigateur ramène d’Oporto, où elle a fait, six mois durant, les délices des équipages et des tavernes. Le sieur Peixotte n’a vu la religieuse qu’un instant : il ne manquera de s’y faire prendre. Et les deux galefretiers de lamper de plus belle pour arroser cette bonne idée qui s’épanouit en eux-mêmes, qui les remplit de la joie des fêtes carillonnées. Puis ils se rendent chez la friponne.

— Moi, fait la Vatinelle, qui incarne déjà son héroïne, moi coucher pour cinq cents louis avec un de ces misérables qui ont crucifié Notre-Seigneur ? Vous repasserez, mes petits pères, quand vous aurez vent d’une fantaisie moins sacrilège… Hé quoi ! reprit-elle, en riant de la déconvenue de nos finauds, violer mes vœux, demeurer honteuse et sans ressource si le scandale est découvert et me fait rompre avec mon état ?

— Excellente raison à mettre dans la bouche de Sœur Rose ! disent les porteurs. Notre maître s’y rendra certainement, car il est très épris.

Ils conviennent de mille louis, sur lesquels reviendra quelque chose aux deux entremetteurs. Ceux-ci reprennent leur galop jusque chez le financier. Tout haletants, ils le font souscrire aux nouvelles conditions, en l’alléchant par les scrupules et la perplexité de la religieuse.

La Vatinelle s’était procuré un habit de la communauté par un artifice moins facile à découvrir que la composition astringente qui lui redonna une virginité éphémère. Ainsi atournée, contrefaite et sophistiquée, elle se rend donc de nuit chez le sieur Peixotte, portée par nos faquins aussi glorieux que des Suisses et marchant au pas de parade.

Non seulement le pauvre abusé reconnaît sa charmante nonne, mais encore il lui découvre plus d’attraits qu’il n’en avait aperçu. Brûlé des flammes qu’ils attisent, en un rien de temps il triomphe de la fausse pucelle pour s’entendre soupirer qu’il vient de révéler des délices inconnues, et qu’à l’avenir la cupidité cédera devant elles. Hélas ! l’heure du retour met fin à leurs transports : la religieuse ne peut disposer que des instants trop courts ravis à l’exercice de son ministère. Cependant, elle tire une lettre de change dont elle a eu soin de se munir et la fait signer à cet amant qui la caresse encore. Elle échappe à ses bras, elle retourne aux agonisants, à sa triste cellule…

De bonne heure, au matin, Sara Peixotte vient se réchauffer contre son époux qui la délaisse depuis trop longtemps. Lui continue sa nuit en rêve avec Sœur Rose. Il s’éveille à demi, la croit toujours à son côté, et… la femme légitime partage avec le mari les gages que la Vatinelle avait laissés de sa feinte virginité.

Bientôt Sara put dire avec le Psalmiste : Putruerunt et corruptae sunt cicatrices meae ! La pauvre en fit des plaintes. Le sieur Peixotte baissa la tête. Mais il alla passer sa rage au couvent des Sœurs Grises, et cette rage se doublait encore du solde de la lettre de change, déjà endossée de plusieurs signatures. Le financier pouvait-il, sans se perdre à jamais, ne pas faire honneur à la sienne ?

— Madame, dit-il à la Supérieure, votre Rose est une coquine, votre maison un mauvais lieu qui devrait être rue Saint-Surin. J’ai payé mille louis pour empoisonner ma moitié : relevez-en plutôt les preuves sur moi-même !

Et voilà l’insensé, le bouc impudique qui sort les pièces à conviction devant la Mère indignée ! Elle veut sonner, appeler ses gens, le faire arrêter.

— Oh ! s’écrie Peixotte, ne vous donnez pas la peine de révéler ce scandale ! Je m’en chargerai bien moi-même en requérant la prise de corps contre une abbesse infâme et ses prostituées déguisées. Ou bien rendez-moi les mille louis que ladite Rose ne put avoir le temps de dilapider avec ses ruffians… Ces mille louis, qu’on les recherche dans sa chambre !

La Supérieure réfléchit qu’il vaut mieux paraître céder à cet homme considérable qui ne veut rien entendre, et qu’en gagnant du temps il lui sera loisible de démêler le fin du fin. Elle fait mander Sœur Rose sous un prétexte étranger. La religieuse paraît, va, vient, et s’en retourne en silence, sans témoigner du moindre embarras. Cependant, le sieur Peixotte maintient qu’il reconnaît la guenippe qui l’a si bien accommodé. Il part, en invoquant la sagesse de la Mère qu’il vient d’outrager.

À la requête de l’abbesse, on surveille Sœur Rose, on questionne ses compagnes sur l’emploi de son temps, l’on fouille sa cellule, et l’on ne découvre rien de répréhensible. Mais, poussant ses investigations à l’extrême, l’abbesse fait visiter sa subordonnée par un chirurgien. Elle remet la nécessité de cette visite sur l’honneur de l’Ordre, de la maison, de celui de Rose même, injustement accusée. L’homme de l’art déclare non seulement qu’elle n’est pas atteinte d’une infection qu’elle ne peut propager, mais encore qu’elle possède tous les caractères d’une sagesse indubitable.

Entre temps, le sieur Peixotte avait déclamé contre les Sœurs, les traitant de gourgandines et d’empoisonneuses. La Supérieure, à qui ces bruits odieux reviennent aux oreilles, se fâche en connaissance de cause, se rend chez le financier, réunit la famille et demande une réparation éclatante, après avoir fait valoir ses enquêtes, sans oublier la plus intime. Tous exhortent Peixotte aux excuses, à la reconnaissance de son erreur : l’épouse contaminée, la mère, la sœur, la belle-sœur, et les petits enfants qu’on lui présente à bras tendus. Il demeure inflexible. Il redouble d’injures. Il traite la Supérieure de vieille sorcière, de maquerelle édentée, de Célestine, de pourvoyeuse d’hôpital. Il entre dans une telle fureur que la marmaille se cache dans les jupes en poussant des cris porcins. Alors, la sainte femme se retire et rend une plainte en diffamation contre le forcené.

Le sieur Peixotte produit ses témoins devant la Cour, non pas ceux que dans sa fureur il exhibait à l’abbesse plus morte que vive, mais les deux faquins qui finissent par avouer leur supercherie devant la crainte des châtiments. La Vatinelle, confrontée, convient elle-même de la fraude, et voilà notre Peixotte condamné à des dommages considérables.

Quant à Sœur Rose, ajouta l’abbé, elle obtint d’être reconnue pour fille d’honneur. Dieu lui comptera cette épreuve qu’elle ne pouvait qu’endurer dans la constance. Ne répétait-elle pas, à Primes, avec ses sœurs : Veritas de terra orta est, et justicia de caelo prospexit ?…

— Jamais je ne recevrai ton Peixotte ici, fit la Gourdan, non pas à cause de la Sœur, mais bien de la maladie… Au fait, qui t’a narré cette histoire, l’Abbé ? Feu mon mari, François-Didier Gourdan, Capitaine-Général des Fermes, me lisait jadis Boccace et Bandello. Ne l’aurais-tu pas renouvelée d’un de ces bons coglioni, plaisants diseurs de bourdes ! Il n’est pas jusqu’au nom de Vatinelle qui ne sente Rome ou Florence…

— L’histoire est de notoriété publique, Mère. Néanmoins, je la tiens de M. Pidansat de Mairobert, grand bavard, grand nouvelliste, et, pour tout dire, grand persifleur.

— Qui se ressemble s’assemble ! conclut la Gourdan.

— C’est un peu pourquoi je suis ton hôte assidu, répliqua l’abbé. Enfin, tout cela soit dit pour renforcer tes bons sentiments par la crainte de badiner avec les choses saintes. Il n’en peut sortir rien de bon, et la police de M. de Sartine est devenue plus chatouilleuse encore depuis l’aventure de Sœur Rose, qui a renflammé de ses cendres le scandale déjà ancien de son prédécesseur le Lieutenant et Garde des Sceaux René de Voyer de Paulmy, marquis d’Argenson.

— Bah ! fit la Gourdan, il y a de cela belle lurette. Je n’étais pas née. C’était, je crois, sous la Régence ?

— Parfaitement ! dit l’abbé. Sous prétexte qu’elle avait la charge d’inspecter les monastères délabrés, Sa Grandeur recherchait les plus belles vierges dévouées à Dieu. Et cela s’appelle veiller à la conservation des murs !… Après avoir débauché les Hospitalières du Faubourg Saint-Marceau, d’Argenson fit son ordinaire de la Supérieure du couvent de la Madeleine-de-Traisnel. Le soir, en arrivant, il se mettait au lit, où ces dames l’aidaient à passer une magnifique robe de chambre. Enfoncé dans les duvets, il se faisait frotter les pieds d’eau-de-vie par ces saintes filles. Quel odieux gaspillage !… Il demandait ensuite qu’on les lui grattât doucement, pendant qu’il écoutait la lecture des écrous et des rapports. Il décidait ainsi du destin des innocents et des coupables. C’est là que la Mort le vint saisir, au milieu des religieuses, que son fantôme épouvanta jusqu’à la fin de leurs jours. Il traînait des chaînes à l’image des infortunés que, de son vivant et d’un cœur léger, il avait envoyés sur la paille des tournelles.

Cependant, ces demoiselles se parlaient à l’oreille en pouffant. Raton devenait plus rouge et plus confuse.

— Qu’ont-elles donc ? demanda la Gourdan. Est-ce vraiment si comique que cela vaille des éclats ? Me voit-on rire, moi ? Quelle impertinence !

— C’est Raton, dit l’Éventée, qui demande ce que c’est que la vér…

— Tout beau, s’écria la Gourdan. Huit jours au service des vieux ! Je vous apprendrai, Mademoiselle, à lâcher certains mots que j’interdis et que je ne prononce pas moi-même. Ce n’est pas tant parce que je vous ai fait suivre à toutes des cours de maintien et veillé à votre bonne éducation, mais surtout parce que ces mots portent la guigne. Et toi, ma chérie, je vais te couvrir de mon écharpe pour que tu ne restes pas toute nue quand cela n’est pas opportun.

Voilée d’une mousseline de soie brodée d’or, Raton parut encore plus belle. Le souci lui donnait de la majesté. Voilà tout le mystère, pensait-elle : M. Peixotte, que je n’aurais pas cru si abominable, s’est vengé sur la peau de mon derrière du procès qu’il a perdu, de Sœur Rose, qu’il n’a pas eue, et de la fièvre singulière que lui communiqua Mlle Vatinelle. Mais pourquoi Mme Gourdan ne veut-elle pas qu’il en soit parlé ?

— Cette reine est, au dedans, tout éclatante de gloire, déclama l’abbé avec emphase en désignant Raton de ses mains tendues. Elle est revêtue au dehors d’une robe en broderie d’or semée à l’aiguille de diverses fleurs. Étant ainsi brillante de beauté, tu n’auras que des succès et tu régneras…

— Que nous chantes-tu là ? dit la Gourdan.

— Je ne chante pas, je traduis à peu près le Psaume 44 du deuxième Nocturne de l’Office de la Vierge à Matines, répondit l’abbé. Mais si tu veux que je chante, reprit-il en pinçant sa guitare tout en psalmodiant : Omnis gloria ejus… Ou bien, ce sera cette liturgie de l’Office de sainte Agnès : Induit me Dominus cyclade auro texta…

— Mon vieux Lapin, interrompit l’hôtesse dans un bâillement, je préférerais que tu chantasses la chanson que réclamaient mes filles, encore que j’en tienne contre l’Éventée. Cela me gâte tout plaisir !

— Oui, oui ! firent ces demoiselles. Robin, chante-nous Robin !…

Robin, toujours Robin ! soupira l’abbé avec lassitude. Allons, grogna-t-il à part, allons, saute, faquin !…

Et, grattant la guitare, l’abbé se mit à chanter en faisant des mines et des entrechats de ses jambes d’araignée, pendant que les Nymphes battaient des mains pour marquer la cadence et fredonnaient les paroles en chœur :

Robin a une anguille
Qui fait plaisir aux filles
Quand il leur met en main :
Maman, j’aime Robin,
Maman, j’aime Robin !

Je lui sers de bobèche
Sans chandelle ni mèche,
Le soir et le matin :
Maman, j’aime Robin,
Maman, j’aime Robin !

Robin a des sabots
Qui sont vilains et gros.
Il fait caca dessus :
Maman, je n’en veux plus,
Maman, je n’en veux plus !

L’abbé s’arrêta hors d’haleine. Il s’épongea le front d’un grand mouchoir de Cholet qui lui remit plus de tabac sur la face qu’il n’en avait auparavant.

— Lapin, je t’aime mieux dans le plaisant, dit l’hôtesse qui s’était éclipsée quelques minutes et s’employait à empêcher ses filles d’étouffer l’abbé sous leurs transports. Mais, ajouta-t-elle tout bas en le tirant à l’écart et tournant le dos aux regards indiscrets, je te dois cinq cents livres, selon ma promesse. Qu’aurais-tu dit, si je vous avais laissés partir, insensé ?… Tu n’y songeais vraiment pas… Tiens, empoche, scélérat !

— Merci, Mère ! fit l’abbé. Ta parole vaut de l’or. Cependant, tout ce mystère ne convient pas. Raton, prends ces cinq cents livres qui sont le prix de l’agnelle innocente. Il ne sera pas dit que je l’aurai vendue… Tous les jours, je prélèverai sur mon gain d’histrion pour ajouter à ta dot, car il n’est pas de petites économies, comme on dit au Marais. Oui, je me passerai de râpé… Et toi, Mère, soutiendras-tu encore que je suis ivre ou que je suis fou ?

— Je ne sais, dit la Gourdan. Ou plutôt je ne sais où la vertu se va nicher !… Mon Dieu ! faut-il qu’un vieux fou me trouble depuis une heure ?… Ah ! je t’embrasserais, Lapin, si je ne te soupçonnais d’être malade comme ton Psalmiste…

Raton ne partageait pas la crainte de l’hôtesse. Elle entoura de ses bras nus la tête de l’abbé. Ils pleurèrent tous deux en silence.

Les vingt filles de la Gourdan les regardaient en se parlant à l’oreille. Au milieu d’elles, leur maîtresse les semblait approuver de la tête. Quelques-unes cueillaient leurs larmes du bout du doigt pour qu’elles ne marquassent pas sur le fard. Enfin, le couple délia son étreinte. La Boiteuse, qui représentait Vénus en sa parfaite douceur, comme dit le vieux Montaigne, se détacha de ses compagnes et prit la main de Raton qu’elle appuya contre sa gorge découverte.

— Et nous, fit-elle, nous t’abandonnerons trois livres sur chacune de nos passes, parce que tu es la meilleure et la plus jeune. Tu auras ta tirelire comme si tu étais notre enfant. Elle restera sur la cheminée du salon, où les michés seront invités à la garnir.

Raton n’entendait pas les mots de passe et de michés. Mais elle comprit à celui de tirelire qu’on lui souhaitait du bien. Aussi embrassa-t-elle ses sœurs sur les joues de la gentille Boiteuse, aux applaudissements de toute l’assemblée.

— Voilà qui est beau dit l’abbé, et qui servirait d’une grande leçon à de somptueux cafards, sans nommer personne de la rue de l’Université. Seul, le pauvre aide le pauvre. Le riche le fait servir à son plaisir, quand ce n’est pas d’escabeau à sa superbe. La Justice divine ne voulut-elle pas que le premier élu, après la Rédemption, fût un larron converti, et la plus chère des compagnes de Notre-Seigneur une prostituée ? Soyez bénies mes sœurs ! N’ayez point de honte si celui qui tire son plaisir de vos corps, si son épouse adultère, si sa fille arrogante et secrètement débauchée vous jettent injurieusement l’appellation de votre état : il fut celui des joueuses de flûte de Corinthe, aussi galantes et sollicitées que Fanchon-la-Vielleuse, mais dont les prières, entre toutes agréables à la Divinité, eurent plus de force et d’efficace que les boucliers de leurs concitoyens contre les archers perses. Que dis-je ! il fut, cet état, celui de Marie-Magdeleine, de Marie l’Égyptienne, de sainte Afre, brûlée vive à Augsbourg, de Théodote, lapidée dans la Thrace, sous Licinius Licinianus, de sainte Pélagie, qui fit pénitence en habit de moine, de sainte Marguerite de Cortone, qui marchait la corde au cou, de Claire de Rimini, qui portait des anneaux de fer à toutes les jointures de son corps ondoyant, d’Angèle de Foligno, du Tiers-Ordre de Saint-François, et de tant d’autres encore, sans compter la légion des Filles-Dieu et des Repenties. Pour chacune a résonné le concert séraphique au seuil de la Jérusalem céleste : Exhaussez-vous, portes grandes et élevées ! Ouvrez-vous, portes éternelles ! Et elevamini, portae aeternales !…

« Allais-je oublier Thaïs, qui se retira au fond des déserts ? Son lit de courtisane, couvert de riches brocarts, gardé par trois vierges, et publiant un orgueilleux désordre, apparut dans le ciel à Paul, disciple de Paphnuce. Cette couche sanctifiée montrait à la Terre que la légèreté des mœurs n’est pas faute irrémissible. Oui, que sont d’aimables écarts, à côté du vol et du crime honorés dans tous les États ? Après le lit de la pécheresse, on y verra peut-être la faucille du moissonneur ou les outils de l’humble mécanique, mais l’on n’a jamais vu, et l’on ne verra jamais briller au firmament ni le glaive haïssable des capitaines, ni le panonceau des tabellions astucieux, ni la fausse balance des juges et des vendeurs. Cependant, mes amies, mes sœurs, Dieu ne vous demande pas les grands sacrifices de Thaïs et des deux Marie. Contentez-vous d’être bonnes et charitables, de vous ouvrir à Notre-Père de vos remords et de vos peines, et demeurez en repos dans la place où il vous a mises, ainsi que l’enseigne l’Ecclésiaste. Mais louez-Le, remerciez-Le dans vos trop tendres cœurs pour votre beauté, ô vous qui avez crû comme les peupliers, qui répandez dans le monde infecté une odeur aussi douce que le baume et la cannelle ! Implorez en outre sa pitié, et vous jouirez à sa droite de la béatitude infinie. Sicut cinnamomum et balsamum aromatizans odorem dedi, quasi myrrha electa dedi suavitatem odoris. Tu autem, Domine, miserere nobis !

— Vive Lapin ! cria la Fringante.

— Vive Lapin ! Vive Lapin ! crièrent la Façonnée, l’Artificielle, la Niaise, l’Alerte, l’Éveillée et leurs quatorze sœurs.

— Là n’est pas la question, mes chéries, dit l’abbé. Mais puisque vous aimez le pauvre Lapin, Lapin le très-indigne, répétez avec lui : Tu autem, Domine, miserere nobis !

Miserere nobis !… firent les vingt et une nymphes, en comptant Raton, qui se signa.

— L’Abbé, dit la Gourdan, tu dois avoir soif. Descends, et demande à Gomez qu’il te donne une autre bouteille. Je paierai ce que tu as bu et boiras. C’est qu’il est l’heure que tu te retires, car on viendra sans doute demander à souper. Embrasse encore notre bien-aimée Raton, que ton discours plongeait dans l’extase. Il m’a fait, à moi, apprécier la diversité de tes talents. Mais ne serais-tu pas un peu moliniste ?…

L’abbé embrassa Raton, lui promit un missel pour le lendemain soir et s’échappa à reculons des mains de ces demoiselles, en brandissant sa guitare et en déclamant les Stances de Polyeucte :

Saintes douceurs du Ciel, adorables idées,
Vous remplissez un cœur qui vous peut recevoir ;
De vos sacrés attraits les âmes possédées,
Ne conçoivent plus rien qui les puisse émouvoir !