Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie/12

La bibliothèque libre.
Éditions Mornay (p. 195-226).
◄  XI
XIII  ►

XII


A insi se passait la vie de Raton, dans cette maison de la rue des Deux-Portes-Saint-Sauveur, entre l’amour, les pratiques et les illuminations de la Foi. Son amie Nicole, qui priait avec elle devant la croix du Carmel, l’avait généreusement initiée aux arcanes du plaisir. Raton le sut donner tout comme une autre, et en affectant de l’éprouver. Le Vénitien d’adoption, à qui la Postérité reconnaissante conserve le surnom d’Il Divino, de préférence à celui de Fléau des Princes, ne lui aurait rien découvert que Nicole ne lui eût enseigné avec une patience d’écuyer. Elle se pliait de même aux autres fantaisies de ces messieurs, dont on ne peut dire qu’elles n’ont parfois ni queue ni tête, et elle aurait cru manquer à la plus élémentaire honnêteté en ne rendant pas satisfaits ceux qui payaient le prix de sa complaisance. Chaque fois, elle remettait à la Mère le cadeau d’un louis qu’il était accoutumé de donner aux filles, la priant de le joindre au petit magot d’environ trois mille livres qu’elle avait pu soustraire à la rapacité de M. Poitou, et qui s’augmentait de jour en jour.

La gentille Boiteuse l’aidait de tout son corps, ne gardant rien pour soi, car elle avait renoncé à l’entretien d’un amant ; elle vivait sans autre prévoyance que celle du terme fatal qui mettrait fin à sa tendresse et que pourtant elle hâtait de son dévouement. C’était le seul chagrin de Nicole, quand elle contemplait cette enfant charmante endormie contre sa gorge d’une abondance si exagérément maternelle, cet Ange égaré ici-bas, qui souriait en rêve à ses frères célestes, un chapelet à la main.

Enfin, plusieurs fois déjà, l’on avait dû casser la tirelire du salon, que l’on nommait la grenade, encore qu’elle eût la figure d’une pomme, parce qu’elle était presque aussi garnie de pièces et de piécettes que le fruit oriental le peut être de pépins.

— Qu’as-tu de nouveau, Comtesse ? demandaient les habitués.

La Gourdan, après avoir averti ses filles de se rendre chacune en son boudoir, ouvrait le Livre des Beautés, gros in-folio de maroquin doré sur tranches et contenant le portrait moral et physique de chaque courtisane. On y voyait Raton peinte à la détrempe, ses longs cheveux de Madeleine répandus comme un chaste voile sur les épaules et la poitrine, mais laissant toutefois paraître une rose de carmin, pareille à une fleur dans les blés. Les mains étaient jointes, le regard tourné vers le Ciel, seule allusion que la Gourdan crût pouvoir se permettre sans manquer à ses engagements. Quant au portrait moral, il tenait en ces mots, dont les premiers expliquaient assez la figure : Amour mystique. Parfum naturellement enchanteur. Au-dessous, l’on aurait pu lire le nom frivole de Raton : il eût fait présager une agréable vivacité dans les transports. Mais on sait que la coutume n’était point de dévoiler les noms véritables, dont quelques-uns sentent leur peuple, et dont la plupart risquent de rappeler fâcheusement les épouses que l’on trompe ou les sœurs que l’on révère. Cependant, sous l’effigie de Raton ne se lisait rien. C’était là que la Gourdan triomphait.

— Qu’elle est belle ! s’écriait-on.

— Elle est si belle que Belle est son surnom ! répliquait la Mère avec avantage. Et comme chacun l’articule de son propre chef sans en être instruit, j’ai pensé qu’il était superflu de l’écrire comme on l’a fait pour les autres.

Il n’était pas encore advenu, devant ce visage de sainte, que des amateurs eussent senti s’éveiller en eux le goût impie de feu d’Argenson, de Peixotte ou bien du duc de Richelieu, ce Fronsac, véritable incarnation du diable, qui faisait peindre toutes ses maîtresses sous les costumes des divers ordres : Mlle de Charolais en récollette et en cordelier, les Maréchales de Villars et d’Estrées en capucines… Ils avaient tout uniment choisi la Belle pour sa beauté, et parfois même pour sa nouveauté dans la maison, là comme ailleurs grand mobile de l’inconstance. La Gourdan tirait alors entre vingt le cordon de sonnette correspondant au boudoir de la Belle, et celle-ci se jetait négligemment sur une ottomane pour attendre son maître d’une nuit, d’une heure ou d’un instant.

Il arrivait rarement que l’on exigeât d’opter sur le vif entre plusieurs demoiselles. C’est plutôt la pratique des militaires, qui traitent les filles en plastrons de corps de garde. Eux, dont la coutume est de passer devant les rangs ou le front de bandière, vous choisissent un tendron comme ils diraient à l’un de leurs hommes : « Ami, je te félicite de ta fière mine et du bon entretien de tes armes. Voilà pour boire au cabaret… Quand aux autres, que l’aze les f…, et que la Peste les crève ! »

On traitait encore par correspondance avec la Mère. Elle reçut un jour la lettre suivante qui lui fit décider de choisir Raton comme prima donna :

« De passage à Paris, je désirerais jouir dès demain de quelques heures agréables. Sans me flatter d’obtenir une pucelle, il me faudrait une jeune personne étrangère à la carrière, d’un naturel naïf, et qui fît paraître quelque honte par des rougeurs que l’on n’imite pas. Comme j’aime les contrastes, ajoutez pour l’accompagner trois ou quatre de vos pensionnaires qui respirent l’avilissement de leur métier. J’aimerais que l’une d’elles fût contrefaite, boiteuse ou bossue, afin qu’elle servît de sujet risible quand les têtes commenceront à tourner. Car je souperai, si cela me chante. En ce cas, ne regardez pas à la bonne chère, nous nous en arrangerons après. J’exigerai de la musique.

« Je verrai, Madame, si je vous dois présenter mes salutations et mes remerciements dans le moment que j’aurai à prendre congé.

« Comte de Mazan. »

« P-S. — J’oubliais de vous prier de faire dresser la table dans la Chambre de Torture. »

— Voilà, dit la Gourdan, encline à regarder l’insolence comme un privilège de caste, voilà une chute qui sent son gentilhomme : « Je verrai, Madame, si je vous dois présenter mes salutations et mes remerciements dans le moment que j’aurai à prendre congé. » Qu’en penses-tu Lapin ? demanda-t-elle à l’abbé qui se trouvait là pour des trafics obscurs…

Oh ! reguingué, laire lan lère !… fredonna l’abbé pour marquer son détachement. Mais, dis-moi, reprit-il avec une soudaine attention : cette lettre est bien signée du Comte de Mazan ?…

— Le connaîtrais-tu ?

— C’est un nom qui ne m’est pas tout à fait étranger, dit l’abbé d’un ton distrait. Cependant, l’intérêt pour moi ne réside que dans la qualité dont l’on se prévaut en pareil cas. Je répondrai donc à ta première demande, Mère, en te confiant que je n’augure rien de bon d’un État où ce qui fut jadis la Chevalerie descend folâtrement les degrés de l’abjection et pénètre en talons rouges, en habits zinzolins dans les profondeurs de l’Averne par la bouche monumentale d’un égout infect. Vois-les ! La marotte à la main, secouant les légers grelots de la Folie, ils vont demander aux Ombres des rives souterraines les derniers secrets que n’a peut-être pas révélés le complaisant Suétone. J’aperçois le marquis de Villette, à la tête de cet Ordre de la Félicité qu’il a créé, ne se jugeant point digne de celui de Saint-Michel et du Saint-Esprit, lequel ne comptait pas seulement des cinèdes et des pédicons. Parlerai-je des Andrins et des Ébugors ? de la Secte Anandryne, qui se réclame des tribades de Lesbos, et compte dans son sein les plus grands noms de France ? Dénombrerai-je les hôtes des petites-maisons, petits-soupers et vide-bouteilles, les commensaux de tes amis les Fitz-James, les Conti, les Coigny, les Genlis, les Trémoïlle et les Luynes ?… Cependant, le peuple de la Courtille les salue de sarcasmes. Il dit, dans son langage : « Voilà nos maîtres, voilà ceux qui nous toisent de leur mépris parce que, selon la Nature naïve, nous caressons des chambrières, des donzelles du carreau des Halles et des ravaudeuses en buvant du vin d’Argenteuil ! »

« Hommes dégradés, fils dégénérés de saint Louis, de Bayard et de Turenne, tremblez à votre retour d’être déchirés par les Ménades ! Vous qui aurez altéré la dignité qui assure le commandement, vous qui aurez énervé votre vigueur corporelle dans la débauche, vous qui aurez perdu jusqu’à la clairvoyance du plus prochain avenir, craignez de vous être donné des juges ! Des juges, hélas ! pervertis par votre exemple, et libérés comme vous-mêmes de Dieu et des Lois humaines par les désordres de l’Amour ! M. le philosophe Leibniz…

— L’Abbé, fit la Gourdan impatientée, tu parles déjà comme saint Paul aux Romains : laisse ton philosophe tranquille. D’ailleurs, il porte un nom à coucher dehors. Eh quoi ? quel beau siècle que le nôtre ! Le monde devrait finir avec nous…

« Mais en vérité, il te convient de fulminer ici contre la débauche, toi qui tires ta pitance des largesses dont la débauche est prodigue, et que tu ramasserais à quatre pattes en grognant de contentement. Souviens-toi que l’on peut lire mon nom sur ton collier !…

— Peuh ! répondit l’abbé, l’on philosophe où l’on peut et dans l’état où l’on se trouve, qui semble parfois si contraire ! Apprends donc qu’Ésope, réduit à l’esclavage, s’exprimait avec une aisance ailée ; que Marcus Plautus, qui rédigea dans son Asinaire les premiers statuts des courtisanes romaines, écrivit trois comédies étant au servage d’un meunier dont il tournait la meule ; que Sénèque, qui était riche, entreprit l’éloge de la pauvreté, et tel qui n’avait point de poux, peut-être même ni poil ni mèche, celui de cet insecte prolifique.

— Voilà donc, fit la Mère, un éloge que tu n’entreprendras mie ! Non plus que celui de la puce, car tu en donnes comme un chien ! Tu voudras bien en réserver ce soir à M. de Mazan, qui attend plutôt de toi de la musique et des mômeries. Je te donnerai pour ta peine ; en outre, peut-être attraperas-tu quelques verres de vin mousseux, que je baptise champagne mais qui n’en grise pas moins, tant l’illusion peut agir sur les sens.

— Soit, dit l’abbé. Je jouerai pour ce M. de Mazan. Ne fais-je pas tout ce que tu me demandes ? Pourtant, je voudrais que, par un miracle du Ciel, qui a parfois de l’esprit, tes débauchés sortissent marqués de ridicule, comme il advint à certain préfet dont parle bienheureux Jacques de Voragine. Il convoitait les servantes de sainte Anastasie : Agapète, Irène et Théonie. Afin d’assouvir sa luxure, il les fit enfermer dans leur cuisine en attendant l’obscurité. Mais Dieu lui ôta la raison : croyant caresser les trois vierges, il couvrit de baisers les chaudrons et les poêles. Rassasié, il regagna sa maison. À le voir couvert de suie, ses esclaves le prirent pour un démon, le bâtonnèrent d’importance et s’enfuirent. Le luxurieux alla porter plainte à l’empereur, mais, sur son passage, les uns le frappaient de verges, les autres le couvraient de fange et d’ordure. J’en connais qu’une pareille exposition à la risée de Paris guérirait de leurs vices pour toujours.

Incrédule, la Mère haussa les épaules, fit venir l’Attisée, la Grasse, la Pâle et la Boiteuse. Elle les mit au courant de la demande qu’elle venait de recevoir et leur ordonna de se prêter au bon plaisir d’un gentilhomme de qui le ton cavalier garantissait la munificence. Elles oublieraient et les leçons de maintien et le parler châtié qui leur coûtait plus d’application à polir et conserver que le brillant de leurs ongles ; elles pourraient s’enivrer dans la juste mesure où l’on garde assez d’empire sur soi-même pour l’étendre encore aux autres.

Quant à Raton, la Mère ne jugea pas utile de la prévenir ni de lui enseigner son rôle. D’ailleurs, elle se chargea de la montrer au visiteur en figure de Madeleine, ce qui parut le satisfaire au point qu’il ne jeta qu’un regard inattentif sur les portraits des comparses, et qu’il versa cinq cents livres sans sourciller pour agir à son caprice en vidant quelques carafes.

La Chambre de Torture où fut conduit M. de Mazan par des porteuses de torches revêtues de cagoules était une ancienne cave voûtée où la pierre se voyait à nu, et qu’éclairait ordinairement une lampe fumeuse, fichée dans un joint de ciment. Mais, en l’occurrence, elle se trouvait illuminée plus qu’à demi par quelques flambeaux de table que réfléchissaient des stalactites assez peu naturelles. Il subsistait, néanmoins, des coins obscurs où se distinguaient des corps étendus sur des civières ou roulés par terre dans des haillons, des têtes livides et des mains crispées, simulacres de cire qui ne laissaient pas de produire leur effet sur les esprits portés à le désirer. On y voyait encore, dans une pénombre propice aux faux-semblants, des vampires écartelés aux quatre coins des murs, des chaînes, des cercueils dressés, des tenailles, des faisceaux de verges de bois et de fer, deux ou trois espadons du temps du roi Henri, des hallebardes, et des chevalets en forme de croix de Saint-André. Enfin, l’on y voyait un squelette : il semblait d’autant plus ricaner de la folie des vivants qu’un corbeau empaillé extirpait ses idées noires en lui picorant l’occiput.

— Je vous présente mes hommages, Mesdemoiselles ! fit M. de Mazan, tout vêtu de peluche noire, et qui, sur un corps long et mince, portait une tête blonde aux cheveux bouclés. Ses yeux bleu pâle étaient d’une fixité déconcertante.

Sans plus ajouter rien, il jeta son chapeau sur une escabelle, baisa la main de chacune avec solennité et se mit à table entre la Belle et la Boiteuse, qu’il avait conviées d’un signe à lui tenir compagnie. Les trois autres prirent siège en face. L’abbé Lapin, que M. de Mazan avait dédaigné d’apercevoir, se tenait assis en réserve, sa guitare sur les genoux, et caressant un nez qui s’allongeait de mélancolie.

Le silence de M. de Mazan glaçait les quatre Sylphides qui n’attendaient qu’un mot pour se livrer aux écarts, aux plaisanteries de la crapule d’après les instances de la Mère, et Raton demeurait les yeux baissés, se demandant que pouvait signifier ce décor étrange, sans toutefois s’étonner outre mesure. Cependant, l’attitude du convive qui passait les plats avec une gravité de fossoyeur devint si gênante que la niaiserie et le ridicule du lieu prirent la tournure efficace qu’on leur avait voulu donner. L’oscillation de la flamme des bougies, en déplaçant les ombres, communiquait vie et mouvement aux figures de cire, et ces demoiselles, qui ne mangeaient que du bout des lèvres, évitant jusqu’au bruit des fourchettes, tressaillaient aux grésillements des mèches, comme si ç’eût été un râle à peine perceptible. De gros papillons qui tournoyaient autour des lumières, et qui ne pouvaient appartenir qu’à l’espèce dite tête de mort, leur paraissaient être de vieilles âmes en peine chargées de la poussière du tombeau. La blancheur de la nappe, sa fraîcheur au toucher, ses candélabres d’argent, leur imposèrent l’idée d’un linceul qu’elles ensanglanteraient de leurs seins coupés, et la chair de poule commençait de manifester ses élevures sur les parties de leurs corps qu’elles exposaient aux regards. C’est alors que l’abbé Lapin fit éclater un triple éternuement, afin de montrer que la froideur du sympose était à son comble, et d’attirer l’attention sur sa personne qui ressentait vivement les aiguillons de la soif.

Ces éternuements, ces clapissements farouches dressèrent sur pied les pauvres filles, à l’exception de Raton qui se signa, et chacune porta la main sur son téton gauche.

— À tes souhaits ! s’écria M. de Mazan. Les miens seraient de voir ta chienne de mine. Holà ! qui es-tu ? Quelque infâme sorcière qui miaule d’amour après Belzébuth ?…

— Je suis chargé, Monsieur, répondit l’abbé Lapin en s’approchant modestement, de vous distraire par des chansons et des airs de guitare. J’attendais dans l’ombre que vous émissiez le désir d’entendre la musique que vous avez commandée.

— Eh bien, pour l’instant, verse-nous à boire !

— Monsieur, dit l’abbé qui balançait entre une soudaine dignité et l’appétit de goûter au jus de la treille, j’ai joué devant la Reine : je suis l’abbé Lapin…

— Je m’en fous ! dit M. de Mazan en frappant du poing sur la table. Mais puisque tu te prétends d’Église, tu feras figure d’inquisiteur quand nous aurons instruit le procès de ces gouges. Ton astuce naturelle, augmentée de la connaissance des livres théologiques, et, peut-être, si tu n’es pas un âne, des traités de Michaelis, Boguet, Del Rio, Pierre de Lancre et Bodin, nous aidera à leur extirper l’aveu que, frottées de graisse d’enfants non baptisés, elles ont eu commerce avec des Incubes à la semence glaciale, et, ce qui ne peut qu’aggraver leur cas, in vase praepostero. Sinon, à défaut de brodequins, les verges sauront les y contraindre. Au cas où rien n’y ferait, nous rechercherions les marques secrètes, stigmata diaboli, que l’Amant infernal imprime de l’ongle de son petit doigt en quelque partie du corps. Elles se rencontrent souvent soit sous la paupière, comme l’avance Jacques Fontaine, soit dans le sinus de la landie, et nous les sonderions avec des épingles, selon l’antique usage de l’inquisition. Leur insensibilité en révèle l’origine magique…

« La plus coupable, continua M. de Mazan, est sans contredit cette sainte nitouche, que je tiens à ma droite, et qui serait la première pute de Paris si je ne soupçonnais la Bancale, que je tiens à ma gauche, de la surpasser en salacité.

« C’est néanmoins une idée charmante, reprit M. de Mazan, tandis que l’abbé se décidait à verser, de tempérer l’horreur du cachot par un concert de guitare ! Un homme délicat, connu sous le nom de Masque de Fer, y avait déjà songé. À vrai dire, j’aimerais mieux la musette du valet basque qui enchantait Pellisson et l’araignée aussi laide que lui dont il avait fait sa juste compagne. Mais combien serait plus touchant encore, sous les voûtes gothiques du Saint-Tribunal, un petit orgue qui gémirait les repentirs et les craintes des criminelles qui vont comparaître devant Dieu !

« L’Abbé, interrompit cruellement M. de Mazan, j’ai le regret de te rappeler aux convenances : n’étant pas mon invité, je ne t’ai point prié de boire. Veuille donc poser ce verre que déjà tu portais à tes lèvres gloutonnes…

— Monsieur, dit l’abbé en se séparant à regret de son verre, le petit orgue n’est pas de nécessité, puisque je puis soutenir les voix fort exercées de ces Demoiselles. À votre grand étonnement, elles vous chanteront les cantiques que vous demandez, depuis ceux de la Bienheureuse Marie Alacoque, lesquels ne sont pas des plaintes, mais des élans d’amour, jusques aux Psaumes de la Pénitence, qu’il est toujours bon de se remémorer, surtout dans les conjonctures les plus contraires à notre salut. J’espère, Monsieur, que, dans la suite, vous ne laisserez pas crever de soif l’honnête homme qui instruisit ces Demoiselles de leurs devoirs, sauf la Belle, que voici, car elle trouve en son cœur toutes les raisons d’aimer et d’honorer Dieu.

— Diable !… fit M. de Mazan qui resta quelques secondes tout interdit, songeant à combiner une autre mise en scène que celle de l’Inquisition. Alors, reprit-il, en cajolant Raton avec intérêt, cet Amour Mystique du Livre des Beautés, où la plupart des figures sont ignobles, répondrait réellement à quelque chose ? Je veux dire que l’on t’a donné l’éducation indispensable pour satisfaire certains goûts assez répandus chez les raffinés…

L’abbé allait repartir pour détourner la conversation du sujet qu’il se repentait d’avoir fait naître, mais Raton répondit précisément dans le sens qu’il redoutait. Ses compagnes, cependant, sentirent s’évanouir leur effroi devant son air doux mais assuré qui leur rappela Jésus devant les Docteurs, et peut-être aperçurent-elles une auréole au-dessus de sa tête blonde.

— Non, Monsieur, dit Raton. Les livres ni personne ne m’apprendraient rien. Je me borne à mettre ma confiance en Dieu, ou plutôt je ne vis pour Lui qu’afin qu’Il vive en moi. Le Divin Maître remplit de Lui-même le vide que nous faisons des choses et des affections mondaines, de sorte que nous nous confondons avec Lui, que nous devenons Dieu quand il ne reste en nous plus rien du monde.

— C’est une formule savante que jusqu’ici l’on n’appliquait qu’à la pneumatique, fit M. de Mazan. L’horreur de la Nature pour le vide est une calembredaine bien connue que répètent tous les fesse-cahiers.

— Pardon, Monsieur, entreprit l’abbé qui venait de vider son verre en tapinois, je me permets d’attirer votre attention sur un fait digne de remarque : cette réflexion de la Belle, qui n’a rien lu sinon la Bible de Royaumont, et quelques exercices de piété fort courants, se trouve à la fois dans l’Ecclésiaste, Chapitre XXIV, verset vingt et sixième, ainsi que dans la Première aux Corinthiens, Chapitre VI, verset dix-septième : Passez en moi, vous qui me désirez avec ardeur ; et saint Paul : Quiconque s’attache au Seigneur devient un même esprit avec lui. Le Séraphique Jean de la Croix a dit en substance : « Allons nous regarder en votre beauté !… Si vous me changez en votre beauté, il me semblera que je serai vous-même et que vous serez moi-même. Votre beauté sera la mienne, et la mienne sera la vôtre. Je serai une même chose avec vous ; vous serez une même chose avec moi. » Jésus dit à la bienheureuse Angèle de Foligno : « Tu es moi-même, et je suis toi-même. » Enfin, Mme Guyon parle du vide dans son Moyen court et très facile de faire Oraison. N’est-il point prodigieux, Monsieur, qu’une fille presque illettrée présente de semblables rencontres, et ne faut-il pas voir là une de ces illuminations intérieures qui sont comme l’épanouissement de Dieu dans les âmes ? La bienheureuse Ursuline de Parme…

— Mais, enfin, l’Abbé, dit M. de Mazan qui caressait le dos satiné de la Belle, et perdait le bras jusques au coude dans son tricot, où tout cela peut-il bien tendre ? On devient Dieu, et l’on vit au bordel ! C’est cela qui est digne de remarque !…

— Monsieur, répondit Raton, je ne suis pas encore Dieu, n’étant pas en état d’entendre parfaitement la voix de Celui qui ne parle au cœur que dans la solitude, mais je ne tarderai pas à faire retraite, afin de me donner tout entière à mon Bien-Aimé.

Ducam eam in solitudinem, et loquar ad cor ejus, interrompit l’abbé.

— Ma fille, dit M. de Mazan, je soupçonne ce vin médiocre de gâter ce qui te reste de raison. Mais nous sommes ici pour la noyer tout entière dans les plaisirs dont le Gentilhomme d’En-Haut ne nous est pas avare. Verse-nous donc encore une rasade, l’Abbé. Et toi, la Belle, apprends-moi quels peuvent être les avantages de posséder Dieu en soi dans la solitude, où personne n’a rien à gagner.

— S’abîmer dans la perfection divine, dit Raton.

— Monsieur, dit l’abbé en versant à boire, vous n’en tirerez pas davantage. Elle est en ce moment comme une de ces fleurs pudiques qui se referment sitôt qu’on les touche. Car la Foi, comme l’amour profane, a ses pudeurs. La bienheureuse Marie Alacoque nous a dépeint, avec autant de feu que la Mère Thérèse, les embrassements de Notre-Seigneur et de sa créature dans cette solitude indispensable. « Il me donna à entendre, écrit-elle, qu’à la façon des amants les plus passionnés, il me ferait goûter ce qu’il y avait de doux dans la suavité des caresses de son amour. En effet, elles furent si excessives qu’elles me mettaient souvent toute hors de moi-même et me rendaient incapable de pouvoir agir. Cela me jetait dans un si profond abîme de confusion que je n’osais paraître. » « Mon cœur et ma chair ont tressailli dans le Dieu vivant », dit le Psalmiste, et le Docteur angélique enseigne que la contemplation se termine dans un transport affectif : Contemplatio ad affectum terminatur. Mais ne croyez pas, Monsieur, que la solitude suffise pour amener cette union mystique de l’âme avec Dieu, cet état théandrique, que l’on peut dire hypostatique, bien que ce soit l’erreur d’Origène, condamnée par le cinquième concile œcuménique. Il faut nécessairement que cette âme ait été mangée et digérée, qu’elle ait perdu ce qu’elle avait en propre, ce que nous appelons Mystique Purgative, pour s’unir avec Dieu et devenir Dieu, ce qui est dit Mystique Unitive. Entre deux, elle passe par la voie illuminative…

— Je ne comprends pas très bien, l’Abbé, ce que tu entends par cette digestion quelque peu dégoûtante ?

— C’est une figure, reprit l’abbé, pour représenter le dégagement de la servitude des sens et des illusions de l’esprit. Il faut se mettre ensuite devant Notre-Seigneur comme une toile d’attente devant le peintre.

— Trop de figures, dit M. de Mazan, replongent dans l’obscurité d’où l’on tentait de sortir. Votre abstrait et votre concret se ressemblent diablement !

— Monsieur, répliqua l’abbé, il est dit par la plume du très-suave François de Sales, au sujet de la théologie mystique, que le langage des amants est si particulier que nul ne l’entend qu’eux-mêmes. Pour ce qui est de la toile, image à la portée du plus chétif intellect, le Souverain Maître y peint tous les traits de sa vie souffrante. L’âme en reçoit l’impression et passe par les mêmes douleurs, depuis la Nativité jusqu’à la Mort sur le Calvaire, avant que de monter pour ses noces avec Notre-Seigneur le Thabor de la Transfiguration. Elle acquiert ainsi le goût de la Croix, dont saint Matthieu a pu dire que sans lui l’on n’a pas le goût de Dieu. « Je ne me trouvais nulle part si bien, écrivait sainte Thérèse, que lorsque je l’accompagnais en esprit dans le Jardin des Oliviers. » Ne vous étonnez plus, Monsieur, si ce goût fait trouver plaisantes et agréables les choses même les plus amères.

— Tiens, tiens !… fit M. de Mazan, de qui le visage s’illumina d’une flamme inquiétante. Mais nous en reparlerons tout à l’heure. En attendant, l’Abbé, puisque tu es là pour me jouer de la musique, je serais désireux d’entendre un cantique de cette Marie Alacoque au nom de cuisinière dont tu me rebats les oreilles.

— Volontiers, dit l’abbé. Allons mes chéries, reprit-il en accordant sa guitare et en s’affermissant sur le coin de la table où il s’était hissé sans façon, prenez le la, et chantons le Cantique en l’honneur du Saint-Sacrement. J’en voudrais remanier quelques vers, mais je crains d’attenter à la naïveté de ce morceau qui me touche plus qu’une ode de Pindare ou de son rival M. Lebrun. Ce fut cette nouvelle Sapho, Monsieur, qui souhaitait « de mourir en aimant »…

— Pourquoi Sapho ? interrogea M. de Mazan.

— Sapho, par l’accent passionné de ses idées, Monsieur, et encore parce qu’elle se précipita dans l’Abyme, entendez celui de l’Amour divin. Cela ne se peut comprendre autrement, et je m’étonne…

— Assez ! J’écoute, interrompit M. de Mazan. Mais, moi, je redoute, l’Abbé, que tu n’entendes rien à la Poésie !

Là-dessus, l’abbé donna victorieusement le signal, et le quintette fit retentir la Chambre de Torture.

Je suis une biche harassée
Qui cherche la source d’amour ;
La main du Chasseur m’a blessée,
Son dard me brûle nuit et jour.


Souffrir, aimer, c’est mon délice,
Je ne veux plus d’autre plaisir ;
Tout le reste m’est un supplice :
Aimer, souffrir, c’est mon désir !

Perdez-moi en vous, ô ma Source,
Comme une goutte dans la mer !
Mourir ou aimer sans ressource,
Car tout le reste c’est amer !

Je suis pure quand je vous touche,
Vos baisers font la sainteté,
Et quand mon cœur vous sert de couche,
De joie il est tout transporté.

L’amour m’a fait un épithème
Qui me blesse et me fait languir ;
Bien que ma douleur soit extrême
Je ne voudrais pas en guérir !

— Cela n’est pas trop mal pour une nonne ! fit M. de Mazan lorsque tout le monde se fut rassis. Toutefois, plus que les hiatus, chevilles et faiblesses d’expression, cet épithème me soulève le cœur ! Sans doute, la vieille biche énamourée a-t-elle écrit ces carmes à l’infirmerie durant qu’on lui posait un cautère… Néanmoins, je vous remercie, mes enfants : vous chantez à ravir !…

— Monsieur, dit l’abbé, les mystiques nomment cautère, et par analogie épithème, le remède qu’emploie l’amour pour guérir les plaies qu’il a faites à l’âme, et que l’on appelle touches divines. Mais entendons-nous derechef : à la vérité, Monsieur, ce remède ne guérit l’âme qu’en entretenant ses blessures, de façon que l’âme ne soit plus qu’une plaie universelle. Alors, toute changée en plaie d’amour, l’âme est guérie… Connaissez-vous, Monsieur, le cantique de saint Jean de la Croix qui célèbre les agréments doux-amers de ce cautère :

O cauterio suave !
O regalada plaga !
O mano blanda ! O toque delicada !…

— Tout cela est fort curieux, interrompit M. de Mazan, et je me sens une furieuse propension mystique. Ça, verse à boire, l’Abbé, Tonnerre de Dieu !… Si je ne t’avais vu sabler en cachette, tu aurais droit à un verre, et, de plus, je crains que tu ne sois ivre trop tôt.

« Mais vraiment, continua-t-il, en prenant Raton sur ses genoux et la berçant traîtreusement, puisque souffrir est un délice, et qu’il faille être remise sur la Croix du Sauveur pour mériter ses caresses, que ne referions-nous ici, où les croix ne manquent point, le tableau de la Passion ! Tu te mettrais toute nue, et je te lierais au chevalet par les bras et les jambes. Peut-être même pourrions-nous essayer d’un petit clou ou deux, en ayant soin de ne pas briser les phalanges métacarpiennes. Celles-ci… J’ai sur moi un onguent plus humain que l’épithème mystique ; il cicatrise les blessures en quarante-huit heures, et fait qu’elles ne laissent point de traces au bout de quelques jours. La Boiteuse jouerait le rôle du Bon-Larron, duquel j’ai idée qu’il boitait, et notre abbé celui du Mauvais, qui devait être ivrogne et discoureur. Pour la peine, on lui entonnerait du vin à tire-larigot. Il en compisserait ses jambes velues et crasseuses, que j’aimerais rompre à coups de barre, ses jambes en manches de veste ! Il s’en ferait péter la vessie, de ce vin, et vous en éclabousserait de sang et d’urine ! L’Attisée, la Grasse et la Pâle ont l’air assez crapuleux pour figurer les soldats et lâcher quelques propos immondes. Elles pourraient, auparavant, nous régaler d’une Fustigation, et vous cracher à la gueule !… Allons, je vais faire monter toute la maison, y compris les paltoquets qui liment au-dessus de nous des pourritures inertes. Quoi ! je paierai leurs passes, leurs soupers, leurs bouteilles… Nous aurons ainsi des figurants, et si la canaille nous manque, j’en enverrai chercher dans la rue : des oublieurs, des maquereaux, des décrotteurs, des savoyards, des filous, des gadouards, le Guet même… Quant à moi, je serai Joseph d’Arimathie, gentilhomme somptueux et fort distingué, de plus, grand amateur de parfums et d’aromates, qu’il tirait des Grandes Indes par processions de dromadaires, et conservait en des vaisseaux d’or et d’argent. Quant tu seras censément à l’agonie, souviens-toi de crier : Tout est foutu !… Je t’ensevelirai dans un cercueil que j’aperçois, et qui doit être plein de crottes de souris. Après, eh bien, après, je te ressusciterai devant tout le monde… Allons, mets-toi nue avec la Boiteuse, et que l’on me sonne la Mère ! Toute nue, je te dis, toute nue ! hurla M. de Mazan en plantant Raton devant lui. Me faut-il t’y mettre, par le Sacré nom de…

— Arrêtez, Monsieur, arrêtez ! Vous ne ferez pas cela ! cria l’abbé qui, depuis quelques instants, ne songeait plus à boire. Jusqu’ici, je vous ai laissé parler, croyant que votre imagination dévergondée jetait son écume et déversait son trop-plein. J’espérais qu’ensuite vous retrouveriez le calme sinon la sagesse, me souvenant du conseil d’Aristote : Quant une passion vous gêne, faites-en une tragédie. C’était une tragédie que vous rêviez tout haut, Monsieur, ou plutôt une de ces pièces barbares que les âges gothiques jouaient sur le parvis des églises, et que l’on appelait des Mystères, à la différence que la vôtre n’était que blasphème et parodie. J’ajoute que vous ne croyez pas plus à Dieu qu’aux sorcières et au Diable…

— Monsieur le Cuistre, répondit M. de Mazan, que les sept millions quatre cent cinq mille neuf cent vingt-six diables et leurs soixante-douze princes vous emportent, s’ils existent ! Je trouverais plaisant que vous vous opposassiez à nos volontés quand pour les accomplir sans entrave nous avons versé cinq cents livres sonnantes et trébuchantes à l’honorable maquerelle de céans. Si toutefois cela le gêne, après la déclaration que nous venons de lui faire, il sera toujours loisible à Monsieur le Factoton de Lupanar de se retirer.

— Sans nul doute, Monsieur, répliqua l’abbé en sifflant comme une couleuvre. Mais ce sera pour vous dépêcher quelques personnes de ma connaissance, d’un caractère assez complaisant, qui auront tôt fait, n’en doutez pas, de vous mettre à la raison.

— Qu’est-ce à dire, drôle ? s’écria M. de Mazan qui se leva de table et marcha les poings fermés contre son interlocuteur. Voilà que l’on ose menacer ?…

— Encore un mot, Monsieur, s’il vous plaît, fit l’abbé Lapin en l’attendant de pied ferme, sans toutefois se départir d’une ironique politesse. Oserais-je vous demander des nouvelles d’une femme Rose Keller, lardée de coups de canif, le mardi de Pâques 1768, et cruellement pansée à la cire d’Espagne ? C’était dans une petite maison d’Arcueil. La malheureuse put, dit-on, se soustraire à son bourreau en descendant toute nue par la fenêtre, grâce aux draps de lit qu’elle y avait attachés. M’informerai-je encore de plusieurs personnes assez incommodées par des pastilles de Fronsac, l’an de grâce 1772, à la fin d’un bal qui se donnait à Marseille et que l’aurore vit se terminer en Lupercales et défenestration ? Et de plus, si vous le connaissez, comme j’ose le croire, Monsieur, d’un condamné à mort par contumace, qui fut appréhendé en Piémont, puis enfermé au fort de Miolans, sur la double requête du Parlement d’Aix et de Mme la Présidente de Montreuil, sa très-honorable et très-infortunée belle-mère, que Dieu réconforte et tienne en sa sauvegarde ?

— Ce badin en état d’ébriété plus ou moins mystique a des imaginations singulières ! fit M. de Mazan qui s’était arrêté net et montrait des signes d’inquiétude, malgré le sourire contraint de ses lèvres minces et méprisantes. Que nous chantes-tu là avec ta quidane cachetée à la cire d’Espagne, ton quidam sous les verrous, ta belle-mère et ta grâce de Dieu ? Au diable !…

Pouvez-vous, Monsieur de Mazan, que l’on appelle le Divin Marquis, bien que vos titre et nom véritables soient ceux de Comte de Sade, nom célèbre en Vaucluse pour avoir été mieux porté, outre deux prélats que je vénère, par l’immortelle Laure de l’immortel Pétrarque, pouvez-vous, dis-je, continua l’abbé, imperturbable, me donner des nouvelles du fugitif de Miolans et de l’épouse admirable de constance, de courage et d’abnégation, hélas ! qui le fit évader, hélas ! en compagnie de son bardache ?

— Te tairas-tu maraud !

— Elle est en ce moment à Saumane, en Provence, où elle lamente sur votre indigne abandon, et prie Dieu qu’il vous ramène. Mais je crains fort, Divin Marquis, qu’elle ne vous perde tout à fait. Oui, que, malgré la grâce du Roi, on ne vous renferme en Piémont ! Vous y trouverez, d’ailleurs, de quoi vous vêtir sans indécence : n’avez-vous pas oublié, Monsieur, dans les commodités de l’appartement, si j’ose dire, votre belle redingote couleur d’aurore et votre chapeau noir bordé d’angleterre ? M. le Gouverneur sera aux anges de vous revoir, malgré la fâcheuse plaisanterie de votre départ précipité, un tantinet périlleux… Mais quelle imprudence ce fut à vous, Monsieur le Comte, d’avoir conservé ce nom de Mazan sous lequel vous figurâtes sur l’écrou à la demande d’une maison sans tache qui ne devra d’être salie, que dis-je ! barbouillée, qu’à vos turpitudes de Bas-Empire, ou, qui plus est, qu’à votre lâcheté sans égale ! N’est-il pas dit dans Claudien :

Cuncta ferit, dum cuncta timet.

« Il frappe tout, parce qu’il craint tout ? ».

— Ah, coquin ! fit le pseudo M. de Mazan, qui tira son épée et en présenta la pointe. Ah, coquin ! tu m’as joué, tu bois mon vin et tu m’insultes ! Mais tu me laisseras partir, sinon je découds ton sac à tripes et te renfonce du pommeau tes fariboles dans la gorge !…

Raton s’était précipitée entre le fer et l’abbé Lapin qu’elle accola des deux bras, durant que ses compagnes, dans un grand tintamarre de chaises renversées, de bris de verres et de carafons, couraient chercher la Mère en poussant des cris affreux.

L’obstacle que formait Raton devant son ami permit au forcené de prendre la fuite. Aussi bien, qu’aurait fait l’abbé, sans autre parade que la fragile guitare, que, cependant, il agitait comme une massue ?

— Or, ça, fit la Gourdan, quel est ce remue-ménage ? Encore du bruit dans ma maison ? C’est toi, l’Abbé, la cause que l’on tire l’épée ? Mais quoi ! M. de Mazan n’est plus ici ?…

— Ton M. de Mazan, répondit l’abbé délivré d’une étreinte filiale qui ne laissait pas de l’oppresser, n’est autre que M. de Sade, lequel s’est évadé de Miolans avec la même facilité qu’il vient de gagner la guérite, et contre qui l’on produit des ordres sévères. « Je verrai, Madame, si je vous dois présenter mes salutations dans le moment que j’aurai à prendre congé. » Eh bien, qu’en dis-tu ?… Mais ne voulait-il pas crucifier Raton ? Sans moi, c’eût été d’un autre scandale ! Allons, fais-moi donner mon chapeau. Le temps presse !

— Le temps presse, avant tout, que je connaisse les détails de cette affaire, l’Abbé. Quoi ? tu ne penses pas te mesurer avec un homme de qualité ? Que veux-tu faire de ton chapeau ? Un bouclier, un charme contre les bottes ? Il a laissé le sien, que je vois…

— C’est une habitude, dit l’abbé.

— Avec ou sans chapeau, tu m’as l’air d’un furieux provocateur !

— Trêve de sarcasme ! J’irai dénoncer ce chenapan.

— Serais-tu de la police ? interrogea la Mère avec anxiété.

— Parbleu ! dit l’abbé.

— Ah, chien ! dit la Mère.

— Ah, chienne ! dit l’abbé… Malgré tes frayeurs vraies ou feintes, n’en es-tu pas toi-même, comme jadis la fameuse Fillon qui découvrit au Cardinal Dubois la Conspiration de Cellamare ?… Ciel ! que le monde est plaisant : l’on y vit dans la crainte de la délation, chacun, parlant de son voisin, dit tout bas : « Il en est. » Mais, en vérité, pas un qui n’en soit, depuis le décrotteur jusques au courtisan, en passant par le tirelaine !

— Cependant, l’Abbé, tu ne vas pas soutenir que celui-ci en soit.

— Il n’en est pas pour l’instant, mais, à coup sûr, il en sera plus tard, quand il aura dissipé sa fortune et pratiqué pendant cinq lustres le régime des prisons, comme il ne peut manquer d’advenir.

« Oui-da, reprit l’abbé, le siècle est une association policière où les Princes ne sont que figures sans puissance, sans autorité ni assiette personnelles, au point qu’on leur pourrait substituer les emblèmes gigantesques d’un Œil et d’une Oreille. Pourtant, tout est bien ainsi : je dis qu’il faut que l’un surveille l’autre dans ses moindres propos et le dénonce sans répit, car les hommes sont si méchants, si pervers que la Main de Dieu qui gouverne les astres, soulève, apaise et contient dans ses bornes le docile Océan, mesure l’exacte précession des équinoxes et le juste retour des saisons, est trop vaste et magnanime pour une chétive république de guêpes qu’irritent les lois de l’Harmonie.

— Il existe aussi des mouches noires, dit la Mère, jouant sur le mot, et secouant drôlement l’abbé par le nez. Allons, adieu, cher Abbé Mouche, mouche hérétique, mouche du coche, mouche parasite, mais sans venin, mouche étourdie qui te repais des contraires, mouche au bourdonnement de guitare, mouche qui me fait mourir de rire !…

— Confesse au moins ton secret devant que de passer ! dit l’abbé qui frotta son nez coralin, où le pouce et l’index de la Gourdan avait laissé deux marques blanchâtres.

— Heu !… fit la Mère. Mais tiens, avec ton chapeau crasseux dont on ferait une soupe grasse aux détenus du Châtelet, prends toujours ce louis pour ta musique…

— Ce sera les gants de Raton, dit l’abbé après avoir lampé un verre de vin mousseux qu’il guignait depuis un instant, car ton gentilhomme d’escampette ne laisse rien à personne, sinon le chapeau que je prends pour moi, puisque le mien m’attire tes offenses…