Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie/11

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Éditions Mornay (p. 177-193).
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XI


L es filles de la Gourdan ne couchaient pas seules quand elles n’avaient pas eu la bonne fortune de retenir un galant. Elles gagnaient alors leurs lits deux à deux, et ces amies d’élection dormaient enlacées après s’être donné les marques d’une tendresse plus vive. L’Achalandée n’avait pas de compagne, car il était rare qu’elle demeurât sans personne. La Boiteuse n’en avait pas non plus, parce que l’infirmité qui lui attirait l’attention des connaisseurs la faisait mépriser des femmes. Pourtant, quel cœur débordant d’amour que celui de la Boiteuse, quel esprit de renoncement et de sacrifice !

— Va, je te la donne, avait dit la Gourdan en lui mettant la main de Raton dans la sienne. Et maintenant, allons nous coucher.

Elle avait remarqué qu’une sympathie réciproque les attirait toutes deux, et elle craignait que ses filles ne s’éprissent de la nouvelle dont on ne se pouvait défendre de la séduction. Ainsi, c’était maintenir l’ordre dans la maison, sans le troubler par des querelles de rivales. C’était encore économiser une chambre et un lit.

La Boiteuse, qui se nommait Nicole comme les servantes de Molière, avait entraîné Raton à cette heure tardive où pâlissent les lanternes. Il ne restait plus que cinq ou six filles somnolentes, qui profitèrent, elles aussi, de la permission de s’aller coucher, non pas dans ces charmants boudoirs où elles recevaient les visiteurs sur un lit d’apparat, reflétées par les quatre murs et le plafond tapissés de glaces, mais dans de petites loges peintes à la chaux, où elles se seraient crues prisonnières s’il n’avait été loisible à leur fantaisie de les parer et les fleurir.

Cependant, la Boiteuse, qui couchait seule, n’avait pas pris la peine de tendre la sienne de cotonnades à ramages. On n’y voyait qu’un lit de sangles, et, au-dessus d’une table de toilette, un miroir tout piqué et contenu dans un de ces cadres de sparterie que confectionnaient les galériens pour relever l’ordinaire de la chiourme. Il y avait encore un placard sans clef où pendaient quelques nippes brillantes, mais rien qui pût se mettre dehors. C’est que la Boiteuse avait pris le parti de ne plus sortir, n’ayant pas d’amie, sinon la négresse Esther, qui remplissait les fonctions de femme de chambre, après avoir servi au nombre des Sulamites du Palais-Royal.

Quand Raton pénétra dans cette petite pièce, elle crut se retrouver à Balleroy, dans la chaumière de sa nourrice, et elle s’attendit à entendre roucouler les pigeons, comme ils ont coutume avant le crépuscule du matin.

— J’arrangerai bien tout cela, dit la Boiteuse, puisque la Mère nous a mariées. Ce sera mieux que chez les autres, et j’accepterai que l’on m’envoie des fleurs. Il y a des hommes gentils, surtout quand ils ne sont plus jeunes.

En parlant, elle avait retiré son tricot de soie et faisait paraître une opulente et laiteuse nudité.

— Je serai ta maman, reprit-elle, en attirant Raton, déjà dévêtue, contre une gorge qui aurait pu l’avoir nourrie dix ans sans tarir.

Raton ne refusa pas cette tendresse, où, dans son innocence, elle n’appréhendait rien de caché. Mais, habituée de se coucher tôt, elle s’endormit sur le côté, entre les seins de Nicole, gémissant d’être serrée si fort et priant faiblement sa compagne de ne plus remuer la cuisse qu’elle avait passée entre les siennes.

Elle s’éveilla qu’il n’était pas loin de midi. Encore aurait-elle dormi davantage si le plaisir qu’elle éprouvait en rêve ne l’eût éveillée. Elle se croyait sous la lèvre de Monseigneur et revivait l’inoubliable journée où son âme s’était envolée jusqu’aux portes du Ciel. Mais, au lieu de la perruque poudrée de M. de Bernis, elle avait reconnu l’abondante chevelure rousse de Nicole et aperçu des rotondités que Monseigneur ne s’était pas permis de lui découvrir. Alors, son plaisir cessa du même coup, malgré l’application de sa compagne à le vouloir prolonger.

Dans l’entretien qui suivit, elle dévoila à Nicole son insensibilité lorsque l’amour profane ne se mêlait pas par artifice à l’amour de Dieu. La Boiteuse s’en montra fort étonnée. Elle ne comprenait pas très bien. Mais elle crut comprendre davantage quand Raton, blottie contre elle, lui confia que le Divin Maître lui apparaissait quelquefois et presque à son désir.

— Comment est-ce qu’il est ? demanda Nicole.

— Il est blond, lui répondit Raton dans l’oreille et en dégustant chaque mot avec délice. Il porte une jolie barbe frisée. Il a les yeux couleur du ciel au mois de mai.

— Je l’aimerais mieux brun, soupira Nicole, et sans cette sacrée barbe : ça gratte les joues et ne se porte guère qu’aux armées en campagne, quand on n’a pas de temps à soi. J’ai vu ça en suivant les gens de M. de Soubise, surtout après Rosbach, où nous avons eu notre compte. J’en suis tombée d’un caisson, et je boite depuis ce temps-là. C’est un nom que j’ai retenu, Rosbach ! Oui, par ma pauvre garce de mère !…

Malgré sa préférence pour les bruns et les visages glabres, la Boiteuse sentit s’accroître sa tendresse : une fille aimée de Dieu ! et elle se promit de tout faire afin de se rapprocher d’elle, qui conjurait peut-être le mauvais sort, qui intercéderait pour elle, qui deviendrait une sainte du calendrier. Elle en conçut sur-le-champ une foi inébranlable qui ne consistait encore que dans le ferme dessein de se procurer un chapelet et des médailles bénites. Aussi ne fut-elle pas médiocrement fière quand, après avoir attifé et revêtu Raton de ses propres mains du tricot des Sylphides, elle parut au salon en l’enlaçant étroitement.

— Et vous savez, dit-elle tout bas à quelques-unes de ses compagnes qui formaient un groupe chuchotant, elle voit Dieu, qu’elle appelle son Divin Maître, même qu’elle y prend son plaisir… C’est un beau blond, qu’elle dit, comme il n’y en a pas, et comme il n’y a pas de bruns…

Une telle confidence se répandit sans retard, et l’on envia la Boiteuse que l’on avait méprisée, encore que chacune la sût bonne et de commerce agréable. Quant à Raton, qui voyait Dieu, non seulement elle parut plus digne de vénération que la veille, mais elle était le prodige qu’aucune autre maison de Paris, voire de l’univers, ne se pouvait vanter de posséder. Elle passait les femmes tigrées, et ces négresses blondes que certains disaient avoir rencontrées, et qui sont réellement issues du croisement des Hollandais et des filles de couleur, au pays des kangourous.

Cependant, ces demoiselles Sylphides n’entendaient pas demeurer dans l’oubli ou l’ignorance des choses saintes qui leur valaient une Raton, et qui donnaient à celle-ci un éclat incomparable, un rayonnement que tous les fards du monde et les suggestions du miroir ne feraient acquérir. En outre, ne versaient-elles pas trois livres sur leurs passes pour arrondir la dot du Carmel ? Il était juste qu’elles connussent une doctrine qui produit des effets si peu ordinaires. Peut-être même, quelques-unes se flattaient de parvenir à étonner le monde en s’initiant aux secrets de Dieu, qu’elles devaient assimiler à ceux du Petit-Albert, où l’on trouve des recettes pour se faire aimer, donner le flux et la caguesangue à ses rivales.

Ainsi, malgré sa résolution de ne marquer point de piété dans le mauvais lieu d’où elle espérait bientôt sortir, Raton fut obligée, sur leurs instances, d’instruire ses compagnes de la science qu’elle puisait dans la Bible de Royaumont, qui est à la Foi ce que le Dictionnaire des Rimes de Richelet est aux Muses, la connaissance sans la Grâce.

Elle y consacra sa journée et les suivantes, jusqu’au moment que le Ciel la retira de l’épreuve.

La Gourdan n’eût pas toléré que ses filles manquassent aux passe-temps nécessaires de la musique et de la danse, dans la mesure où ils entretiennent l’aimable contenance des courtisanes, la gaieté de l’esprit unie à la souplesse du corps. Mais, avant même qu’elles fussent repues, une voix impatiente s’élevait toujours qui déchaînait un chœur impérieux :

— Royaumont ! Royaumont ! Royaumont !…

Ou bien, c’était l’Ordinaire de la Messe, que l’abbé Lapin avait apporté, un bouquin graisseux qui perdait ses feuilles et datait de plus loin que le séminaire. Il fermait heureusement par des cordons de cuir, à la mode des vieilles éditions d’Amsterdam. Ou bien encore, l’Âme amante de son Dieu, ornée d’emblèmes d’Hermanus Hugo et d’Othon Vænius, où se voient l’Âme sous la figure d’une enfant poupine, et Jésus sous celle d’un Amour portant l’arc et le carquois. Dans l’un d’eux, Raton se retrouvait assise au pied de son arbre, où le Divin Maître était crucifié, ses ailes d’Éros grandes ouvertes. En dessous, ce verset du Cantique des Cantiques : Je me suis reposée à l’ombre de Celui que j’avais tant désiré, Sub umbra illius quem desideraveram sedi. De pieuses parodies d’opéras, dues à la plume de Mme Guyon, et que l’on n’ose croire amendées par l’auteur de Télémaque, enrichissaient ce recueil moins touchant que ridicule.

Ces livres, dissimulés sous le matelas du sopha, passaient de main en main jusque dans celle de Raton. On la chargeait alors d’en donner lecture ou de chanter les premiers versets des hymnes, de telle sorte que les vingt Nymphes se firent une idée de l’agrément des offices que Raton s’appliquait à leur décrire, sinon de leur splendeur indicible, et une juste image des vertus par leurs modèles comme nous y engage M. de Sacy d’après saint Grégoire. Abel leur enseignait l’innocence, Noë la persévérance, Abraham l’obéissance, Joseph la constance, Enoch la pureté du cœur, Joseph l’oubli des injures, Moïse la mansuétude, Job une soumission inaltérable.

Cependant, le grand âge des patriarches qui reprenaient femme à cent ans ne laissait pas de les étonner. Quelques-unes en conçurent que ces épouses dignes de pitié accomplissaient une pénitence pour d’insignes manquements à la règle commune. La Mère, qui assistait à ces lectures, occupée à quelque ouvrage de dame, levait alors la tête et faisait valoir son indulgence, elle qui n’infligeait le service des vieux que dans les cas les plus graves, et bien que cette menace figurât presque à chaque article du Règlement, telle la peine de mort dans le code militaire. Et de répéter ces articles qui constituaient ses Tables de la Loi :

Avoir juré et s’être mise en colère : trois jours au service des vieux. Maltraiter une domestique, deux jours au service des vieux. Interpeller une pratique pour se faire donner la préférence sans se contenter des grâces naturelles : quinze jours au service des vieux.Idem pour se mettre nue sans autorisation. Se prêter à des goûts bizarres sans en avertir la Mère, un mois au service des vieux. S’être grisée dans un souper, de façon à commettre quelque sottise, deux jours au service des vieux. Quinze jours pour n’avoir pas averti du temps critique. Et le choix entre la perpétuité de la peine ou le bannissement, pour toute demoiselle qui aurait volé quelque chose à un monsieur.

Ces interruptions profanes ainsi que les fréquentes intermittences du métier n’empêchaient pas l’auditoire de prendre intérêt à la Visitation de la Vierge, à la Samaritaine, à la Chananéenne, à la Madeleine, à la Femme adultère, à Marthe et Marie, à l’Enfant prodigue, à la Résurrection de Lazare, aux Noces de Cana. Il fallut même que la Gourdan menaçât d’interdire à jamais ces lectures afin que ses filles s’en arrachassent sans délai quand un coup de sonnette les avertissait de se rendre au boudoir. Les scènes de la Passion leur tiraient des larmes. Elles les laissaient franchement couler, quittes à se remettre du fard, et toutes enviaient le rôle de Véronique et des Saintes-Femmes.

Il s’en rencontrait pour refaire le mot de Clovis. Au lieu de s’être trouvées là avec des Francs, elles auraient amené des crocheteurs et des écosseuses de la Halle, c’est-à-dire leurs amants, leurs frères et leurs sœurs, les uns forts des poings, les autres de la gueule, voire les deux ensemble. Parmi ces farauds, elles n’oubliaient pas de compter quelques gardes-françaises avec leurs baïonnettes au bout du fusil, La Ramée, Champagne, La Tulipe, La Fleur, Brin-d’Amour, La Brûlure et Pet-en-l’Air. Les Bouquets Poissards refleurissaient en l’honneur de Judas, de Pilate et de Caïphe. Quels torchelorgne, sangdieu ! les amants, les frères et les bons fanandels de l’armée du Roi auraient baillés à l’Iscariote et ses gendarmes dans le boulingrin de Gethsemani !…

Et mi, cria un jour la voix de fausset d’Esther de qui l’on ne distinguait pas le visage noir dans l’entre-bâillement d’une porte, mi taper gueugueule à méçants avé casse-tête mon papa !

La Mère se hâtait d’ennoblir la rhétorique et de ramener l’enjouement sur les visages par la menace d’un Abraham ou d’un Booz à long terme.

Les concerts de chant liturgique ne commençaient pas avant cinq heures : on attendait l’abbé Lapin. Il venait avec sa guitare, le nez toujours un peu vermillonné. Il embrassait Raton, prenait de ses nouvelles et lui remettait les sous prélevés sur son tabac, pendant qu’une des filles allait dénicher l’Ordinaire de la Messe à sa place accoutumée. On ne le forçait plus de chanter Robin, mais les cantiques de Marie Alacoque au Sacré-Cœur de Jésus, dont l’accent le faisait pâmer. Puis il prenait modestement siège, réaccordait son instrument et regardait Raton d’un œil interrogateur. C’était à elle de décider. Son choix tombait le plus souvent sur le Magnificat, le Credo, le Veni Creator ou le Psaume In exitu Israël, qui étaient du goût de ses compagnes et du sien. Le reste suivait, presque invariablement.

La guitare, la harpe et le clavecin se mettaient d’accord. Sur un signe de l’abbé, Raton entraînait les voix qu’elle désespérait de rendre aussi religieuses qu’au Carmel. Il leur restait quelque chose de profane qu’il fallait peut-être attribuer aux ariettes et aux airs à danser que la Mère exigeait qu’elles chantassent, et aussi à l’emploi des instruments qui ne les soutenaient pas assez. C’était du moins l’avis du bon abbé Lapin. Il déplorait de n’être pas assez riche pour acheter un basson.

La lecture édifiante et la musique sacrée ne formaient pas les seules distractions dévotes de ces demoiselles. Sur le désir de Raton d’élever un autel dans le placard de Nicole, l’abbé lui avait apporté du clinquant, des fleurs de papier, de petites bougies de cire avec leurs candélabres d’étain, de la colle à bouche et une image du Sacré-Cœur de Jésus. Raton s’était ingéniée à découper le carton de vieilles boîtes, à en assembler les morceaux, à en former une chapelle que le Carmel avait inspirée. La croix des Carmélites s’élevait au-dessus, sauvée de la jarretière ; dans le fond brillait la gravure vivement coloriée du Divin Maître montrant son cœur purpurin.

Quand la négresse Esther les venait réveiller, fort avant dans la matinée, en leur portant le chocolat, elle ne manquait point de s’agenouiller devant le placard ouvert. Après s’être signée, elle récitait le Credo dans son jargon des Îles :

Yo cré nan Bon Dié, créater toute bagaye, là nan Ciel, pi en rhaut la terre. In pi nan Not’ Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dié tounain moune, Fils di Saint-Esprit tou Vierze Maïe, cé maman li…

Ce fut à qui élèverait un autel du même genre dans le placard aux oripeaux, et rivalisant de goût, de perfection et de riches couleurs, les unes à la Vierge, les autres à la Madeleine ou bien à leur patronne, de sorte que, durant une semaine, le salon devint un atelier de découpage où l’on aurait lu à haute voix l’Ancien et le Nouveau-Testament. On y entendait aussi des contestations et des disputes soudaines dans un langage flatteur :

— C’est toi, ponisse, qui m’as pris ma colle ?

— C’est pour te coller le museau, baveuse !

— Ah ! là, là ! regardez-moi sa Vierge Marie !… Elle a l’air d’espérer l’client dans une guérite du Louvre !

— T’en as menti, fille de putain, bassinoire de corps de garde, pucelle de la rue Maubuée !… As-tu seulement jamais su c’que c’était qu’une vierge, toi qui n’l’étais déjà plus dans l’giron d’ta mère ?

— Il n’y a pas à dire, faisait la Gourdan, avant de s’être accoutumée à toutes ces choses divines, je suis vraiment la Mère-Abbesse ! Ce ne sont pas non plus les Argenson qui manquent !

Elle n’en prenait point d’humeur, songeant peut-être à sa fille à qui les Annonciades de Roye formaient un cœur chrétien, et, surtout, elle ne remarquait pas que tant de dévotion nuisît à la galanterie : au premier coup de sonnette, tout le monde délaissait Dieu et ses autels de papier. L’abbé, s’il se trouvait là, posait sa guitare sur ses genoux avec patience et résignation. Il profitait de ce répit pour se moucher dans son grand mouchoir de Cholet qu’il ne remplissait plus de tabac mais qui n’en était pas moins sale, et pour essuyer ses lunettes en attendant que le concert reprît, une ou deux voix en moins. D’ailleurs, depuis l’arrivée de Raton, la Gourdan se sentait encline à la piété, ou quelque chose d’approchant. Ces lectures, ce latin d’Église lui rappelaient le couvent de Béziers, sa ville natale, et sans doute la préparaient-elles à la vie édifiante qu’elle eut plus tard à Villiers-le-Bel, où était sise sa maison des champs. Elle devint, en effet, dame patronnesse de sa paroisse. Mais le hasard contrariant fit qu’elle mourut en son domicile cythéréen, « au premier étage, dans une chambre à coucher ayant vue sur la cour ».

Néanmoins, la Superbe, devenue modeste et rêveuse, avait été sévèrement reprise pour s’être interrompue dans l’exercice de ses fonctions.

— Mon bon ami, avait-elle dit, au moment le plus pathétique de ses caresses, à celui qui les payait fort cher, mon bon ami, est-ce que tu crois vraiment en Dieu ?…

Une autre fois, la Mère avait envoyé chercher la garde pour séparer la Mignonne et la Niaise dont personne n’osait approcher. Elles s’enfonçaient les ongles les plus effilés du monde dans la peau de la tête, en faisant voler des cheveux, dont, par bonheur, toutes les mèches n’étaient pas à elles, et en poussant de furieux glapissements. Cette querelle venait de la prétention de la première : elle soutenait avoir vu le Divin Maître lui apparaître, comme le bruit courait qu’il apparaissait à Raton.

— C’est pas vrai, menteuse ! avait répliqué la Niaise qui ne s’en laissait plus imposer. D’abord, gnia que Raton ! Nous autres, je ne sommes pas encore des saintes…

À moins qu’on ne la requît, la garde montait rarement dans une maison si bien tenue. Une nuit, toutefois, deux officiers pris de vin se disputèrent une fille qu’ils avaient priée à souper dans un appartement au-dessus du salon. Même il est dit qu’ils la jouèrent, et que le perdant fit entendre que la fortune avait été corrigée. Son adversaire ne put souffrir ce langage : il lâcha contre l’insolent un coup de pistolet qui n’eut d’autre effet que de briser une glace et d’ameuter ce quartier pacifique. L’officier irascible prit la fuite. L’autre le chercha, l’épée à la main, dans les couloirs et les vestibules, jurant, de par tous les diables, qu’il en aurait raison s’il le trouvait.

Recrue de fatigue, Raton dormait dans le salon où le sort l’avait laissée en compagnie de deux autres filles aussi malchanceuses, mais qui goûtaient comme elle l’oubli des turpitudes dans un sommeil de plomb, en attendant l’heure prochaine où il leur serait permis de regagner leurs chambres. Pourtant, Raton rêvait, appuyée contre une table et le front sur son coude. La Bible dont elle donnait lecture était tombée à ses pieds.

Elle voyait en rêve les soldats de Néron arracher les vierges saintes à leurs retraites souterraines pour les conduire au supplice dans l’arène des bêtes féroces. Et Raton bénissait Dieu d’être au nombre de celles que l’on devait saisir. Sa porte de planches pourries par l’humidité du caveau résistait à peine. Ne valait-il pas mieux ouvrir, marcher au-devant des bourreaux, braver leur iniquité ? Comme elle allait s’y résoudre pour mériter davantage la palme glorieuse, voilà que la porte cède et que des hommes font irruption, élevant une torche étincelante dans un grand cliquetis d’épées…

À vrai dire, c’était la garde qui s’était emparée du spadassin et recherchait le fugitif partout où il pouvait être. Derrière, parfaites images de victimes, se voyaient des filles nues, qui pleuraient à chaudes larmes, des galants sans perruque qui tremblaient de saisissement sous un vêtement sommaire, et que l’on paraissait avoir ignominieusement tondus. Il y avait encore des vieillards aux yeux rouges, que la lumière et la fumée de la torche faisaient larmoyer. Bref, ne manquaient que des enfants.

Aussi, Raton, de qui le beau rêve se trouvait être assez bien servi par les fausses apparences de la réalité, se précipita vers la soldatesque ricanante, déchira son tricot à deux mains, et, la tête rejetée, les bras en croix, la chair offerte avec mépris :

— Emmenez-moi : je suis chrétienne !…