Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie/14

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Éditions Mornay (p. 249-282).
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XIV


R aton passa quelques jours dans les pleurs, se reprochant les sentiments trop humains que M. Nicolas lui avait fait ressentir lorsqu’il s’était donné pour son père. Le Divin Maître, qu’elle n’appelait plus que son Bien-Aimé depuis qu’elle brûlait davantage, n’avait-il pas voulu l’éprouver par un retour aux affections mondaines ? Ou bien, n’était-ce là qu’un piège de l’Ange menteur, auquel elle s’était laissé prendre ? Elle tremblait qu’en punition de son infidélité, le Dieu jaloux ne lui retirât pour toujours la grâce de sa visite, et elle se répétait ce passage de l’Évangile : « Si quelqu’un vient à moi, et ne hait pas son père et sa mère, sa femme et ses enfants, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple ! »

L’abbé Lapin la réconfortait de son mieux, vitupérant M. Nicolas et jurant de l’apostropher sous les galeries du Palais-Royal, où, terreur des filles, des greluchons et des vieillards lubriques, il n’arrêtait de déambuler que pour ses gribouillages mystérieux à la lumière des spectacles et des lanternes. Il le traiterait de suppôt de Satan, de cacograpbe, d’infâme soléciste et de pervers ! Quant à Nicole, elle ne pouvait comprendre que l’on marquât tant d’exactitude à un amant qui ne se manifestait plus, et elle impatientait Raton par des exemples tirés de ses amours.

Enfin, Raton parut consolée, faisant de son mieux pour remplir son dessein, c’est-à-dire contentant les visiteurs par sa politesse et sa complaisance. Elle apportait même la coquetterie et l’adulation nécessaires pour obtenir, contrairement à l’usage, qu’on lui remît son cadeau d’avance : elle ne voulait plus être frustrée de son gain. La Mère n’avait qu’à se louer de sa conduite, quand un jour elle la prit à l’écart en lui montrant un front sourcilleux. Elle froissait un pli qui semblait l’avoir mise dans l’inquiétude.

— Ma pauvre Raton, il va falloir nous séparer ! Je redoute fort de m’attirer de grands ennuis à ton sujet. Les tiens seraient plus grands encore ! Je ne te dis rien de plus : tu connaîtras trop tôt, hélas ! la cause de ton départ !…

Comme Raton commençait de verser des larmes et se pâmait dans ses bras :

— J’ai vu, s’empressa-t-elle d’ajouter, j’ai vu qu’il te manquait quatre cents livres pour être heureuse. Les voici, avec ton petit magot dans un sac de lustrine. Resserre bien le tout, fais tes adieux, et va mettre tes habits. Le fiacre t’attend en bas, devant la boutique de M. Gomez. Il te mènera où tu voudras. Adieu, ma fille chérie, la plus douce et la plus belle ! Adieu, prie pour moi, qui me sens déjà touchée par la Grâce, ainsi que pour tes sœurs à qui va manquer quelque chose ! Adieu…

Là-dessus, la Mère essuya deux ou trois larmes que, depuis la mort de la Pâris, son ancienne associée, elle n’aurait pas cru renfermer en son cœur inexorable. Les vingt Sylphides, voyant pleurer ces deux femmes qui répétaient adieu ! adieu ! les entourèrent en poussant de faibles gémissements.

Quand elles apprirent que Raton les quittait pour toujours, ce fut un concert de lamentations entrecoupées de pourquoi et de demandes déguisées. Mais la Gourdan ne leur répondit que par le silence et se retira pour n’être plus questionnée, entraînant Raton et Nicole avec elle. L’abbé Lapin fendit la presse et les suivit sur un signe. Il s’était dépêché de prendre la Bible de Royaumont, l’Âme amante de son Dieu et l’Ordinaire de la Messe. De son grand mouchoir rouge à pois noirs, il faisait retentir les corridors des accents de la douleur. La Superbe courut après lui pour lui remettre la tirelire qu’il avait oubliée. Religieusement, les filles se l’étaient passée de main en main, y ajoutant leur dernière contribution, qu’elles tiraient de leurs bas, grossis à la cheville d’une monnaie déformante. Elles croyaient que Raton aurait besoin de ce secours pour faire venir des douceurs du dehors, lorsque, dans les premiers temps, du moins, la règle lui semblerait dure. Elles s’acquittèrent sans mot dire, mais en soupirant, de cette gentillesse où elles mettaient le meilleur de leur pauvre âme obscurcie, et elles sentaient que l’infection de la débauche, l’incurie du découragement les gâteraient tout entières quand leur sainte ne serait plus parmi elles. La raison de son départ leur apparut d’une façon confuse, mais elles évitèrent d’en parler, l’appréhendant pour elles-mêmes, et elles courbèrent les épaules sous un destin menaçant.

L’abbé Lapin, les livres sous le bras, la guitare en bandoulière et le chapeau devant les yeux, entra dans la chambre de Nicole, où Raton, encore nue, passait ses humbles bas de coton en se laissant coiffer par Esther. Assis sur une chaise de paille et tournant le dos par décence, il s’essaya à méditer un discours sur l’amour de Dieu, que lui refusa son aisance ordinaire et qu’eussent troublé les sanglots de la Boiteuse, les plaintes aiguës de la négresse, laquelle entendait bien suivre Mamiselle ! Mais là ne gisait pas tout son embarras. Troublé par le départ inopiné de Raton, il n’osait, lui non plus, s’informer d’un motif qu’elle ignorait elle-même et qu’il craignait trop bien de découvrir entre les deux ou trois qui s’offraient à sa longue expérience.

— Ange tutélaire, dit-il enfin sans se retourner et en imposant silence de la main aux deux pleureuses, dont l’une lamentait sur le lit, à plat ventre et les jambes écartées, Ange tutélaire, c’est toi qui me rapprochas de Dieu et me fis offrir, comme l’écrit le suave évêque de Genève, « à la Vierge sainte, ma chère Dame, un particulier respect, une révérence spéciale ». Par toi j’ai connu l’Amitié, la dilection incomparable, celle qui, selon l’Écriture, nous est une forte protection, j’ajoute, avec l’auteur de la Vie Dévote, un médicament d’immortalité ; celle, enfin, qui ne s’est rencontrée qu’entre Tobie et l’archange Raphaël, ou, plus humainement, entre l’apôtre Pierre et Pétronille, saint Paul et sainte Thècle, Ambroise et Monique, saint Grégoire de Nazianze et saint Basile, dont le premier a pu dire « que leur seul intérêt fut de cultiver la vertu et d’accommoder les desseins de leur existence aux espérances futures, sortant ainsi hors de la terre mortelle avant que d’y mourir. »

« Pourtant, je ne pleurerais pas une séparation, autant dire une mort, qui te mène à tes fins spirituelles si je savais trouver en moi-même assez d’assurance pour ne point faillir à mes vœux. Je l’avoue, tourmenté de mes propres douleurs, je suis égoïste, comme l’insinue Cicéron dans son traité de l’Amitié, car rien de mal, dit-il, n’était arrivé à Scipion du fait de perdre la vie. Mais le pauvre, le faible Lapin qui t’a protégée, c’est de tes prières qu’il attend aujourd’hui son salut et la force d’imiter ton exemple en quelque retraite où les pécheurs repentis creusent leur propre fosse, où ils cultivent aussi la Vigne pour la célébration du Sacré Mystère. Puissé-je, devenu abstème, être bientôt appelé à l’honneur de fournir les innombrables paroisses du Vin sans eau qui les abreuve du Sang de Dieu ! Et puissé-je, en mes loisirs, louer le Seigneur sur un petit orgue portatif, plus conforme à la dignité de mon état que la guitare qui fait à la fois ma gloire et ma honte. Je sanctifierai du moins cet instrument profane qui n’a que trop longtemps résonné pour le Diable, car j’impétrerai certainement la faveur particulière, et d’une obtention difficile, d’accompagner sur lui les hymnes sacrés à ta prise de voile ; après quoi je l’appendrai en ex-voto dans un temple ! Peut-être un jour, semblable à la harpe de David qui calmait les irruptions despotiques de Saül et forçait le démon à la retraite, le fera-t-on servir aux exorcismes…

— Lapin, pleura la Boiteuse, dont le sanglot se confondit avec celui de la guitare, tu peux te retourner : Elle est prête !…

— Mettons-nous à genoux, fit l’abbé, et prions-la de nous bénir !

Alors, Raton détacha du petit autel la croix que naguère elle avait ravie à la démence de M. Peixotte, et elle l’éleva au-dessus d’eux tous.

Per te, benedicat nos omnipotent Deus… commença l’abbé.

— Allons, allons ! cria la Gourdan qui poussa la porte, il ne faut plus perdre de temps !…

Elle se signa, néanmoins, car le visage de Raton resplendissait d’une gloire divine.

Mais plus rien ne touchait Raton des affections de la terre. Dédaignant même les trois livres que l’abbé avait rapportés, elle se glissa entre ses amis toujours agenouillés, jeta un dernier regard à son autel de clinquant, et passa devant la Mère comme si elle ne l’eût jamais connue. D’une main elle serrait la tirelire contre son cœur, de l’autre elle élevait le crucifix, et elle marchait les yeux au ciel, sans regarder sa voie ni ses pieds. C’est ainsi qu’elle traversa le salon. Ses compagnes croisèrent d’instinct les bras sur la poitrine et inclinèrent la tête sur son passage. Elle ouvrit, sans paraître la chercher, la porte secrète qui donnait accès à l’escalier de M. Gomez, et peut-être s’ouvrit-elle toute seule.

M. Gomez, pour ne rien perdre, suçait l’arête d’un hareng après en avoir rongé la tête. Il faillit avaler cette chère dangereuse en voyant passer Raton qui lui parut sortir d’un tableau de piété, et le cocher entendit miraculeusement l’adresse de la rue de l’Université sans que Raton ouvrît la bouche. Il enveloppa son cheval et tira la Belle hors de la vue de l’abbé Lapin, lequel, descendu quatre à quatre, agitait désespérément le chapeau de M. de Sade sur le seuil de M. Gomez, et n’eut d’autre ressource que de noyer ses larmes et la suite de son discours dans le frontignan consolateur.

Aussitôt installée, Raton mit le crucifix dans sa gorge, que tant d’hommes avaient baisée, et la grenade dans la poche de son jupon, que le poids de cinq mille livres aurait certainement rompue sans une grâce singulière. Puis elle s’endormit d’un sommeil exempt de tout rêve, comme si le Ciel eût voulu qu’elle s’éveillât à une vie nouvelle.

Elle fut tirée de sa léthargie par l’arrêt de la voiture et le bruit que fit M. Rapenod en ouvrant la portière.

Hé pien ! Matemoiselle, dit-il, ça fait longtemps qu’on est partie !… Ponchour, Matemoiselle !… Matame la Tuchesse sera contente de fous refoir !… Et comment fa la ponne nourrice ?…

— Elle est guérie, dit Raton, en prenant la grosse main que lui tendait galamment M. Rapenod pour l’aider à descendre. Mme la Duchesse est-elle chez elle ?

Foui, foui, dit M. Rapenod, quelque peu étonné que le fiacre partît sans réclamer sa course et en saluant Raton d’un air entendu. Mais chai fu une pien chôlie chambe, tarteufle !…

Insensible au compliment, Raton grimpa les escaliers, tremblant de rencontrer M. Poitou sur son chemin, et portant la main à l’endroit de la poche afin d’empêcher les pièces de tinter.

— Ah, Jarni !… fit la voix qu’elle redoutait d’entendre. Mais elle touchait déjà la porte de la garde-robe, et Poitou n’étreignit que du vent, malgré ses pas précipités.

Mme la Duchesse lisait une lettre dans un fauteuil.

— Quoi ! s’écria-t-elle en l’entendant marcher, quoi, c’est Raton !… J’attendais toujours de tes nouvelles, pensant que tu me ferais écrire. Enfin, tout est pour le mieux, puisque te voici. Et ta nourrice ?

— Elle est guérie, dit Raton, sans varier la réponse, car, à sa brièveté, il lui semblait qu’elle mentait moins, et elle appréhendait d’avoir à mentir davantage.

— Alors, dit Mme la Duchesse, tu viens reprendre ton service ? Je te remercie, ma petite Raton, de ta fidélité. Ah ! j’étais bien malheureuse avec mes sottes lingères qui ne pouvaient rester à leur poste. Elles s’allaient donner du bon temps à l’office avec ce Poitou qu’il faudra bien chasser un jour, ou bien avec ce Grand-Jean et ce Petit-Louis, qui ne valent pas mieux ! Elles m’ont brûlé des dentelles. C’est pourtant leur métier que de repasser !… À propos, je n’ai jamais entendu dire au Chevalier que le carrosse de Caen arrivât le samedi ? C’est encore une de ses cachotteries, et j’aurais dû consulter l’almanach en maintes circonstances… Mais, ajouta Mme la Duchesse qui se plaisait au coq-à-l’âne et n’attendait pas les réponses, mais comme tu parais fatiguée ? J’aurais pensé que l’air du pays… Sans doute as-tu beaucoup veillé auprès de ta chère malade ?… Eh bien, ici, personne ne va, depuis ton départ. Je ne sais si c’est une épidémie, mais M. le Duc, le Chevalier qui m’en écrit justement, et moi-même avons des élevures sur tout le corps. Ou plutôt, comme Poitou en a dans les mains, nous craignons qu’il ne nous ait donné la gale. Oui, il faudra se résoudre à chasser ce maraud ! Avec ça des vapeurs plus fréquentes qu’à l’ordinaire. Mais en somme, rien de grave… Allons, je te vais donner de l’ouvrage, si tu n’es pas trop fatiguée. Il faudrait coudre ce point d’Angleterre sur une chemise de nuit… As-tu seulement pris quelque chose pour te sustenter ?

— Madame la Duchesse, dit Raton qui attendait la fin de ce flux de paroles et se jeta aux genoux de sa maîtresse, je suis venue vous supplier de me conduire au Carmel de la rue d’Enfer, où je ne saurais me présenter seule…

— Quoi ? quoi ?… fit Mme la Duchesse interloquée, et retirant la main que lui baisait Raton. Me venir trouver pour repartir ? Et toujours cette idée ridicule ! Je t’ai déjà dit qu’il fallait cinq mille livres…

— Je les ai, osa interrompre Raton. Une dame pieuse et charitable, reprit-elle d’une haleine pour avoir plus tôt fini de mentir, a bien voulu me doter, voyant que ma vocation était irrésistible. J’ai apporté cet argent que je garde sur moi, là… Rien ne me ferait plus d’honneur et ne me servirait mieux que d’être accompagnée par Madame la Duchesse, que je vénère comme une mère pour toutes les bontés qu’elle m’a témoignées et les saintes paroles qu’elle m’a si souvent dites…

Mme la Duchesse, par un soudain revirement, abandonna sa main, et affecta un air dévot. Cette Raton ne l’avait donc pas surprise, quand son cher Chevalier lui mettait le ventre à l’air ? Et comment refuser, puisque aussi bien Raton trouverait moyen de se passer d’elle, maintenant qu’elle tenait sa dot ? Et puis encore, quelle bonne renommée elle confirmerait d’elle-même et de sa maison en patronnant sa chambrière comme elle le lui demandait dans une si touchante effusion, en lui trempant les mains de larmes, car Raton s’était saisie des deux ! Enfin, quel sujet inespéré d’occupation et d’entretiens dans le monde !

— Mon enfant, dit-elle, puisque tu as tes cinq mille livres, je consens à te conduire chez la Révérende Mère du Carmel, Marie-Thérèse de Saint-Augustin, qui se nommait dans le monde Mlle de Vilhac. Et même, comme il ne serait pas convenable que tu restasses chez moi, ne fût-ce que sous l’apparence de la servilité, je t’y vais mener tout de suite. J’admire, derechef, et dans la confusion la plus extrême, que Notre-Seigneur choisisse ses épouses aussi bien parmi les humbles servantes que parmi les filles et les maîtresses des Princes. Mais embrasse-moi, mon enfant, ma sœur en Jésus-Christ !…

Raton se jeta dans les bras de Mme la Duchesse qui s’était mise debout, et elle versa longtemps des pleurs contre son épaule, sans que l’idée lui vînt d’admirer à son tour que cinq mille livres pussent rapprocher si subitement les contraires et lui mériter d’être tenue pour une égale, du moins devant le Roi du Ciel, par la femme d’un ministre qui descendait de Richelieu.

Cependant, Mme la Duchesse continua de l’appeler Raton tout court quand son saint transport fut passé, et de la tutoyer comme devant. Elle sonna pour son carrosse, et, peu de temps après, toutes deux prenaient le chemin de la rue d’Enfer, non sans avoir croisé Poitou, qui, dans le maintien figé que lui prescrivait le bon usage, laissa néanmoins tomber sur Raton un regard où se lisaient à la fois la colère et le désir. Mais Raton s’en souciait peu : en tirant la porte, elle venait de voir son Bien-Aimé lui sourire dans le cadre de M. le Duc. Le panorama parisien qu’elle y détaillait naguère avait fait place à la chapelle du Carmel tout illuminée de cierges, et Raton s’était reconnue devant le maître-autel, épouse de Notre-Seigneur, en robe de mariée.

— As-tu donc oublié quelque chose ?… lui avait demandé sa maîtresse.

Une joie profonde inonda Raton durant tout le parcours. Son cœur palpitait d’allégresse, son visage se colorait d’une vive rougeur et perdait les traces de la fatigue dont Mme la Duchesse avait eu la bonté de s’alarmer : le Bien-Aimé, pour qui elle languissait d’amour, lui était revenu ! Et elle se récita ces versets du Cantique des Cantiques que l’abbé Lapin lui avait appris en lui en expliquant le sens anagogique : « J’ai cherché dans mon lit, durant des nuits, Celui qu’aime mon âme. Je l’ai cherché et ne l’ai point trouvé. Je me lèverai, je ferai le tour de la ville, et le chercherai dans les rues et les places publiques. Les sentinelles qui gardent la ville m’ont rencontrée : N’avez-vous point vu Celui qu’aime mon âme ? Lorsque j’eus passé au delà, je trouvai Celui qu’aime mon âme ; je l’ai arrêté et ne le laisserai point aller. Que vous êtes beau, mon bien-aimé ! Que vous avez de grâces et de charmes ! Notre lit est couvert de fleurs ! »

Quant à Mme la Duchesse, elle se laissait mener par les rues et les places publiques, sans espoir de rencontrer son Chevalier. Du reste, elle ne pensait ni ne rêvait à lui : elle dormait la bouche ouverte en poussant d’heureux ronflements.

Enfin, le carrosse s’arrêta devant le Carmel, et, comme Mme la Duchesse s’étonnait au sortir de son sommeil, il fallut que Raton lui rappelât le but de leur visite.

— Tu as bien sur toi tes cinq mille livres, mon enfant ? fit-elle, encore endormie et avec une pointe d’inquiétude, en attendant que s’ouvrit la porte que le cocher heurtait du marteau.

Introduites dans un petit parloir peint à la chaux et meublé de chaises de paille, elles s’assirent en attendant l’abbesse, qu’une converse taciturne et glissant comme un spectre était allée prévenir au nom de Mme la Duchesse. Un Christ d’ébène et d’ivoire, jauni et fendillé, étendait ses bras contre un mur, au-dessus d’une commode de sacristie chargée d’un vase de faïence blanche à lisérés d’or, où fleurissaient des roses de taffetas. En face, se voyaient sainte Thérèse, sainte Marie-Madeleine et sainte Marie l’Égyptienne en des cadres de bois noir. Au milieu, une table nue et d’une raideur hostile semblait attester la rigidité de la règle et la frugalité de la pâture. Un froid mortel régnait dans cette pièce, et l’on avait mis devant chaque chaise un rond de mousse en laine verte, afin de préserver de la fraîcheur du carrelage les pieds douillets des visiteuses. Dans le fond de la pièce, une grille hérissait des artichauts de fer ; derrière elle, un voile retombait à plis funèbres. Il laissait cependant filtrer des rires cristallins : on pouvait penser que le bonheur sans mélange respirait au delà et qu’il n’affectait ces abords maussades que pour sa défense.

— Il existe une autre entrée rue Saint-Jacques du Haut-Pas, fit Mme la Duchesse qui cherchait quelque chose à dire pour se remettre d’un éternuement. En prenant par là nous aurions traversé les jardins…

« Le Vice et la Vertu, pensa Raton, ont ici-bas double face. L’un feint de vendre des tableaux de sainteté dans la boutique de M. Gomez, l’autre dissimule ses délices sous un aspect morne et chagrin, et l’un et l’autre ont deux portes… Ah ! Seigneur, j’ai deux façades, mais vous connaissez la plus belle, qui est toute tapissée de fleurs et de verdure comme un reposoir et vous accueille au chant des oiseaux…»

La Prieure apparut, précédée d’un bruit de rosaire. C’était une grande femme décolorée, mince et sèche, au port majestueux, nonobstant quelque ostentation de modestie dans la démarche. Ses yeux où la vie paraissait s’être réfugiée brillaient d’un sombre éclat et semblaient vouloir porter la domination au loin sur le monde. Elle s’inclina légèrement.

— Madame, je vous présente mes très affectueux respects, dit Mme la Duchesse en lui baisant la main. Sans mes obligations, je serais depuis longtemps venue vous rendre visite et m’informer de mes saintes amies. Mais enfin, malgré ma bonne volonté, je n’aurais eu à vous entretenir que de choses futiles, au lieu qu’aujourd’hui le Ciel me fait la grâce de vous amener cette jeune fille qui désire se consacrer dès maintenant à l’Adoration perpétuelle. Je puis assurer que sa vocation est certaine et qu’elle est un honneur pour ma maison…

La Prieure se tourna vers Raton qui joignait déjà les mains avec instance.

— Ma chère enfant, dit-elle, en regardant l’habit et le bonnet de Raton qui décelaient assez son état, j’ai pleine confiance en Mme la Duchesse. Elle projette, sans doute, d’être votre marraine… Mais, d’abord, asseyons-nous… Vous n’ignorez pas, continua-t-elle, ayant poussé un siège près de la table où elle s’accouda en laissant pendre une main translucide et veinée de bleu pâle, vous n’ignorez pas que notre Ordre exige une dot…

Ce disant, elle s’adressait plutôt à Mme la Duchesse, qu’elle croyait dans le pieux dessein de répondre pour sa servante.

— Madame, dit Raton, qui tira de sa poche le sac de lustrine, je possède cinq mille livres. Je les dois à l’assistance d’une bienfaitrice qui désire rester ignorée.

— Cinq mille livres ! fit la Prieure en baissant les yeux sur le rosaire qu’elle se mit à lisser d’une main distraite, cinq mille livres, nous sommes un peu loin de compte !…

— Oh ! dit Raton, j’ai encore quelque chose là, mais je ne sais au juste combien ça fait…

Et Raton se leva pour aveindre la tirelire de sa poche de jupon.

Mme la Duchesse eut un geste de réprobation qui tendait à rabattre la robe que sa protégée retroussait sans vergogne.

— Laissez, Madame ! dit la Prieure, qui ne put retenir un rire dont on ne l’aurait pas crue capable. Cela est charmant et témoigne d’une âme ingénue, d’un cœur spontané… Quoi ! une tirelire ?… Mais c’est enfantin !…

Dans le mouvement que fit Raton, le trésor accru par les vingt Nymphes d’impureté échappa à sa main tremblante et tomba sur le carrelage avec un bruit de pot cassé, auquel succéda un concert de voix argentines qui semblèrent intercéder de tous côtés en faveur de la postulante.

Raton, moins confuse de son geste irréfléchi que de sa maladresse, se mit à pleurer, les mains sur son visage.

— Allons, ma chère enfant, dit la Prieure, n’ayez pas de honte pour un petit accident dont il convient plutôt de s’amuser. Nous reparlerons de la dot tout à l’heure. Mais qu’entendez-vous par votre vocation ? Avez-vous bien tout pesé ? Vous êtes-vous fait une juste idée de notre existence ? Ou bien n’est-ce là qu’un de ces coups de tête si fréquents à votre âge et qui n’ont parfois d’autres causes qu’une amourette contrariée, des remontrances trop vives, une condition difficile, ou une appétence d’oisiveté ? Mon rôle est plutôt de vous décourager, et je ne saurais mieux faire que de vous représenter notre Règle comme beaucoup plus rigoureuse que les nécessités de votre état, encore que je sache que Mme la Duchesse soit la douceur, la bonté en personne. Ici, tout est sacrifice. Il n’est plus de beauté, de coquetterie, ni d’autres soins que ceux qu’exige la décence élémentaire. Coucher tout habillée sur une planche, se relever au milieu de la nuit à des heures indéterminées, se soutenir par des légumes sans assaisonnement — je n’ose dire se nourrir, — se priver de feu au cœur de l’hiver, se macérer, se flageller ; enfin, passer la plus grande partie du jour dans le silence et la prière, telle est notre vie. Pourtant, la soumission ne sert de rien si vous n’aimez Dieu. L’on ne doit pas non plus l’aimer en égoïste, ni trop pour Lui-même ni pour soi. Encore vous faut-il l’aimer à travers ses créatures : aimer ses créatures au point d’endurer la souffrance pour celles qui pèchent et ne prient point, et, pour la plupart, nous méprisent. Feu le Grand-Roi lui-même, parlant à Monsieur, ne nous traita-t-il pas de « friponnes, d’intrigueuses, de ravaudeuses, de brodeuses, de bouquetières et d’empoisonneuses ?… » Mais que dis-je, endurer ! Cette souffrance, nous la souhaitons, nous l’appelons, nous l’exigeons à grands cris ! Oui, ce sont nos délices, à nous, que d’être frappées dans notre propre chair et dans nos os des infirmités les plus douloureuses et les plus répugnantes ! Et non seulement, pareilles à ces rochers solitaires et dénudés qui reçoivent la foudre et en garantissent le plat-pays des hommes et des troupeaux, nous détournons la vengeance du Ciel ici-bas contre les pécheurs endormis dans une tranquille assurance, mais nous ravissons encore à l’Enfer le plus grand nombre possible de ces âmes qui iront grossir les légions de Dieu. C’est une lutte entre l’Enfer et nous ! Pourtant, ne croyez point que ce soit facile, car les tentations nous assaillent qu’ont si bien découvertes Gerson et le Cardinal Bona, en deux ouvrages qui font autorité. On y voit comment l’Esprit du Mal nous peut faire préférer les austérités à l’obéissance, la dévotion aux obligations ; comment il revêt le vice et l’erreur d’apparences spécieuses et nous fait croire à une prédestination exceptionnelle, ce qui peut être votre cas ; bref, par quelles voies détournées il conduit les crédules et les faibles à son véritable terme. Ce ne sont que fallacieuses allégeances qui distraient de la prière mentale, obscures lumières de l’esprit qui compromettent l’humilité et la charité, prestiges diaboliques qui miment à s’y méprendre les miracles divins. Ne l’a-t-on pas assez vu avec les Convulsionnaires de Saint-Médard, dont les transports dissimulaient les turpitudes, les obscénités ? Enfin, c’est le piège du péché d’orgueil qu’il nous tend à chaque pas. Ah ! cent fois malheureuses celles qui passent pour des saintes à leurs propres yeux, qui croient toucher, dès le premier effort, au coupeau de perfection !… Ou bien encore, Satan nous exagère les difficultés de la vertu et nous plonge insensiblement dans la révolte ou le déconfort.

« Parlerai-je des sept démons dont Notre-Seigneur délivra la sainte pénitente Marie-Magdeleine ? Il y a le diable Pourquoi, ennemi de l’obéissance, celui qui séduisit nos premiers parents au paradis terrestre ; le diable Plus, qui pousse au zèle et fait tomber dans l’estime de soi-même ; le diable Moins, celui de la négligence ; le diable Timide, qui inspire la honte de découvrir les fautes ou les faiblesses ; le diable Discret, ou Médecin, qui modère les rigueurs de la mortification par la crainte de compromettre la santé ; le diable Curieux, qui nous ouvre l’oreille aux nouvelles du monde et nous fait apprendre le superflu ; enfin, le diable de la Vaine Gloire, de qui le diable Plus est le frère cadet.

« Méditez, ma chère enfant, ce que je viens de vous dire, au lieu de me répondre dès maintenant. Vous me confierez plus tard si vous vous sentez la force de vous soumettre à une probation de quelques mois dont vous retirerez une image plus exacte de nos devoirs et de nos peines. Mais je préférerais que vous me répondissiez non… Quant à la dot, elle est de dix mille livres… Votre bienfaitrice fut induite en erreur. Au besoin, peut-être pourrait-elle, puisqu’elle vous porte intérêt, ajouter l’autre moitié…

La Prieure fit le mouvement de se lever. Dans l’instant, Raton se vit contrainte de se livrer aux fantaisies des connaissances de M. le Duc et de subir les outrages de M. Poitou qui ne manquerait pas de la dépouiller. Elle vit s’effondrer le beau rêve auquel elle avait sacrifié sa gloire, et elle s’effondra avec lui aux pieds de la Prieure, qui lui sembla moins humaine que l’inflexible hôtesse de la rue des Deux-Portes.

— Madame ! Ah, Madame ! sanglota Raton en lui embrassant les genoux, je ne saurais trouver d’autre argent !… Prenez-moi, le temps qu’il faudra, pour votre servante ; je gagnerai ainsi ce que vous exigez.

— C’est contraire à la Règle, dit froidement la Prieure.

— Eh bien, dit Mme la Duchesse qui craignit d’être décriée si l’on rapportait qu’elle fût demeurée insensible, je complète la dot de Raton, et, puisque sa première bienfaitrice désire demeurer inconnue, je m’offre d’être sa marraine. Aussi bien, c’est moi qui l’ai trompée en lui parlant de cinq mille livres.

— Voilà, dit la Prieure, qui change beaucoup de choses…

À ces mots, Raton ne sut à laquelle des deux elle devait témoigner en premier sa reconnaissance. Elle se releva, néanmoins, avec précipitation. Peut-être allait-elle se décider pour sa maîtresse, quand elle porta la main à son téton gauche et s’évanouit. Mme la Duchesse la reçut dans ses bras en poussant un cri doguin. Aidée de la Prieure, elle la coucha sur la table, et ces dames admirèrent le sourire angélique qui errait sur ses lèvres, son teint à peine blêmi, et la position des mains qui s’étaient croisées sur la poitrine.

— On lui mettrait un lis entre les bras, dit à mi-voix la Prieure que la dot avait attendrie avant cette faiblesse, qu’elle aurait l’air d’une sainte de cire dans sa châsse. Ce n’est rien… Mais, dites-moi, quand pense-t-elle entrer chez nous ?

Mme la Duchesse répondit que c’était tout de suite, qu’elle ne pouvait garder plus longtemps une camériste que, dorénavant, l’on devait honorer comme une fille de Dieu ; qu’enfin elle ferait porter son petit bagage si Raton le jugeait nécessaire ; qu’au surplus, elle reviendrait le lendemain, préférant ne pas recevoir les marques d’une gratitude excessive pour une action toute naturelle, ni risquer de provoquer une autre défaillance dans une nature si sensible.

— Cependant, dit la Prieure en reconduisant Mme la Duchesse, je vous l’entends appeler Raton : il me faudrait connaître son nom et son prénom…

Mme la Duchesse répliqua, comme à l’ordinaire, qu’étant enfant trouvée Raton n’avait ni nom ni prénom, et qu’elle désirait que celui de Raton fût conservé.

— Raton !… s’écria la Prieure. Mais je ne conçois pas bien une Sœur Raton de Jésus !… Je ne connais pas de sainte du nom de Raton !…

— Elle le sanctifiera, dit Mme la Duchesse. Je lui donnerais bien les miens de Louise-Félicité, mais j’en tiens pour Raton. J’en tiens si furieusement, que, naguère, je l’imposai à l’usage de M. le Duc, qui appelle toutes mes filles Perrine. Oui, je serais vraiment désobligée, Madame, qu’elle ne s’appelât plus Raton ; j’aurais le plus grand mal à imaginer qu’une autre que Raton priât pour moi !…

Là-dessus, Mme la Duchesse prit congé, non sans jeter un coup d’œil de tendresse sur sa filleule toujours évanouie, et elle s’éloigna en murmurant : « Raton, Sœur Raton, sainte Raton, que cela est bien ! »

— Après tout, va pour Raton ! murmura la Prieure qui prit la main de la novice.

— Ô Bien-Aimé !… fit Raton, comme au temps de M. le Duc.

— De quel bien-aimé parle-t-on, mon enfant ? demanda la Prieure soudainement déconcertée.

— Mais du Divin Maître ! répondit Raton avec étonnement. Il m’a semblé le voir au-dedans de moi-même pendant que je pensais dormir et n’étais qu’évanouie, à présent qu’il m’en souvient…

Et Raton, à plusieurs reprises, baisa la main de la Prieure sans plus répandre de larmes. Au contraire, elle riait entre deux baisers, relevant son visage enfantin. Puis, elle sauta à terre, dans un mouvement espiègle et désinvolte.

— Maintenant, dit-elle, il faut que je ramasse mon argent !

La Prieure la regardait faire en silence, se félicitant d’une recrue qui montrait tant d’enjouement, même de gaillardise. Son expérience y vit le signe d’une acceptation sans inquiétude, d’une obéissance sans murmure ; celui, encore, d’une grande piété. Quant à Raton, elle comptait tout haut ses livres, au fur et à mesure qu’elle les recueillait, mais en pensant au moyen le plus diligent et le plus secret de prévenir sa nourrice de son nouvel état.

— Ça fait deux cent cinquante-trois ! fit-elle, toute rouge d’avoir marché à croupetons et de s’être baissée pour regarder sous la commode.

Et elle mit son argent en tas sur la table.

— Il reste vôtre, ma chère enfant, dit la Prieure, jusqu’au jour où vous ferez profession. Alors, il appartiendra à la Communauté. Elle en disposera selon ses besoins. Il vous reviendrait si vous dussiez renoncer à vos vœux. Et maintenant, ajouta-t-elle en la prenant par la main, allons dans ma cellule, ou plutôt notre cellule, car personne ici ne possède rien en propre, et l’on doit même se garder de dire ma chemise ou mon mouchoir. Là nous parlerons plus sérieusement et plus à notre aise, en attendant de vous présenter, selon l’usage, à nos très-chères Sœurs, dans la salle de Récréation.

— Madame, commença Raton…

— Dorénavant, appelez-moi Chère Mère, interrompit la Prieure. Mère Marie-Thérèse de Saint-Augustin…

— Chère Mère, reprit Raton qui, malgré elle, se souvint de la rue Saint-Sauveur, sauf votre commandement, je désire visiter quelqu’un qui doit renseigner ma première bienfaitrice sur le bon résultat de ma journée. Après, je serai quitte de tout soin dans le monde. Cette personne demeure aux environs ; je n’ai qu’un mot à lui dire.

— Faites, mon enfant, répliqua la Prieure en lui caressant la joue. Mais reprenez quelque monnaie en cas de nécessité.

Raton ne se le fit pas répéter. Sitôt dehors, elle marcha le plus vite qu’elle put, un peu troublée, toutefois, par la brume qui s’épaississait. Son projet était d’écrire à l’abbé Lapin qu’il informât sa nourrice du parti qu’elle venait de prendre, et qu’il l’avertit plus tard, lui qui s’enquérait de tout, lui qui savait tout, du temps de sa vêture. Cependant, elle n’était pas encore très experte à manier la plume, et elle n’osait entrer au cabaret comme elle l’avait prémédité. La lumière rendait les tavernes plus mystérieuses derrière leurs rideaux de cotonnade. Il en sortait des éclats de voix avinées, des rigaudons de flageolets, de vielles et de flûtes de Pan, et tout ce monde devait être autant de Poitou, de Grand-Jean et de Petit-Louis. Elle s’en remit à la Divine Providence, et continua de trottiner.

La Providence ne tarda pas de se manifester à l’angle de la rue Saint-Jacques, sous les espèces d’un écrivain public qui tenait bureau à la lueur d’un quinquet, et dont l’enseigne de parchemin huilé brillait par transparence. Dans son appentis de vieilles douves et de toile cirée se pressaient trois chambrières et un jeune commis coiffé à la Ramponeau. Raton attendit longtemps que les femmes eussent terminé d’ânonner les confidences que l’écrivain couchait sur un beau papier à fleurette. De temps à autre, il décrivait en l’air des entrelacs de sa plume démesurée, pour marquer, sans doute, qu’il allait calligraphier une phrase redondante ou quelque litote d’un tour ingénieux. Il tirait la langue en faisant grincer sa plume d’oie et se tourmentait le nez aux passages difficiles. Le commis avantageux considérait les filles, et surtout Raton qui lui semblait un morceau plus digne de son choix mais d’une entreprise malaisée. Aussi essayait-il indirectement de montrer le débordement de sa tendresse en caressant le matou du lieu d’un geste affecté. Il le prit même dans ses bras et lui roucoula cent minauderies contre sa joue, sans quitter Raton des yeux.

Enfin, les deux femmes se retirèrent l’une après l’autre en versant cinq sols pour la rédaction, six pour le papier à fleur et la poste aux lettres.

— À vous, mon fils, dit l’écrivain qui prit le temps de moucher une chandelle.

— Je laisse mon tour à Mademoiselle, fit le mirliflore dans un salut à rond de jambe. D’ailleurs, je n’ai pas encore bien réfléchi…

— Eh bien, ma belle, reprit le vieux scribe en levant sa visière de carton vert d’eau pour dévisager Raton par-dessus ses besicles, je vous écoute. Que veut-on dire à l’heureux coquin qui occupe un si tendre cœur, et peut-être le tourmente ? Parlez sans crainte : Monsieur s’éloignera un instant si vous le désirez… Voulez-vous de ce papier orné d’une rose, ou de celui-ci avec une pensée de velours, ou de cet autre avec une colombe ? Ou bien de ce dernier qui n’a rien, et ne coûte qu’un demi-sol ?

— Celui avec une colombe, dit Raton qui songeait surtout au Paraclet de sainte Thérèse, à l’Oiseau divin qui reposait sur l’épaule droite de Grégoire de Nysse, l’illustre évêque de Césarée, et lui suggérait à l’oreille tout ce qu’il exprimait au peuple de Cappadoce.

Fidélité ! dit le vieillard d’un ton guilleret. C’est écrit sur la banderole que le petit messager de Cythère porte à son bec. Mais ça n’engage à rien… Je suis à vous, Mademoiselle.

— Je voudrais, dit Raton, que le commis fit mine de ne pas écouter, feignant de marcher en sifflotant dans l’étroit espace, je voudrais écrire à M. l’abbé Lapin. Écrivez, s’il vous plaît :

« À Monsieur,
Monsieur l’Abbé Lapin,
Chez le marchand de tableaux, rue Saint-Sauveur,
à Paris.

Cher Monsieur l’Abbé, je suis tantôt où j’ai tant rêvé d’être, et vous prie d’en avertir ma bonne nourrice. Vous ferez encore de même pour l’informer du bienheureux jour de ma retraite définitive, que vous apprendrez certainement. D’ailleurs, je pense que vous pourrez me demander et me voir quand il sera temps. Je suis, cher Monsieur l’Abbé, votre très-humble et très-affectionnée servante.

Raton ».

— Comment diable peut-on dicter ainsi sans se reprendre et ne pas savoir écrire ? fit l’écrivain en se barbouillant le nez d’une énorme prise qu’il tira de sa poche de gilet et après avoir séché son encre d’une belle poudre d’or. Et moi qui comptais rédiger une lettre d’amour ! Mais, à coup sûr, il doit y en avoir là-dessous… Cela fait onze sols, comme pour les autres, Mademoiselle Raton, et, comme pour les autres, je confierai votre lettre à la Petite-Poste, si vous n’en avez cure. À votre service, ma belle !… Et vous, jeune coq, c’est aussi pour votre confesseur ?

Raton s’était retirée prestement sans ramasser sa monnaie. La nuit était tombée, et elle s’aperçut bientôt qu’elle ne reconnaissait plus son chemin. Elle se vit dans un empêchement extrême.

— Mamselle Raton !… cria derrière elle une voix étranglée.

Se retournant, toute surprise, elle reconnut le galant de la boutique. Sur le point de l’atteindre, il courait encore, son chapeau sous le bras. Elle eut un mouvement de crainte et de recul.

— J’vous d’mande pardon, Mamselle ! souffla-t-il, et moins rouge de sa course que de l’émotion qu’il ressentait à parler, mais vous aviez oublié vot’argent que voici. Et maintenant, je n’refuserais pas d’vous accompagner un bout d’chemin si vous êtes moins fière qu’vous l’paraissiez… Mais, puisque j’sais vot’nom, faut que j’vous donne le nôtre qu’est Lubin, fils unique et garçon drapier.

Sur ces derniers mots, M. Lubin reprit de l’assurance, redressa sa taille courtaude et frappa le pavé de son pied plat. Tout en parlant il s’était mis en marche à côté de Raton et lui soutenait le bras avec sollicitude.

— Monsieur Lubin, dit Raton qui trouvait subitement un guide, je vais au numéro 67 de la rue d’Enfer, où je fais une course, et je vous permets de m’accompagner si vous voulez bien me quitter le coude et me promettre de vous bien tenir…

— Foi d’drapier ! dit M. Lubin. Mais comment qu’c’est qu’vous allez rue d’Enfer, attendu qu’vous lui tournez l’dos ?… C’est par là… J’vois qu’l’on n’est pas du quartier, et, d’ailleurs, j’vous aurais déjà r’marquée, Mamselle ! Car vous avez un minois, un teint, des cheveux, des yeux, une tournure et quèque chose de plus qu’les aut’es, tout ça, enfin, qui n’s’oublie pas… J’espère que l’on s’va r’voir, maintenant qu’la connaissance est faite ? J’suis libre à c’t’heure-ci tous les jours, étant n’veu du patron, et j’ai tous mes dimanches et fêtes. Et puis, vous savez, moi, c’est pour le bon motif… Faut vous dire que j’aurai du bien plus tard, sans compter la boutique de mon oncle… J’peux vous donner d’beaux rubans pour vot’bonnet : j’ai des amis dans la passement’rie… J’parie qu’vous pensez que j’allais faire écrire à ma connaissance ? Eh bien, Mamselle Raton, c’était à ma bonne femme de mère. Même que j’ai remis la lettre à d’main pour vous courir après et vous rendre vot’ monnaie. Rapport à vous, ma mère n’aura pas d’mes nouvelles. Elle va croire que je m’suis-t-enrôlé… Faut-il que vous m’ayez coiffé, tout de suite, et pour la vie !… Ça n’se voit pas souvent, mais ça s’voit… Ne croyez pas non plus que je n’sache pas tracer mes lettres, mais ça la rend fière, la mère, quand elles sont bien moulées, et que Lubin est signé avec des fioritures et des paraphes… Dites-moi, c’n’est pas pour un mariage, vot’lettre à M. le Curé ?… Vous d’vez servir chez une marquise. Ailleurs, on n’est point si propre… Pardon, excuses, Mamselle, si j’suis-t-indiscret !…

— Monsieur Lubin, fit Raton, qui crut reconnaître la bonne voie, chacun à ses affaires, je ne vous demande rien des vôtres… Laissez ma taille, je vous prie ! Vous manquez à nos conventions.

— Si j’étais sûr de vous r’voir, Mamselle Raton, reprit M. Lubin, je n’prendrais pas d’arrhes. C’est une habitude qui vient à la longue dans l’métier, voyez-vous… Dites-moi-z-encore, c’est au Carmel de l’Annonciation qu’vous allez ?… Dam, le 67 !…

— Oui, Monsieur, dit Raton.

— Est-ce que vous rest’rez longtemps ? demanda M. Lubin. Parc’ que j’vous attendrais d’vant la porte, ou bien j’irais boire un coup d’ratafia. Ça dépendra d’la longueur d’la commission. Dit’s donc, Mamselle Raton, ça n’doit pas êt’e folichon, là-d’dans ? Y allez-vous souvent ?… Voyez-vous qu’un jour elles vous entortillent, et qu’elles vous gardent ? I’ paraît qu’ien a qui sont riches et belles… Ah, ben vrai ! faut-i’ qu’on soye folle, ou qu’on ait-z-eu des peines de cœur !… C’est pas vous qui vous enterreriez là tout’vivante ?… Moi, j’vous rendrais heureuse, Mamselle Raton, si vous l’vouliez… Et puis, mon oncle est un brave homme. I’ n’demanderait pas mieux que d’nous aider. I’ nous prendrait avec lui…

— Monsieur, dit Raton, nous sommes arrivés. Je vous remercie de m’avoir conduite, et je vous salue bien !

— Ah mais ! ah mais ! s’écria M. Lubin en saisissant Raton à bras-le-corps comme elle allait secouer le marteau de porte, à mon tour de r’marquer que vous n’remplissez pas les conditions !…

Quelles conditions, Monsieur ? fit Raton.

— J’vous attends et vous r’conduis, pardienne ! dit M. Lubin. « J’vous salue bien », c’est un adieu !… Sauf vot’ respect, si vous n’me donnez pas les arrhes d’un baiser, je l’prends d’force !

— Lâchez-moi, retirez-vous, au Nom du Ciel ! soupira Raton en se débattant et en atteignant le marteau, qu’elle ébranla faiblement.

Mais M. Lubin eut le temps de passer un bras autour du cou de Raton et de lui appliquer un baiser, un baiser tel que ni M. Poitou ni personne ne lui en avait encore donné, un baiser liquide, un baiser bouillant d’amour et de jeunesse qui la fit chanceler malgré qu’elle en eût. Cependant, la porte s’ouvrit, M. Lubin dénoua son étreinte, et Raton se faufila en s’essuyant la bouche.

M. Lubin agita la main pour une ombre, tandis que la porte se refermait avec un bruit lugubre. L’aimable coquebin resta plus d’une heure à attendre celle qui ne reviendrait pas…