Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie/15

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Éditions Mornay (p. 283-312).
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XV


R aton avait trop songé au Carmel pour ne s’y pas retrouver avec autant d’aisance que dans une demeure familière. Elle ne fut donc pas surprise de la simplicité de sa réception moins d’un quart d’heure après sa rentrée, le temps que la Prieure l’eût questionnée tout au long et mise au courant de la Règle et des coutumes. Et qu’était-ce donc que cette Règle, pour elle qui se serait pliée à l’ascétisme des Pères du Désert, avec la licence, toutefois, de passer quelques heures dans la belle chapelle qui lui représentait le Paradis ?

La Prieure lui avait donné le nom de Deodata pour l’accoler au sien afin de ne point trop surprendre les saintes filles, ni surtout de les distraire dans leurs méditations par des pensers frivoles. Puis elle l’avait conduite par la main, heureuse et souriante, dans la salle de Récréation où jasaient quarante moniales de tout âge, le voile ramené jusqu’aux sourcils, les unes filant la quenouille, les autres découpant des fleurs pour l’autel, ou bien rapetassant ces alpargates qui ne trouvent d’ouvrier que delà les monts. À la vue de Mère Marie-Thérèse de Saint-Augustin et de la visiteuse en qui elles devinaient une postulante, elles s’étaient mises sur deux rangs, priant en silence, les mains sous leurs scapulaires.

— Ma Sœur Raton-Deodata, âgée de dix-huit ans, avait dit la Prieure. Rendons grâces à Dieu !

Puis elle l’avait embrassée. Raton avait fait de même aux deux rangées de Sœurs, dont quelques-unes eussent bien souffert le rasoir du barbier. Cependant, Raton les compara toutes à des fleurs qui se seraient nommées sur deux haies d’églantines, l’une rose, l’autre blanche, tant leurs noms lui semblaient odorants et purs, qu’elles faisaient suivre d’un : Deo gratias ! C’étaient Sœur Adrienne des Anges, Sœur Scolastique-Suzanne de Saint-Bernard, Sœur du Cœur de Marie, Sœur Rose de Saint-Jean de la Croix, Sœur Angélique de l’Enfant-Jésus, Sœur Marie de la Providence, Sœur Euphrosine de Sainte-Madeleine, Sœur Maxence de l’Annonciation, et plus de trente autres encore qui sentaient la primevère et le miel, sans oublier Sœur Marie-Sophie de Sainte-Anne, vénérable Sous-Prieure. Le nom de Raton voletait en chuchotant sur leurs sourires, mais celui de Deodata n’y palpitait point. C’était qu’apparemment le nom de Raton lui convenait mieux que tout autre, malgré son origine mondaine, et que chacune se promettait d’adopter la postulante pour sa sœur cadette en l’appelant de ce nom que la Règle eût interdit comme trop affectueux s’il n’avait été le sien.

Enfin, la Prieure avait fait signe de se diriger vers la chapelle, et le silence s’était rétabli en traversant le cloître, où l’on ne doit pas parler, même aux heures de récréation, non plus que dans le chœur, l’avant-chœur, le chapitre, les dortoirs, les réfectoires, les escaliers, et autres lieux de passage. Elles avaient conduit Raton saluer le Saint-Sacrement dissimulé par deux sombres voiles et une triple grille. À l’exemple de ses principales initiatrices, la Mère et trois moniales, Raton s’était prosternée, la bouche contre le sol. En se relevant, elle avait vu son Bien-Aimé, et elle serait tombée à la renverse si deux sœurs ne l’eussent soutenue. Car Il brillait d’une gloire qu’elle ne Lui connaissait pas encore, et la touche divine l’avait sondée jusqu’aux moelles. Mère Marie-Thérèse de Saint-Augustin s’en était montrée mécontente ; dans la cellule que le cérémonial voulait que l’on fît connaître ensuite à la postulante, elle lui avait ordonné de se coucher, ajoutant qu’elle reviendrait tôt après, suivie d’une converse qui lui porterait un potage.

— Mon enfant, avait dit la Prieure à son retour et dès le retrait de la converse, la Règle requiert une forte santé. Il ne faut point se laisser aller à ces défaillances. C’est la seconde fois aujourd’hui. Mais je crains plutôt que vous n’ayez des visions. Ne l’avez-vous point avoué, après le départ de Mme la Duchesse ?… Je vous dois prévenir que notre sainte Fondatrice nous a mises en garde contre ces impressions surnaturelles qui l’épuisaient elle-même. Elle propose d’interdire, en ce cas, l’exercice de l’oraison, voire la communion trop fréquente, comme de surseoir à l’abstinence et toute austérité. Que sera-ce pour vous, dans l’avenir ?… Ces extases renouvelées réduisent, je le répète, à l’extrême faiblesse. Quand ce n’est pas le démon lui-même qui les produit par de fausses apparences, elles nous enlèvent la volonté de résister aux tentations de superbe et d’impudicité. Je ne saurais trop vous redire que la piété et le mérite résident avant tout, et presque uniquement, dans l’obéissance seule. À ce propos, sachez donc que, sur l’ordre de sa Supérieure, la Bienheureuse Marie Alacoque s’efforçait de se soustraire à l’action divine. Notre-Seigneur apaisa sa débauche de ferveur en lui disant : « Je veux que tu ne fasses rien de tout ce que je t’ordonnerai sans le consentement de tes supérieures, car j’aime l’obéissance. » Obéissez-nous donc, mon enfant, et ne cachez rien à votre Mère des agitations de votre âme et de ces illusions extérieures contre lesquelles, après saint Denis l’Aréopagite, s’élèvent saint Bonaventure, Gerson et Suarez. Ces Docteurs préconisent un amour sans acte cognitif, autrement dit sans connaissance, considérant la vision purement imaginaire comme la condition raisonnable de la vie mystique. Prenez garde encore que votre confesseur n’abonde dans votre sens, par une faiblesse qui leur est à tous commune, car elle leur vient de croire trop flatteusement qu’ils dirigent les aspirations d’une sainte. J’en dirai tout autant de vos très-chères Sœurs, vos compagnes, auxquelles la Règle interdit que vous fassiez confidence de vos songes, de vos ravissements, et même de vos maladies.

« Pour l’instant, appelez le sommeil, chassez jusqu’aux idées pieuses qui le pourraient suspendre ; contentez-vous de penser, pour le délassement de votre esprit, que votre corps repose dans une cellule semblable à celle d’Élisée, le disciple du prophète Élie que l’on doit considérer comme le véritable fondateur du Carmel, sur la montagne du même nom, en Galilée, vers l’an 3123 du Monde. Elle correspond, en effet, à la proposition que la veuve de Sarepta fit à l’anachorète Élisée de lui meubler une petite chambre d’un lit, d’un chandelier, d’une table, d’un siège et d’une tête de mort. On n’y a ajouté qu’un bénitier, une croix de bois tout unie et un balai, trois images sans cadre et un vaisseau de terre. Vous y trouverez encore la Vie des Pères du Désert, le Point d’Exaction, le Traité de l’Amour de Dieu, de saint François de Sales, l’Imitation, et la Perfection Chrétienne, de Rodriguès. À demain, mon enfant ; que Dieu vous garde, et la Très-Sainte Vierge !…

Mère Marie-Thérèse de Saint-Augustin s’était retirée après avoir aspergé le lit d’eau bénite, laissant Raton dans la stupeur.

Le lendemain et les jours suivants, Raton, vêtue d’un bonnet noir à ruche et d’une coule d’orpheline, s’était initiée dans le détail aux usages dont la Prieure lui avait esquissé le tableau. Avec une facilité surprenante, elle avait appris le Bréviaire, que l’on doit savoir par cœur, et puis, en une seule leçon, tous les signes qui dispensent de parler et qui sont en assez grand nombre pour une république où l’on est censé ne manquer de rien, ne désirant rien. Il y faut, néanmoins, demander à se confesser, ce qui se manifeste en joignant tous les doigts de la main droite avant de s’en frapper la poitrine ; à communier, ce qui se figure par une circonférence en arrondissant les deux pouces et les deux index réunis par les bouts, et en se mettant ensuite le second doigt dans la bouche ; à changer de cordons d’alpargate, ce qui se fait en tournant l’index de la main droite autour de celui de la main gauche ; à se munir de chandelle — besoin qu’il faut justifier par la nécessité absolue de s’éclairer, — en dressant l’index de la main gauche et en le saisissant par la première jointure avec les deux premiers doigts de la main droite, puis en tournant plusieurs fois les mains autour l’une de l’autre. Jeûner se dit en pressant la bouche avec les cinq doigts ; Matines, en se signant du pouce sur la bouche ; Vêpres, sur la gorge, Complies sur l’estomac, et les Heures sur le front. Quant à la Prieure, on met la main sur la tête ; la Sous-Prieure, on se touche un œil, et une Sœur du voile blanc, l’on fait comme si l’on battait la lessive.

Sœur Marie-Sophie de Sainte-Anne, Sous-Prieure, qui remplissait le rôle de Mère des Novices, et à qui l’on avait confié Raton, lui expliquait les cent ou cent cinquante signes auxquels se réduisent les désirs d’une Carmélite. Elle ne manquait pas de sourire à ceux qui décèlent de la malice et de l’esprit. Elle en profitait aussi pour démontrer très amplement qu’elle n’avait perdu ni la pratique ni le goût de la parole en perdant ses dernières dents et le contact avec le monde sonore. La bonne Sous-Prieure était d’une humeur enfantine si la Prieure montrait une rigidité despotique, et son grand âge, qui la faisait décliner vers la tiédeur, la disposait à la tendresse indulgente envers une fille qu’elle plaignait peut-être en secret.

Pourtant, il lui avait fallu instruire Raton des pénitences qui tiennent, avec la prière, la plus grande place dans la vie conventuelle, comme la discipline qui se donne au chœur après Matines et Laudes, les lundi, mercredi et vendredi de chaque semaine, et pour laquelle, au temps pascal, on cache la lumière pendant que l’on se frappe toutes ensemble, les habits retroussés, en récitant des oraisons. Cette discipline, avait expliqué Marie-Sophie de Sainte-Anne, avec une tranquille douceur, est faite de sept ou neuf brins de trois quartiers de long, portant chacun sept nœuds de six ou sept tours, enduits de cire durcie. Puis, de la discipline de fer, simple ou à molettes d’éperon, dont il existe dix sortes, et qui ne s’administre qu’en particulier, elle avait passé aux autres instruments de torture que l’on porte sur soi.

Ce sont les sept espèces de cilices de crin, les cilices à clous, les haires, les ceintures, de un à six rangs d’aiguillons, les genouillères et les bracelets de métal, hérissés comme la gueule du brochet, les cœurs et les croix agrémentés d’ardillons, et, enfin, le Joyau de Sainte Thérèse, à pointes de fer.

Il y avait les mortifications, celles du temps de l’Avent, surtout, qui consistent à paraître en figure d’Ecce Homo, la corde au col, la couronne d’épines en tête, traînant ou portant une croix sur laquelle on s’étend au bout de cinq stations. Il y avait encore les châtiments volontaires, ou infligés par la Règle, comme de se prosterner à la chapelle, la face contre terre, pour avoir failli dans la psalmodie des Heures canoniales ; de porter une sonnette au cou, lorsque l’on a omis de tinter la cloche ; de descendre munie de son oreiller quand l’on a manqué le Veni Sancte à l’oraison du matin ; de manger accroupie près de sa place ; de se souffleter avec ses alpargates, ou de se frapper le visage à coups de verges ; de faire une croix avec la langue sur les pieds déchaux de chaque sœur ; de se laisser piétiner sur le seuil de la porte, et de mêler de la cendre à sa nourriture. Quelques-unes remplaçaient la cendre par l’absinthe. On en trouvait au jardin, masquée par les roses, les glaïeuls et les lis, ainsi que des orties pour se macérer. Et la Sous-Prieure, de son bâton de vieillesse, avait montré les massifs de fleurs. Mais la Mère était hostile aux excès qui corrompent le plus souvent l’humilité, et auxquels elle préférait, fatigue saine pour le corps et l’esprit, le terrassement ou le jardinage aux heures les plus pénibles du jour.

Sœur Marie-Sophie de Sainte-Anne ne s’en était pas tenue aux corrections, car elle prisait une gaieté douce et pacifique, s’en référant, elle aussi, à sainte Thérèse qui recommande, malgré tout, la bonne humeur autant que la propreté du linge et des vêtements. Elle avait enseigné à Raton divers petits jeux inoffensifs, qui distraient parfois après le repas, comme de cacher une figure de l’Enfant-Jésus dans le monastère. Celle qui la trouve la porte en triomphe aux cris de Vive Jésus ! et ce jeu peut durer plusieurs jours, pendant lesquels on invoque saint Antoine de Padoue.

— Cet amusement, avait conclu la Sous-Prieure, en manière de moralité, rappelle l’Enfant-Jésus perdu et retrouvé au Temple, ou bien sa retraite en Égypte avec Joseph et Marie. C’est ordinairement notre Révérende-Mère qui organise cette partie, amusement des jeunes et des vieilles. À ce propos, je me souviens que, voici cinquante-quatre ans, quand j’étais novice, Mère Anne-Thérèse de Saint-Augustin, notre Prieure, cacha si bien la divine image que personne ne l’a retrouvée depuis. Sur son lit de mort, se repentant de nous avoir, si j’ose dire, impatientées durant tant d’années, elle allait nous découvrir son secret lorsqu’elle rendit à Dieu sa belle âme intègre. C’était la seule faute qu’elle croyait avoir à se reprocher de tout son très-saint office. Quand l’on égare quelque chose qui ne se retrouve point, l’on ne manque pas, à la récréation, de rappeler le fait mémorable que je viens de vous narrer, ma chère enfant. L’on dit : « Ces ciseaux, ou ce panier, ou cette sandale sont allés retrouver le petit Jésus de la Mère Anne-Thérèse !… » Mais riez donc, Raton, mon enfant !… Pourquoi ne riez-vous pas ? Il est bon de rire quelquefois aux plaisanteries permises. Ah ! l’on voit encore trop bien que vous venez de la vie !…

Marie-Sophie de Sainte-Anne lui avait enseigné la méthode d’oraison en trois parties, et celle de la contemplation qui demande le concours des cinq sens, tandis que la méditation n’utilise que les trois puissances de l’âme : la mémoire, l’entendement et la volonté.

— Par exemple, avait dit la Sous-Prieure, qui ne brillait pas de tous les dons du Divin Dante Alighieri, vous devez vous représenter l’Enfer : Contemplation. Eh bien, vous voyez Satan enchaîné à son trône, et couronné d’une ramure de cerf. Les diables font bouillir les damnés dans de grandes marmites pleines de poix. Les uns attisent le feu au moyen de tisonniers et de soufflets démesurés, les autres renfoncent sans pitié les horribles pécheurs avec des tridents et des fourches. Il en est qui sont rôtis à la broche comme des volailles. Vous entendez les hurlements, et les prodigieux grincements de dents, et les jurements et les blasphèmes, et le bouillonnement des marmites, et le crépitement du feu, et les ricanements des mauvais anges. Brrrou !… Vous sentez les cheveux, les poils et la chair roussis, les épaisses vapeurs de soufre et de goudron qui vous oppressent, et la puanteur de tous ces démons breneux et flatulents. Pûûû !… Cette infection que vous respirez vous remplit en même temps la bouche, et voilà pour le Goût. Pouah !… Quant au Toucher, vous éprouvez des brûlures sur tout le corps ; ajoutez-y la tenaille ardente d’un diable rouge, ou le bec d’un vautour qui vous dévore les entrailles. Aïe !… Voilà qui est assez simple, je crois ?… Après, examinez si la contemplation vous fut profitable. En ce cas, remerciez Dieu d’en avoir retiré l’horreur du péché et le plus grand désir de soustraire à Satan d’innombrables âmes que le Ciel s’était réservées.

Raton avait écouté la Sous-Prieure lui faire leçon et tenir ses discours spirituels tantôt sur un banc du jardin, tantôt dans le petit ermitage affecté à chaque religieuse et mis sous le vocable d’une sainte ou d’un saint. Cependant, les méthodes d’oraison, les préludes, les colloques, les résolutions n’étaient pas entrés dans l’esprit de la postulante, car Raton possédait la spontanéité des enfants, et, malgré les objurgations de Mère Marie-Thérèse de Saint-Augustin, qui ne pouvait rien à l’encontre d’un penchant irrésistible, elle ne songeait qu’à s’abîmer en son Bien-Aimé dont elle sentait la présence, ce que l’on nomme la Vision indirecte ou intellectuelle, où s’éteignent les mouvements, les vicissitudes de la pensée, et qui vous ravit au-dessus de l’être pour vous plonger dans une indicible lumière. Marie-Sophie de Sainte-Anne s’en était vaguement aperçue, mais elle n’avait pas jugé nécessaire de pénétrer plus avant, de redresser, de morigéner. Satisfaite de l’accomplissement pur et simple de sa tâche, elle s’endormait du sommeil des vieillards en remuant encore sa bonne lèvre pendante, et les moucherons se livraient autour de son voile à leurs ballets capricieux.

« Ô Bien-Aimé, avait souvent pensé Raton, je me suis livrée à plus de cent goujats blasphémateurs pour vous appartenir tout entière ! Me voici dans votre maison, mais, comme la dernière des servantes, je ne puis lever les yeux sur Votre Face adorable. Je les tiens fixés à terre dans la mesure qui suffirait à ma tombe, pour qu’à cette aune l’on estime ma modestie. Je connais plutôt par l’usage que par la vue le chœur, le réfectoire et les diverses officines ; dans ma cellule, je m’obstine à ne songer qu’à la chambre d’Élisée, le disciple du Prophète Élie. En compagnie de Sophie de Sainte-Anne, qui dort tous les quarts d’heure, je pourrais porter mes regards sur les arbres et les roses, et louer opportunément votre génie, mais je crains de vous y voir comme au milieu du Buisson-Ardent, et d’être terrassée pareillement à saint Paul. J’en aurais compte à rendre à la Révérende-Mère qui me reparlerait des artifices du démon. Si je vous veux prier, c’est d’une façon qui n’est pas la mienne, et dans une langue que je n’entends pas encore. Vous qui pénétrez mon malheur, ne me tentez plus, modérez Votre amour, afin que je ne sois point traitée comme une possédée, de même que l’on soutenait à l’abbé Lapin qu’il était ivre quand Vous l’embrasiez d’un beau feu !… »

Et Raton s’était promis de résister au Seigneur, selon l’exemple de Marie Alacoque, jusqu’au jour où elle aurait pris le voile, pensant qu’il lui serait alors loisible d’être une sainte après avoir fait preuve d’obéissance et d’humilité. Elle avait déjà vécu six mois sous le petit bonnet à ruche que l’on voyait toujours penché vers la terre, parlant à peine, se laissant caresser des Sœurs sans provoquer leur tendresse, donnant l’exemple de l’obéissance, et plaisant à la Mère par une piété aussi exacte que tempérée.

Son directeur, l’abbé Rigaud, Supérieur local et Visiteur, pressa Marie-Thérèse de Saint-Augustin de l’agréer comme novice en lui vantant des vertus inquiètes de s’épanouir. Mme la Duchesse était encore plus hâtive. Elle faisait valoir que M. de Bernis annonçait une courte visite : les affaires diplomatiques ne lui permettraient ni de la prolonger ni certainement de la renouveler. Plusieurs fois elle avait vu Raton au parloir, derrière la grille, mais l’horloge de sable s’était toujours écoulée sans qu’elle eût rien dit de principal et qui montrât la moindre entente de la retraite. Alors, Mme la Duchesse dérangeait à son tour Mme la Prieure quand la tierce fermait la grille et tirait le rideau.

Cependant, Raton souffrait d’une vive impatience de cette cérémonie qu’on lui annonçait comme prochaine, et pour laquelle elle répétait son rôle tous les jours, ayant été reçue à l’unanimité des voix du Chapitre, représentées par quarante fèves blanches. Contrairement aux postulantes qui la souhaitent avec ardeur, Raton désirait qu’elle fût déjà passée, et la présence de Monseigneur, qu’on lui faisait tant valoir, l’emplissait à l’avance de confusion.

Il arriva enfin, ce jour tant redouté ! Raton communia dès l’aube à la lueur funèbre de deux cierges et demeura en prières une grande partie de la matinée en attendant M. le Duc qui lui devait servir de père, et Mme la Duchesse de marraine. Puis elle revêtit une belle robe de mariage ; elle mit aussi un voile, une couronne et un bouquet d’oranger ; ou plutôt la vieille Marie-Sophie de Sainte-Anne l’assista dans cet embarras. Elle ne tarissait pas d’éloges sur le satin brodé dont l’on ferait des ornements d’autel, et elle faillit à plusieurs reprises, par ses exclamations, avaler les épingles qu’elle réunissait dans sa bouche édentée.

M. le Duc, ironique et pustuleux, Mme la Duchesse, exanthémateuse, l’attendaient au parloir, ainsi que le Chevalier de Balleroy, impertinent, et aussi disgracié que ses amis. Mme la Duchesse, qui avait offert la toilette, serra sa filleule contre son cœur en répandant des larmes abondantes. Elle l’assit à côté d’elle, ne cessant de l’embrasser, de lui caresser les mains et de lui nommer les personnes de ses relations aux noms retentissants qui lui feraient l’amitié d’assister à sa vêture. Puis elle prit à témoins M. le Duc et M. le Chevalier de la beauté de Raton dans ce costume qui lui seyait à ravir. Ces messieurs, debout dans un angle, s’arrêtaient de parler à voix basse pour en convenir ; glissant un œil sur Raton, ils semblaient étouffer une petite toux de leur main. Mais Raton devina que ces libertins dissimulaient une forte envie de rire. Mme la Duchesse ne soufflait mot de la bonne nourrice. Elle l’avait complètement oubliée. Raton, malgré son détachement des affections mondaines, s’inquiétait en elle-même et de la longue discrétion de l’abbé Lapin, et de l’absence de sa mère adoptive.

Aussi sa surprise fut grande quand elle traversa la nef au bras de M. le Duc tout chamarré de ses Ordres, et derrière le cortège de diacres, de servants et de céroféraires formant l’arroi de M. de Bernis. Bénissant à droite et à gauche, Monseigneur, en robe pontificale, se dirigeait vers un dais cramoisi pour qu’on le revêtît de ses ornements sacrés, lorsque, bousculant les prie-Dieu, parut la bonne nourrice qui s’affermissait sur le bras de l’abbé Lapin. Celui-ci portait, en outre, sa fidèle guitare dans une housse de lustrine verte toute neuve. Cédant à son trouble, malgré la gravité de la circonstance, Raton quitta le bras de M. le Duc et fit quelques pas au-devant d’eux, le cierge à la main. Cependant, au fond de la chapelle, dans une tribune à balustres, Raton avait pu découvrir la Gourdan, coiffée d’un invraisemblable chapeau de roses, et pourtant digne au milieu de son sérail. La Boiteuse, soutenue par l’Achalandée et la Pimpante, s’était levée de son siège pour agiter un mouchoir imbibé de larmes, et si rougi par le fard qu’on l’eût dit trempé dans son cœur.

Raton embrassa l’abbé, de qui la couenne lui râpa les joues et dont l’haleine n’était pas pure.

Comme elle tenait encore sa nourrice qui répétait « Raton ! Raton ! » avec l’accent d’un suppliant reproche, elle aperçut la maison de M. le Duc qui faisait son entrée, précédée de M. Rapenod au bicorne inébranlable, rose comme un poupard, doré sur tranches, jouant du mollet, et marquant le pas d’une hallebarde pacifique. Derrière lui marchait M. Poitou, les jambes écartées comme celles d’un postillon, et la figure couverte de bubes incarnadines. Pareillement, M. Grand-Jean, M. Petit-Louis, Mlle Macée, qui pointait un nez de sinople, et dix autres, mâles et femelles, au teint crayeux parsemé de rubis. Ils semblaient s’être donné le mot pour se mal porter, et ils ouvraient des yeux hagards et bordés d’écarlate, où la risée le cédait à l’étonnement. Puis se rangèrent des personnes du Sexe aux parures extravagantes et menant grand tapage. Elles échangèrent, avec le groupe de la Gourdan, des signes d’intelligence, et répandirent des parfums qui luttèrent contre le remugle de l’encens comme Tobie avec l’Ange. Enfin, s’avança un gros de gens de qualité, brimbalant leurs épées contre les colonnes et les chaises, et faisant retentir les dalles de leurs cannes de jonc à bouterolles de cuivre. Leurs épouses, poudrées à frimas et les épaules découvertes en dépit de la sainteté du lieu, appuyèrent de leurs senteurs les aromes de harem que dégageaient ces demoiselles. Le parfum de l’encens allait prendre le dessous, quand s’abattit un noir essaim de dévotes, à tout moment renforcé. Il eut tôt fait d’imposer aux deux fragrances litigieuses le règne d’une odeur fade, et que l’on peut dire obscure, participant de l’escarpin mouillé, du rat et de la suie.

— Raton ! murmurait la bonne nourrice qui se raccrochait à elle, Raton, est-il possible ?… Je ne te reverrai donc plus ! Ah, cruelle, cruelle enfant !…

Mais la claquette de Marie-Sophie de Sainte-Anne avertit Raton de rejoindre sa place.

Alors, Monseigneur, qui s’était laissé vêtir comme une coquette, commença de bénir l’habit :

Adjutorium nostrum in nomine Domini

Puis la messe solennelle commença, après quelques oraisons.

Raton ne se pouvait défendre d’admirer la majesté de Monseigneur, et surtout ses belles mains qu’elle avait tant baisées naguère quand elle souhaitait de les voir officier et planer sur les fidèles. Elles l’avaient élevée jusqu’au Ciel ; maintenant, elles lui en ouvraient les portes. Dans les gestes d’oraison, elles semblaient écarter des nuages et chasser les mauvais souvenirs. Mais elles les ramenaient plutôt avec une onctueuse perfidie. Ils se venaient poser sur elles, pareils aux colombes du charmeur.

Cependant, les moniales psalmodiaient derrière la grille, et Raton évoqua le couvent de San-Giacomo, Maria-Magdalena Pasini et Catherina Campagna. Peut-être que cette image traversait le prélat lui-même ; peut-être mêlait-il Raton au souvenir de ses sœurs en amour et en Jésus-Christ. Elle songeait aussi à l’air de Pergolèse. Elle aurait désiré l’ouïr, et encore de figurer dans la tabatière d’or, vêtue de l’habit qu’elle allait prendre. Monseigneur pénétrait sans doute les pensées qui la troublaient, car il lui souriait comme à une complice. Quant à M. le Duc, il soufflait par le nez un petit rire intérieur, et Raton le devinait qui l’épiait en-dessous. Alors, elle baissa les yeux sur son livre pour y suivre la messe sans légèreté : Munda cor meum ac labia mea, omnipotens Deus, qui labia Isaiae Prophetae calculo mundasti ignitio…, lut-elle pendant que le diacre se préparait à faire bénir l’encens et commençait lui-même cette oraison à genoux. Monseigneur termina le repons In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti, et elle se signa. Un grand calme entra dans son cœur par la vertu de ce signe. Elle entendit l’Évangile avec une piété sans mélange, et elle se crut désormais à l’abri de ce qu’elle pensait être des distractions involontaires.

Mais à peine elle se félicitait d’avoir enchaîné son esprit qu’éclata un Credo qui ne partait point du chœur des moniales, jusque-là seules à chanter. Il venait de la tribune où le sérail de la Gourdan s’était installé. Raton pouvait percevoir l’accompagnement de l’abbé Lapin. Alors, comme par la puissance d’une incantation diabolique, elle revit toute sa vie de la rue des Deux-Portes-Saint-Sauveur, et M. de Sade, en peluche noire, qui lui patinait les tétons, et M. Restif, sa culotte sur les pieds, et cent autres dans toutes les postures et les ridicules de l’amour. Ils lui remettaient ensuite le petit cadeau qui la rapprochait peu à peu de Dieu. Toutes ces choses affreuses se présentaient avec une telle précision, une telle vérité, qu’elle les croyait voir et qu’elle eût voulu se jeter la face contre terre. Ce fut de même pendant l’Agnus Dei, le Sanctus, et diverses hymnes.

M. le Duc, de son côté, mettait une maligne insistance à lui frôler la jambe, et elle voyait M. le Duc la renverser sur le lit de Mme la Duchesse, et puis aussi M. Poitou ; et puis sa maîtresse montrer ses cuisses grivelées à M. le Chevalier. C’étaient, en outre, des illusions de l’ouïe. Quand le diacre répondait Amen, elle croyait entendre tantôt le Jarni ! de M. Poitou, tantôt le F… ! de M. le Duc. Et cum Spiritu tuo se traduisit par le cri de la marchande de marée qu’elle avait entendu en franchissant pour la première fois le seuil de M. le Duc, durant que M. Poitou la pinçait cruellement : « Maquereau ! V’là l’maqu’reau !… » Et même elle ressentit une si vive douleur qu’elle sursauta en s’écartant de M. le Duc. L’Alleluia commença de se travestir en Robin a des sonnettes, et Raton se demanda si l’abbé Lapin n’était pas devenu fou.

« Ô Bien-Aimé, pensait-elle, toute rouge de honte sous son voile blanc, n’est-ce pas l’Enfer qui m’assaille en cet instant même où je m’unis à Vous ? Secourez-moi, chassez ces images infâmes, étouffez ces obscénités, ou je croirai que c’est Vous qui me repoussez comme indigne ! Pourtant, Seigneur, n’est-ce pas Vous qui m’avez engagée dans la voie du sacrifice ? »

Et Raton, qui n’osait toujours se signer inopportunément, traçait de son pouce des croix sur sa poitrine. Ses visions mentales s’en évaporèrent pour un instant. Mais elle ne pouvait méditer sur le Saint-Mystère ni s’abandonner à sa piété. Elle souhaita ardemment que la messe fût dite.

Enfin, après le dernier Évangile, Raton, accompagnée de M. le Duc et de Mme la Duchesse, alla s’agenouiller sur une marche de l’autel. M. de Bernis lui remit la croix des Carmélites en lui adressant quelques mots rituels. Sa bouche n’était que sourire ; ses belles mains lui frôlèrent voluptueusement la gorge. Et Raton évoqua M. le Chevalier découvrant le crucifix à son jarret, après l’avoir prise à rebours, à la façon des Scythes et des bêtes.

M. le Duc offrit le bras à Raton défaillante, et le Chevalier à Mme la Duchesse qu’il avait dû réveiller. Ils traversèrent la nef, précédés de M. Rapenod faisant sonner sa hallebarde helvétique, et dans un grand remue-ménage de gens qui se pressaient pour admirer la nouvelle épouse du Sauveur. Impies pour la plupart, ils déploraient à mi-voix qu’elle fût si belle. Quelques-uns ne se gênaient pas pour assurer que M. le Duc avait pris du bon temps et qu’il avait eu bien raison. Ce fut tout juste s’il ne s’entendit pas interpeller par deux ou trois bons compagnons sur la poitrine desquels brillaient les Ordres de l’Europe. Un poing sur la hanche, l’autre sur la canne, et les pieds en équerre, ils le regardaient passer essayant de tenir son sérieux et ne trahissant sa coupable envie de rire que par un tic du coin de sa lèvre impérieuse.

Devant la porte conventuelle se pressaient les amies de Raton et les amies de ses amies. Elles n’avaient pas attendu, par préséance, que M. le Duc et Mme la Duchesse fussent sortis. L’abbé Lapin soutenait d’un côté la bonne nourrice qui ne se pouvait porter ; la Gourdan l’assistait de l’autre. Ces demoiselles tenaient leur mouchoir à la main, et la Boiteuse étouffait ses gémissements à la vue des deux rangs de moniales au visage voilé, à l’émouvante rigidité, qui lui allaient ravir sa chère compagne. Elle pensait se jeter à son cou. Mais Mme la Duchesse ouvrit les bras. Puis ce fut le tour de M. le Duc, puis celui du Chevalier, puis celui de la Gourdan et de Nicole, qu’il fallut retirer de force, et enfin, de tout le sérail qui recouvrit de fard le visage de la fiancée. Alors, il fut permis à la pauvre nourrice de faire ses adieux. Elle sanglotait quelque chose comme : « Pourquoi, oh ! pourquoi ?… », d’une voix grelottante que couvrait le bruit des cloches. Sa petite taille de vieillarde la forçait à se hausser sur la pointe des pieds pour parvenir au visage de Raton. Ses mains terreuses aux grosses veines saillantes accrochaient les épaules de celle qui était déjà morte au monde et à tout sentiment humain. Le plus grand nombre des assistants pleuraient. M. le Duc et le Chevalier prirent le parti de se retirer vers leurs amis, lesquels auraient bien voulu être ailleurs, encore qu’ils lorgnassent, tout goguenards, la Gourdan, ses vingt nymphes, et leurs connaissances enfarinées. L’abbé Lapin mit fin à cette scène pénible en séparant les deux femmes. Les yeux à terre, il se contenta de serrer la main de Raton, car il savait la vanité des transports, des regards et des paroles devant ces grandes résolutions, et il pensait avoir assez témoigné de son affection par sa guitare. D’une impulsion de la main, il tourna Raton vers les trois moniales qui se dirigeaient à sa rencontre, portant des cierges et une grande croix noire, et il indiqua la voie d’un geste qui remonta vers le Ciel. Impassible, Raton franchit les quelques pas qui la séparaient encore du tombeau, baisa la croix qu’on lui tendait, et, durant que le chœur des religieuses entonnait l’hymne de Fortunat : O gloriosa Virginum, Sublimis inter sidera, le portail de fer à deux battants se referma sur elle, n’offrant au regard ni verrou ni serrure, mais seulement ces mots dorés : O Beata Solitudo !

— Ah, Jarni ! grogna Poitou, au milieu de la domesticité qui formait rang, elle aussi, pour son édification, qu’la louche du tollard me tape, que j’fauche le grand pré, ou qu’on m’mette en canelle plutôt que j’soy d’antiffe !…

— N’aie pas peur, répondit Grand-Jean : tu finiras comme tu l’souhaites, sur les galères de Sa Majesté, la fleur de lis à l’épaule, ou sur la roue d’M. d’Paris !…

Pendant que Raton se rendait dans la salle du Chapitre afin de répondre au questionnaire de Monseigneur, d’écouter son exhortation, de revêtir le froc et de sacrifier sa belle chevelure, la foule reprenait place dans la chapelle pour recevoir le dernier regard qu’il serait permis à la novice de jeter au monde.

M. le Duc, Mme la Duchesse et le Chevalier s’étaient postés devant la grille de clôture, sur des prie-Dieu réservés. Mais leurs amis avaient dû s’ouvrir un passage à travers les bigotes, les demoiselles du sérail et les gens de maison confondus. Cela n’allait pas sans réclamations, et l’on en pouvait percevoir, à travers l’In exitu Israël qu’entonnaient déjà les prêtres à l’imposition des habits. M. le Duc, entendant distinctement le juron familier de son valet, se promettait de se défaire de son insupportable personne. En vérité, les oreilles de Poitou s’étaient tendues au dehors, et sa religion se trouvait éclairée sur le compte de Mlle Raton. Son juron témoignait de sa colère envers l’abbé Lapin qui venait de le bousculer et prétendait, malgré lui, Poitou, se rendre à la grille en soutenant la bonne nourrice toute noyée de larmes. Ce juron contenait aussi la plus ferme promesse de représailles, car Poitou venait de remarquer l’intimité de l’abbé et de la Gourdan, et il établissait subitement une relation entre la visite à l’hôtel, le départ de Raton, et toutes ces filles emplumées qui ne se tenaient pas de verser des pleurs.

Enfin, le rideau de la grille s’écarta. Raton parut, debout, son cierge à la main, recouverte d’une chape blanche et d’un voile blanc. De chaque côté d’elle se voyaient les moniales agenouillées l’une derrière l’autre, le voile noir rabattu sur le visage, et portant des flambeaux funèbres qui pleuraient à grosses gouttes sur le parquet. Elle demeura là, pareille à une statue, regardant la foule sans la voir, et sourde à un sanglot désespéré qui dominait tous les autres. Alors, Monseigneur s’avança et traça sur elle le signe de la croix. Raton eut un mouvement de recul : à la place de M. de Bernis, si doux, si tendre, si beau, si majestueux, elle venait de voir l’horrible M. Peixotte levant sa discipline. Puis, la Prieure, un peu surprise de ce geste, lui mit la ceinture, le scapulaire et le manteau, pendant que l’on récitait des oraisons pour chaque pièce du vêtement.

Mais quand Raton s’étendit pour une seconde fois, couverte d’un catafalque, les bras en croix et la face contre terre, que les religieuses, toujours voilées, psalmodièrent les Prières des Morts, après l’avoir une à une aspergée d’eau bénite, le sanglot qui n’avait pas ému Raton se fit plus déchirant, et il y eut un grand remous dans la nef. Une vieille femme désaffublée de son bonnet et qui montrait un front presque chauve, une vieille femme bousculant tout le monde arriva jusqu’à la grille dont elle tenta de secouer les barreaux.

— Mon enfant ! Ma p’tite Raton !… Rendez-moi mon enfant, voleuses !… Ah, ah ! voleuses !… cria-t-elle en meurtrissant son visage contre le fer.

— Bonne nourrice, disait l’abbé Lapin qui la tirait à bras-le-corps, il vous faut sortir avec moi !… Là, là, laissez ! point de bruit !…

Cependant, le Carmel insensible continuait ses chants, Raton ne se relevait pas, et le rideau glissa sur sa tringle. Même, une main l’aida à dépasser l’obstacle qui l’arrêtait dans sa course. M. le Duc, Mme la Duchesse, le Chevalier et quelques autres s’empressèrent aux côtés de l’abbé Lapin pour supplier la pauvre vieille de se retirer. Mais, sans rien répondre, elle demeura accrochée à la grille, et ni les plus doux, ni les plus rudes efforts ne l’en purent détacher.

— Elle est morte ! fit l’abbé qui palpait son maigre corps à la place du cœur et compressait la veine carotide à son cou décharné.

Et il se mit à genoux pour réciter les prières au point où en étaient les moniales. De son côté, M. le Duc faisait respirer des sels à Mme la Duchesse, à qui le Chevalier tapait dans les mains.

— C’est une vieille femme qui est morte là, chuchotaient les assistants. Peut-être sa mère…

La plupart quittèrent l’église en soutenant des femmes à demi pâmées. La Gourdan, son sérail, la maison de M. le Duc et les dévotes allaient approcher, mais M. Rapenod, sur un signe de son maître, avait barré la voie de sa hallebarde en étouffant des tarteufle qui ébouriffaient sa moustache grise, et tous ces gens confondus dans la crainte et la curiosité murmurèrent entre eux sans vergogne. Il vint pourtant un diacre et un bedeau, sautillants et futés comme des gerboises, s’informer d’un si scandaleux incident. Mais le ton de M. le Duc, autant que la pleine vue du cadavre accroché à la grille, les remit dans l’onction et le silence. Ils s’agenouillèrent à côté de l’abbé Lapin.

Derrière le rideau noir qui laissait passer le halo des cierges et permettait d’apercevoir la cérémonie se dérouler mystérieusement, les moniales chantaient, toujours agenouillées. Elles se levèrent pour le Veni Creator, qu’elles firent suivre du Kyrie, et Monseigneur entonna le Pater. Puis, après quelques oraisons, il aspergea la novice, que releva Marie-Sophie de Sainte-Anne pour la mener baiser l’autel.

— C’est quasiment fini, dit le bedeau.

— Monsieur le Duc, dit l’abbé Lapin, en s’inclinant avec cérémonie, comme je dois rester ici pour les devoirs religieux et les formalités séculières, il vous est loisible…

— Oh oui, mon ami ! coupa M. le Duc. Prenez toujours cette bourse. Et que le diable me crève si jamais je refous les pieds…

— Armand !… supplia Mme la Duchesse qui revenait du malaise qu’elle avait jugé préférable de prolonger.

— Eh bien, fit M. le Duc, ne blasphémons pas, et partons ! Balleroy montera dans mon carrosse avec moi, et ce mauvais plaisant de Bernis dans le vôtre, où il viendra vous rejoindre. À moins que vous ne préfériez l’attendre au parloir ? Nous ne ressusciterons pas cette vieille femme, n’est-ce pas, ma bonne amie ? et, d’ailleurs, la personne que voici demande à se charger d’elle. Vous voudrez bien, Monsieur, continua-t-il en se retournant vers l’abbé Lapin, partager ma bourse avec le bedeau et ceux qui se chargeront du nécessaire. N’oubliez pas, non plus, les bonnes œuvres de M. le Chapelain…

Et M. le Duc, sans plus se soucier de la morte, dont une mèche de cheveux blancs voletait au courant d’air, de l’abbé Lapin, du diacre et du bedeau, à demi ployés par le respect, offrit le bras à son épouse, qui prit aussi celui du Chevalier en poussant de profonds soupirs entrecoupés de petits gémissements.

— Divine amie, marmonna Balleroy, en une rencontre moins funeste j’eusse fait saisir le drôle que nous venons de revoir, et dont la présence ici est pour le moins singulière !… J’ai de fortes raisons de croire qu’il n’est pas étranger à la disparition de certain éventail de votre goût et commodité.

Ils sortirent de la chapelle, précédés de M. Rapenod, cependant que les religieuses, sur un refrain guilleret tiré du Prophète, emmenaient triomphalement leur nouvelle sœur : Ecce quant bonum, et quant jucundum habitare fratres in unum !…