Histoire de la conquête de l’Inde par l’Angleterre (Barchou de Penhoën)/Livre XII

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Au comptoir des imprimeurs-unis (tome 3p. 389-507).

LIVRE XII.

SOMMAIRE.


Plaintes et lettres du nabob de Oude au sujet des charges qui lui étaient imposées. — Dépouillement des Begums, mère et grand-mère du nabob. — Emprisonnement et relâchement des deux eunuques leurs serviteurs de confiance. — Le rappel de M. Bristow par Hastings est blâmé par la cour des directeurs. — Discussions entre M. Middleton et Hastings. — Conflit d’attribution entre la cour suprême de judicature et le conseil suprême de gouvernement. — Désordres survenus par suite de l’application de la loi anglaise et expédient de Hastings pour remédier à ces inconvénients. — Situation réciproque des Anglais, du nabob et du visir. — Hastings défend sa conduite devant les directeurs par rapport à Cheyte-Sing. — Intervention du parlement dans les affaires de l’Inde. — Comité institué pour un nouvel examen de ces affaires. — Warren Hastings demande un successeur ; il se plaint de la publicité donnée à sa correspondance. — Voyage de Warren Hastings à Lucknow ; son entrevue avec l’héritier présomptif de l’empire ; il blâme le traité conclu par la présidence de Madras avec Tippoo. — Départ de Hastings. — Caractère général de son administration. — Bill de Fox pour l’amélioration du gouvernement de l’Inde. — Le bill, passé aux Communes, est repoussé par les Pairs. — Discussion sur la prérogative royale ; ministère de coalition, etc., etc. — Bill de Pitt ; ses dispositions principales, etc., etc. — Mérite et défauts de cette mesure. — Macpherson nommé gouverneur-général (1785). — Situation de la cour impériale à Delhi. — Retour de lord Macartney en Angleterre, et sa nomination comme gouverneur-général. — Mesures prises pour les dettes du nabob du Carnatique. — La mise en accusation de Warren Hastings est demandée par le parlement. — Discours de Burke sur les dettes du nabob du Carnatique. — Paul Benfield. — La mise en accusation de Hastings est décrétée par le parlement. — Conduite équivoque de Pitt sur ce point. — Énonciation des chefs d’accusation. — Warren Hastings à la barre des Communes. — Lecture lui est donnée de l’acte de l’accusation.
(1784 — 1787.)


Séparateur


Un grand événement ne tarda pas à suivre le voyage du gouverneur-général dans les provinces supérieures ; ce fut un nouvel arrangement avec le nabob d’Oude. Le nabob était fort en arrière dans ses paiements à la Compagnie ; celle-ci se trouvant elle-même dans une grande détresse, force lui était d’employer tous les moyens en son pouvoir pour se faire payer. Autrefois, les revenus du royaume d’Oude excédaient 3,000,000 de livres sterling, qui se levaient pourtant avec la plus grande facilité ; le pays, loin d’être appauvri, semblait nager dans l’abondance. En 1776, les revenus ne montaient pas à la moitié de cette somme ; les années suivantes ils tombèrent encore plus bas. Par le traité de Fizabad, conclu à la fin de la guerre avec les Rohillas, il avait été convenu qu’une brigade de troupes de la Compagnie, à la solde du nabob, serait stationnée dans le territoire d’Oude ; plus tard, en 1777, une seconde brigade fut ajoutée à la première ; toutefois ce ne devait être que provisoirement, d’après ce que le gouverneur-général avait lui même annoncé à la cour des directeurs. Ce n’était qu’à cette condition que la cour des directeurs avait approuvé la mesure. Or, non seulement cette brigade passa pour toujours à la solde du nabob, mais d’autres corps de troupes lui furent successivement imposés. Le nabob dut subir encore tous les frais d’un établissement civil ; des pensions, des dons soit-disant volontaires, des frais, des dépenses de toutes sortes montant à des sommes fort considérables, lui étaient sans cesse imposées sous tous les prétextes. En 1779, les choses en vinrent au point qu’il se vit obligé de déclarer que le fardeau était au-delà, bien au-delà de ce qu’il lui était possible de supporter. Il s’exprimait ainsi :

« Durant ces trois dernières années, les dépenses occasionnées par les troupes de brigade, et celles des autres troupes sous le commandement d’officiers européens, m’ont mis dans de grands embarras. Il m’est devenu à peu près impossible de subvenir aux dépenses de ma propre maison. Les allocations fixées pour le sérail et les enfants du dernier nabob ont été réduites au quart du taux auquel elles avaient primitivement été fixées ; ils ont vécu fort misérablement ces deux dernières années. Depuis le même laps de temps, les officiers, les employés, les domestiques de ma cour n’ont rien touché. En ce moment, il n’y a aucun petit coin du pays dont le revenu puisse être affecté au paiement des dettes de mon père. Cependant les créanciers me pressent tous les jours. J’ai lutté depuis trois ans contre ces difficultés ; je ne cessais de me flatter que l’honorable Compagnie et le suprême conseil voudraient bien faire faire une enquête, par des personnes impartiales et désintéressées, sur la détresse de ma situation. Le moment est venu où je me vois forcé de leur adresser mes humbles représentations ; les dépenses se sont beaucoup accrues, il a fallu accroître dans la même proportion le prix de locations des terres : de là des déficits qui vont en augmentant d’année en année. Le pays devient désert, la culture est abandonnée. Cette année particulièrement, en raison de la sécheresse excessive, j’ai été obligé d’abandonner aux fermiers plusieurs lacs de pagodes, et encore ne sont-ils pas satisfaits. À peine ai-je pu subvenir à mes dépenses les plus indispensables, et pourtant les revenus se trouvent en arrière de 15 lacs de roupies (150,000 livres sterling). Plusieurs des chefs ont été forcés d’abandonner la cour avec leurs troupes et leurs suites ordinaires, et maintenant il ne me reste qu’un fort petit nombre de troupes, cavaliers ou fantassins, à employer à la collection des revenus. S’il arrivait que les zemindars devinssent réfractaires, je n’aurais pas de forces suffisantes pour les ramener à l’obéissance. » Après avoir exposé de la sorte ses embarras, le nabob terminait en demandant que la solde de la deuxième brigade et des autres troupes cessât de lui être imposée à l’avenir ; ces troupes, disait-il, étaient non seulement sans utilité pour son gouvernement, mais elles occasionnaient au contraire de grands désordres. Le gouverneur-général fut fortement irrité de ces représentations. Dans une lettre au résident, il déclara ces plaintes tout-à-fait inadmissibles : « Le nabob, disait Hastings, est devenu le vassal de la Compagnie ; à la Compagnie seule appartient le droit de juger si elle veut retirer ses troupes, ou quand elle veut les retirer. »

Les embarras de l’État, la diminution des revenus étaient, suivant Hastings et le conseil suprême, le résultat de la mauvaise conduite du nabob et du mauvais choix qu’il faisait de ses ministres. Au reste, il était bien certain que la protection, la défense de la domination du nabob reposait uniquement sur la présence des troupes anglaises ; que ces troupes eussent été retirées un seul instant, et tout aussitôt accouraient les Mahrattes, qui s’emparaient, sans coup férir, d’Oude et du reste de la domination du nabob. Dans ce cas, non seulement ce prince eût été dépouillé de ce qui lui restait encore, mais les Mahrattes devenaient de dangereux voisins pour les Anglais. Les finances de la Compagnie ne pouvaient suffire à l’entretien des troupes nécessaires à sa défense et à celle du nabob, si ce dernier se refusait à solder ces troupes ; or, la loi de sa propre conservation est gravée dans le cœur humain bien avant celle de la justice. Le droit et la raison d’État se trouvaient de même en contradiction ; le droit ne permettent pas d’exiger du nabob qu’il entretînt des troupes subsidiaires contre son gré, la raison d’État l’exigeant impérieusement. Il faut dire encore qu’aucun terme n’ayant été assigné, dans l’origine, au temps que la brigade appelée temporaire devait demeurer à la solde du nabob, Hastings pouvait se prétendre autant de droit à allonger ce terme que le nabob à vouloir qu’il fût raccourci. Peut-être aussi Warren Hastings n’était-il pas non plus sans quelque irritation contre le nabob : un des motifs qui enhardissaient celui-ci à faire hautement ses plaintes, était la persuasion où il était de l’instabilité de sa situation, à lui Hastings, et il le savait. Quoi qu’il en soit, en raison d’un premier arriéré toujours grossi, en 1780 la dette du nabob à la Compagnie montait à 1,400,000 livres sterling. Le conseil suprême continua à en presser le paiement. Le nabob protestait qu’il avait déjà donné tout ce qui lui était possible de donner ; que le pays était épuisé, sans ressource aucune ; que quant à lui personnellement, il ne lui restait pas à la lettre de quoi vivre. À l’époque de son voyage aux provinces supérieures, Warren Hastings s’était, en conséquence, décidé à tenter sur les lieux mêmes un nouvel arrangement. Comme mesure préliminaire, il rappela le résident, M. Bristow, nommé par le parti opposé, et sur le dévouement duquel il ne croyait pas pouvoir compter. Déjà, à l’époque où Warren Hastings recouvra son autorité, il avait déplacé cet agent ; l’ordre de le replacer était arrivé peu après, de la part de la cour des directeurs ; Hastings avait long-temps éludé cet ordre, mais plus tard la réintégration de M. Bristow à son poste était devenue une des conditions de cet arrangement avec M. Francis, dont il a déjà été question. Libre en ce moment de toute entrave, le gouverneur-général rappela de nouveau M. Bristow, et nomma pour le remplacer M. Middleton.

Warren Hastings se rendit alors à Lucknow, dans le but de traiter l’affaire avec le nabob du Bengale. En apprenant cette nouvelle, le nabob de Oude se hâta de quitter sa capitale et de se rendre auprès du gouverneur-général, auquel il voulait rendre ses devoirs ; il arriva au moment où éclata la terrible sédition de Bénarès. Réfugié à Chunar, celui-ci n’avait nulle envie de se montrer à un prince indigène dans cette situation précaire et dangereuse. En revanche le nabob n’en était que plus empressé de juger par ses propres yeux de l’état réel des choses. Il se rendit donc à Chunar avec une escorte peu nombreuse. Plusieurs conférences s’ensuivirent entre lui et le gouverneur-général ; le résultat fut un nouvel arrangement : le gouverneur consentait à ce que toutes les troupes anglaises, à l’exception d’une brigade et d’un régiment de Cipayes, maintenant à la solde du nabob, cessassent d’y être ; qu’il cessât, en outre, de payer tous les employés anglais alors à sa solde, à l’exception du résident. Un autre article du traité l’autorisait à reprendre tous les jaghires qu’il jugerait convenable, à cette seule condition de solder à ceux qui les tenaient une rente égale à celle qu’eux-mêmes en retiraient. Aux termes de ce traité, il semblait donc que les Anglais n’eussent fait que des concessions gratuites, qu’ils avaient enfin consenti à alléger le fardeau qui depuis longues années écrasait le nabob. Mais ces conditions apparentes, avouées, n’étaient autre chose qu’un voile destiné à cacher les conditions réelles, et tenues secrètes, du traité véritable.

Deux princesses étaient connues sous le nom de begums : l’une, la mère de Suja-al-Dowlah, le dernier nabob ; l’autre sa veuve, mère du nabob actuel. Toujours traitées en souveraines, à la mort de Suja-al-Dowlah, ces princesses furent mises en possession d’un certain nombre de jaghires ; de ce fonds elles tiraient l’argent nécessaire à leurs dépenses personnelles et à l’entretien de leurs maisons. En mourant, Suja-al-Dowlah leur avait laissé la plus grande partie de ses épargnes, on le savait ; l’imagination les multipliait à l’infini, en faisait des trésors des Mille et une Nuits. Hastings n’avait pas trouvé à Bénarès les ressources qu’il y était venu chercher ; cependant tout son pouvoir, sa réputation personnelle, l’avenir de la Compagnie voulaient de l’argent, de l’argent sur-le-champ. Les agents indigènes lui indiquèrent les trésors des begums comme la mine où il fallait puiser ; ce fut là le mot du nouvel arrangement conclu avec le nabob d’Oude. Le gouverneur-général consentit à l’affranchir de la solde d’une partie des troupes anglaises ; mais le nabob, de son côté, s’engageait à dépouiller les princesses, à transmettre à Warren Hastings le montant de leurs trésors et de leurs jaghires. Déjà nous avons dit combien les circonstances étaient impérieuses pour le gouvernement anglais. D’un autre côté il prétendit avoir été poussé aux mesures qu’il prit par la conduite même des princesses ; selon lui, elles avaient fait tous leurs efforts pour exciter l’insurrection n à Onde en faveur de Cheyte-Sing ; elles employaient tout leur pouvoir à empêcher l’administration du visir, en faveur du nabob du Bengale. On peut remarquer à ce sujet que l’insurrection de Bénarès éclata le 16 août, le traité par lequel le visir fut autorisé à les dépouiller fut du 19 ; les begums auraient donc eu bien peu de temps pour l’exécution de ce qui leur était imputé. Au reste, il est évident que le témoignage de Hastings sur ce sujet ne saurait être d’un grand poids. D’un autre côté, le nabob, à son départ de Chunar, donna lui-même une sorte de démenti aux craintes réelles ou supposées de Hastings sur ce point : pour s’en retourner chez lui, il passa par Fyzabad, la résidence habituelle des princesses ; et bien qu’il fût à la tête d’un corps de cavalerie de 5 à 600 hommes, il entra dans la ville avec seulement cinq ou six compagnons. Il semble donc certain que le nabob d’Oude ne craignait rien de la part des princesses.

Le nabob ne tarda pas à montrer son aversion à la mesure sollicitée de lui, le dépouillement de sa propre mère et de sa grand-mère. Le gouverneur général ne cessa d’en réclamer l’exécution. Le nouveau résident eut ordre de se substituer au besoin, en cette circonstance, au nabob, c’est-à-dire d’exécuter, au nom de l’autorité anglaise, les mesures convenues, s’il refusait de le faire en son propre nom. Le nabob sentit qu’il était pour toujours avili, dégradé aux yeux de ses peuples, s’il arrivait qu’une mesure d’une telle importance fût prise en dehors de son autorité ; il entreprit la tâche douloureuse. Des ordres furent expédiés aux aumils ou régisseurs des jaghires, qui leur enjoignaient d’agir dorénavant au nom du nabob, non plus en celui des princesses. Le nabob souffrit cruellement de ce premier pas dans la route où il devait s’engager : « Son Excellence (le nabob), écrivait le résident, se montra fort irritée, fort blessée. » Mais, nous l’avons dit, il était essentiel pour le nabob de paraître conserver son autorité, tout en agissant contre sa volonté. La confiscation de ces jaghires ne fut pourtant pas la seule mesure dont on s’occupa. Le nabob et le résident se rendirent à Fyzabad (le 8 janvier 1782), accompagnés d’un corps de cavalerie ; ils adressèrent aux princesses diverses demandes ; des négociations s’ouvrirent, à la fin desquelles les princesses refusèrent de céder aux exigences des Anglais et du nabob. Les troupes furent alors mises en marche : elles avaient ordre d’escalader de vive force la ville et le château. Mais aucune résistance ne fut faite ; les troupes, sans que le sang eût coulé, prirent possession du palais de l’une des princesses et investirent le palais de l’autre. Comme l’appartement des femmes fut respecté, le trésor ne se trouva pas ; la difficulté était donc de mettre la main dessus sans jeter sur soi l’odieux de la profanation d’un lieu réputé sacré dans les mœurs et les idées de l’Orient.

Or, les princesses avaient pour principaux agents, pour hommes de confiance deux vieillards de rang et de distinction, qui avaient vécu en grande faveur auprès du dernier nabob ; c’étaient deux eunuques, appelés l’un Jewar-Ali-Khan, l’autre Behar-Ali-Khan. On s’empara d’eux, espérant les pousser, par la prison et la torture, à révéler où se trouvait l’argent des princesses, ou décider les princesses à livrer les trésors pour racheter leurs souffrances. L’expédient eut d’abord quelque succès. La plus âgée des deux princesses, qui, comme chef de l’appartement des femmes, avait la garde des trésors, fit des propositions pour suspendre les douleurs de ces deux vieillards ; l’arriéré du nabob envers la Compagnie pour l’année 1779 à 1780 fut soldé. Les eunuques ne furent point relâchés. Il existait un autre arriéré pour l’année suivante 1780-81 ; la princesse fut sollicitée de le payer : elle répondit en affirmant avoir déjà donné tout ce qu’elle possédait de grande valeur ; elle offrit cependant des bijoux, des effets précieux, mais ils furent refusés par le résident anglais comme de trop peu de valeur. De nouvelles souffrances furent infligées aux eunuques ; le résident anglais écrivit à l’officier chargé de leur garde : « Monsieur, aussitôt que cette note vous sera délivrée, vous donnerez vos ordres afin que les deux prisonniers soient mis aux fers, privés de toute nourriture, etc., suivant mes instructions d’hier. Signé Nath. Middleton. » Ainsi pris par la famine, les eunuques firent l’offre de payer de leur propre argent la somme demandée aux princesses ; ils demandaient un délai d’un mois pour pouvoir la réaliser. On prit leurs billets, mais ils ne furent nullement relâchés ; les princesses demeurèrent elles-mêmes sous bonne garde. Le paiement des billets donnés par les eunuques commença ; les princesses donnèrent ce qu’elles assuraient être la dernière chose possédée par elles, leurs bijoux, leurs meubles, et jusqu’à leurs ustensiles de table. Le résident lui-même écrivait à Hastings qu’aucune preuve n’existait qu’elles possédassent davantage. Le 23 février 1782, plus de 500,000 livres sterling extorquées de cette manière avaient été reçues par le résident pour les dépenses de la Compagnie. Sur la totalité des billets exigés, il y avait un arriéré de 25,000 livres sterling suivant les eunuques, de 50,000 suivant le résident : les prisonniers, en raison de cette circonstance, sollicitèrent de nouveau leur relâchement ; ils se déclarèrent dans l’impossibilité d’achever le paiement si la liberté ne leur était rendue ; mais en même temps ils manifestaient l’espoir de s’acquitter s’il leur était permis de vendre leurs propriétés, d’emprunter à leurs amis, etc. Loin que cette demande fût accueillie, leur emprisonnement fut au contraire plus étroitement resserré, en même temps que rendu plus rigoureux. Le 18 mai, il y avait deux mois qu’ils étaient dans les fers, l’officier chargé de leur garde écrivait au résident : « Les prisonniers Behar-Ali-Khan et Jewar-Ali-Khan, qui paraissent fort malades, ont demandé d’être délivrés de leurs fers pendant quelques jours, afin qu’il leur soit possible de prendre médecine et de faire quelques tours de promenade dans le jardin de la prison où ils sont enfermés. Comme je suis certain que nous en sommes maintenant assurés, aussi bien sans leurs fers qu’avec, leurs fers, je crois de mon devoir de vous donner inconnaissance de leur requête ; je désire connaître votre bon plaisir à ce sujet. » Le résident rejeta cette demande, les fers furent conservés aux eunuques. Bien plus, à compter du 1er juin, d’autres moyens coërcitifs furent employées : on les menaça de les conduire à Lucknow, et de leur faire leur procès pour d’autres crimes ; comme ces crimes n’étaient nullement indiqués, la menace en était plus effrayante, elle pouvait amener tous les châtiments possibles, y compris le dernier supplice. Effrayés, les eunuques firent de nouvelles offres ; les princesses, qui craignaient de voir s’éloigner leurs agents confidentiels, en firent aussi de leur côté. Mais pour réaliser ces offres il fallait du temps, et le résident n’en voulait pas accorder. Les prisonniers furent amenés à Lucknow ; de nouvelles tortures furent infligées, dont la nature ne se laisse pas trop entrevoir dans la lettre suivante du vice-résident à l’officier chargé de leur garde : « Monsieur, le nabob a résolu d’infliger un châtiment corporel aux prisonniers ; il faudra donc que les agents qui se présenteront de sa part aient un libre accès auprès d’eux, et soient à même de faire d’eux ce qu’ils jugeront convenable. »

Ces mauvais traitements ne s’étendirent pas seulement aux eunuques : les femmes du zenanah furent souvent privées de nourriture, presque jusqu’au point de mourir de faim. Mais aucune découverte ne se faisait. Les rigueurs allèrent en s’accroissant de la sorte jusqu’au mois de décembre ; alors, soit par sa propre expérience, soit par le témoignage de l’officier chargé de la garde des princesses, convaincu qu’il n’y avait plus rien à tenter par la force, que s’il y avait quelque chose à espérer ce ne pouvait plus être que par d’autres moyens, le résident éloigna la garde des princesses et rendit les eunuques à la liberté. Les cruautés avaient été exercées sous le nom du nabob, la grâce fut accordée au nom du gouverneur-général. L’officier chargé de cette mission en rendait compte au résident comme il suit : « J’ai à vous accuser réception de votre lettre du 2 du présent mois. Après l’avoir reçue, j’ai aussitôt mis en liberté les prisonniers Behar-Ali-Khan et Jewar-Ali-Khan, événement qui a rempli de joie les princesses et la ville entière de Fyzabad. Behar-Ali-Khan et Jewar-Ali-Khan, avec des pleurs de joie, ne cessent d’exprimer leur reconnaissance au gouverneur-général, au nabob visir et à vous, de leur avoir rendu ce bonheur sans prix, la liberté ; ils en conserveront toujours le plus reconnaissant souvenir, et à leur prière je vous transmets les lettres ci-jointes. Je voudrais que vous eussiez été présent à l’élargissement de ces prisonniers : ces pauvres vieillards, avec leurs lèvres tremblantes et leurs joues inondées de larmes de joie, formaient un spectacle vraiment touchant. S’il suffisait pour cela des prières et des bénédictions de ces pauvres gens, nul doute qu’au jour du jugement vous ne soyez tout aussitôt transporté dans régions les plus élevées du ciel. » Ainsi finit cette tragédie, qu’il était nécessaire de raconter avec quelque détail ; elle devint plus tard un des terribles épisodes du grand procès soutenu contre Hastings devant le parlement.

Au commencement de 1782, M. Hastings, ne voyant pas les résultats qu’il se promettait de son arrangement avec le nabob, en avait exprimé son mécontentement à M. Middleton en termes très vifs ; il était d’autant plus piqué de ne pas recueillir de meilleurs résultats, qu’il ne pouvait se dissimuler que cette transaction était vue de mauvais œil à la résidence. « L’arrangement que j’ai conclu avec le visir, écrivait-il, n’a servi jusqu’à présent qu’à la vengeance ou à la gratification de quelques intérêts particuliers, et à me rendre moi-même odieux à mes concitoyens. » Hastings se proposa de faire marcher des troupes pour le soutien des mesures ordonnées. Sur la représentation du résident, M. Middleton, que cette mesure serait d’un mauvais effet, les troupes furent rappelées. Il demandait au résident s’il se sentait compétent pour mettre à exécution les mesures proposées ; dans le cas contraire, il suspendrait son propre voyage à Calcutta, et demeurerait à Lucknow jusqu’à leur entière exécution. M. Middleton resta à Lucknow. Nous avons vu la sévérité qu’il déploya. Le gouverneur-général ne l’en accusa pas moins de relâchement dans l’accomplissement de son devoir. M. Middleton se défendit de ce reproche avec vivacité ; il montra qu’une plus grande rigueur n’aurait pas amené des résultats différents, qu’aucune perte de temps n’avait eu lieu, qu’enfin, à l’exception de la violation de l’appartement des femmes, aucune mesure de rigueur n’avait été omise. Il ajoutait : « Le nabob est fils de la princesse ; un fils contre sa mère doit au moins sauver les apparences. On n’aurait pas laissé échapper cette occasion de persuader au nabob que nous voulions le porter à déshonorer sa propre famille à notre profit. Le ministre du nabob, le seul auxiliaire que j’aie ici, n’aurait pu participer à cette mesure. Dans l’Orient, il est reçu qu’aucun homme ne saurait franchir le seuil d’un zenanah ; encore bien moins un fils peut-il forcer l’entrée de l’appartement de sa mère. » Warren Hastings fit à ces représentations une réponse assez équivoque ; d’après ses expressions il eût été difficile de dire s’il aurait approuvé ou non la violation du zenanah. Cependant, comme la violation de cet appartement eût été une mesure de nature à avoir des conséquences fort graves, fort sérieuses, M. Middleton déclinait avec raison d’en prendre sur lui-même la responsabilité. Les choses en étaient là entre Warren Hastings et M. Middleton, c’est-à-dire immédiatement après l’exécution des mesures contre les begums. Plus tard, leur irritation réciproque ne fit qu’augmenter ; comme les mesures exécutées avaient produit un assez mauvais effet dans l’opinion, celui qui les avait commandées et celui qui en avait suivi l’exécution s’en renvoyaient volontiers l’odieux l’un à l’autre.

Un conflit d’attribution survenu à cette époque entre la cour suprême et le gouvernement, ajouta à tous les dangers, à tous les embarras. Une cour de judicature avait été créée en 1773 par le parlement pour les possessions anglaises dans l’Inde. La nomination des juges appartenait au roi, non à la Compagnie ; leur pouvoir aussi dérivait de l’autorité royale. Cette cour était composée d’un président et de trois juges ; elle avait pour objet de rendre la justice dans toute l’Inde suivant la loi anglaise. En fait de justice civile, sa juridiction s’étendait à tous les procès entre la Compagnie, et les sujets britanniques, à tous ceux entre les sujets britanniques et les indigènes ; en fait de justice criminelle, à tous les sujets britanniques, à toutes les personnes au service de la Compagnie. Les membres de la cour recevaient un salaire fixe ; mais aucune indemnité sur les amendes imposées, comme c’était alors l’usage en Angleterre. Or, de l’établissement de cette cour résultait d’abord ce grand inconvénient : l’existence de deux pouvoirs rivaux placés en face l’un de l’autre (le conseil suprême et la cour suprême), dont aucune limitation rigoureuse ne déterminait les attributions respectives ; D’un autre côté, l’application de la procédure et de la législation anglaise était de nature à jeter tout-à-coup un grand trouble dans les esprits des indigènes. Tout débiteur, sur le serment du créancier, devenait, par exemple, immédiatement victime d’une assignation de la cour suprême ; amené de gré ou de force du lieu de sa résidence à Calcutta, il fallait qu’il trouvât caution, ou qu’il consentît à se laisser enfermer jusqu’au jour du jugement dans une prison étroite et malsaine. La loi anglaise, sous bien d’autres rapports différente des lois indoues, souvent leur était opposée, contraire ; elle offensait, blessait les sentiments les plus chers aux indigènes, les idées pour eux les plus respectables. Enfin, le langage des lois, difficile à entendre pour les Anglais eux-mêmes, était tout-à-fait incompréhensible pour un peuple étranger. L’Indou voyait ainsi toutes ces nouveautés comme un danger mystérieux, terrible, venu tout-à-coup planer sur sa tête.

Les zemindars, car c’était surtout contre eux que se dirigeaient la plus grande partie des procès, étaient enlevés à leurs affaires, à leurs familles. On les amenait à Calcutta quelquefois de 500 milles ; là, il leur fallait donner caution : étrangers qu’ils étaient, la chose était pour eux à peu près impossible ; s’ils ne le pouvaient pas, ils étaient confinés en prison pour tout le temps que durait leur affaire, intervalle toujours de quelques mois, soit par le grand nombre d’affaires qui s’entassaient, soit par les lenteurs naturelles à la procédure anglaise. Sur le serment du premier venu, tout homme était susceptible d’être arrêté, quel que fût son rang ; l’emprisonnement, quand même celui qui l’avait subi était en définitive trouvé innocent, n’en entraînait pas moins pour lui les plus grands malheurs : le désordre se mettait dans ses affaires, et la ruine suivait de près le désordre. En tout temps, c’était chose difficile que de faire payer aux ryots, ou cultivateurs, la rente de leurs terres : il fallait une vigilance de tous les instants et ne se relâchant jamais ; là s’établissait comme une lutte perpétuelle entre le zemindar et le ryot, le zemindar mettant toute sa persévérance, employant tout son crédit sur l’esprit du ryot pour se faire payer, le ryot toute sa ruse et son adresse à échapper à cette nécessité. L’absence du zemindar arrêtait d’abord tout court la collection du revenu ; plus tard cette collection devenait presque impossible par l’ignominie attachée par l’emprisonnement à la personne du zemindar. Dans les idées indoues, l’emprisonnement est en effet considéré comme dégradant, infamant. Le gouvernement mogol ne se permettait de l’infliger que dans les cas de flagrant délit ou de crime éclatant.

Toutes les matières qui touchaient au revenu étaient jusque là décidées par les conseils provinciaux et des cours établies sous le nom de dewanny-adaulut. Sous l’autorité des premiers, le mode d’action était simple et facile : un ryot était-il en retard, on lui envoyait un, deux ou un plus grand nombre de peons, qui s’établissaient chez lui et le surveillaient jusqu’à ce qu’il eût payé. La cour suprême fit répandre dans le pays que si les retardataires voulaient s’en rapporter à elle, ils trouveraient la justice et protection. Les débiteurs arriérés apprirent la loi anglaise ; on leur enseigna à faire un procès, comme violation de l’habeas corpus, aux juges du revenu qui employaient ce procédé coërcitif à leur égard ; sur caution, la cour suprême leur rendait aussitôt la liberté. Or, c’était saper par sa base tout le système financier, arrêter court la collection du revenu. Dans l’Inde encore plus qu’ailleurs, la disposition à ne pas payer ses dettes est fort répandue ; tous ceux qui doivent se hâtent de chercher à ne pas payer ; c’était par conséquent une ressource dangereuse à donner à ces peuples. En tant qu’elle exerçait les fonctions de dewan, la Compagnie avait à la fois : 1° la partie du gouvernement qui regarde la collection du revenu ; 2° en certains cas, l’administration de la justice civile. Les autres parties du gouvernement étaient réservées au nabob, entre autres la justice criminelle, sous la surintendance du naïb-dewan ou député du nabob, appointé pour cela par la Compagnie. Cette division ajoutait quelque sécurité à ce qui manquait aux indigènes. La cour suprême ne voulut point avoir égard à cette distinction ; le président de la cour dit, le 15 juin 1776 : « L’acte du parlement qui a institué la cour ne considère pas le nabob comme un prince souverain ; en conséquence, la juridiction de la cour doit s’étendre sur toute l’étendue de sa domination. » Quelques jours après, répondant à des objections précitées sur ce sujet par le gouverneur et le conseil, il ajoutait : « Quant à ce fantôme, cet homme de paille, Murabuck-al-Dowlah, c’est une insulte à la cour que de lui parler de sa souveraineté. Comme les représentations à ce sujet viennent du gouverneur-général et du conseil ; je ne puis les prendre du côté bouffon, mais, je l’avoue, je ne saurais le faire par le côté sérieux. » Par suite de cette prétention, cette partie du gouvernement et de l’administration de la justice, qui conservait encore quelque indépendance, seule protection qui restait aux indigènes fut renversée, annulée. En rendant compte de cet état de choses à la cour des directeurs ; le gouverneur-général et le conseil disaient : « Par les divers actes et les déclarations successives des juges ; il est évident que l’office de dewan tenu par la Compagnie est annulé ; que le gouvernement du pays est détruit ; que toute tentative de notre part pour exercer ou soutenir le pouvoir de cet office ou de ce gouvernement peut nous envelopper, nous et nos employés, dans une accusation de crime de haute trahison. » Ces paroles, malgré leur apparente exagération, ne contenaient que la vérité : Les juges n’en poursuivirent pas moins le même système de conduite : ils s’appelaient volontiers la cour du roi ; ils se délectaient, nous dit un témoin oculaire, à se faire appeler juges du roi (king’s judges). Comme la source d’où dérivait leur pouvoir, c’est-à-dire l’autorité royale, était fort supérieure à celle d’où le gouverneur-général et le conseil tiraient la leur, ils se mettaient eux-mêmes bien au-dessus de ces derniers dans la hiérarchie du gouvernement. La même considération imposait à la cour des directeurs : elle n’osa pas se hasarder à contrarier ou à révoquer aucune mesure prise par la cour suprême. Les directeurs se bornèrent à s’adresser au ministère.

La sujétion des zemindars à la juridiction de la cour ne pouvait manquer d’amener leur ruine, et menaçait de tarir la source même du revenu. Mais celle-ci ne se contentait pas détendre son pouvoir sur la personne même des zemindars, elle prétendait encore régir la collection et l’aménagement du revenu ; sous prétexte de témoignage, elle exigeait, en effet, que tous les papiers, toutes les pièces ayant rapport aux transactions du gouvernement, même les plus secrètes, lui fussent présentées à sa première réquisition. Par suite de cette exigence, le secrétaire du conseil fut mandé devant la cour suprême : celle-ci avait réclamé de lui les papiers les plus importants et les plus secrets ; elle le menaça, en cas de refus, d’un procès qui ne pouvait manquer d’amener d’énormes dommages. Le secrétaire représenta l’impossibilité pour lui de communiquer les registres du conseil, il se prévalut de la défense formelle qui lui en avait été faite. La cour suprême le somma alors de nommer le membre ou les membres du conseil qui lui avaient fait cette défense ; il demeura muet. La cour prit un arrêté par lequel elle déclarait que tout membre du conseil qui aurait participé à ce refus devenait passible d’une poursuite ; le conseil alors prit la résolution d’envoyer à la cour les extraits de ses registres qui avaient trait à l’affaire en question, mais persista dans son refus de livrer les registres eux-mêmes. Plusieurs fois la même demande fut faite. Il devint ainsi impossible au conseil d’agir et de délibérer comme conseil d’État, comme assemblée de gouvernement ; il était menacé de voir requérir à chaque instant la publication de ses délibérations les plus secrètes ; chaque membre devenait personellement responsable de dommages et intérêts, qui pouvaient être immenses, pour chacune des mesures du gouvernement auxquelles il participait ; il suffisait pour cela que le premier venu ayant ou croyant avoir à en souffrir, allât porter plainte devant la cour. L’application des lois criminelles présentait encore une plus grande source de difficultés ; plus encore que les lois civiles elles étaient en contradiction, en opposition, sur les points les plus essentiels, avec les lois, les coutumes du pays ; beaucoup de choses permises, ordonnées par la loi indienne, étaient pourtant considérées comme des crimes par la loi anglaise.

Ces prétentions de la cour jetèrent le désordre dans tout le Bengale. D’un autre côté l’animosité était poussée au plus haut point entre elle et le conseil suprême ; il en résulta bientôt une crise terrible. Un procès fut intenté en 1779 au rajah Cossijurah par Cossinaut-Baboo, agent nabob à Calcutta. En vertu du serment de ce dernier, une assignation fut lancée contre le rajah, et une caution, de 35,000 livres sterling lui fut demandée. Pour éviter l’effet de l’assignation le rajah se cacha ; il ne put remplir son office de zemindar, ni faire la collection des revenus de son district. Une autre assignation, par suite de l’inexécution de la première, survint : celle-ci avait pour objet de faire séquestrer des biens, meubles, effets, etc. Pour la mise à exécution de cet acte, le shériff envoya à Cossijurah une force armée composée de 60 hommes, sous le commandement d’un sergent. Ces hommes entrèrent dans la maison et voulurent pénétrer dans l’appartement des femmes. Les serviteurs du rajah tentèrent de s’opposer à ce qui était pour leur maître un déshonneur mortel ; ils furent repoussés, quelques uns blessés. Les soldats entrèrent dans le zennanah, les effets du rajah furent pillés, le Lieu de ses adorations domestiques profané, dépouillé de ses ornements ; la perception du revenu, dommage plus considérable encore, fut interrompue. Le gouverneur-général s’était de bonne heure effrayé de la tournure que commençait à prendre cette affaire ; il avait fait donner au rajah le conseil de se décider entre ces deux partis, ou ne pas reconnaître l’autorité de la cour, ou obéir aux sommations qu’elle lui faisait. Hastings fit plus encore, il envoya l’ordre au commandant des troupes à Midnapore d’intercepter le détachement du shériff, et de le retenir sous bonne garde en prison. Les ordres arrivèrent trop tard, l’outrage était irrévocablement consommé sur la personne et la maison du rajah, quand le détachement fut arrêté. Mais Hastings était résolu à ne plus garder de ménagements pour sauver le gouvsrneument de l’impopularité assumée sur elle par la cour suprême ; il fit signifier à tous les zemindars, choudries et talookdars des trois provinces qu’ils ne devaient pas se regarder comme sujets de la juridiction de la cour suprême, à moins qu’ils ne fussent employés de la Compagnie ou qu’ils n’adoptassent de leur plein gré cette juridiction. Les chefs militaires des provinces reçurent en même temps la défense formelle de prêter, dans aucun cas, l’appui d’une force militaire à l’exécution des mandats de la cour. Une poursuite fut commencée par la cour suprême contre l’attorney de la Compagnie et les officiers qui s’étaient prêtés à saisir le détachement du shériff ; les officiers reçurent du gouverneur-général l’ordre de résister à tout mandat d’amener qui leur serait envoyé par suite de ces affaires. L’attorney fut mis dans la prison commune et un procès criminel commencé : le crime qui lui était reproché était d’avoir donné avis du nombre dhommes composant le détachement du shériff. Le gouverneur-genéral et le conseil furent eux-mêmes, cités devant la cour, à la requête de Cossinaut-Baboo. Ils répondirent que la poursuite dirigée contre eux l’était en raison d’actes collectifs exécutés en leur qualité de membres du gouvernement ; ils signèrent une déclaration portant qu’ils ne se soumettaient pas à l’autorité de la cour en raison de ces actes.

Les principaux habitants du Bengale adressèrent des pétitions au parlement contre le pouvoir et la juridiction de la cour suprême ; le gouverneur-général, le conseil, la Compagnie, en firent autant. Le gouverneur-général en ce moment même faisait subir de grandes altérations à la constitution des tribunaux indigènes, pour l’administration de la loi du pays. Depuis 1773, cette juridiction appartenait tout entière aux conseils provinciaux, siégeant comme dewanny-adaulut ou cours de judicature civile. D’après le nouvel arrangement proposé par Hastings, la juridiction de ces cours devait être divisée en deux : celle qui concernait le revenu, celle qui concernait les individus. Une cour séparée, appelée dewanny-adaulut, eut la connaissance de toutes les difficultés qui s’élèveraient entre les individus ; toutes celles, au contraire, qui auraient rapport aux revenus appartiendraient aux conseils provinciaux. Ce changement avait pour but de soulager les conseils provinciaux d’une partie de leur fardeau, et de leur laisser plus de temps pour s’occuper des affaires du revenu. À la même époque, Hastings imagina un moyen de neutraliser les effets de l’animosité toujours croissante entre le suprême conseil et la cour suprême. Voici cet expédient : en 1773, il avait été créé à la présidence une cour sous le nom de sudder dewanny-adaulut : elle avait pour objet de recevoir les appels des dewanny-adaulut de province. Cette cour était composée du gouverneur-général et du conseil, mais ni le gouverneur-général ni le conseil n’avaient jamais rempli les devoirs de ces fonctions, le temps leur avait manqué pour cela. Or, le gouverneur-général proposait maintenant un changement complet dans la constitution de la sudder dewanny-adaulut : il proposait d’en donner tous les pouvoirs au président de la cour suprême, auquel un salaire considérable serait affecté en raison de ces nouvelles fonctions ; en même temps, il était expressément stipulé que le président de la cour suprême ne jouirait de ce salaire que sous le bon plaisir du gouverneur et du conseil. Moyennant cet arrangement, la cour devait cesser d’intervenir dans tout ce qui touchait au revenu ; d’un autre côté, ce salaire considérable touché par le président, mais sujet à être révoqué par le conseil, le rendait presque inévitablement un médiateur nécessaire, un moyen de conciliation entre le conseil et la cour suprême. Le conseil pria donc le président, sir Elijah Impey, d’accepter l’office de juge de la sudder dewanny-adaulut ; et à cette charge furent attachées 7,800 livres sterling comme émoluments. Le président accepta sur-le-champ, et son installation se fit immédiatement. Les discussions qui n’avaient cessé d’exister entre la cour et le conseil cessèrent dès ce moment.

Fyzoolla-Khan, chef de Rohillas, avait survécu à la ruine de sa nation en 1774. Se trouvant à cette époque possesseur d’un poste très fortifié dans les montagnes, il parvint à conclure un traité sous la sanction et la garantie du gouvernement anglais. La province de Rampore, d’un revenu de 15 lacs de roupies, lui fut assignée en jaghire. N’ayant aucune confiance dans la parole du ministre, Fyzoolla-Khan s’efforça de gagner la protection des Anglais. Il avait fait quelques-démarches pour que la signature du gouverneur-général fût ajoutée sur le traité à celle du général anglais qui déjà s’y trouvait ; cette signature, qui ne paraissait qu’une formalité inutile, ne fut pas apposée. À la nouvelle de la guerre entre la France et l’Angleterre, Fyzoolla-Khan n’en témoigna pas moins la meilleure intention d’assister les Anglais. Aucune convention ne l’obligeait à fournir des troupes, cependant il offrit de mettre toute sa cavalerie, montant à 2,000 hommes, au service du gouvernement ; il fournit 500 hommes. Le traité qui réglait la situation réciproque du visir et de Fyzoolla-Khan stipulait qu’il serait loisible à ce dernier d’avoir à son service 5,000 hommes de troupes ; que toutes les fois que le visir serait en guerre, il lui enverrait un corps auxiliaire de 2 ou 3,000 hommes ; que lui-même se joindrait au visir quand ce dernier marcherait en personne. En 1780, le visir demanda à Fyzoolla-Khan un corps de 5,000 hommes de la part du gouverneur-général ; Fyzoolla-Khan se récria : il représenta que c’était la totalité des forces qu’il lui était permis de conserver par le traité. Il ajoutait que 3,000 hommes environ de ces troupes étaient employés à la collection de ses revenus. Le gouverneur-général et le conseil se décidèrent alors à adopter des mesures coërcitives à l’égard de Fyzoolla-Khan ; cependant le gouverneur-général, diminuant en apparence ses prétentions, se contenta de demander un corps auxiliaire de 3,000 hommes de cavalerie. Les députés ayant fait cette demande à Fyzoolla-Khan, celui-ci exprima son impuissance ; il eut recours aux expressions du traité, qui ne disait pas cavaliers, mais soldats. Il offrit d’ajouter 1,000 hommes de cavalerie et 1,000 hommes d’infanterie au corps de 1,000 hommes déjà formé, et d’avancer la solde de ces troupes pour une année ; cette offre fut rejetée, et toute nouvelle négociation interrompue. Dans sa rencontre à Chunar avec le visir, Hastings adopta un nouvel arrangement : le nabob-visir fut autorisé a reprendre les terres jadis concédées à Fyzoolla-Khan ; sur le revenu de ces terres, il devait solder le nombre de troupes stipulé par le traité primitif, puis en verser le reste dans les mains du résident anglais, chargé de le faire passer à la présidence. Malgré cette résolution, de nouvelles négociations s’ouvrirent. Fyzoolla-Khan s’appuyait de nouveau sur le texte même du traité, qui, sans aucun doute, lui était favorable. Ce traité ne portait nullement qu’il fournirait 5,000 hommes à la Compagnie ainsi qu’on voulait alors le lui faire dire ; au contraire il disait que Fyzoolla-Khan n’entretiendrait que 5,000 hommes de troupes, d’où résultait que ce dernier n’aurait pu satisfaire à la demande des Anglais à moins de s’être mis précédemment en contradiction avec ce traité lui-même, c’est-à-dire à moins d’avoir entretenu un plus grand nombre de soldats qu’il ne lui était permis de le faire. Après son retour, le visir demanda souvent la permission de mettre à exécution les mesures résolues contre Fyzoolla-Khan ; elle ne lui fut point accordée : au lieu du secours militaire d’abord demandé, Warren Hastings avait alors pour but d’obtenir un secours d’argent. Il demandait 15 lacs de roupies à Fyzoolla-Khan, promettant de l’affranchir à ce prix de toute coopération militaire ; il lui promettait encore, moyennant 15 autres lacs, de rendre héréditaire dans sa famille le jaghire qu’il n’avait qu’à vie. Cette proposition était tout à l’avantage du Rohillas ; il la refusa cependant, preuve certaine qu’il ne possédait pas la somme qui lui était demandée. La présidence s’en tint donc à ce nouvel arrangement.

La cour des directeurs, dans toutes les pièces qui lui avaient été envoyées, ne trouva aucune preuve, aucun indice même de complot tramés par les Begums contre les Anglais. La cour ordonnait une enquête sur la conduite des Begums ; elle décidait que, dans le cas où l’enquête ne ferait pas ressortir de nouvelles charges contre elles, leurs biens leur seraient rendus, et qu’un asile leur serait offert sur le territoire de la Compagnie. À la lecture de ces dépêches, un membre du conseil fit la motion que la commission d’enquête fut instituée sur-le-champ. Le gouverneur-général s’opposa à cette motion ; comme il avait en ce moment la majorité dans le conseil, elle ne passa pas. Hastings exposa devant le conseil le mauvais effet que ne manquerait pas de causer cette enquête sur l’esprit public, l’ébranlement qui en résulterait pour le gouvernement, la désobéissance enhardie pour toujours dans l’avenir si les indigènes se mettaient une fois dans la tête qu’ils pussent avoir raison devant la cour des directeurs contre le gouvernement. « Si les Begums, disait Hastings, pensent avoir été tellement maltraitées qu’elles doivent en appeler à un tribunal d’étrangers ; s’il est vrai qu’elles veuillent citer devant ce tribunal un homme qui est leur fils et leur petit-fils ; s’il est vrai qu’elles veuillent en appeler à la justice de ceux qui n’ont été que les instruments du tort dont elles se plaignent, laissons-les du moins se décider par leurs propres sentiments, laissons-les énoncer leurs griefs avant de leur en offrir le redressement. Sans doute, elles n’ont aucun besoin d’être excitées à cela. En parlant ainsi, je me flatte de ne m’écarter en rien des exigences du langage officiel. Mais il convient à la majesté de la justice qu’elle ne soit approchée qu’avec sollicitations ; elle ne doit pas descendre à faire elle-même des offres, s’abaisser en venant indiquer elle-même les torts qu’il s’agit de redresser. Encore moins doit-elle parler de châtiment avant le jugement, avant même l’accusation. »

Le grand but que se proposaient les Anglais dans leurs rapports avec le nabob était d’en obtenir le paiement de ce qu’il leur devait ; mais le pays était tellement appauvri, administré par des gens tellement incapables, qu’il n’y avait aucun espoir que ce paiement fût jamais fait. Comme remède à ce dernier inconvénient, la présidence de Calcutta essayait de s’emparer peu à peu du gouvernement, le faire passer des mains des indigènes dans celles de ses propres agents, ou bien encore de faire que le visir et les principaux fonctionnaires ne fussent eux-mêmes que ses agents à elle-même. Elle avait élevé au poste de visir, ou premier ministre, un certain Hyder-Bey-Khan. Dans ses instructions à M. Bristow, Warren Hastings disait : « Immédiatement après votre arrivée, sondez les dispositions de Hyder-Bey-Khan. Autrefois sa conduite a été fort répréhensible. Jusqu’à ces trois derniers mois, il possédait sans contrôle l’administration tout entière, il exerçait tous les pouvoirs du gouvernement ; le nabob-visir étant dans ses mains ce qu’il doit être dans celles de tout homme habile, c’est-à-dire un pur zéro. » Dans une autre dépêche, il parle encore dans les termes suivants du nabob-visir et du ministre : « Le ministre ose se servir du nom et du sceau du nabob, soit dans des lettres qu’il dicte lui-même au nabob, soit dans des lettres qu’il fait écrire en son nom sans qu’il en ait connaissance. » Mais il fallait encore que ce même homme, dans les mains duquel le nabob était un zéro, ne fût lui-même aussi qu’un autre zéro dans les mains des Anglais ; en d’autres termes, il fallait que tous les pouvoirs réels, effectifs du gouvernement fussent concentrés dans les mains du résident anglais. « Je ne saurais omettre, disait Hastings, de vous répéter ce que j’ai déjà dit dans les instructions verbales que je vous ai données à votre départ, c’est-à-dire qu’il ne saurait y avoir de milieu : il faut que le résident soit l’esclave et le vassal du ministre, ou le ministre soit lui-même à l’absolue dévotion du résident. » Partant de là, il peint ce dernier comme ne devant être autre chose que la créature des Anglais. « Il existe par l’influence de notre gouvernement ; s’il veut accepter les conditions que je lui offre, je le préférerais tout autre. En même temps, il sera nécessaire de lui déclarer le plus explicitement possible quelles sont les conditions auxquelles nous le maintiendrons en place, avec la menace d’une démission immédiate et d’une recherche sur sa conduite passée s’il s’avisait de refuser. » Ces conditions étaient celles-ci : « En premier lieu, je ne considérerai pas comme du nabob toute lettre d’opposition, de contradiction ; je la considérerai comme venant du ministre et constituant dès lors une insulte au gouvernement ; en second lieu, il faudra que rien ne soit fait dans son caractère officiel sans votre participation et vos conseils, en même temps que vous en aurez la principale responsabilité. » La responsabilité suppose le pouvoir, le pouvoir devait donc être considéré non seulement de fait, mais de droit dans le résident.

La cour des directeurs blâma le procédé de Hastings à l’égard de Cheyte-Sing. Elle rappelait que la zemindarie de Benarès lui avait été conférée à perpétuité ; qu’il en avait l’administration, sous la condition de payer un certain tribut à la Compagnie. Les directeurs blâmèrent encore la conduite du gouverneur-général à l’égard du rajah. Ils taxèrent d’imprudence impolitique l’emprisonnement de ce dernier, ce qui le mettait, disaient-ils, dans une situation dégradante à l’égard de ses sujets. Ce procédé ne devait-il pas avoir pour résultat d’affaiblir la confiance que les princes indigènes de l’Inde pouvaient être disposés à accorder aux Anglais ? après cela, comment pourront-ils croire encore à la justice, à la modération du gouvernement de la Compagnie ? Ces réflexions firent naître une grande irritation dans l’esprit de Warren Hastings. Il rendit aux directeurs reproches pour reproches ; entre autres griefs, il se plaignit surtout avec amertume de la publicité donnée par eux à ses résolutions à l’égard de Cheyte-Sing. « Les propriétaires ne les liront pas, disait Hastings ; d’ailleurs j’ai agi dans leurs intérêts, et je suis assuré de leur approbation. Mais cette lecture sera presque exclusivement faite par cette masse de gens déchaînés sans savoir pourquoi contre vos employés dans l’Inde, devant lesquels je suis déjà accusé de violation de la foi nationale et d’actes tellement odieux que, s’ils étaient prouvés, aucun autre châtiment que la mort ne pourrait expier le tort qu’ils auraient fait aux intérêts publics et au caractère national. » Warren Hastings se défendait encore, avec une chaleur qui ne lui était pas ordinaire, de toutes les imputations qui lui étaient adressées au sujet de Cheyte-Sing. Le fond de son raisonnement était celui-ci ; « Les obligations imposées à Cheyte-Sing n’ont jamais été parfaitement déterminées : il est dans l’obligation de défendre la Compagnie, il en est le vassal et le tributaire, mais c’est à la Compagnie seule qu’il appartient de fixer, de déterminer les secours qu’il est appelé à donner. » Ce texte était sans doute en désaccord avec les expressions formelles du traité, mais il faut dire que, d’un autre côté, la nécessité, l’impérieuse raison d’État étaient du côté de Hastings.

Le privilège de la Compagnie expirait en 1780 ; en conséquence, dès la fin de cette année et le commencement de la suivante, des pourparlers eurent lieu sur ce point entre le ministère et la cour des directeurs. Les dissensions survenues au Bengale entre le conseil et la cour suprême avaient donné lieu à des pétitions des sujets britanniques, du gouverneur-général et du conseil, enfin de la Compagnie. Les esprits étaient fortement occupés des affaires de l’Inde. D’un autre côté, M. Francis, l’adversaire de Hastings, était entré à la chambre des communes. Il était appuyé, d’un parti nombreux ; ses plaintes, ses discours, ses accusations sans cesse renouvelées remplissaient toutes les imaginations. Il n’était question que des crimes, des injustices, des trahisons du gouverneur-général. Les principaux fonctionnaires de la Compagnie dans l’Inde se renvoyaient des reproches du même genre. À la nouvelle de l’irruption de Hyder-Ali dans le Carnatique, le public, pendant quelque temps, ne douta pas de la perte des établissements anglais de la côte de Coromandel. Toutes ces circonstances rendaient de plus en plus urgente la nécessité pour le parlement de s’occuper des affaires de l’Inde. Lord North était alors président du conseil, mais déjà chancelant sur le trône ministériel. Des négociations commencèrent entre la cour des directeurs et le ministère ; leurs prétentions réciproques ne purent s’accorder. La cour des directeurs se décida à attendre le changement de ministère, qui semblait prochain, avant de pétitionner pour le renouvellement de leur privilège ; en conséquence, lord North ne présenta pas de bill. Le 9 avril 1781, lord North, tout en s’abstenant de formuler une proposition spéciale, n’en soumit pas moins à la chambre quelques nouvelles dispositions relatives à l’organisation du gouvernement de la Compagnie. Il les signalait comme de nature à devenir plus tard le fondement d’un bill. Parmi ces dispositions, nouvelles les trois principales étaient : 1° donner au gouverneur-général un pouvoir beaucoup plus étendu que celui dont il avait été investi jusque là ; 2° établir en Angleterre un tribunal spécial pour les affaires de l’Inde, ayant le droit de juger et de punir les employés de la Compagnie qui auraient abusé de leur pouvoir ; 3° rendre obligatoire la communication à un secrétaire d’État de toutes dépêches et instructions envoyées dans l’Inde ou reçues de l’Inde. Cette dernière disposition avait pour but d’ôter aux directeurs toute possibilité d’entraîner le pays dans une guerre quelconque. La cour des directeurs et le ministère se mirent, un peu plus tard, d’accord sur la base d’un nouveau bill ; la cour des directeurs présenta, le 22 juin 1781, une pétition au parlement pour le renouvellement de la charte. Plus tard, un acte du parlement fut passé, portant : Que la Compagnie, depuis le 24 juin 1778, ayant payé ses dettes au public, ayant réduit ses billets aux limites déterminées, ayant été en possession de tous les bénéfices provenant du territoire indien, elle paiera 400,000 livres sterling au public, en décharge de toutes prétentions (de la part du public) sur les comptes antérieurs au 1er mars 1781 ; que tous les privilèges précédemment accordés à la Compagnie lui seraient continués jusqu’à trois années, après que notice en serait donnée, après le 1er mars 1781 ; que la Compagnie paierait un dividende de 8 p. 100 par an sur les fonds du capital, les trois quarts du surplus au public, se réservant l’autre quart pour son propre usage ; que les droits réciproques de la couronne et de la Compagnie sur les territoires possédés demeuraient tels qu’ils étaient alors. De toutes les propositions mises en avant par le ministère pour la réforme à opérer dans le gouvernement de l’Inde, une seule fut mise là exécution : celle concernant le pouvoir des ministres, sur les transactions politiques de la Compagnie. Il fut décidé que toutes dépêches envoyées dans l’Inde, concernant les finances et les affaires civiles et , seraient communiquées au ministère ; que, dans tout ce qui serait matière relative à la guerre ou à la paix, les directeurs seraient tenus de se conformer aux instructions des ministres.

Le 12 février, des pétitions du gouverneur-général et du conseil, d’un grand nombre d’Anglais résidant au Bengale, enfin de la Compagnie, contre les prétentions et les procédés de la cour suprême de judicature, furent lues dans la chambre des communes. Après un court débat, un comité fut formé pour en prendre connaissance. Ce comité reçut plus tard la tâche de prendre en considération l’administration de la justice dans les trois provinces du Bengale, Bahar et Orissa ; il eut à décider de quelle manière le pays devrait être gouverné pour le plus grand avantage du pays lui-même et de la Grande-Bretagne. Parmi les membres qui le composaient, se distinguait entre tous le fameux Edmond Burke. Ce comité ayant été nommé sur la proposition du général Smith, appartenant lui-même au parti de l’opposition, fut principalement formé de membres qui ne marchaient pas d’accord avec le ministère. Toutefois, le ministère ne voulut pas qu’on pût l’accuser d’indifférence pour les affaires de l’Inde. À la nouvelle de l’irruption dans le Carnatique de Hyder-Ali, il proposa la nomination d’un comité secret qui pût faire une enquête sur les causes de la guerre en ce moment existante au Carnatique, et en général sur l’état des possessions britanniques dans l’Inde. Diffèrent du précédent, ce second comité fut composé presque entièrement de membres du parti ministériel ; Henri Dundas, lord avocat d’Écosse, en était le président et le membre le plus actif. Le premier de ces comités présenta à la chambre une série de douze, le second de six rapports, tous ensemble renfermant les renseignements les plus importants possédés sur l’histoire et les affaires de l’Inde.

Le 23 mai, lecture d’un rapport du comité spécial sur les pétitions contre la cour suprême ayant été donnée à la chambre, il fut décidé qu’un bill serait présenté pour la meilleure administration de la justice au Bengale. Ce bill devait, de plus, contenir l’approbation de la résistance faite par le gouverneur-général aux prétentions de la cour suprême. Présenté peu de jours après, il passa sans rencontrer d’opposition. Il enlevait à la juridiction de la cour suprême le gouverneur-général, le conseil, les zemindars, les autres employés du revenu. Il défaisait en même temps l’arrangement survenu entre Hastings et sir Elijah Impey, arrangement déjà blâmé précédemment par la cour des directeurs. Le 9 avril 1782, M. Dundas demanda à la chambre que les rapports qu’il avait présentés comme président du comité secret fussent référés à la chambre formée en comité. Dans un discours qui ne dura pas moins de trois heures, il s’attacha à dévoiler les causes et l’étendue des malheurs de la nation dans les Indes ; il s’étendit sur la mauvaise conduite des présidents à Calcutta, Madras et Bombay, de la cour des directeurs en Angleterre. Les premiers, dans leur ardeur de conquête, n’avaient pas craint de violer les traités, de piller et d’oppresser les peuples de l’Inde, de plonger la nation dans toutes les calamités de la guerre ; les seconds, c’est-à-dire les directeurs, n’avaient blâmé cette conduite qu’autant qu’elle ne rapportait aucun profit : dans le cas contraire, ils l’avaient non seulement excusée, mais encouragée. Ce discours fut suivi d’un certain nombre de propositions que l’orateur proposa de réduire en résolutions. Outre ce blâme général, ces propositions en exprimaient un tout spécial sur les mesures du gouvernement de Madras sous la présidence de sir Thomas Rumbold. Les griefs et les malversations reprochées à sir Thomas Rumbold et aux autres membres de la présidence de Madras parurent même suffisants pour motiver leur mise en accusation ; un bill fut présenté pour celle de sir Thomas en particulier. Il fut lu une première fois ; et à sa seconde lecture, la justification de sir Thomas fut entendue, puis alors arriva la clôture de la session. Lord North avait quitté le ministère au commencement de 1782, et le marquis de Buckingham l’avait remplacé. Le ministère inquiet, dès sa formation, sur sa propre existence, négligea les affaires de l’Inde. Le fameux ministère de coalition lui succéda bientôt en effet, mais pour être bientôt dissous lui-même. À cette époque, le 19 décembre 1782, la motion fut faite et adoptée de renvoyer jusqu’au 24 juin suivant toute délibération sur les affaires de l’Inde. Ce même jour, la poursuite contre sir Thomas fut abandonnée ; mesure contre laquelle il ne réclama pas, se contentant de l’impunité sans acquittement. Outre sir Thomas Rumbold, M. Dundas s’attaqua non moins vivement à Warren Hastings et à M. Hornby, président de Bombay. La chute de Cheyte-Sing, dont la nouvelle venait d’arriver tout récemment, était le principal grief reproché au gouverneur-général.

Sur la motion du même Henri Dundas, la chambre adopta, le 30 mai 1782, la résolution suivante : « Attendu que Warren Hastings, gouverneur-général du Bengale, et William Hornby, président du conseil de Bombay, ont à plusieurs reprises agi d’une manière répugnante à l’honneur et à la politique de la nation, et par là donné naissance à de grands malheurs dans l’Inde, à d’énormes dépenses pour la Compagnie des Indes, il est du devoir des directeurs de ladite Compagnie de provoquer, par tous les moyens légaux à leur disposition, l’éloignement desdits gouverneur-général et président de leurs offices respectifs, et leur rappel en Angleterre. » Le parti ministériel, avec lequel agissait et votait M. Dundas, paraissait avoir fortement adopté la résolution du rappel de Hastings ; résolution qui se trouvait d’ailleurs d’accord avec les dispositions des directeurs. Le 9 octobre, ceux-ci avaient eux-mêmes passé cette résolution : « Attendu qu’il est de l’opinion de la cour qu’une ferme persévérance dans le système de conduite si souvent recommandé par la cour des directeurs ne saurait être raisonnablement espéré de ceux des employés de la Compagnie dont les idées d’agrandissement et de domination, soit par la voie des armes, soit par celle des négociations, les ont conduits à s’écarter sans cesse de nos ordres si souvent réitérés à ce sujet, la cour pense qu’il est expédient d’éloigner Warren Hastings de l’office de gouverneur général du Bengale. » À la vérité, sept directeurs enregistrèrent une protestation contre ce rappel de Hastings. À la demande de neuf propriétaires partisans de Hastings, une assemblée générale fut en outre tenue à ce sujet : la question de rappel lui fut soumise ; et une majorité de 503 contre 353 voix se prononça contre cette mesure. La cour des directeurs ne voulant pas se mettre en opposition avec celle des propriétaires, annula sa première résolution. Le marquis de Buckingham, alors chef du ministère, était au nombre des adversaires de Hastings ; sa mort, qui arriva au milieu de ces circonstances, rendit le courage aux amis du gouverneur-général.

Le 24 avril 1782, le président du comité spécial présenta une série de résolutions qui n’avaient guère trait qu’à ces deux points : 1° un blâme exprimé sur la conduite de M. Sullivan. La raison en était que M. Sullivan, président de la cour des directeurs, avait altéré une conférence entre lui et quelques membres de la chambre ; le résultat en avait été une prolongation d’emprisonnement pour des personnes retenues à la prison de Calcutta ; 2° l’arrangement pris par M. Hastings à l’égard de sir Elijah Impey. Cet arrangement était sévèrement blâmé, et une adresse au roi fut résolue pour solliciter de Sa Majesté le rappel de sir Elijah, afin qu’il eût à rendre compte de sa conduite. Le 5 mars 1783, une pétition de la Compagnie fut présentée à la chambre des Communes, et renvoyée au comité. Les marchands unis représentaient : « Qu’ils avaient payé 300,000 livres sterling de la somme exigée d’eux pour les services publics par le dernier acte du parlement ; qu’ils étaient incapables de payer les 100,000 livres restant ; que les avances déjà faites de cette même manière avaient été exigées sous l’impression d’appréciations très fausses de leurs moyens pécuniaires ; que l’aide, le secours dont ils auraient besoin pour conduire leurs affaires seulement jusqu’au 1er mars 1783, ne monterait pas à moins de 900,000 livres sterling, suivant les calculs les plus modérés, en admettant même qu’ils fussent déchargés du paiement de 100,000 livres sterling qu’ils devaient faire au gouvernement. Ils demandaient qu’en cas où aucun remboursement ne leur serait fait, il leur fût permis d’accroître la masse de leurs billets sans diminuer leur dividende, diminution qui aurait une fâcheuse influence sur leur crédit ; qu’il ne leur fût rien demandé pour les services publics jusqu’à ce que la masse des billets, ainsi augmentée, eût été ensuite resserrée dans les premières limites ; que le terme de la durée de leurs privilèges fût reculé ; que les pétitionnaires fussent soulagés de la portion des dépenses des troupes du roi et de la marine qui était à leur charge. » Cette pétition donna lieu à deux actes du parlement : le premier accordait à la Compagnie un délai pour l’acquittement de ses arrérages, avec permission d’emprunter, sur ses billets, jusqu’à concurrence de 500,000 livres sterling, le second lui faisait une avance de 300,000 livres sterling. Le dividende demeurait fixé à 8 p. cent.

Dans la lettre déjà citée, où Hastings défendait sa conduite à l’égard de Cheyte-Sing, il passait à des considérations plus générales sur l’ensemble de toute sa conduite dans l’Inde, et, à cette occasion, il disait : « Voilà maintenant onze années que je suis chargé de vos affaires ; dans le cours de cette période, je n’ai pas eu seulement à lutter contre des difficultés ordinaires, mais encore, contre des difficultés renaissant sans cesse de la discorde qui s’était mise entre les pouvoirs dont naturellement je devais tirer mon autorité et qui devaient la soutenir. Mes efforts, quoique sans cesse dirigés dans un même sens, n’ont pu obtenir que des résultats temporaires, passagers ; néanmoins, je me plais à le croire, lorsque l’histoire de votre domination dans l’Orient sera écrite, si le règne des préjugés actuels est terminé, la période de mon administration ne paraîtra point la moins utile aux intérêts de la Compagnie, ni la moins honorable pour le nom anglais. Si j’avais trouvé l’appui nécessaire, que de bien n’aurait pas été fait ? Vous, messieurs, il vous appartient d’attester la patience et la modération avec lesquelles j’ai supporté toutes les indignités qui m’ont accablé pendant tant d’années de services. C’était le devoir de la fidélité, je l’ai scrupuleusement rempli ; c’était le résultat de la reconnaissance que je dois aux actionnaires de la Compagnie, mes premiers maîtres et mes généreux patrons. J’aurais fait au besoin le sacrifice de ma propre vie. Un temps a été, pendant la durée duquel mon autorité légale a été complètement annulée ; toutefois j’ai su lui en substituer une autre, qui, bien que non régulièrement constituée, mais armée de la confiance publique, n’en a pas moins eu une influence toujours subsistante, une vigueur à peine moindre que celle que peut posséder un pouvoir constitutionnel et irrégulier. Alors, d’ailleurs, aucun danger extérieur n’existait qui pût trahir la faiblesse de votre gouvernement. Aujourd’hui les choses ont changé de face. Tandis que nos établissements se trouvent menacés par la guerre avec les plus formidables puissances de l’Europe, tandis que vous-mêmes avouez ne devoir leur conservation qu’aux heureux et puissants efforts de ce gouvernement, vous choisissez ce même moment pour annuler ses pouvoirs constitutionnels ; vous détruisez toute puissance, toute autorité chez vos agents ; vous anéantissez, vous proclamez bien haut cette annulation, et cependant vous ne substituez rien à ce que vous détruisez. Supposez-vous qu’un pouvoir véritable puisse exister dans vos conseils, eux qui n’ont aucune faculté d’action et ne possèdent qu’une obéissance passive à vos ordres ? Je n’ai donc plus qu’à arriver à l’objet que je me proposai en commençant cette lettre : c’est-à-dire à vous prier bien positivement de vouloir bien obtenir du ministère la nomination de mon successeur au gouvernement du fort William. Je viens vous déclarer ma ferme intention de quitter mes fonctions aussitôt qu’il me sera permis de le faire sans préjudice pour vos intérêts, c’est-à-dire en vous laissant le temps nécessaire pour arrêter votre choix sur la personne qui devra me succéder. Je dois ajouter cette restriction : c’est que s’il arrivait que vous vous décidassiez, pendant cet intervalle, à la restauration de Cheyte-Sing à la zemindarie dont il a été dépossédé, et que votre conseil consentît à exécuter cet ordre, je suis résolu à quitter mon poste et votre service immédiatement, sans aucun délai. Je désire sincèrement que mon successeur, quel qu’il puisse être, soit à même de posséder le pouvoir nécessaire à l’accomplissement de ses fonctions ; je désire aussi qu’il jouisse de la confiance et de l’appui de ceux qui, l’ayant choisi, doivent se trouver intéressés à ses succès. »

Le bon accord subsistait moins que jamais, en effet, entre la cour des directeurs et le gouvernement du Bengale. La cour soutenait le gouvernement de Madras, lui-même en opposition avec celui du Bengale ; elle se refusait à laisser à Hyderabad M. Sullivan, qui s’y trouvait placé par Hastings, et, en dépit de ce dernier, supportait à Oude M. Bristow, un de ses adversaires. Sans se décourager, le gouverneur-général, dans sa correspondance avec les directeurs, n’en persistait pas moins à défendre l’ensemble de toutes ses mesures ; il accumulait arguments sur arguments ; il persistait d’ailleurs aussi fermement dans sa demande d’un successeur. « À quelque époque, disait-il, que votre décision arrive, puisse le gouvernement tomber dans les mains d’un homme investi du pouvoir qui doit appartenir aux fonctions qu’il exerce ! Puisse-t-il ne pas se trouver, ainsi que je l’ai été, revêtu d’un vain titre, sans autorité réelle, chargé d’une immense responsabilité en même temps que dépourvu des moyens d’agir suivant sa volonté ! Puisse-t-il encore avoir un pouvoir de contrôle assez étendu pour le mettre à même de s’interposer avec efficacité dans les circonstances qui peuvent amener la ruine de vos intérêts et de votre crédit ! » Les nombreuses difficultés rencontrées par Hastings dans le cours de sa longue gestion lui venaient ainsi péniblement en mémoire au moment de résigner ses fonctions. Dans la chaleur et l’animation de la lutte, il s’était montré insensible aux calomnies dont on l’avait abreuvé ; redevenu de sang-froid, il sentait et laissait voir la profondeur et l’irritation de ses blessures. D’ailleurs, jusqu’au dernier moment Warren Hastings ne cessa de s’occuper avec le même zèle des affaires de la Compagnie. Tout en pensant à s’éloigner de l’Inde, il songeait à se rendre à Lucknow pour prendre de nouveaux arrangements, pour régler définitivement les affaires du nabob-visir et de la Compagnie, etc. D’abord le voyage rencontra de l’opposition dans le conseil ; cependant, comme de nombreuses lettres du major Palmer, employé à Lucknow, du nabob-visir et du ministre, ne cessaient de réclamer la présence de Hastings, qu’elles s’accordaient à peindre comme indispensable, la majorité finit par céder. Hastings fut autorisé à se rendre à Lucknow, et revêtu de tous les pouvoirs du conseil, soit pour régler les affaires intérieures ou extérieures, soit pour disposer des forces militaires du gouvernement. Il partit de Calcutta le 17 février 1784.

Dès ses premiers pas, la misère de la province de Benarès, autrefois si florissante ; attristèrent ses yeux. Le député d’abord chargé par le nabob de l’administration de la province avait été renvoyé, parce qu’il se trouvait en arrière dans ses paiements ; le second, ne voulant pas s’exposer à cet inconvénient, s’était fait ce principe de conduite : qu’il fallait qu’avant tout le tribut fût payé, et il avait agi en conséquence, Or, ce tribut, trop élevé pour le pays, l’avait appauvri, ravagé, désolé ; Hastings écrivait : « Des frontières du Buxar jusqu’à Benarès, j’ai été suivi et fatigué par les clameurs des habitants mécontents. La misère produite par la durée de la sécheresse a, sans aucun doute, contribué à exciter ce mécontentement général ; néanmoins, j’ai quelque raison de craindre que la cause n’en existe principalement dans une administration défectueuse, si ce n’est oppressive et corrompue. » Il ajoutait : « Je dois dire encore que du Buxar aux frontières opposées, j’ai partout, et dans chaque village, rencontré les traces d’une complète dévastation. Je ne saurais m’empêcher de remarquer qu’à l’exception de la cité de Benarès, la province est en effet sans gouvernement. L’administration de la province est mal dirigée, le peuple opprimé, le commerce découragé, et le revenu en danger d’un rapide déclin, en raison de la violence des moyens employés pour son recouvrement[1]. »

Hastings réussit à obtenir du ministre une partie de l’argent dû par le nabob à la Compagnie. D’après son avis, le ministre, s’occupa en outre d’appointer des corps de troupes régulières à la collection des revenus, à la défense extérieure du pays. Cet expédient affranchissait le nabob de la nécessité d’appeler à son aide, le délivrait en outre de la charge de payer un revenu extraordinaire et indéfini. Il consentit à retirer le détachement anglais qui se trouvait stationné sur les frontières d’Oude, à la solde du nabob ; mesure devenue absolument nécessaire. Hastings disait, en en rendant compte : « La Compagnie ne gagnerait rien à persévérer dans le séjour de ces troupes, puisque le nabob n’a aucun moyen de fournir à leurs dépenses. Le détachement, qu’il soit laissé ou retiré, n’en sera pas moins dans tous les cas en réalité à la charge de la Compagnie ; seulement, dans le premier cas, il en résultera une déception pour les finances de la Compagnie. » Jusqu’à ce moment, Hastings avait éludé qu’il fût fait une enquête sur ce qu’étaient devenus les biens confisques sur les begums. Pendant la durée de ce voyage, ces jaghires leur furent rendus, conformément aux ordres de la Compagnie, et plus encore aux inclinations du nabob-visir. Les begums éprouvèrent une reconnaissance extrême de ce nouveau procédé ; elles se montrèrent disposées à concourir, dans l’avenir, à tous les nouveaux arrangements que pourraient prendre les Anglais. L’administration de ces provinces touchait, en effet, à une crise nouvelle. Le système conçu et mis en exécution par Clive consistait à faire gouverner le pays par des Anglais, sous le nom du nabob : jusqu’à ce moment, Hastings avait continué ce système ; ses instructions aux résidents, dont nous avons rapporté quelques unes, montrent jusqu’à quel point il l’avait poussé. Mais ce système lui-même touchait à sa fin. Le désordre et l’épuisement des finances étaient tels, que l’on ne demandait pas mieux que de rendre au nabob quelque pouvoir, quelque espérance. Mieux valait pour la Compagnie lui laisser l’embarras des dettes, des déficits qui se montraient de tous côtés ; peut-être par ce moyen y avait-il d’ailleurs quelque chance de se procurer certaines ressources qu’on ne pouvait espérer autrement. Dans ce but, Hastings commençait à insinuer à la Compagnie de ne pas s’occuper du gouvernement intérieur ; jusqu’à un certain point il lui en contestait le droit : « Vos propres intérêts en souffriraient, disait-il, la ruine d’une grande et jadis florissante contrée en serait le résultat. La justice et la bonne foi repoussant tout prétexte d’exercer le pouvoir et la souveraineté dans ce pays, tandis que le souverain remplit fidèlement les engagements qu’il a contractés à l’égard de la Compagnie[2]. » Le système précédent avait fait son temps, on songeait à le remplacer. Le voyage de Hastings avait pour principal objet de s’assurer par lui-même de l’état du pays et de la situation de son gouvernement.

Le traité de la présidence de Madras avec Tippoo, transmis à la rectification de la présidence du Bengale, arriva pendant l’absence de M. Hastings. Le conseil suprême, qui pendant la durée de cette absence se trouvait investi de tous les pouvoirs du gouvernement, signa et ratifia le traité. Il fut alors transmis à Tippoo, qui lui-même en accusa solennellement la réception : Le gouverneur-général, encore à Lucknow, reçut de son côté une copie de ce traité. Il signa à la suite des membres du conseil, mais ajouta de sa main la déclaration : « Que le nabob du Carnatique avait droit à être compris dans le traité ; » il ajoutait à cette déclaration une injonction à la présidence de Madras de transmettre la ratification du traité sous cette seconde forme à Tippoo, le tout à ses risques et périls. Le nabob n’avait jamais été partisan du traité, Hyder et Tippoo lui inspiraient une aversion mêlée de haine et de mépris. Bien que la paix lui fût devenue nécessaire, en raison de l’épuisement de ses finances, aussi bien qu’à la Compagnie, il ne laissait pas que de trouver des objections sans fin contre tout projet d’arrangement. Aucun désir n’avait été manifesté par lui de se trouver compris dans ce nouveau traité, qu’il désapprouvait, au contraire, formellement. Comme d’ailleurs il n’avait pas été compris non plus dans celui de 1769, cela parut au président un précédent de nature à justifier cette nouvelle omission. D’un autre côté, la Compagnie ne pouvait laisser au nabob la faculté de briser un traité avantageux aux intérêts anglais, avantageux même à ceux du nabob, tout opposé qu’il pût être à sa conclusion. Le suprême conseil semblait en avoir jugé de même pendant la négociation, car alors il n’avait pas songé à prendre l’avis du nabob. Le gouverneur-général et le conseil suprême n’en donnèrent pas moins alors une importance extraordinaire aux plaintes du nabob sur ce sujet. Aussi lord Macartney se trouva-t-il tout disposé à ne voir autre chose dans l’injonction de Hastings et les représentations du conseil suprême que la seule envie d’entraver la marche de son administration. Lord Macartney était d’un caractère calme et froid, d’un esprit conciliant ; toutefois, sa situation ne lui permettait guère de se soustraire à des discussions acerbes, à des froissements pénibles. Son rang, sa position sociale, le rendaient de beaucoup supérieur à tous les employés de la Compagnie, même les plus distingués ; c’était le seul officier du roi auquel des fonctions aussi élevées eussent été confiées dans l’Inde. Il est vrai que cette situation n’était pas exempte d’inconvénients ; car les employés d’un grade inférieur voyaient dans son élévation une sorte de passe-droit. D’un autre côté, ses égaux ou ses supérieurs, envieux d’avantages qu’eux-mêmes ne possédaient pas, ne se trouvaient pas disposés à le ménager. Jusque là, cependant, ses manières conciliantes avaient empêché tout éclat ; mais, dans cette occasion ; il se sentit blessé. Considérant d’ailleurs le caractère défiant de Tippoo, son manque de confiance dans les Anglais, sa perpétuelle appréhension d’être trompé, lord Macartney se persuada que lui présenter une seconde ratification du traité, après que la première lui avait été présentée comme complète et définitive, c’était lui donner à croire qu’une supercherie avait été faite, soit dans le premier cas, soit dans le second ; il était a craindre alors qu’il ne voulût prévenir par des hostilités aussitôt commencées ce qu’il croirait des desseins hostiles. À la suite de ces réflexions, cédant d’ailleurs peut-être à des dispositions un peu irritées, lord Macartney se résolut à braver le ressentiment du gouvernement supérieur. Il déchargea le conseil de toute responsabilité à cet égard. Il déclara sa résolution de se soumettre à toutes les conséquences qui pourraient résulter du traité, et le maintint sous la première forme.

Dans le cours du voyage du gouverneur-général, une entrevue eut lieu, à Lucknow, entre ce dernier et Mirza-Jawar-Ichander-Shah, héritier présomptif du grand mogol. Le prince, dans cette démarche, avait pour but de solliciter un jaghire égal à celui qui lui avait été jadis accordé pendant l’administration de Nujeef-Khan ; de plus, un accroissement à la pension de l’empereur ; enfin, les moyens de retourner à la cour de celui-ci, avec une suite en rapport avec son rang. Le visir promit d’accorder à l’avenir à l’empereur 4 lacs de roupies par an ; l’année précédente, ce dernier n’avait touché qu’un lac et demi pour son entretien et la tenue de sa maison. Le descendant de Timour et le gouverneur-général se rencontrèrent dans une vaste plaine quelques milles de Lucknow. L’héritier de l’empire était sans suite, sans cour, dénué de toutes choses, réduit pour changer de vêtements à ceux qu’il tenait d’une récente hospitalité. Dans l’ensemble de ses manières, il laissait voir un mélange attristant du sentiment de sa grandeur originelle et de la conscience de son abaissement actuel. Ces représentants, l’un des anciens souverains, l’autre des nouveaux dominateurs du pays, se firent de fréquentes visites. Au dire de M. Hastings, le jeune prince se montra doué d’un bon jugement, de sentiments élevés. Il avait de la pénétration et de la hardiesse, un esprit cultivé, beaucoup de modération de caractère ; il ne montra ni vanité, ni hauteur, ni insolence, rien d’indigne de sa haute naissance. En quittant Hastings, il retourna errer au hasard, comme perdu dans l’immensité de cet empire fondé par ses aïeux.

En quittant Lucknow, Hastings se rendit à Benarès, et de Benarès à Calcutta, où il arriva dans le mois de novembre 1785. À cette époque, la cour des directeurs se plaignait vivement, dans ses dépêches, de la quantité de billets tirés sur la Compagnie en dépit des restrictions apportées à cette pratique. Peu de jours après son arrivée, Hastings, s’en référant à ses lettres précédentes, insistait de nouveau pour qu’un successeur lui fut donné. Il annonçait à la cour des directeurs sa résolution de quitter le siège de la présidence, de le remettre soit à son successeur s’il était désigné, soit à celui des membres du conseil qui venait immédiatement après lui ; il désirait prendre passage sur le Barrington, qui ne pouvait tarder beaucoup à mettre à la voile. Hastings n’était pas doué d’une constitution très vigoureuse ; malgré le grand nombre d’années passées dans l’Inde, il n’avait jamais eu de maladie grave jusqu’en 1782, mais à cette époque il en éprouva une sérieuse ; depuis lors il en était demeuré considérablement affaibli. D’ailleurs, il ne croyait plus à la nécessité de sa présence dans l’Inde. Il avait long-temps lutté, avec une admirable souplesse d’esprit et une fermeté de caractère inébranlable, contre des obstacles sans cesse renaissants, le moment lui semblait venu d’une réaction contre laquelle toute résistance de sa part eût été inutile. Il pensait que le gouvernement ne serait jamais revêtu d’un pouvoir convenable jusqu’à ce qu’il s’en fût démis ; qu’en conséquence il ne pouvait plus être qu’un embarras, tandis qu’au contraire son éloignement ne pouvait manquer d’être profitable au service public. La cour des directeurs, se rendant enfin à ses vœux, lui donna pour successeur M. Macpherson. Ce dernier fut reconnu comme gouverneur du fort William le 1er février 1785 ; toutefois, le conseil détermina que son installation solennelle et définitive n’aurait lieu qu’après la mise à la voile du Barrington, que montait Hastings.

L’administration de Hastings ne fut pas aussi brillante que celle de Clive ; elle n’en forme pas moins une des époques les plus intéressantes de la domination anglaise dans l’Inde. Peu d’hommes publics ont été placés dans une position plus difficile. Dès son entrée au pouvoir, des mesures excusables jusqu’à un certain point, par les mœurs et les usages du pays, répugnant d’ailleurs à ses sentiments personnels, le placèrent sous un jour défavorable aux yeux du public anglais ; il fut soudainement frappé d’une immense impopularité. Dès lors l’opinion publique se plut à flétrir avec une violence jusque là sans exemple, les actes les plus insignifiants de son administration. Le conseil suprême, la cour des directeurs, les circonstances au milieu desquelles il dut agir, tout cela lui fut également contraire. La majorité du conseil était composée d’hommes ignorant les mœurs, les usages, les langues de l’Inde ; ils n’en étaient que plus obstinés à faire triompher leurs opinions faites et arrêtées en Angleterre, à vouloir à toute force appliquer à l’Inde des idées empruntées aux systèmes politiques ou administratifs de l’Europe. Le pouvoir se trouva dès lors comme brisé dans les mains de Hastings ; il lui fallut le reconquérir et le reconstituer pour ainsi dire chaque jour à force de souplesse d’esprit, d’habileté, de fermeté de caractère. À quatre mille lieues du théâtre des événements, les directeurs n’en voulaient pas moins tout régler, jusque dans les moindres détails, par des instructions générales : chose impossible. Par une sorte de contradiction flagrante, ils interdisaient sévèrement toute guerre à Hastings en même temps qu’ils lui enjoignaient formellement de conserver l’intégrité du territoire de la Compagnie ; or, n’était-il pas de toute évidence qu’en dehors de la nécessité des guerres défensives, qui ne pouvait être contestée, les Anglais, une fois mêlés à la politique intérieure, aux intérêts compliqués des princes du pays, n’étaient plus à même, dans beaucoup de circonstances, de s’abstenir de la guerre sans risquer la perte de toute leur influence. D’un autre côté, la détresse des finances, l’épuisement d’un pays dévasté par la guerre, enfin, de terribles famines causées par de longues et fréquentes sécheresses, venaient compliquer la situation de Hastings d’un autre genre de difficultés. Cependant ce n’était pas tout que d’avoir conquis ce vaste territoire, encore fallait-il l’emploi d’une administration vigoureuse pour qu’il pût être définitivement acquis à l’Angleterre ; une administration qui s’étendît sur le pays comme un vaste réseau, le touchât sur tous les points, puis vînt aboutir à la main ferme, vigoureuse, habile du gouverneur-général. C’est là ce que Hastings tenta de créer. On le vit tour à tour instituer un comité de revenus, un système de collection, faire des règlements de toutes sortes, ériger des tribunaux civils et criminels, etc. Or, aucun précédent n’existait pour toutes ces choses ; il fallait tout à la fois les créer à l’improviste, les modifier suivant les circonstances, puis les abandonner, au besoin, pour leur en substituer de nouvelles. N’oublions pas les déplorables effets de l’intervention constante du parlement dans les affaires de l’Inde. Comme la majorité du conseil suprême, le parlement voulait juger ce qu’il ne connaissait pas ou ne connaissait qu’imparfaitement.

La mesure législative qui plaçait l’autorité dans les mains du conseil était déplorable ; doté de ce pouvoir, composé des plus honnêtes gens du monde, il ne pouvait manquer de créer partout le désordre et la confusion. Cependant Hastings sut empêcher, prévenir, arrêter une grande partie de ces fâcheuses conséquences ; il le fit à force de fermeté et d’habileté, au milieu d’embarras et de périls, non pas de ceux qui ne se présentent qu’une fois, mais de ceux qui ne cessent jamais, parce qu’ils sortent de la nature même des choses. À sa place, beaucoup d’autres se seraient probablement efforcés de suivre les traces encore fraîches de Clive et de marcher à de nouvelles conquêtes ; d’autres encore se seraient peut-être jetés, par opposition à ce qui avait été fait, dans un autre système et tout pacifique. Loin de là, agissant selon les circonstances, Hastings sut faire également et la guerre et la paix, imiter Clive ou s’en s’éloigner. Aussi bien, mieux peut-être que ce dernier, il comprit que le plus grand danger de l’empire anglais dans l’Inde venait de la facilité de son extension ; il comprit qu’il fallait le limiter pour le mieux affermir. Ainsi donna-t-il à cet édifice encore chancelant le temps de chercher et de trouver son équilibre. Toutes ces provinces, tous ces territoires épars, tombés pour ainsi dire çà et là sous l’épée de Clive, il sut les réunir, et, de sa main toute-puissante, en faire un faisceau. Nul homme n’a jamais connu mieux que Hastings le mécanisme compliqué de la domination anglaise dans l’Inde ; il s’était dévoué à en assurer la durée, sans pourtant se dissimuler sa faiblesse : autre caractère de l’homme vraiment supérieur. « Je crains, disait Hastings, qu’il ne soit pas aussi bien compris qu’il devrait l’être, combien la Compagnie s’est trouvée vaciller plusieurs, fois sur les bords de l’abîme, je crains qu’on ne sache pas assez qu’elle n’est suspendue qu’à un fil léger, que le doigt du hasard, le souffle même de l’opinion sont suffisants pour briser ; et si la chute arrive, nul doute qu’elle ne soit aussi rapide que terrible. » Mais nul homme ne possédait autant que Hastings les qualités qui pouvaient empêcher cette grande catastrophe.

Notons encore une circonstance importante dans la situation de Hastings. À certaines époques, les grands événements se précipitent et naissent, pour ainsi dire, d’eux-mêmes ; l’homme d’État, pour y jouer le rôle le plus éclatant, n’a qu’à les suivre, qu’à se laisser porter par eux. Il est, au contraire, des temps où tout n’est qu’indécision, que confusion ; où rien, des hommes ni des choses, n’est encore à sa place définitive, n’a son caractère parfaitement déterminé. Les hommes appelés à la tête des affaires ont besoin d’une élévation d’esprit singulière ; ils doivent joindre la puissance de la réflexion aux facultés natives réclamées par les premières époques ; il leur faut une science singulièrement élevée des hommes, des choses et de l’histoire. Or, c’est dans une époque semblable, au milieu de circonstances de ce genre, que vécut Hastings. Aucun système, aucune idée n’était encore arrêtée ni sur l’administration des provinces conquises, ni sur la politique extérieure, ni sur la constitution du gouvernement. La grande gloire de Clive consiste moins peut-être à avoir conquis ces trois provinces de Bengale, Bahar et Orissa à l’époque de son premier voyage, qu’à les avoir su conserver pendant sa seconde administration. Or la position de Hastings était bien autrement difficile que celle de Clive, même à cette seconde période ; il n’avait, lui, ni pouvoir légalement constitué, ni argent, ni cet appui tout-puissant de l’opinion publique. Sous ses mains les moindres mesures d’administration se compliquaient d’immenses difficultés, d’obstacles innombrables ; il fallait à Hastings plus de force de tête, de courage, de sang-froid, de souplesse d’esprit, pour subvenir à quelques semaines seulement de son administration, qu’il n’en faut peut-être pour gouverner pendant dix ans les plus grands États de l’Europe, je dirais volontiers l’Europe entière.

Tous les partis étaient d’accord sur ce point qu’un changement était devenu nécessaire dans l’administration de l’Inde ; seulement tous voulaient effectuer ce changement dans un sens différent. M. Dundas obtint la permission de présenter un bill pour le meilleur gouvernement de l’Inde. En sa qualité de président d’un des comités précédemment nommés, où l’on s’était occupé de rechercher et déterminer les causes de la guerre du Carnatique, M. Dundas s’était trouvé en mesure d’acquérir beaucoup de connaissances sur ce sujet. Dans ce bill, soumis à la chambre en avril 1783, il proposait d’accroître le pouvoir des gouverneurs-généraux ; de leur confier une autorité aussi entière sur les présidents de Madras et de Bombay que sur celle de Calcutta ; enfin, de leur laisser la faculté d’agir en opposition avec leur conseil, sous leur propre responsabilité. Il proposait deux nouvelles enquêtes ; l’une sur les droits respectifs des zemindars et des ryots, et il énonçait l’opinion que ces derniers avaient été souvent sacrifiés ; l’autre, sur les dettes du roi de Tanjore et du nabob du Carnatique. M. Dundas proposait encore le rappel de M. Hastings, et son remplacement par lord Cornwallis, dont le caractère généralement estimé et la situation sociale élevée donnaient des garanties d’indépendance et de désintéressement. Mais la chambre pensa qu’un bill de cette importance ne pouvait être présenté que par un ministère qui pût le couvrir de sa responsabilité, et par cette raison le rejeta. Les ministres en avaient eux-mêmes pris en quelque sorte l’engagement de faire cette présentation. Dans son discours le roi avait dit : « La situation de la Compagnie des Indes requerra tous les efforts de votre sagesse pour conserver et accroître les avantages retirés de nos possessions dans l’Orient, pour assurer le bonheur et le repos des habitants de ces vastes provinces. » Pendant la durée de la session la multitude des affaires avait empêché le ministère de proposer aucune mesure législative sur ce sujet ; toutefois Fox et Burke reçurent la mission d’élaborer un projet de bill. Des membres du gouvernement, Burke était le seul qui fût parfaitement au courant de la matière ; mais les principes qui servirent de base et de fondement au bill appartenaient à Fox.

Le 18 octobre 1783, Fox soumit le bill à la Chambre. Suivant Fox, les intérêts de la Compagnie demandaient une prompte décision sur les affaires de l’Inde ; les intérêts de l’État l’exigeaient plus impérieusement encore. Si les dividendes du capital étaient de 250,000 livres sterling par année, ce qui était dû à l’État en raison de ses rapports avec la Compagnie des Indes, ne montait pas à moins de 1,300,000 livres annuellement. Les intérêts de l’Angleterre se trouvaient donc entièrement mêlés aux affaires de l’Inde ; les abus du gouvernement de ce pays lui étaient tout aussi nuisibles que ceux du sien. La désobéissance habituelle des employés de la Compagnie aux ordres des directeurs, les demandes de rappel fréquentes à M. Hastings, fournissaient également la preuve la plus évidente de la nécessité d’un changement dans la constitution du gouvernement. L’Inde tout entière était instruite de la situation de son gouverneur ; aussi celui-ci s’était-il trouvé occuper une place éminente sans jouir d’aucune autorité, d’aucune puissance morale : de toutes les situations la pire, tant pour les gouvernants que pour les gouvernés. D’ailleurs le bill ne devait avoir aucun effet rétroactif quant à M. Hastings. Dans toutes ces graves discussions, il était nécessaire de faire abstraction des personnes, de les laisser à l’écart ; s’il en était autrement, quel serait le gouverneur qui voudrait se hasarder à aller dans l’Inde sans s’être assuré d’un puissant appui dans la chambre, sans être certain d’y exercer une grande influence ? Or, s’il arrivait jamais que l’or, les emplois, en un mot le patronage de l’Inde fussent employés à créer de l’influence dans la chambre au profit d’un homme ou d’un système, que deviendraient et l’Inde et la chambre ? L’influence de la couronne sur les affaires de ce pays avait été en diminuant de jour en jour, il fallait en remercier le ciel ; mais les abus les plus monstrueux de l’influence de la couronne ne seraient rien auprès de ceux qui résulteraient du patronage de l’Inde placé dans les mains de la chambre. Des désordres d’une nature alarmante et d’une extrême gravité avaient long-temps prévalu dans l’administration territoriale, la collection des revenus et le commerce de l’Inde ; les habitants de ces belles provinces se trouvaient réduits à la misère, l’intérêt public vacillait au bord de l’abîme. Il fallait donc, avant tout remédier à cet état de choses. Après ces considérations générales, Fox entra dans le détail des mesures qu’il proposait au parlement ; mesures qui laissaient voir une sorte de contradiction facile à remarquer avec les considérations qui les avaient précédées. Peut-être avait-il agi de la sorte de propos délibéré, se flattant de répondre ainsi par anticipation aux objections qui pouvaient lui être adressées.

Les mesures proposées par Fox se trouvaient contenues en deux bills, l’un ayant rapport à la constitution de la Compagnie en Angleterre, l’autre à l’administration de l’Inde. Le premier de ces bills abolissait les deux cours alors existantes, des propriétaires et des directeurs, comme complètement insuffisantes à constituer un gouvernement ; à leur place il instituait sept commissaires qui devaient être nommés par la législature, agir comme curateurs pour la Compagnie ; être revêtus de pleins pouvoirs pour administrer et gouverner les possessions territoriales, les revenus et le commerce de l’Inde ; avoir la faculté de placer et déplacer toute personne quelconque au service de la Compagnie, soit en Angleterre, soit dans l’Inde. Il confiait le maniement des détails du commerce à neuf sous-directeurs (assistant directors), subordonnés à l’autorité des commissaires, mais nommés par la législature, et devant posséder au moins 2,000 livres sterling du capital social. Il laissait à la nomination du roi toute vacance dans les sept commissaires ; et à la nomination des propriétaires toutes celles des sous-directeurs ; il laissait en outre au roi la faculté de révocation dans les sept directeurs, sur une adresse de la chambre des Pairs ou de celle des Communes ; et cette même faculté de révocation des sous-directeurs, sur la simple proposition de cinq directeurs énonçant leurs raisons. Il enjoignait aux directeurs de punir tout accusé dans un délai de vingt et un jours après la réception d’une plainte ou d’une, accusation, ou d’enregistrer les motifs pour lesquels ils ne l’auraient pas fait ; de donner immédiatement connaissance au gouvernement de toute discussion entre les chefs de leurs différents établissements, ou bien entre les gouverneurs et leurs conseils, et d’en venir à une décision dans les trois mois ; de donner aussi dans le même délai leur décision sur toute réquisition qui leur serait faite par les employés. Enfin, il les rendait responsables de tout dommage causé aux princes indous par leur propres employés. Pour dernière disposition, le bill ordonnait aux directeurs d’exposer tous les six mois aux propriétaires la situation de leurs affaires, et au ministère à chaque ouverture du parlement.

Le second bill ne changeait rien à l’ordre et à la distribution des pouvoirs du gouvernement. Il enjoignait la plus stricte obéissance aux ordres des directeurs, enlevait aux conseils la faculté de déléguer leurs pouvoirs, imposait l’obligation au gouverneur-général et aux autres présidents de communiquer aux conseils leurs correspondances tout entières et sans réserve, rendait les employés de la Compagnie moins dépendants du gouverneur-général et des présidents qu’ils ne l’avaient été jusque-là ; interdisait à tout banyan, à tout agent indigène d’affermer les revenus ; proscrivait la réception de tout présent, même pour le service de la Compagnie ; enfin abolissait tous les monopoles. Sous l’impression des fautes imputées dans le conseil suprême du Bengale au gouvernement de Madras, le bill portait qu’aucun prince dépendant de la Compagnie ne pouvait être admis à l’avenir à résider sur son territoire, ou bien à affermer des terres qui lui appartenaient : article ayant trait au séjour à Madras du nabob d’Arcot, qu’on accusait d’avoir entraîné le président dans beaucoup d’intrigues. Il défendait en outre à tout employé de la Compagnie de prêter de l’argent aux princes indigènes, d’affermer leurs terres, etc. ; donnait au gouverneur-général et au conseil suprême le droit d’intervenir dans toutes les transactions des autres présidences qui pouvaient avoir pour résultat d’amener la guerre. Tout agrandissement de territoire, toute apparition des troupes anglaises sur un territoire étranger, excepté dans le cas de préparatifs hostiles contre la Compagnie ; toute alliance avec des princes étrangers dans un but de guerre ; enfin tout prêt de troupes aux princes indigènes était de nouveau spécialement et formellement interdit. Le bill empruntait à M. Francis l’idée de déclarer les zemindars propriétaires héréditaires de la terre qu’ils affermaient. En revanche, il s’éloignait d’un système précédemment proposé par M. Dundas, et qui consistait à laisser une grande liberté d’action au gouverneur-général, tout en lui imposant une grande responsabilité. Il donnait, au contraire, à l’autorité du gouverneur-général des limites plus étroites que jamais ; il le plaçait ; ainsi que les deux autres présidents, traités plus rigoureusement encore, sous la direction des conseils, ne leur laissant d’autre pouvoir que celui d’ajourner ou de renvoyer à une autre époque la discussion de telle ou telle question. Le bill déclarait justiciable des cours de loi en Angleterre ou dans l’Inde, toute infraction aux dispositions précédentes ; enfin, il prononçait contre tout individu au service de la Compagnie des Indes ou à celui d’un prince indien l’incapacité de siéger dans la chambre des Communes.

Lorsque le bill fuit présenté à la chambre des Communes, le ministère y comptait une assez nombreuse majorité. En ce moment une coalition passagère s’était faite pour le soutenir entre une fraction de l’opposition ordinaire et une du parti ministériel. Divisées sur presque tous les points, elles étaient au moment de se séparer ; mais comme ce bill les touchait peu, c’était lui qu’elles étaient convenues de sacrifier à leur alliance du moment. La proposition de ces bills n’en causa pas moins une grande fermentation dans toute l’Angleterre. À peine au pouvoir, Fox y avait rencontré l’impopularité : l’apparent abandon de ses principes dans son alliance avec lord North lui était sévèrement reproché ; on lui reprochait encore d’avoir voulu augmenter de beaucoup le pouvoir parlementaire dans les affaires de l’Inde. Nous avons déjà dit combien sa proposition était, en effet, en désaccord avec les principes qu’il affectait de proclamer. Pendant qu’il parlait du danger que le patronage de l’Inde pouvait apporter si la chambre s’en emparait, il lui donnait par ce bill toutes les nominations aux emplois importants. Cependant il avait la majorité dans la chambre des Communes. La Compagnie pétitionna contre le bill, l’opposition le combattit par tous les moyens possibles. Il fut défendu par Burke, qui avait accompagné Fox au pouvoir.

Dans cette occasion, Burke se laissa plus que jamais aller à toute l’emphase de son éloquence. Il attaqua vivement la rapacité montrée par la Compagnie pour l’accroissement de ses possessions et de ses revenus ; il déclarait que de tous les États avec lesquels la Compagnie avait été en contact, il n’en était pas un seul qui n’eût à se plaindre d’un manque de foi dans ses rapport avec elle, qu’il n’y avait pas un traité qu’elle n’eût rompu. Il s’apitoyait sur le sort du grand mogol, le descendant de Tamerlan, devenu comme une sorte de jouet aux mains de marchands étrangers qui s’étaient introduits dans ses États. Selon Burke, les Rohillas, le nabob du Bengale, les Mahrattes, le prétendant à l’empire des Mahrattes Ragobah, avaient été tour à tour vendus par la Compagnie. Il faisait une peinture admirable de la civilisation de ces anciens peuples : ils étaient policés par tous les beaux-arts pendant que nous étions encore dans les bois ; il peignait comme douce et devenue légitime la domination des Tartares. Mais sous le gouvernement anglais tout avait été détruit, souillé, renversé. À l’entendre M. Hastings était comme chargé pendant de longues années de la haine et des malédictions des malheureux habitants, et des censures des directeurs, dont il n’avait tenu compte. Quoique frappé par diverses résolutions de cette chambre, il n’en avait pas moins retenu un pouvoir despotique, pendant bien des années, dans toute l’Inde, etc. La conduite de la Compagnie comme corps de commerçants était tournée en ridicule et mise au niveau de ses conceptions politiques. Burke en concluait la nécessité de restreindre le pouvoir du gouverneur-général, de rendre la guerre impossible, de faire passer dans les conseils de la Compagnie un autre esprit que celui qui y avait présidé, en faisant choisir les directeurs par d’autres mains. L’opposition était très puissante, elle fit valoir toutes ses raisons ; le bill n’en passa pas moins à la chambre des Communes, à une majorité de 208 voix contre 102, le 8 décembre 1783. Il fut porté le lendemain à la chambre des Lords.

Pendant la discussion à la chambre des Communes, jusqu’au temps qui s’écoula avant sa présentation à la chambre des Lords, l’opinion s’était peu à peu, et avec raison, détachée de ce bill. Dans sa rédaction régnaient tous les préjugés alors dominants. S’il eût passé, suivant toutes probabilités, c’en était fait de l’avenir des établissements anglais dans l’Inde ; ceux qui l’avaient rédigé étaient complètement dénués de connaissances locales et spéciales. Plusieurs de ses dispositions, entre autres celles qui concernaient l’espace de temps dans lequel les décisions des autorités supérieures devaient être rendues, étaient tout-à-fait inexécutables ; elles ne pouvaient manquer de s’annuler dans la pratique. Celles qui interdisaient les guerres, les alliances, en un mot toutes relations quelconques avec les États indigènes, étaient incompatibles, non seulement avec la prospérité, mais même avec la vie, avec l’existence de la Compagnie. Au lieu d’accroître et d’affermir, mais sous sa responsabilité, le pouvoir du gouverneur-général, le bill amoindrissait, déconsidérait ce pouvoir, l’entourait de mille entraves nouvelles ; il laissait au pouvoir exécutif, déjà beaucoup trop faible, ainsi que le prouvait l’histoire des dernières années, encore moins de moyens d’action qu’il n’en avait jamais eu. Ce dernier achevait de devenir incapable de s’acquitter des fonctions vraiment souveraines qui lui étaient dévolues.

L’opinion publique attaquait avec plus de violence encore un autre côté du bill. On reprochait amèrement à Fox la nomination, par le parlement, des sept commissaires institués par l’acte même. Cette mesure ne tendait à rien moins, disait-on, qu’à donner au ministère un moyen de prolonger son propre pouvoir en quelque sorte au-delà de sa vie ministérielle ; c’était là une grave atteinte à la constitution. On redoutait au-dessus de tout l’influence corruptrice que la nomination à ces grands emplois ne pouvait manquer de conférer au ministère. Pitt, alors dans l’opposition, s’écriait : « Le but avoué du bill n’est-il pas de placer le gouvernement tout entier des Indes dans les mains de sept personnes, et de sept personnes à la nomination du ministère ? J’en appelle au bon sens, à la bonne foi des membres de cette chambre : en parlant de la sorte suis-je le moins du monde en dehors de la vérité ? la chose peut-elle être entendue autrement ? peut-elle être différemment interprétée ? Ces sept hommes, à la nomination du ministère, ne seront-ils pas, ne devront-ils, pas être nécessairement ses créatures ? » Tout le monde entendait le bill dans ce sens ; par là, il devenait aussi odieux aux défenseurs de la Constitution qu’à ceux qui ne se préoccupaient que de l’administration des affaires de l’Inde. La situation politique, de Fox ajoutait à tous ces embarras ; si par son entrée au ministère il avait perdu toute popularité, il n’en était pas mieux avec la cour, qui ne pouvait lui pardonner son ancienne opposition. Ainsi le roi lui-même redoutait ce grand pouvoir conféré par le nouveau bill à ses ministres, car il se voyait forcé de le confier, au moins momentanément, à des mains ennemies. Toutes ces considérations contribuèrent à opérer sur l’esprit public un de ces revirements dont l’histoire des gouvernements parlementaires est remplie. La Compagnie des Indes, qui naguère encore, en raison de son monopole, des crimes réels ou prétendus dont on l’accusait, était l’objet de l’animadversion universelle, devint tout-à-coup un objet de commisération et de sympathie. L’opinion publique ne vit plus en elle qu’une corporation inoffensive menacée dans ses intérêts, attaquée dans ses droits, dépouillée de privilèges antiques par d’avides et ambitieux ministres. Alors Fox se trouva dans la position la plus fausse pour un homme d’État. Il se trouvait avoir fait l’apparent abandon de ses principes, en échange d’un pouvoir qu’il ne savait pas conserver.

Adopté à la chambre des Communes, le bill fut présenté à celle des Lords. Aux Communes, plusieurs membres qui passaient pour être complètement dévoués à la personne même du roi, avaient voté contre le ministère ; ils l’avaient même fait assez ouvertement pour que la chose fût remarquée. Dans le premier moment, cette circonstance ne parut pourtant pas significative ; personne, ne doutait qu’avant de prendre une mesure de cette importance le ministère ne se fût assuré des dispositions et du consentement personnel du roi ; on pensa seulement qu’il se croyait trop certain de sa majorité pour s’être mis en peine de ces quelques voix qui lui échappaient. La Compagnie qui avait pétitionné contre le bill aux Communes, fit la même chose à la chambre des lords ; cette fois avec plus de succès. La première lecture eut lieu le 11 décembre 1783 ; à peine fut-elle terminée, que lord Thurlow (chancelier) manifesta son opinion dans les termes les plus énergiques. Le duc de Richemont parla dans le même sens, avec la même vigueur. Des bruits étranges commencèrent à circuler, sourdement d’abord, mais prirent de jour en jour plus de consistance ; on disait qu’une conférence secrète ayant lieu entre le roi, et lord Thurlow, une note avait été remise par le roi au lord, où il était dit : « que le roi considérait ceux qui voteraient pour le bill, non seulement comme n’étant pas ses amis, mais comme ses ennemis ; qu’il autorisait lord Thurlow à le déclarer à tous ceux à qui il jugerait convenable, dans ces mêmes termes ou dans d’autres plus forts, s’il en existait. » La seconde lecture du bill se fit le 15 décembre. Certaines circonstances furent alors remarquées qui vinrent confirmer la vérité de ces rumeurs. Plusieurs pairs qui avaient laissé leurs voix par procuration aux ministres ou aux amis des ministres, les retirèrent seulement quelques heures avant l’ouverture ; d’autres pairs, sur lesquels le ministère croyait pouvoir compter, comme étant les amis du roi, comme votant d’ordinaire avec tous les ministères, votèrent ouvertement contre le bill. Il fut rejeté, ou, suivant le langage parlementaire anglais, perdu à la majorité de 87 voix contre 79. Dans les débats, le duc de Chandos interpella lord Thurlow pour savoir s’il était vrai que dans une conférence avec le roi, il eût communiqué son propre avis à Sa Majesté, et lui eût parlé contre le bill. Lord Thurlow, tout en s’abstenant de répondre sur ce qui s’était passé entre le roi et lui, maintint qu’en le faisant il eût été dans son droit. Une allusion à cette circonstance ayant été faite dans la chambre des Communes, un membre fit la motion : « Qu’il fût déclaré que rapporter une opinion ou prétendue opinion de Sa Majesté sur un bill ou une mesure quelconque de l’une ou de l’autre chambre du parlement, dans le dessein d’influencer le vote de leurs membres, était un crime attentatoire à l’honneur de la couronne ; qu’il y avait lieu de considérer le fait comme un attentat aux privilèges fondamentaux du parlement, une subversion de la constitution. » Lord Maitland seconda la motion, M. Pitt la combattit. Pitt soutint que les pairs, conseillers héréditaires de la couronne, reconnus tels par la constitution elle-même, étaient dans leurs droits en donnant leur avis au roi toutes les fois qu’ils le jugeaient convenable. Après des débats animés, la motion passa cependant à la majorité de 153 voix contre 80.

Un changement de ministère était alors journellement attendu. La chambre des Communes se rassembla, sur la motion d’un membre, pour délibérer sur l’état des affaires. On attendait aussi une dissolution du parlement, car les deux chambres étaient en opposition. Dans cette réunion, M. Erskine fit cette motion : « Qu’il est important aux plus grands intérêts du royaume, et particulièrement bon pour la chambre, de poursuivre avec persévérance la recherche d’un remède aux abus qui avaient prévalu dans le gouvernement des possessions anglaises aux Indes orientales ; qu’en conséquence la chambre s’engageait à considérer comme ennemi du pays quiconque serait soupçonné de donner à Sa Majesté l’avis d’empêcher ou d’arrêter l’accomplissement de ce devoir. » La motion fut adoptée aux communes à la même majorité que la précédente ; elle fut rejetée de même à la chambre des Lords. Le changement de ministère attendu ayant en lieu, Pitt fut nommé premier lord de la trésorerie et chancelier de l’échiquier. Le bruit d’une dissolution du parlement se répandit ; la chambre des Communes supplia le roi de ne pas ordonner cette dissolution ; elle s’appuyait particulièrement sur la nécessité d’une prompte réforme dans le gouvernement des Indes orientales. Dans sa réponse à la chambre, le roi reconnaissait de son côté la nécessité de cette réforme. En conséquence, des conférences eurent lieu entre la cour des directeurs et le ministère ; ils se mirent promptement d’accord sur les dispositions principales d’un nouveau bill ; mais ce bill fut repoussé aux communes, dès la première lecture, à une majorité de quatre voix. Fox signifia aussitôt son intention de reproduire un autre bill. Pitt continua pourtant ses fonctions ; c’était la première fois qu’on avait vu un ministère persister après avoir perdu la majorité. L’un des membres des Communes l’interpellant à ce sujet, le somma de donner l’explication de cette conduite extraordinaire. Pitt répondit : « Que bien que sa conduite en cette occasion fût nouvelle, extraordinaire, elle n’était pourtant en aucune façon inconstitutionnelle ; que par la constitution, ni la nomination ni la révocation des ministres n’appartenait à la chambre ; qu’il n’entrait pas dans ses projets de demeurer long-temps dans une situation semblable, mais qu’il se croyait lié par honneur et devoir à supporter jusqu’au bout les prérogatives de la couronne ; qu’il était résolu à ne pas abandonner la situation par la seule raison qu’elle était devenue difficile et dangereuse ; qu’il y demeurerait donc au moins jusqu’au moment où quelques moyens se présenteraient de sortir d’embarras d’une manière convenable pour les parties intéressées. » Pitt ayant ainsi décliné toute résignation du ministère, le 4 février, lord Effingham fit dans la chambre des Communes cette motion : « Attendu que, suivant les principes de notre excellente constitution, le pouvoir de nommer aux grands offices du pouvoir exécutif n’appartient qu’à Sa Majesté, cette chambre a toute raison de placer la plus ferme confiance dans la sagesse apportée par Sa Majesté dans l’exercice de sa prérogative. » La motion passa sans division, et une adresse fut en conséquence présentée au roi.

Le jour où cette adresse, qui était une réponse à ce qui s’était passé dans la chambre des Communes, fut discutée dans la chambre des Lords, le roi écrivit à Pitt : « Les lords comprendront, je l’espère, que le moment est venu pour lequel la sagesse de nos ancêtres a établi ce respectable corps de l’État pour empêcher la couronne et la chambre des Communes d’empiéter respectivement l’une sur l’autre. En vérité, à moins que les lords ne se portent hardiment en avant, cette constitution ne tardera pas à être changée. Si ces deux seuls privilèges de la couronne, celui d’annulation des bills qui ont passé dans les deux chambres, et celui de nommer les ministres, lui sont enlevés ; en tant que la chose me concerne, je sens que je ne saurais plus être d’aucune utilité à ce pays, ni demeurer plus long-temps avec honneur dans cette île. »

Le 11 février, M. Fox avança de nouveau cette proposition : que la chambre des Communes avait toujours joui et dû jouir d’un pouvoir réel, substantiel, d’annihiler la nomination des ministres. M. Pitt se renferma dans ce qu’il avait dit précédemment ; il nia qu’il y eût aucun moyen constitutionnel de le contraindre à résigner. Cependant des adresses des marchands de la cité de Londres, de toutes les corporations des villes de provinces, arrivaient journellement au roi ; elles étaient remplies de leurs témoignages de confiance dans le ministère ; elles condamnaient les procédés violents des Communes ; elles promettaient au roi de le soutenir dans l’exercice de ses prérogatives constitutionnelles. Le ministère avait la majorité dans la chambre des Lords ; et s’il était en minorité aux Communes, l’opposition qui soutenait Fox, n’était pourtant pas fort nombreuse. La dissolution de la chambre ne manquait donc pas d’opportunité. Cependant des efforts furent d’abord tentés par Pitt pour terminer les difficultés par une négociation à l’amiable. Le duc de Portland, un des chefs de l’opposition, fut sollicité par le roi d’avoir une conférence avec Pitt, dans le but de former une nouvelle administration ; mais ces nouveaux efforts manquèrent. Alors, résolu de tenter la fortune, confiant en sa destinée, Pitt se décida à dissoudre la chambre des Communes. Le bill, appelé bill pour la régularisation du gouvernement des Indes orientales, se trouva ainsi un des sujets principaux qui divisaient les deux-partis, presque égaux en forces et en talents, qui se rangeaient autour de Pitt et de Fox. Dans les premiers moments, les directeurs s’étaient montrés hostiles à la réforme tentée par Fox ; mais ils virent qu’ils ne pouvaient pas l’éviter ; cette question était devenue une de celles qui divisaient la chambre. Menaces comme ils l’étaient déjà par Fox dans ce qu’ils considéraient comme leurs droits, ils s’unirent à Pitt qui leur faisait des conditions plus avantageuses.

Le nouveau parlement se rassembla le 19 mai. Dans le discours d’ouverture, le roi annonçait sa résolution de présenter, dans le courant de la session, un bill pour le gouvernement de l’Inde. Le ministère, averti par la déconvenue bill de Fox, fut jaloux de continuera agir d’accord avec la Compagnie. Le sujet n’était pas sans difficulté : le bill devait se proposer, d’un côté, de placer un contrôle effectif, un pouvoir réel sur les affaires de l’Inde dans les mains du roi, s’exerçant dans les limites de la constitution, en d’autres termes dans les mains des ministres ; mais, en même temps, le grand obstacle contre lequel s’était perdu le bill de Fox, c’était l’accusation de vouloir se saisir d’un grand patronage : Pitt devait, par conséquent, éviter de paraitre vouloir acquérir quelque addition de pouvoir provenant de cette source. Pour atteindre ce but, le ministère ne proposa pas un plan absolument nouveau, il se borna sous bien des rapports à améliorer ce qui existait déjà.

Les principales dispositions du bill étaient les suivantes : 1° six conseillers privés étaient nommés commissaires des affaires de l’Inde ; sous la présidence d’un secrétaire d’État. Ces commissaires étaient nommés par Sa Majesté, révocables à son bon plaisir ; il s’étaient revêtus d’un pouvoir de contrôle de surveillance sur toutes les affaires civiles, militaires et financières. 2° La cour des directeurs transmettait à ces commissaires toute sa correspondance avec l’Inde, tant les lettres qu’elle écrivait que celles qu’elle recevait ; ils renvoyaient ces lettres avec leur approbation ou leur improbation, développées suivant le cas. Les dépêches, ainsi amendées, étaient envoyées dans l’Inde. La correspondance se trouvait dans les mains de ces commissaires. 3° Dans tous les cas où le secret était jugé nécessaire, comme toutes les affaires qui touchaient à la guerre, à la paix, aux relations de la Compagnie avec les princes de l’Inde, les commissaires étaient autorisés à envoyer leurs ordres aux gouvernements locaux par un comité secret de la cour des directeurs ; mais dans ce cas seulement cet intermédiaire serait employé. 4° Le gouvernement suprême central (chief government) consistait en un gouverneur-général et trois conseillers ; l’un de ces derniers était le commandant en chef, il venait immédiatement après le gouverneur, mais ne pouvait lui succéder, en cas de vacance, à moins d’une nomination spéciale des directeurs. Le gouverneur-général, en cas de partage, avait voix prépondérante. 5° Les gouvernements des présidences subordonnées de Madras et de Bombay étaient formés sur le même modèle que celui du Bengale ; à toutes deux la voix du gouverneur était prépondérante. 6° Le roi avait le droit de rappeler le gouverneur-général de l’Inde ou tout autre officier de la Compagnie ; alors la Compagnie était tenue de remplacer dans l’espace de deux mois le fonctionnaire rappelé ; ce délai passé, ce droit appartenait à la couronne.

Tout plan de conquête et d’agrandissement de territoire, était formellement déclaré contraire à l’honneur et à la politique de la Grande-Bretagne. Il était interdit au gouverneur-général et au conseil de commencer les hostilités ; en ce qui concernait la guerre et la paix, ils ne devaient agir que d’après des ordres positifs de la cour des directeurs et du comité secret. Toute alliance défensive ou offensive avec les princes de l’Inde leur était interdite. Le cas d’hostilités commises contre les établissements anglais, ou des préparatifs évidents pour les attaquer, ou bien encore contre les États et les princes dont les possessions étaient garanties par les traités déjà existants, étaient le seul cas de guerre admis par le bill. Le droit de guerre était donc également enlevé aux présidences subordonnées ; elles ne pouvaient la déclarer sans ordres du gouvernement du Bengale et de la cour des directeurs, le cas d’attaque soudaine ou de préparatifs évidents toujours excepté. Le gouvernement suprême avait le pouvoir de suspendre tout gouverneur ou tout agent des présidences secondaires qui désobéiraient à leurs ordres. Par cet acte, une nouvelle cour était créée pour le jugement de tous les crimes ou délits commis dans l’Inde, et cette cour était formée d’un nombre déterminé de membres de la chambre des Lords ou de celle des Communes. Elle avait de grands pouvoirs, qui la mettaient même d’étendre sa juridiction sur des personnes qui auraient échappé aux tribunaux ordinaires. Cette partie du bill fut plus tard abolie.

En 1786, un nouvel acte fut passé, qui expliqua, étendit certaines parties de l’acte de 1784. Les gouvernements locaux reçurent la faculté de nommer aux vacances qui survenaient dans le conseil, à la seule condition de choisir parmi les employés civils ayant douze années de service. La nomination d’un commandant en chef dans les présidences devint facultatif au lieu d’être obligatoire. Les directeurs furent investis de la faculté de nommer le commandant en chef dans l’Inde gouverneur-général, de nommer le commandant en chef de Madras et de Bombay à la présidence de ces établissements. Bien plus, le gouverneur-général, les gouverneurs de Madras et de Bombay reçurent le pouvoir d’agir dans certains cas sans le concours des conseils, sous leur propre responsabilité, pour toutes mesures prises dans des circonstances semblables. Ce grand pouvoir ne pouvant d’ailleurs être exercé que par le gouverneur-général et les gouverneurs spécialement nommés à ces emplois, il ne passait point à leurs successeurs éventuels. Il ne s’étendait pas non plus aux cas judiciaires, ou à l’altération, la modification de toute institution, de tout règlement établi pour le gouvernement civil des établissements dans l’Inde.

Deux innovations étaient contenues dans ce bill. L’une était la création du bureau du contrôle. Par le fait, tout le gouvernement de la Compagnie passait des mains des directeurs dans les siennes ; le véritable, le seul pouvoir gouvernemental devenait le bureau de contrôle, au moins de droit. La cour des directeurs ne conservait, en effet, de prérogative que ce qu’il voulait bien lui en laisser, c’est-à-dire le maniement des détails et la préparation du travail. La seconde de ces innovations, déjà proposée par M. Dundas, consistait dans une grande liberté d’action accordée au gouverneur-général et aux gouverneurs des deux présidences, mais sous leur responsabilité personnelle. C’était couper dans sa racine cette anarchie de pouvoir où nous avons vu Hastings se débattre pendant de longues années. Au reste, l’intention avouée de Pitt, dans ce bill devenu célèbre, était plutôt d’opérer une réforme temporaire que définitive et radicale ; il tendait plutôt à corriger certains abus, à se ménager les moyens de les surveiller, qu’à extirper subitement tout le mal et à introduire un système définitif. On ne pouvait raisonnablement faire plus, ni exiger davantage. En politique les hommes vraiment grands savent qu’ils sont appelés à modifier ce qui existe bien plus qu’à créer ; Pitt ne l’ignorait pas. Le nouveau système devait donc revêtir, du moins en partie, les formes de l’ancien. Quelques difficultés se rencontrèrent dans l’application ; mais en même temps, par cela même qu’il n’improvisa rien brusquement, il n’établit rien que de vraiment solide et durable. Les inconvénients reconnus de tous furent ceux auxquels il remédiait. La grande force qu’il donna tout-à-coup à l’administration le firent d’abord accueillir avec faveur ; plus tard, le cours des événements, grande pierre de touche de ces sortes d’institution, en montra les défauts ; mais il ne faut pas oublier que son illustre auteur ne la considérait lui-même que comme une sorte de mesure expérimentale.

M. Macpherson, en sa qualité de plus ancien membre du conseil, succéda à Warren Hastings au départ de celui-ci. L’état du revenu, les affaires d’Oude, la conduite de Scindiah le grand chef des Mahrattes, étaient les objets qui durent solliciter d’abord son attention. Le nouveau gouverneur-général et le conseil s’étaient engagés vis-à-vis Hastings à maintenir son nouveau système pour l’arrangement des affaires du visir. Un corps de troupes avait été offert par le nabob à celui-ci, pendant son séjour à Oude, pour lui servir de gardes du corps ; à ces troupes on avait attaché des officiers anglais à la solde du nabob ; c’était un fardeau pour le nabob, que le nouveau gouverneur-général ne jugea pas à propos de prolonger plus long-temps. Hastings avait un agent particulier auprès du nabob, l’agent officiel ayant été retiré ; l’utilité de cet agent était devenue nulle, dit M. Macpherson dans une lettre aux directeurs, et sa dépense demeurée énorme ; toutefois, par égard pour le dernier gouverneur-général, il ne jugea pas convenable de l’éloigner. Le détachement qu’on avait sur la frontière d’Oude fut conservé ; il n’aurait pas paru prudent de le retirer dans les circonstances actuelles. Mais M. Macpherson déclara sa résolution de réduire, autant que cela serait compatible avec la sûreté commune, le fardeau des dépenses militaires imposées au visir ; il prit l’engagement de réduire à une seule brigade les troupes à sa solde.

À la fin de l’année 1782 mourut Najeef-Khan ; ses talents avaient entouré de quelque éclat les derniers moments du trône impérial. À sa mort, la guerre éclata tout aussitôt entre les principaux chefs de provinces. Le malheureux empereur devint tour à tour la proie de celui que la victoire favorisait ; également vexé, dépouillé, privé de tout pouvoir réel, opprimé par l’un ou par l’autre. Dans son traité avec Scindiah, Hastings avait recommandé au colonel Muir de n’insérer aucune chose qui pût manifester la connaissance qu’on avait de ses vues dans l’avenir, ou qui impliquât qu’on fût dispose à y concourir. Le colonel Muir devait surtout éviter toute mention des projets que le chef mahratte pourrait avoir sur le territoire de Shah-Alaum. Dans un autre endroit de ses instructions, Hastings revenait encore sur ce sujet : il semblait vouloir conserver une neutralité absolue entre Scindiah et l’empereur ; il parlait même des grandes sommes qu’avait jadis coûté au Bengale et à la Compagnie leur alliance avec le grand Mogol. Néanmoins, jaloux de voir où en étaient alors les choses, il envoya deux agents, les majors Brown et Dawy, à la cour impériale à Delhi ; par leur intermédiaire il entra en négociation. Ces deux officiers dépassant peut-être leurs instructions, offrirent à l’empereur le nombre de troupes qu’il jugerait nécessaire pour sa défense. Le gouverneur-général fit au conseil une proposition dans ce sens ; elle ne fut point goûtée, et ce projet fut abandonné. Hastings communiqua ce refus à ses deux agents : les avis qu’il, avait reçus de ceux-ci l’avaient fait revenir de l’indifférence où il se trouvait d’abord à l’égard du grand Mogol. Dans sa lettre aux directeurs, Hastings insistait, en effet, sur la nécessité où se trouvait la Compagnie de venir au secours de l’empereur ; il écrivait : « Si nous permettons que l’autorité de l’empereur soit anéantie, il est impossible de prévoir quel sera le pouvoir qui sortira de ses ruines, ou quels sont les événements qui s’enchaîneront à cette première révolution. Quels qu’ils soient, il est probable que vos intérêts en pâtiront, mais en tous cas très certainement notre réputation. Son droit à notre assistance a été formellement reconnu ; et, par une suite des circonstances auxquelles notre gouvernement n’a pas donné lieu volontairement, il est malheureusement devenu la cause immédiate de la détresse et du danger où se trouve maintenant l’empereur. » Nous avons déjà dit comment, en conséquence de ces idées, Hastings avait reçu avec une distinction marquée le fils aîné de l’empereur, lorsqu’il vint à Oude solliciter la protection du gouverneur général.

À cette époque, Warren Hastings ne voulut point accueillir tout-à-fait, cependant, ses vives sollicitations pour la délivrance de son père tenu dans l’oppression par les chefs ambitieux dont il était entouré. Il l’engagea à une alliance avec Scindiah, comme le plus puissant prince mahratte, l’ami des Anglais, devant peut-être se déclarer contre l’empereur s’il n’était prévenu à temps. Pendant le voyage de Hastings à Lucknow, Scindiah avait envoyé auprès de lui un de ses agents les plus confidentiels ; le gouverneur-général eut avec cet agent plusieurs conférences tout-à-fait secrètes, dont son propre secrétaire fut lui-même banni ; on ne sait pas par conséquent ce qui s’y passa. Bien qu’il eût écrit aux directeurs, dans les termes que nous avons rapportés, sur la nécessité de conserver le pouvoir ou du moins l’ombre du pouvoir de l’empereur, Hastings fut pourtant soupçonné d’avoir, dès ce moment, encouragé Scindiah à s’emparer de la personne de l’empereur. Les événements qui suivirent semblent autoriser cette conjecture. Nous avons dit qu’il voulut d’abord conserver l’apparence de l’autorité du Mogol : en comprit-il l’impossibilité ? par conséquent la nécessité d’un tuteur ? L’alliance des Anglais avec Scindiah lui parut-elle un motif pour lui faire désirer que ce tuteur fût Scindiah ? Enfin, comme on l’en a accusé, mais sans preuve, est-ce de l’argent qui le fit départir de sa première idée, et lui fit accepter pour l’empereur la tutelle de Scindiah ? Beaucoup d’obscurité demeure sur tous ces points. De son côté, il est naturel à l’homme de voir toujours le pire des maux dans celui dont il souffre actuellement. Aussi l’empereur prêta-t-il facilement l’oreille aux insinuations artificieuses du Mahratte. Il crut aux promesses de celui-ci de l’affrancl1ir de la tyrannie de serviteurs infidèles sous laquelle il gémissait. Surprise, violence, trahison, ou tout cela ensemble, Scindiah sut donc s’emparer de la personne impériale et avec elle de tout le territoire qui avait appartenu ou appartenait à l’empereur ; il se constituait, en effet, le représentant de ses droits, de ses prétentions. Cependant ce dernier ne dut pas avoir beaucoup à se louer de ce nouveau maire du palais ; Hastings n’avait pas encore quitté Calcutta, que le pays des Rohillas était déjà envahi par une armée de Seïks qu’on supposait dirigée par Scindiah. Lui-même, poursuivant le cours de ses ambitieux projets, à la fin de l’année 1785, se trouvait maître d’Agra et du plus grand nombre des places fortes de cette partie de l’Inde ; à l’exception de celles appartenant à la domination du visir, le fort d’Ally-Ghur, était la seule qui ne fût point en son pouvoir. Scindiah accueillit avec faveur Cheyte-Sing, et lui donna un commandement dans son armée. Il avait déjà traité le nabob-visir avec peu de ménagement. Bientôt il se fit nommer lui-même par l’empereur vice-gérant de l’empire, titre dont l’autorité était supérieure à celle du visir. Toute la souveraineté de l’Inde se trouvant ainsi placée, et d’une façon en apparence légitime et légale, dans les mains du chef mahratte, bientôt il la tourna contre les Anglais eux-mêmes. Il excita le grand Mogol à réclamer des tributs qui leur étaient dus par eux. Ainsi cette condescendance pour les desseins de Scindiah, qui peut être avait paru de nature à entretenir en lui des dispositions pacifiques à l’égard des Anglais, était donc sur le point d’aboutir à la guerre. Mais le pouvoir de Scindiah sur la famille impériale était pourtant incomplet tant que le fils aîné, l’héritier de l’empereur demeurait hors de ses mains. En conséquence, à la fin de mars, une négociation fut ouverte auprès du jeune prince. Scindiah lui faisait faire des propositions extrêmement favorables. Mais cela même convainquit le major Palmer, agent anglais, que ces propositions étaient insidieuses ; il dissuada le jeune prince d’y céder.

Lord Macartney reçut l’avis de la nomination d’un successeur, qu’il avait sollicitée ; en outre, il reçut une communication des directeurs au sujet des nouvelles dispositions concernant les revenus du nabob. La cour des directeurs, ou, pour mieux dire, le bureau de contrôle, lui ordonnait de restituer au nabob la perception et la dépense, en un mot la libre disposition de son revenu. Cette dernière communication aurait suffi à elle seule pour déterminer le départ de lord Macartney. Aucun motif n’aurait pu le décider à assister à l’exécution d’une mesure jugée par lui pernicieuse, funeste aux intérêts de la Compagnie, accordée à des sollicitations intéressées. Il se décida à effectuer son retour par le Bengale ; il se flattait d’obtenir du gouvernement suprême, le redressement des dernières instructions reçues d’Angleterre. Plein de cette confiance, il arriva vers le milieu de juin à Calcutta. Mais le gouverneur-général et le conseil comprenaient combien leur situation était précaire ; ils n’osèrent prendre sur eux de désobéir aux ordres des directeurs dans ce qui concernait la présidence de Madras. Lord Macartney espérait encore que la pénurie des ressources financières du Carnatique pourrait être suppléée par le revenu du Bengale ; il n’en fut rien non plus. Ainsi trompé dans toutes les espérances qui l’avaient conduit à Calcutta, lord Macartney était fort pressé de le quitter ; toutefois une dangereuse maladie vint le contraindre d’y prolonger son séjour. Ce fut alors qu’il reçut sa nomination de gouverneur-général ; une dépêche de la cour des directeurs, postérieure en date à la désignation de son successeur à la présidence de Madras, la lui annonçait. Cette subite promotion, au moment même de la subversion de tous ses plans, avait de quoi le surprendre ; d’ailleurs les motifs en étaient tout honorables. En étudiant les affaires des dernières années de l’Inde, M. Dundas, président du bureau du contrôle, avait été frappé de l’esprit de modération et de justesse, et aussi de l’habileté qui avaient distingué l’administration de lord Macartney ; il le désigna à Pitt comme un homme capable de rétablir à l’avenir l’ordre et la probité sur cette vaste scène. M. Pitt, adoptant l’avis de M. Dundas, s’était joint à lui pour parler dans ce sens aux directeurs ; sa recommandation avait eu pour résultat immédiat cette nomination inattendue.

Mais la conduite de lord Macartney fut d’accord avec les qualités qui l’avaient fait choisir. Sa santé détruite avait besoin de repos et d’un séjour prolongé dans son pays natal. De plus, il ne se croyait pas assez de crédit pour obtenir les réformes qui seules auraient pu rendre son administration heureuse par ses résultats. Il se rappela comment les membres du gouvernement de Calcutta s’étaient ligués pour rabaisser ou contrarier son administration dans le Carnatique ; il craignit de rencontrer en eux les mêmes dispositions hostiles. Il résolut, en conséquence, de décliner, au moins momentanément cet honneur qui, pour ainsi dire, était venu le chercher. Il partit donc de Calcutta, et arriva en Angleterre au commencement de l’année 1786. Il eut aussitôt plusieurs conférences avec le président et le vice-président de la cour des directeurs. Les mesures qu’il sollicitait, comme conditions indispensables du succès de tout futur gouvernement de l’Inde, se réduisaient à celles-ci : d’abord, que la dépendance du pouvoir militaire du pouvoir civil fût plus entière, plus complète ; que les emplois, en cas de vacance, ne fussent point dévolus de droit à l’ancienneté, droit qui, au dire de lord Macartney, détruisait toute émulation, toute envie de se distinguer parmi les employés de la Compagnie ; enfin la faculté pour le gouverneur-général d’agir au besoin sous sa responsabilité, malgré les conseils. Sur le dernier point, lord Macartney se trouvait d’accord avec les principes adoptés dans le dernier bill. À ces conditions, mais seulement à ces conditions, il croyait pouvoir accepter les fonctions de gouverneur-général. M. Pitt, à qui cette conversation fut transmise, approuva, en général les réformes proposées ; seulement il demandait du temps pour les opérer ; il ne voulait pas non plus prendre d’engagements sur le mode, la manière dont ils seraient opérés. Lord Macartney remarqua que la présence en Angleterre de M. Hastings, dont les dispositions à son égard étaient fort hostiles, rendait ces mesures encore plus nécessaires. D’un autre côté, il donnait à entendre aussi qu’une grande marque de faveur royale à son égard lui faciliterait beaucoup le gouvernement, faisant en cela allusion à une pairie anglaise. Dès lors, les communications en demeurèrent là entre le gouverneur-général et le ministre. La nomination de lord Macartney rencontrait, en effet, quelque opposition dans le ministère ; parmi les directeurs et les propriétaires il avait pour ennemis naturels, ceux qui tenaient pour Macpherson et pour Hastings ; enfin ses prétentions à la pairie parurent prématurées à M. Pitt. L’ayant fait nommer, sans sollicitation, de son propre mouvement, aux fonctions de gouverneur-général, il pensa que lord Macartney eût dû s’en rapporter à lui du soin de sa fortune dans l’avenir, et partir sans mettre à son départ cette condition préalable. Trois jours après, lord Cornwallis fut nommé à ces grandes fonctions.

Dans le bill proposé par M. Dundas se trouvait cette proposition : « Le gouverneur-général et le conseil prendront en considération l’état actuel des affaires du nabob d’Arcot. Ils feront une enquête sur l’origine, la nature et le montant de ces dettes, et prendront les mesures les plus efficaces et les plus promptes pour en opérer le paiement. » Dans le bill de Fox, se trouvait une disposition analogue ; dans celui de Pitt, enfin, il était dit aussi : « De larges sommes d’argent étant réclamées par des sujets britanniques, comme leur étant dues par le nabob, il en sera dressé un état. La cour des directeurs, aussitôt qu’elle pourra, devra constater l’origine et la légitimité de ces demandes ; elle donnera des ordres aux présidents et aux employés dans l’Inde, afin que ces informations soient aussi complètes que possible ; elle fera établir, de concert avec le nabob, pour le paiement de ces dettes, un fonds proportionné à ce qui sera reconnu être dû légitimement ; elle prendra enfin en considération les droits de la Compagnie ; la sûreté des créanciers, l’honneur et la dignité du nabob. » Ce sujet touchait à beaucoup d’intérêts particuliers. En général, le nabob n’avait rien reçu en échange des billets qui formaient le montant de ses dettes ; ces billets n’étaient que le prix de la coopération qui lui avait été prêtée dans telle ou telle circonstance par ceux qui s’en trouvaient propriétaires. La cour des directeurs crut d’abord que c’était à elle à remplir cette tâche, le bureau du contrôle s’en empara ; il divisa les dettes du nabob en trois classes : 1° les dettes reconnues à l’époque de 1767 ; 2° une dette contractée pour payer les arrérages d’un certain corps de cavalerie, en 1771, qu’on appelle loon-cavalry ; 3° les dettes reconnues, consolidées en 1777. Ces trois classes de dettes durent être déchargées sans enquête. Comme c’était seulement par degrés que les fonds nécessaires à l’acquittement de ces dettes devraient être payés, le bureau du contrôle présenta aussi un plan qui déterminait l’ordre dans lequel elles le seraient. Il fixait en même temps des intérêts, commençant à courir à compter de l’époque à laquelle ces dettes avaient été reconnues ; intérêts qui devaient s’accumuler, pour être acquittés en même temps que le capital. Paul Benfield, dont nous avons vu la créance énorme sur le nabob, devait y trouver d’immenses bénéfices. Mais ces créances étaient admises sans aucune enquête sur la légitimité de leur titre. C’est cette disposition que l’opposition attaquait avec vigueur, et d’autant plus que les possesseurs de ces créances, surtout ce fameux Paul Benfield, étaient du parti ministériel.

Les dettes privées du nabob d’Arcot étaient admises à figurer dans ces catégories ; elles n’étaient pas davantage soumises à un examen détaillé. Les créances étaient inscrites sans avoir à justifier de la légitimité de leurs titres, ce qui indignait l’opposition. À l’entendre, l’envie de se faire des créatures au parlement, d’élargir leur influence parlementaire, avait pu seule pousser les ministres à cette mesure. Burke, alors le porte-voix habituel de ses colères, disait : « Voulez-vous connaître le grand réformateur du parlement, Paul Benfield[3] ? Quelle province, quelle ville, quel bourg, quel comté dans cet empire ne sont pas tout remplis de ses travaux ? Cet usurier si plein d’esprit public n’a-t-il pas organisé une ferme et valeureuse phalange avec laquelle on pût emporter toutes les futures réformes ? Au milieu de ses soins pour le bien-être de l’Inde, il n’a pas oublié la pauvre et décrépite constitution de son pays natal. Par amour pour son pays, il n’a pas dédaigné descendre au commerce d’un tapissier en gros : il a eu la fourniture de cette maison ; il l’a décorée, non pas de ces personnages inanimés de nos vieilles tapisseries, tels qu’on n’en voit que trop ailleurs, mais de personnages solides, réels, vivants. Paul Benfield, lui compris, n’a pas fait moins de huit membres du dernier parlement. Quels ruisseaux de pur sang n’aurait-il pas fait couler dans les veines du parlement actuel ? Certes, ce fut un jour malheureux pour le ministère que celui où les affaires de M. Benfield l’ont rappelé dans l’Inde ; où il ne lui a plus été possible d’entrer en conférence personnelle avec ce grand homme. À la vérité le ministère n’a pas tardé à donner une preuve nouvelle de la sagacité qui le caractérise dans de semblables circonstances ; bientôt il a su reconnaître dans le représentant de Benfield son exacte ressemblance, un autre lui-même ; obéissant à une secrète attraction qui le fait graviter vers de semblables gens, le ministère s’est mis de grand cœur en rapport étroit avec l’agent, l’attorney de M. Benfield, avec M. Richard Atkinson, le grand Richard Atkinson… un nom qui devra durer aussi long-temps que les archives de cette chambre ; que les archives du trésor public, aussi long-temps que la monumentale dette de l’Angleterre. Ce gentleman agit comme fondé de pouvoir de M. Paul Benfield. Or, il n’est aucun de ceux qui m’écoutent qui ne connaisse à fond la sainte amitié, le dévouement réciproque qui subsiste entre ce personnage et le ministère. » Burke, après avoir affirmé que ce Richard Atkinson avait dirigé M. Pitt dans la construction du bill, continuait : « Il était nécessaire de rendre authentique, publique, cette coalition entre les hommes d’intrigue de l’Inde et le ministère public de l’Angleterre ; le lien qui les unit devait devenir visible, éclatant à tous les yeux. Ainsi toute marque de confiance, tout honneur, toute distinction, ont été accumulés tout-à-coup sur la tête de Richard Atkinson : on l’a fait tout à la fois directeur de la Compagnie des Indes, alderman de Londres ; et si le ministère l’emporte (et il est, je suis fâché de le dire, près, bien près de l’emporter), on va le faire représentant de la capitale de ce royaume. À la vérité, comme il fallait avant tout s’assurer ses services contre toutes mauvaises chances, on l’a fait entrer dans cette chambre par un bourg ministériel. De son côté, son zèle n’a pas fait défaut à la cause commune ; il a montré déjà tout le mérite sur lequel il fonde sa prétention. En l’honneur du ministère, ce vétéran émérite n’a pas craint de descendre dans le champ de bataille tout poudreux des élections de Londres, et vous devez vous rappeler qu’animé par les mêmes vertueuses intentions il n’a pas craint d’accepter une sorte d’office public, une maison de banque où toute la besogne des dernières élections générales a été faite. Ainsi les élections de cette capitale ont été arrangées par l’agent direct, le fondé de pouvoir de Benfield, par un Richard Atkinson ! C’est à cette coupe d’or des abominations, c’est à ce calice de fornication, de rapine, d’usure et d’oppression tenue par la prostituée de l’Inde, que tant de citoyens, que tant de gentilshommes sont venus appliquer leurs lèvres, qu’ils ont bu jusqu’à la lie. Mais croyez-vous que cette infâme débauche ait été faite gratis ? Pensez-vous qu’aucun compte n’ait suivi cette orgie d’ivresse publique et de prostitution nationale ? Non… Ici, ici même vous voyez la monnaie de ce compte. Il faut bien rembourser l’argent dépensé par le grand directeur de ces élections, c’est pour cela que les créances de Benfield et de sa bande doivent être accueillies sans examen. »

Burke concluait : « Monsieur le président, je pense avoir dévoilé devant vous avec une suffisante clarté la liaison du ministère et de M. Atkinson aux dernières élections ; je vous ai montré la liaison d’Atkinson et de Benfield ; je vous ai montré Benfield employant sa fortune à se procurer du crédit au parlement, pour s’assurer une protection ministérielle ; j’ai dévoilé devant vos yeux la grande part qu’il a dans la dette réclamée du nabob, et ses ruses pour se dérober aux regards du public, et la libérale protection à lui accordée par le ministère. Si cet enchaînement de faits ne vous porte pas à conclure nécessairement que le ministère a payé à l’avidité de Benfield les services rendus par Benfield à l’ambition du ministère, je ne sais plus rien que leur propre aveu qui puisse vous convaincre. De clandestines et coupables manœuvres ne sauraient être autrement prouvées que par le rapprochement et la comparaison des circonstances au milieu desquelles elles se sont accomplies. Rejeter ce moyen, c’est rejeter tout moyen de découvrir la fraude, c’est lui accorder un brevet d’impunité. Je me borne à parler de la liaison du ministère et de deux individus intéressés dans sa dette : combien y en a-t-il d’autres, les soutiens de leur pouvoir et de leur grandeur, dans cette enceinte et au-dehors, qui aient été intéressés à cette dette, originairement ou par transfert ? C’est à l’opinion publique à le décider. »

Benfield revint bien d’autres fois encore dans les récriminations de l’opposition. La dette qu’il réclamait du nabob était primitivement de 400,000 livres sterling ; l’accumulation du capital, ainsi qu’elle était fixée par le bill ; le faisait monter à 592,000 ; la mesure du ministère lui valait ainsi une rente de 35,520 livres. Il était d’ailleurs fort difficile de déterminer dans quelle proportion ces anciennes dettes étaient ou fausses, ou forgées, ou abusives ; la plus grande partie, suivant toutes les probabilités, se trouvait dans ce cas. Dans l’année 1805, des commissaires furent nommés pour décider sur les droits des créanciers particuliers du nabob ; ils firent connaître leurs décisions dans le mois de novembre 1814. Les réclamations s’étaient montées à 20,390,570 livres sterling : ils n’admirent pour fondées que 1,346,796 livres sterling ; ainsi ils rejetèrent les dix-neuf vingtièmes des créances réclamées sur le nabob. Ce résultat, qu’il fallait énoncer par anticipation, montre combien cette mesure de l’admission de toutes les créances sans examen, telle que la proposait alors le bureau de contrôle, était favorable à l’administration de l’Inde. Le ministère cependant ne fut pas accusé d’avoir profité personnellement de ces grandes sommes d’argent. Burke disait : « Les ministres regarderont peut-être comme une sorte d’acquittement de n’être point attaqués personnellement ; en effet, on ne les a point accusés d’avoir profité d’une partie des sommes adjugées si libéralement par eux à leurs partisans. Si j’avais à exprimer en cela mes sentiments personnels, je dirais mille fois pour une qu’il serait moins désavantageux au public (et vraiment moins déshonorant pour eux-mêmes) d’être souillés de malversations directes, que de s’être faits, comme nous le voyons ; les constants auxiliaires de l’oppression, de l’usure, du péculat d’une multitude d’étrangers dont, en échange, ils mendient l’appui pour leur pouvoir. C’est en corrompant, bien plus qu’en se laissant corrompre ; que les grands personnages politiques sont criminels et dangereux.

Le bureau du contrôle prit, pour les revenus du nabob, une mesure analogue à celle déjà prise pour ses dettes. La répartition qui avait été faite par le gouvernement de Madras avait été adoptée par les directeurs après de longues réflexions et un minutieux examen. Cette mesure leur avait paru le seul moyen d’obtenir les larges sommes dont il était redevable ; de plus, de prévenir cette dissipation du revenu, cet appauvrissement du pays, qui en rendaient les ressources insuffisantes pour sa défense et multipliaient les embarras du gouvernement. Cependant les mêmes personnes qui se trouvaient intéressées dans les affaires de la dette du nabob avaient un intérêt non moins grand à ce que le nabob fût maintenu dans la perception et la dépense de ses revenus ; la perception et le déboursement tournaient également à leur profit. Or, la même influence qui avait admis le paiement des dettes sans examen devait être efficace aussi pour opérer la restauration du revenu ; l’ordre fut donc donné d’en restituer la libre disposition au nabob. Le motif que mettait en avant le bureau du contrôle était de donner à tous les princes de l’Inde un grand exemple de la bonne foi anglaise.

Le parti de l’opposition, conduit par Fox, et celui du ministère par Pitt, avaient tour à tour violemment attaqué le gouvernement de l’Inde. Le ministère l’avait maintenant sous son patronage, mais le parti de l’opposition devait persévérer dans ses dispositions hostiles ; il se résolut à faire la motion d’un acte d’accusation contre Warren Hastings. En raison de la violente censure qu’eux-mêmes lui avaient infligée pendant qu’ils étaient dans l’opposition, les ministres n’osaient prendre ouvertement sa défense. Hastings était arrivé en Angleterre en juin 1785 ; il se présenta dès la fin du mois chez les directeurs, et reçut leurs remerciements pour ses grands services. Son arrivée fit grande sensation dans le pays, surtout dans le parlement. Déjà Burke avait lancé, à différentes reprises, plusieurs manifestes contre l’administration anglaise dans l’Inde, avec toute l’impétueuse violence de son langage ; dans le comité, devant la chambre, il n’avait cessé d’attaquer et le système du gouvernement, et même le caractère personnel de Hastings ; toutefois, sans faire de motion positive. Le 20 juin 1785 il se leva pour dire ce peu de mots : « Si personne autre ne se présente qui veuille s’en charger, je me propose de faire dans quelques jours une motion touchant la conduite d’un gentleman récemment arrivé de l’Inde. » Toutefois, la clôture de la session arriva avant la réalisation de cette menace. À l’ouverture de la session suivante, le major Scoot, agent fidèle et dévoué de Hastings, somma Burke de réaliser sa menace et de produire ses charges contre l’ancien gouverneur-général. Burke répondit : « Henri IV et le duc de Parme étaient en guerre ; la campagne se trouvait ouverte depuis long-temps, et cependant aucune action décisive n’avait encore eu lieu. Impatient de ces lenteurs, le roi somma le duc de Parme d’en finir ; il le défiait de se montrer, à la tête de son armée, dans une vaste plaine qu’il lui désigna. Le duc lui répondit avec beaucoup de sang-froid : Je crois savoir ce que j’ai à faire, et, en tout cas, je ne suis pas venu si loin pour recevoir les conseils d’un ennemi. » Le 18 février (1786), Burke fit une motion pour la production par le ministère de certains papiers sur lesquels il prétendait établir son accusation ces papiers furent refusés. Les débats n’eurent rien de remarquables si ce n’est l’animosité que se montrèrent à l’envi les deux côtés de la chambre.

En prenant la parole, Burke réclama d’abord la production du journal de la chambre à la date du 29 mai 1782 ; il donna lecture des résolutions suivantes, alors proposées par M. Dundas et approuvées par la chambre : 1° que, dans le but de donner aux princes de l’Inde une entière conviction que de commencer des hostilités entre eux sans provocation de leur part, en même temps que de poursuivre des plans d’agrandissement et de conquête, sont des mesures qui répugnent aux désirs, à l’honneur, à la politique du pays, il est à propos que le parlement de la Grande-Bretagne donne quelques marques de son déplaisir à ceux (quels que soient leurs emplois au service de la Compagnie) qui semblent avoir adopté ou favorisé ce système tendant à inspirer aux étrangers une défiance fondée de la modération, de la justice et de la bonne foi de la nation britannique ; 2° que Warren Hastings, écuyer, gouverneur-général du Bengale, et William Hornby, écuyer, président du conseil de Bombay, ayant agi en beaucoup d’occasions d’une façon répugnant à l’honneur et à la politique de la nation, et par cette conduite engendré de grandes calamnités dans l’Inde, causé d’énormes dépenses à la Compagnie, il est du devoir des directeurs de ladite Compagnie d’employer tous les moyens officiels et légaux pour obtenir le retour desdits gouverneur-général et président de leurs offices respectifs, et leur rappel en Angleterre. » Cette lecture faite, Burke, qui s’attaquait volontiers à de nombreux adversaires, commença par remarquer que la tâche dont il était au moment de s’acquitter aurait beaucoup mieux convenu à l’auteur de ces résolutions qu’à lui-même. Il n’épargna pas les sarcasmes à ce zèle contre les délits commis dans l’Inde, qui tour à tour et suivant l’occasion, se montrait ou s’annulait. Il fit un court résumé de toutes les plaintes déjà parvenues au parlement sur les affaires de la Compagnie. Il insista sur les considérations qui devaient déterminer la chambre à commencer une poursuite légale ; puis il indiqua les diverses manières d’agir convenables à la circonstance. La chambre ferait-elle exécuter la poursuite par l’attorney-général ? Plusieurs objections se présentaient : la personne qui occupait cet office n’était pas partisan de la poursuite ; un jury était peu propre à décider sur des questions du genre de celles qui lui seraient soumises ; la cour du ban du roi était radicalement incompétente à traiter des questions aussi larges, aussi élevées : l’habitude de se confiner dans des causes de peu d’importance rétrécissait l’esprit, de manière à l’empêcher de saisir des sujets d’une semblable portée. Un bill de pénalité, dans son opinion, n’apportait pas une sécurité suffisante à l’accusé. Le dernier et le meilleur mode, celui auquel, dans son opinion, la chambre devait avoir recours, était celui de l’accusation devant la chambre des Lords ; c’était là la manière de procéder qu’il conseillait. Cependant il proposait une légère modification à la marche ordinairement suivie en pareille circonstance : au lieu de proposer immédiatement un bill d’accusation, dont l’adoption entraînait un comité par qui l’acte d’accusation devait être construit, il demanderait d’abord la production des papiers relatifs aux transactions qui devaient être la matière du procès. Il conclut par la motion que cette série de papiers, qu’il désigna, fut produite devant la chambre.

M. Dundas se hâta de répondre à ce qui le concernait dans le discours de Burke : « Plus d’une fois, dit-il, en écoutant le discours qui venait d’être achevé, il s’était imaginé que c’était lui-même, et non pas Warren Hastings, que le très honorable gentleman avait le projet de mettre en accusation. D’ailleurs, il était fort obligé à ceux qui croyaient avoir à se plaindre de lui d’énoncer leurs griefs sans déguisement ; il aimait à rencontrer ses adversaires face à face. Il n’avait jamais manifesté aucune intention d’accuser le dernier gouverneur-général de l’Inde : l’extermination des Rohillas, l’agression contre les Mahrattes, le mauvais emploi des revenus, étaient les points sur lesquels avait porté le blâme alors exprimé par lui. C’est dans ce sentiment qu’avaient été faites les motions dont lecture venait d’être donnée à la chambre, et il persistait dans ce sentiment. Quant aux résolutions qu’il avait alors proposées, elles étaient bornées au rappel du gouverneur-général. La conduite de M. Hastings lui paraissait hautement blâmable dans un grand nombre de cas ; néanmoins plus il examinait avec une minutieuse attention les détails et l’ensemble, plus l’impossibilité lui semblait grande d’en faire l’objet d’une accusation criminelle. Les directeurs étaient plus d’une fois les véritables auteurs de ces procédés auxquels s’attachait une apparence de criminalité. L’Inde était remplie de leurs créatures. Ils n’avaient pas envoyé moins de trente-six écrivains en une seule fois, ce qui chargeait d’une énorme dépense l’établissement civil. Dans cette année de pureté, la situation des accusateurs actuels indiquait suffisamment de quelle boutique étaít sortie cette marchandise. M. Dundas concluait en disant que depuis l’époque de cette motion Warren Hastings avait rendu de grands, d’importants services, qu’il avait mérité les remerciements qui venaient de lui être adressés par les directeurs. Il ajouta toutefois qu’il n’avait aucune objection contre la motion, et que, s’il n’y eût pas été personnellement interpellé, il n’aurait pas pris la parole pour répondre. »

Le ministère de Fox, pendant sa très courte durée, avait été accusé d’abuser du patronage de l’Inde. La situation de Fox à cette époque donnait un grand poids à cette expression, que la marchandise envoyée dans l’Inde indiquait assez de quelle boutique elle était sortie ; il se leva tout aussitôt. Pour le moment, il voulait, disait-il, se borner à dire quelques mots sur l’insinuation dont il venait d’être l’objet. Au soupçon énoncé, il se bornerait donc à répondre par une dénégation formelle. Un écrivain, un seul, il le déclarait solennellement, avait été nommé sur sa recommandation ; encore était-ce sous le ministère de lord Shelburne. Après cette courte apologie, Fox reprenait l’offensive. Le très honorable gentleman, disait-il ironiquement, avait sans doute une très grande aptitude à faire face à la fois à un grands nombre d’adversaires ; Dieu ! et ceux-ci ne le savaient que trop. Mais n’était-ce pas quelque peu aux dépens de sa consistance ? Du moins cette consistance ne serait-elle pas d’une nature fort singulière ? Dans la circonstance actuelle, par exemple, ne le voyait-on pas dans la déplorable nécessité d’applaudir à la fin de son discours ce qu’il avait blâmé au commencement ? Son opinion sur M. Hastings demeurait toujours celle qu’il avait jadis énoncée, et cependant il le croyait un légitime objet de remerciements. Il condamnait l’extermination des Rohillas, le traité de Poorunder, le désordre de l’administration ; mais, grand Dieu ! était-ce là tout le gouvernement de Hastings ? Le honteux pillage du grand Mogol ; le honteux pillage du rajah de Benarès, le honteux pillage des princesses d’Oude, n’étaient-ce pas autant de choses de nature à provoquer l’indignation morale et l’examen légal ? Le langage doucereux de l’honorable gentleman touchant l’auteur de ces odieuses transactions était-il d’accord avec les faits, avec les premiers discours du très honorable gentleman lui-même ?

À ce langage, M. Pitt se leva tout animé. Il était pressé d’épancher au-dehors une partie de l’indignation dont il était rempli, indignation partagée, il n’en pouvait douter, par tous ceux qui n’étaient pas dépourvus de sentiments honnêtes et généreux. Quel était celui qui venait de faire un crime à son honorable ami (M. Dundas) d’applaudir maintenant à l’homme qu’il avait d’abord blâmé ? Quel était-il, sinon celui qui, à la face de l’Europe entière, était venu s’asseoir à côté de l’homme que pendant une longue série d’années il avait chargé des reproches les plus odieux, des épithètes les plus injurieuses ; qu’il n’avait cessé de menacer du plus sévère châtiment ? Et cependant les expressions de blâme employées par ce gentleman sur l’inconsistance prétendue de son très honorable ami pourraient peut-être induire certaines personnes, à qui le caractère du gentleman en question serait inconnu, à supposer qu’il possède un cœur réellement capable de sentir de l’horreur et du mépris pour la bassesse de ceux qui subordonnent leur conduite à leurs intérêts. Et quant à cette accusation d’inconsistance lancée tout-à-coup, que veut-on dire ? N’arrive-t-il pas sans cesse que la conduite d’un homme mérite un jour le blâme, un autre jour la louange ? Il est vrai que la conduite de l’accusateur a dû enseigner au monde à regarder aux personnes, non aux principes qu’elles mettaient en avant, dont elles se faisaient comme un bouclier. » Partant de là, le ministre commençait par atténuer la criminalité de la guerre des Rohillas ; puis continuait en décernant les plus hautes louanges à la partie de l’administration de M. Hastings qui avait été postérieure aux résolutions proposées par M. Dundas.

Pitt s’était plus attaché à montrer l’inconstance de Fox qu’à détruire le reproche qui en était adressé à Dundas ; c’est le propre des débats parlementaires, que les discours et souvent les injures s’y succèdent sans se répondre. D’abord, la production des papiers demandés ne rencontra pas d’opposition, jusqu’au moment où mention fut faite de ceux relatifs aux affaires d’Oude ; mais alors le ministre fit quelques objections ; la lecture de ces papiers devait amener, selon lui, l’examen de choses dont il n’était point question ; le cercle de l’accusation s’en trouverait élargi ; or, il était à désirer qu’elle se resserrât dans la période qu’avait embrassée le rapport du comité. La même opinion fut soutenue par M. Dundas. Les ennemis de Hastings insistèrent sur la présentation de ces papiers ; elle leur fut refusée par la chambre. Le ministère s’opposa de même à la communication des papiers relatifs à la paix avec les Mahrattes ; il objecta qu’elle entraînerait la divulgation des secrets de l’État. La même demande en communication de papiers ayant rapport aux négociations de M. Hastings pendant son séjour à Delhi, fut également repoussée.

Durant les débats occasionnés par ces motions, plusieurs objections furent produites contre le mode de procéder suivi par Burke. Beaucoup de membres du parlement ne trouvèrent pas loyal d’exiger d’abord la production des papiers demandés, afin que l’accusation fût construite d’après les renseignements qu’ils pourraient fournir. Ils disaient : « Les charges de l’accusation doivent être énoncées d’abord, la preuve en être faite après ; rien d’étranger aux charges de l’accusation ne doit être introduit. » Le 3 avril, Burke proposa de faire paraître à la barre de la chambre quelques personnes dont le témoignage lui paraissait nécessaire. Les légistes (lawyers) en masse s’y opposèrent. Ils répétèrent à propos de ce témoignage, l’objection déjà faite à l’occasion des papiers ; ils insistèrent pour que les charges fussent d’abord produites, que la preuve en fût faite, que tous renseignements étrangers à ces preuves fussent écartés du procès : ce qui était la marche suivie dans les cours de justice ordinaire. La chambre se décida pour ce parti, soutenu par tous les gens de loi comme conforme au droit commun ; c’était aussi l’avis du ministère. La marche proposée par Burke paraîtra peut-être au premier coup d’œil la plus propre à établir la vérité en général ; et par là était peut-être sous quelque rapport plus rationnelle. Il disait : « Entendons tout le monde, appelons la vérité de toutes parts ; quand nous la saurons, nous formulerons notre accusation. » À cela les adversaires de Burke répondaient : « Vous accusez, dites de quoi vous accusez, produisez vos chefs d’accusation ; alors les témoins viendront, ceux à charge à votre requête, ceux à décharge à la requête de l’accusé. » Seconde manière de procéder, sans aucun doute, plus d’accord avec les garanties qui doivent entourer un accusé devant toute cour de justice ordinaire. La marche indiquée par Burke eût convenu à une enquête ; celle adoptée par la chambre était propre à un procès criminel. Toute accusation doit être d’abord formulée, afin que l’accusé sache de quoi il doit se défendre. C’est là seulement ce qui peut le mettre à même de profiter de ce grand et miséricordieux principe des lois anglaises : l’accusé ne peut rien dire ni faire à son détriment.

Burke se trouva ainsi réduit à produire ses chefs d’accusation sans pouvoir s’aider de témoignages. Le 4 avril, il énonça neuf chefs principaux d’accusation, et douze autres la semaine suivante. Ces principaux chefs d’accusation étaient la guerre des Rohillas ; les transactions au sujet de Benarès et du rajah ; les mesures par lesquelles Corah et Allahabad, et les tributs dus par la province du Bengale, avaient été enlevés au Mogol ; les transactions d’Oude touchant les begums, les résidents anglais et autres affaires ; les transactions concernant la guerre des Mahrattes et la paix qui en fut la conclusion ; les mesures d’administration intérieure, c’est-à-dire les arrangements pour la collection des revenus, l’administration de la justice ; la mort de Nundcomar ; le traitement infligé à Mahomet-Rheza-Khan ; la désobéissance aux ordres des directeurs et le mépris de leur autorité ; les dépenses exagérées dans le but de se faire des créatures et des partisans, d’enrichir des favoris ; enfin, la réception de présents. Le 6 mai, un article additionnel fut présenté, ayant rapport au traitement infligé à Fyzoolla-Khan.

Sur toutes les questions préliminaires les ministres prêtèrent un appui zélé aux partisans et aux amis de Warren Hastings. La question qui semblait alors la plus défavorable à ce dernier, celle dont ses adversaires tiraient le meilleur parti contre lui, était la guerre des Rohillas ; or, elle ne lui avait pas aliéné le ministère ; revenu à de favorables dispositions, il prit lui-même sa défense sur ce sujet. À cette occasion, les amis du gouverneur-général remportèrent même un triomphe momentané, et qui semblait leur en annoncer un définitif : à la majorité de 119 voix contre 67, la chambre vota qu’il n’y avait pas matière à accusation dans cette charge produite par M. Burke. Or, cet article était le plus capital contre Warren Hastings, celui sur lequel s’appuyait avec le plus de confiance l’accusation. On était au 1er juin ; ce jour-là, le ministère avait encore donné aux amis de Hastings l’appui de sa majorité. Le 13 du même mois, les charges sur les affaires de Benarès furent produites, et les opinions de Pitt parurent avoir subi quelque modification : il s’en fallut, qu’il soutînt Hastings avec la même fermeté que précédemment. Selon le ministre, dans ses exigences à l’égard du rajah, dans l’exercice de l’autorité temporaire dont il se trouvait revêtu, le gouverneur-général avait été au-delà de ce qu’exigeaient les circonstances, au-delà de ce qu’il se trouvait légalement autorisé à faire. Ainsi, malgré ses votes précédents, notamment son vote d’indemnité sur l’extermination des Rohillas, le ministre déclara : « Que la conduite de M. Hastings à l’égard des transactions maintenant exposées devant la chambre avait été, dans tout son ensemble, injuste, cruelle, oppressive ; qu’il était impossible à tout homme qui ne se trouvait pas dénué de tout sentiment d’honneur et d’honnêteté, qui voulait tenir quelque compte de sa conscience, de la défendre plus long-temps ; qu’en conséquence, il venait déclarer qu’il croyait dans sa conscience Warren Hastings coupable d’énormités, de malversations, de machinations constituant un crime suffisant pour appeler sur sa tête la justice de la chambre en le faisant décréter d’accusation. » On n’a pas encore d’explication satisfaisante de ce changement de front du ministère. On ne sait s’il faut l’attribuer à une révolution dans ses propres sentiments à l’égard de Hastings, ou bien dans ceux du roi, dont la sympathie avait d’abord été publique, notoire, pour celui-ci. Ce qui demeure probable, c’est que le ministère se montra favorable à l’ancien gouverneur-général tant qu’il put se flatter d’empêcher le procès ; qu’en voyant plus tard l’impossibilité, il craignit de s’associer aux dangers de l’impopularité de l’accusé : politique mesquine, dénuée de grandeur, peu digne du fils de Chatam. À peine le ministre eut-il fait cette déclaration et changé de conduite, que les choses prirent un tout autre aspect : la même majorité qui avait déclaré qu’il n’y avait pas matière à accusation dans la guerre des Rohillas, vota qu’il y avait matière à accusation dans la conduite de Hastings envers Cheyte-Sing. Les amis de ce dernier donnèrent un libre cours à leur indignation : ils accusèrent le ministère de perfidie, de trahison ; ils déclarèrent que c’était avec la promesse formelle de son secours qu’ils avaient mis M. Burke en défi de produire ses charges ; que c’était dans cette confiance que l’accusé avait consenti à se présenter à la barre avec une défense incomplète parce qu’elle était prématurée. Ils attribuèrent ce changement de conduite à des motifs de la plus basse jalousie de la part du ministère. Quoi qu’il en soit, ce grand procès, qui devait remplir tant d’années, causer tant d’émotion en Angleterre, en demeura là pour cette session du parlement.

L’année suivante, le jour même de l’ouverture de la session, le 23 janvier 1787, Burke annonça son intention de donner suite aux résolutions prises l’année précédente contre Hastings. La chambre fit une nouvelle revue des principaux chefs d’accusation. Sheridan porta la parole : le sujet de son discours était la reprise des jaghíres des princesses d’Oude, la saisie de leurs trésors, et toutes les circonstances dont ces choses avaient été accompagnées. Il développa son accusation avec force, énergie, impétuosité ; le sarcasme, les figures, les épigrammes abondèrent dans sa bouche ; ce fut un de ses plus beaux discours. Dans un langage plus calme, Pitt ne fut pas plus favorable à l’ancien gouverneur-général. Il fit une distinction entre les jaghires ou dotation des terres des princesses, et leurs autres propriétés. Il pouvait concevoir quelques raisons, disait-il, de les priver de ces dotations, bien que les Anglais s’en trouvassent les garants nécessaires à l’égard des princesses ; mais la confiscation de leurs trésors lui semblait une énormité qu’aucune défiance ne pouvait justifier. Ce qu’il y avait eu de coupable dans cet acte l’était devenu davantage encore par le mépris qu’avait eu Hastings des ordres des directeurs, qui lui enjoignaient de revenir sur ses procédés à l’égard des princesses. Le ministre blâmait sévèrement encore la réception d’un présent du nabob, de valeur énorme, à l’époque même où sa perte était tramée ; l’allégation qu’il était reçu pour le service public lui semblait dénué de toute vérité. À l’occasion du grief de corruption de fonctionnaires, par Hastings, de grosses sommes employées par lui, Pitt prit de nouveau la parole. Il citait trois faits particuliers : un contrat de bœufs fait en 1779 ; le contrat pour l’opium en 1780 ; le traitement extraordinaire accordé au général Eyre Coote : trois faits sur lesquels il désirait que portât l’accusation. Pitt demandait, en outre, qu’un comité fût formé pour déterminer les chefs d’accusation ; cette mesure devait, selon lui, précéder nécessairement le vote de la chambre sur la question définitive du rejet ou de l’adoption de la mise en accusation. La motion fut adoptée. Le 25, les chefs d’accusation furent présentés à la chambre tels que les avait élaborés le comité ; ils furent pris en considération le 9 mars. Quelques voix s’élevèrent encore qui rappelèrent les grands services rendus par Hastings au pays ; M. Pitt s’éleva avec une grande énergie contre tout parti qui tendrait à faire à l’accusé un bouclier de ces services. C’était, selon lui, un compromis également odieux à la morale et à la justice du pays.

Les chefs d’accusation présentés par le comité eurent l’approbation de la chambre. Elle vota l’accusation et la comparution de l’accusé devant la chambre des Lords. En conséquence Warren Hastings fut amené à la barre des Communes, où il reçut communication de cette dernière résolution. Un mois et un jour lui furent accordés pour préparer sa défense, à compter du jour de l’ouverture de la prochaine session du parlement. En attendant ce moment, il fut rendu à la liberté sous caution.

FIN DU TOME TROISIÈME.
  1. Mill, t. IV, p.440.
  2. Lettre de Hastings au conseil. Auber, t. I, p. 680.
  3. Un des grands créanciers du nabob, dont il a déjà été question.