Aller au contenu

Histoire de la conquête de l’Inde par l’Angleterre (Barchou de Penhoën)/Livre XIII

La bibliothèque libre.
Au comptoir des imprimeurs-unis (tome 4p. --126).

SOMMAIRE.


Mise en jugement de Warren Hastings. — Discours d’ouverture de Burke à la chambre des Pairs. — Commencement des débats. — Arrivée de lord Cornwallis dans l’Inde. — Coup d’œil sur l’impôt territorial et sa perception avant les Anglais. — Nouveaux arrangements de lord Cornwallis sur les impôts. — Discussion entre lui et M. Shore. — Monopole du sel et du tabac. — Réforme judiciaire. — Trois sortes de tribunaux. — Les circars de Guntoor. — Nouvelles négociations avec le nizam. — Disposition de Tippoo à l’égard des Anglais. — Sa manière de vivre. — Ses institutions. — Son ambassade au roi de France. — Symptômes d’hostilités de sa part. — Le rajah de Cherika. — Le rajah de Travancore. — Lignes de Travancore. — État de la question entre le rajah et Tippoo. — Hésitation et répugnance des Anglais à commencer la guerre. — Première attaque des lignes de Travancore par Tippoo. — Cornwallis se décide à commencer la guerre. — Alliance des Anglais avec le nizam et les Mahrattes. — Force respective de Tippoo et des Anglais. — Tippoo emporte les lignes de Travancore. — Manœuvres de Tippoo. — Il attaque inopinément les Anglais. — Échec du corps d’armée du colonel Floyd. — Tippoo envahit le Carnatique ; il en sort sans être inquiété par les Anglais. — Côtes de Malabar. — Nouvel arrangement entre la présidence de Madras et le nabob du Carnatique. — La Compagnie reprend l’administration des revenus du nabob. — Suite du procès de Hastings. — Exposition du premier grief concernant Cheyte-Sing. — Incident relatif à la mort de Nuncomar. — Réception des présents. — Exclusion de témoignages. — Nouveau système de défense né dans le cours des débats. — Règle posée par la cour des Pairs sur la production des témoignages. — Continuation des débats.
(1787 — 1791.)


Séparateur


Le 13 février 1788 commença le procès de M. Hastings à Westminster-Hall. On attendait avec grande impatience le développement de ce singulier épisode des grands événements qui se passaient dans l’Inde : toutes les imaginations en étaient alors remplies. Les princes et princesses, les grands dignitaires de la cour, les pairesses, occupaient toutes les places réservées. La reine, habillée d’une robe de satin de couleur fauve, coiffée en cheveux, et avec une grande profusion de diamants, se trouvait dans la loge du duc de Newcastle ; à côté d’elle, les princesses Élisabeth, Augusta, Maria. La duchesse de Gloucester, le jeune prince, miss Fitz-Herbert, alors en grande faveur, se trouvaient dans la loge du roi. Les dames étaient en grande toilette, la plupart coiffées en cheveux, avec des plumes, des fleurs, des diamants. Les ducs de Cumberland, de Gloucester et d’York, arrivèrent à la suite du lord chancelier. Les galeries étaient en grande partie occupées par les membres des communes ; les places qui leur étaient désignées étaient couvertes d’un drap gris, le reste de l’édifice était drapé en rouge. Leur mise un peu négligée, les bottes de quelques uns faisaient contraste avec les riches costumes de la cour des pairs et des spectateurs. Les commissaires des communes étaient en grande toilette ; c’étaient les docteurs Scott et Lawrence, et MM. Burke, Fox, Sheridan, Mansfield, Pigot et Douglas. Les conseils ou défenseurs de l’accusé étaient trois légistes, MM. Law, Plomer, Dallas. Warren Hastings étant introduit, tous les regards se tournèrent vers lui avec une inquiète avidité ; il se fit un grand silence. On avait peine à croire que devant soi se trouvait le héros de tant d’histoires extraordinaires, celui qui avait fait et défait des souverains, celui qu’on appelait alors le grand déprédateur. Il se tint long-temps debout, promenant sur la cour des pairs et les galeries un regard calme et assuré. Aucun siège n’était à sa portée ; mais ; sur la motion d’un pair, une chaise lui fut portée, et il lui fut permis de s’asseoir.

Deux jours furent employés aux formalités légales préliminaires. Le 15, Burke prit la parole pour l’exposition et le développement de l’accusation. Son discours ne dura pas moins de quatre séances. Il s’attacha à donner à la cour une idée de la situation de l’Inde depuis le moment où les marchands anglais y avaient débarqué pour la première fois jusqu’à ce jour. Il raconta les mœurs, les institutions, le gouvernement des peuples de l’Indostan sous leurs princes indigènes, leur situation sous la domination de la Compagnie ; leurs oppressions, leurs souffrances, les spoliations dont ils avaient été victimes sous l’administration de M. Hastings. Il décrivit sous les traits les plus hideux l’avarice, l’avidité, la cruauté de ce dernier ; il dépeignit les traitements subis par les begums et leurs serviteurs de confiance, les extorsions d’argent auxquelles Cheyte-Sing avait été long-temps en butte, auxquelles il n’avait essayé de se dérober que lorsque le fardeau ne pouvait plus se soutenir. Il accusa M. Hastings de la sédition de Benarès, qui l’avait mis lui-même si fort en péril ; il lui fit un crime de la mort de Nuncomar. Il alla jusqu’à se faire l’écho des bruits populaires, bien qu’ils ne fussent pas formulés dans l’accusation, en reprochant à M. Hastings la terrible famine qui avait désolé le Bengale. Il raconta la guerre contre les Rohillas, qu’il peignit chassés de leurs foyers, poursuivis par le fer et la flamme, errants çà et là, sans asile et sans nourriture, dans ces mêmes champs qu’ils avaient long-temps cultivés en paix, et fécondés de leurs sueurs. Il raconta les exactions sans cesse croissantes auxquelles étaient soumis les habitants des campagnes. Il reprocha surtout amèrement à M. Hastings d’avoir appelé à la collection des revenus un certain Devi-Sing, qui avait exhaussé les redevances dues par les indigènes bien au-delà de ce qu’elles auraient dû être légalement, et qui avait rempli Calcutta du bruit de ses cruautés. Il représentait M. Hastings, dans des vues d’avidité et de spéculation, l’encourageant, le soutenant de son crédit, peut-être l’inspirant de ses conseils. Il affectait d’identifier ce dernier à le considérer comme le complice, presque l’auteur des crimes qui lui avaient fait une si épouvantable renommée.

Un M. l’atterson ayant été député par la Compagnie pour examiner le sujet des plaintes qui remplissaient le Bengale, M. Burke donna lecture de son rapport, et ce fut le moment le plus terrible de cette séance. « Les pauvres ryots, ou cultivateurs, dit-il, ont été traités avec une inhumanité, une barbarie qu’il serait impossible de croire si elles n’étaient attestées par la Compagnie elle-même sur ses propres registres. Le digne commissaire Patterson, qui nous a transmis ces détails, aurait voulu, disait-il, pour l’honneur de l’humanité, pouvoir les cacher à jamais sous un voile impénétrable. Mais comme il avait été envoyé pour faire un examen impartial des faits, il dû faire son devoir, et entrer dans des détails cruels pour sa sensibilité, choquantes pour la vôtre. Toutefois vous écouterez son rapport dans le même esprit qui le lui a dicté. Les infortunés propriétaires, au moindre retard de leurs redevances, pour lesquelles ils avaient souscrit des obligations, étaient jetés en prison. Alors ils empruntaient à des usuriers pour solder les billets qu’ils s’étaient trouvés dans l’obligation de souscrire. Telle était l’infernale résolution de ce démon incarné appelé Devi-Sing de faire acquitter les billets, que ces pauvres gens empruntaient, non pas à 20, 30, 40 ou 50, mais à 600 p. 100, plutôt que de ne pas le satisfaire. Aussi ceux qui ne pouvaient pas se procurer cet argent étaient cruellement traités. On saisissait un retardataire de paiement ; des cordes étaient serrées autour des doigts de chacune de ses mains, de manière qu’ils devinssent adhérents, se confondissent au moyen d’une plus forte pression et ne fissent plus qu’un corps. Alors, au moyen de coins de fer ou de bois, enfoncés à coups de marteau, les doigts étaient de nouveau écartés. D’autres étaient attachés deux à deux par les pieds ; on les suspendait ainsi à une barre de bois, les pieds en l’air, la tête en bas ; et dans cette situation la bastonnade leur était administrée sur la plante des pieds jusqu’à ce que la violence des coups fît sortir les ongles des doigts. On les frappait ensuite sur la tête ; il fallait que le sang sortît du nez, de la bouche et des oreilles. Après cela, le corps dépouillé de tout vêtement, ils étaient fouettés avec des cannes de bambou ou de bois épineux, puis frottés avec des herbes venimeuses, dont la moindre atteinte brûle cruellement. Cependant la barbarie du monstre, renchérissant sur ces supplices, qui n’atteignaient que le corps, savait encore inventer de cruelles tortures pour l’âme. Il savait la frapper à ses endroits les plus sensibles, la déchirer aussi bien que les membres de ses victimes. Il se plaisait à attacher face à face, entièrement nus, par les bras et les jambes, un père et un fils ; deux bourreaux fouettaient chacun d’eux, faisant jaillir le sang à chaque coup ; alors le monstre se délectait dans la diabolique satisfaction que pas un coup n’était perdu. En effet tout mouvement fait par une des victimes pour éviter un coup forçait l’autre à se présenter de manière à en recevoir un plus terrible ; chacun n’évitait une souffrance qu’à la condition de la faire subir plus cruelle à son infortuné compagnon.

« Les traitements infligés aux femmes dépassent toute expression. Arrachées des retraites inaccessibles de leurs maisons, dont la religion avait fait comme des sanctuaires, elles étaient exposées toutes nues aux yeux du public. Les vierges étaient amenées à la cour de justice, où elles auraient dû trouver protection. Loin de là, en présence des ministres de la justice, en présence d’une multitude de spectateurs, à la face du soleil, ces jeunes et modestes filles étaient abandonnées à une brutale violence. La seule différence dans le traitement infligé à elles ou à leurs mères, c’est que les premières subissaient le déshonneur en public, les autres dans les ténèbres de leur cachot. D’autres femmes ont eu l’extrémité de leurs mamelles saisie et arrachée au moyen d’un bambou fendu. Par ordre du monstre, ces parties que chez toutes les nations de la terre la pudeur fait cacher, étaient exposées à la vue de la populace ; elles étaient cruellement marquées d’un fer rouge. Le dirai-je ? on a vu des bourreaux, affreux instruments du misérable, verser des liqueurs fermentées à ces sources où se puise la vie, et pousser l’emportement jusqu’à y porter leurs lèvres brutales !… »

Ici Burke, surmonté par son émotion ou feignant de l’être, se cacha pendant quelques minutes la tête dans ses deux mains. L’effet produit par cette partie du discours de Burke, dont il reste à peine quelques fragments, suivant un témoin oculaire, fut affreuse, poignante, terrifiante à entendre. Non seulement la réalité connue, mais les caprices les plus affreux de l’imagination la plus infernale se trouvaient dépassés. L’émotion de l’auditoire répondit celle de Burke. Pendant quelques minutes il y régna une grande agitation ; quelques femmes furent obligées de sortir. Mistress Sheridan fut emportée évanouie.

« Et pourtant ! s’écria Burke en se relevant tout-à-coup, les pères, les maris ; les frères de ces pauvres femmes sont les plus douces et les plus inoffensives créatures du monde. Se contentant du plus strict nécessaire, ils abandonnent le fruit de leurs travaux à la Compagnie. Le dirai-je ? ce sont ces mains si barbarement mutilées qui produisent une partie des richesses de l’Angleterre, une partie de notre confort de tous les jours ; c’est le tribut qu’ils nous paient qui sert à notre commerce de la Chine, d’où nous vient le thé. Qui de nous ne sera pas poursuivi maintenant, au sein du foyer domestique, dans nos réunions de famille, de ces terribles souvenirs, de ces odieuses images, de ces affreux fantômes ? »

Burke, ayant achevé son discours, Charles Fox prit la parole pour exposer à la cour l’ordre de procédures que les commissaires des communes se proposaient de suivre. Les commissaires demandaient que chacun des articles de l’accusation fût produit séparément ; que les avocats et les témoins fussent entendus suivant la règle ordinaire sur cet article ; que la cour prononçât, et qu’ainsi les différents chefs d’accusation se présentassent les uns après les autres jusqu’à leur entier épuisement. De la part des lords, les conseils de Hastings furent interrogés à ce sujet. On leur demanda s’ils agréaient cette manière de procéder. Ils la repoussèrent en demandant que l’accusation se produisit d’abord tout entière, après quoi ils produiraient leur défense tout entière aussi. Fox répliqua ; il dit que l’importance d’un témoignage était mieux appréciée lorsqu’il était encore tout frais dans la mémoire que lorsqu’il avait déjà vieilli ; que dans le cas contraire les juges seraient appelés à décider sur un témoignage déjà oublié ; que dans la méthode proposée par les commissaires l’ordre et la liberté pouvaient être jusqu’à un certain point apportés dans une matière si vaste et si compliquée ; qu’en suivant la méthode contraire il n’y aurait bientôt plus que désordre et confusion dans l’esprit des juges. Les trois défenseurs de Hastings répondirent l’un après l’autre. M. Law, qui parla le premier, récrimina avec amertume contre Burke, et lui reprocha la violence de son langage dans un langage très violent lui-même. Fox, l’interrompant, se leva pour prendre la cour à témoin que, revêtu d’un grand caractère public de la part des communes, il ne pouvait tolérer un semblable langage. Les arguments des avocats de Hastings furent tirés du droit commun. Ils dirent que le mode de procéder proposé par les commissaires était contraire à ce qui se passait dans les autres cours de justice, en même temps que contraire aux intérêts de l’accusé. Ils dirent qu’en raison de la liaison des témoignages, ils pouvaient se trouver forcés de laisser voir, dès le premier chef d’accusation, toute leur défense ; ce qui les mettrait à découvert sur tous les autres chefs. Les lords se retirèrent dans leur chambre pour en délibérer. Le jour suivant, lord Thurlow, lord chancelier, ouvrit la séance par ces paroles : « Messieurs les commissaires des communes, j’ai mission de vous annoncer que vous devez produire toute votre accusation avec les témoins à charge, avant que M. Hastings soit appelé à produire sa défense. » Les commissaires des communes, après en avoir conféré entre eux, rentrèrent en séance au bout de quelques instants, et vinrent déclarer aux lords qu’ils se soumettaient à leur décision. Le débat commença sur les différents chefs d’accusation.

Lord Cornwallis, après avoir touché à Madras, arriva à Calcutta dans le mois de septembre 1786. Après avoir prêté serment devant le conseil assemblé, il fut reçu dans les formes ordinaires. Les fonctions de gouverneur-général et de commandant en chef étaient réunies pour la première fois dans les mêmes mains. Cette fusion de pouvoirs avait été conseillée par lord Macartney, et on attendait d’heureux résultats. On espérait beaucoup aussi du caractère à la fois ferme et modéré de lord Cornwallis ; son rang, sa naissance, sa fortune, devaient lui donner cet ascendant moral, principal ressort du pouvoir. Depuis long-temps l’opinion publique le désignait à ces hautes fonctions. Dès 1783, M. Dundas, en présentant un bill dont les principales dispositions ont passé dans celui de Pitt, le désignait déjà pour ce poste important, et disait : « Ici il n’y aura pas de fortune brisée à refaire, pas d’avidité à satisfaire ; ici pas de ces parentés qui poussent comme des champignons autour des gens en place, et dont ils ont à s’occuper ; ici pas de couvées de poussins affamés, à attendre leur pâtée des mains du gouverneur-général[1]. » À la vérité, cet ascendant provenant de la considération personnelle devait être le principal, pour mieux dire, le seul moyen d’action du nouveau gouverneur. Avec un esprit modéré, conciliant, consciencieux, il était tout à la fois dénué et du génie impétueux de Clive, et de l’inépuisable fécondité d’esprit de Hastings. Les circonstances étaient pourtant importantes et critiques : il s’agissait de fondre au sein d’une organisation définitive ces parties diverses de la conquête jusque là à grand’peine tenues en contact, au moyen de ressources, d’expédients provisoires. D’un autre côté, tout annonçait de prochaines guerres qui ne pouvaient manquer de donner de nouvelles bases aux établissements anglais, le moment était donc venu de réformes sérieuses, soit dans le gouvernement, soit dans l’administration. L’opinion publique commençait d’ailleurs à le réclamer impérieusement. Ce n’était pas seulement le procès de Hastings qui s’instruisait devant le parlement, c’était aussi celui du gouvernement de la Compagnie. Les mesures exceptionnelles, les coups d’État reprochés à Hastings, paraissaient plus justement imputables au système de gouvernement qu’il avait servi qu’à lui-même. Le bureau du contrôle et la cour des directeurs sentirent donc la nécessité de céder aux exigences de l’opinion. Ils formulèrent en conséquence un nouveau système de collection d’impôts, d’administration de la justice, etc. Lord Cornwallis fut chargé de l’appliquer mais il ne tarda pas comprendre que ses instructions portaient sur des notions trop incomplètes et souvent fausses de toutes choses. La véritable nature du revenu territorial n’était pas bien comprise. Les droits, la situation respective des différentes sortes de gens qui cultivaient les terres, la proportion de ses produits que chacun pouvait réclamer, tout cela était encore rempli d’énigmes et de mystères. Tout ce que l’on savait avec quelque certitude, c’était la somme à laquelle était monté le revenu de chaque année. Mais si le pays pouvait payer davantage, ou s’il était déjà imposé au-delà de ses facultés, s’il y avait quelque moyen d’influer d’une manière directe sur le produit ou le sort des cultivateurs, c’est ce que l’on ne savait pas. Lord Cornwallis se détermina dès lors à ne pas obéir immédiatement aux instructions qui lui avaient été données. Il laissa provisoirement subsister les choses telles qu’elles existaient ; malheureusement, après quelques enquêtes superficielles, il ne montra lui-même qu’un trop grand empressement il opérer d’importantes réformes.

Dans tous les temps, dans l’Inde, les revenus du gouvernement, ou du moins la plus grande partie de ces revenus, étaient tirés presque entièrement du produit des terres. Ils étaient perçus de la manière la plus simple. Le produit de la terre était divisé suivant telle on telle proportion entre le cultivateur et le gouvernement. Primitivement la portion du gouvernement lui était payée en nature : ce mode d’acquittement des impôts subsistait même encore jusque dans ces derniers temps dans quelques parties de l’Inde. Cette portion était variable car elle dépendait des besoins du gouvernement, dépendant eux-mêmes de la guerre, etc. La perception de ces impôts n’était point en elle-même une tâche facile ; toutefois elle était singulièrement favorisée en beaucoup d’endroits par la constitution du village indou. Chacun de ces villages, constitué comme nous l’avons dit[2], formait une sorte de petit État administratif, et se gouvernait par lui-même ; quelquefois les terres appartenant au village étaient regardées comme des propriétés individuelles, alors il était assez semblable à la commune française, à la paroisse anglaise, etc. Mais d’autres fois il n’en était pas ainsi. Les terres demeuraient en commun ; chaque année elles étaient partagées entre eux par les habitants, chacun recevant pour la cultiver une portion en rapport avec son capital et ses moyens de travail. Le chef ou maire du village présidait à cette répartition. Dans ce cas, les agents des revenus imposaient aussi le village en bloc, suivant la quantité des terres qui en dépendaient. La taxe se répartissait ensuite de la même manière entre les habitants, elle était par conséquence proportionnelle avec la quantité de terres cultivée par chacun.

Le gouvernement mogol trouva les choses dans cet état ; il les maintint, en renforçant les moyens de collection. Sous le nom de zemindars, les collecteurs des revenus devinrent responsables des impôts qu’ils durent percevoir, et stationnaires dans les districts. Il y avait un grand avantage pour le gouvernement central à conserver les mêmes agents dans les mêmes lieux ; ils devinrent ainsi inamovibles. Le fils fut appelé à succéder à son père par les mêmes raisons qui avaient rendu le père inamovible. Peu à peu les agents du fisc devinrent donc héréditaires en fait. Le droit ne tarda pas à venir consacrer le fait, et à l’époque où les Anglais parurent, il n’y avait pas d’exemple que les agents du revenu eussent été déplacés. Conséquent avec lui-même ; le gouvernement mogol, en rendant les zemindars responsables des revenus, leur donnait les moyens de les réaliser, c’est-à-dire de forcer, de contraindre les débiteurs au paiement. Ainsi il leur était permis d’avoir sur pied autant de troupes qu’ils en pouvaient entretenir ; ils avaient de plus l’administration souveraine de la justice. Le conquérant ne comprenait guère en fait de délits que ceux qui touchaient au revenu ; au moins étaient-ce les seuls dont il voulût s’occuper. Les zemindars réunissaient donc dans leurs mains plusieurs fonctions soigneusement séparées d’après nos idées : ils étaient percepteurs d’impôts, banquiers, commandants militaires et magistrats. Le zemindar recevait 10 p. 100 sur la portion du revenu appartenant au gouvernement, qu’il était chargé de percevoir ; cette portion était de moitié et souvent davantage du produit brut : aussi le cultivateur avait-il à peine de quoi vivre, lui et sa famille. Celui qui tire d’une terre son principal produit, peut être considéré comme en étant le propriétaire de fait. À quoi servirait d’être propriétaire d’un champ dont on ne toucherait rien, ni une gerbe de blé, ni un boisseau de pommes de terre, ni un écu ? Le propriétaire de fait, comme d’ailleurs il l’était de droit, c’était donc le gouvernement, ou bien encore le zemindar qui le représentait. Sous quelques rapports extérieurs, la situation de celui-ci pouvait aussi rappeler (surtout à des esprits préoccupés de la civilisation européenne) le suzerain de la féodalité. Il avait une autorité despotique sur la classe inférieure, il vivait dans une sorte de splendeur ; à sa mort, son fils lui succédait. Vus de ce côté, les zemindars ressemblaient assez à une aristocratie, à un corps de nobles propriétaires du sol, à ce qu’avaient été les conquérants normands, par exemple, après la conquête de Guillaume. Analogie trompeuse, qui recouvrait les plus profondes dissemblances, mais de nature cependant à faire quelque illusion à des yeux, à des esprits anglais.

Lord Cornwallis, en raison de cette analogie menteuse, crut discerner au milieu de tout cela les moyens de fonder un établissement durable. Il résolut de laisser aux zemindars le règlement de l’impôt, chacun dans son district ; de leur affermer les terres dont chacun jouissait pour un terme de dix années, puis de rendre ce bail permanent si cet arrangement recevait l’approbation de la cour des directeurs. D’un autre côté, lord Cornwallis, dans ces nouvelles dispositions, tranchait la question de propriété, jusque là demeurée indécise. Les zemindars étaient solennellement reconnus les légitimes propriétaires du sol, à charge à eux de payer une rente fixée une fois pour toutes, qui ne pouvait plus être augmentée, et dont le taux devait être une moyenne des taxes des années précédentes. Les zemindars furent laissés maîtres de faire avec les ryots tous les arrangements qu’ils jugeraient convenables, sous la recommandation générale, même quelque peu banale, de se laisser guider par les usages et les coutumes de chaque localité. Une garantie était pourtant fixée en faveur des ryots ; ceux-ci s’engageaient à payer la quotité de la rente qui était déterminée entre eux et le zemindar, et ce dernier était tenu de délivrer au ryot un pottach, ou patente où ces engagements se trouvaient mentionnés. Or cette patente constituait un titre au moyen duquel la situation du ryot devenait aussi stable que celle du zemindar, car celui-ci ne pouvait plus rien changer aux conditions fixées. Les règlements relatifs à ce nouvel établissement furent promulgués au Bengale en 1789, dans la province de Bahar l’année suivante. Toutefois ce fut seulement en 1793 que les baux décennaux furent exécutés dans chaque district, que les mesures annoncées furent définitivement complètes.

L’établissement décennal étant enfin résolu et sur le point d’être publié, une discussion s’éleva dans le conseil. Il s’agissait de savoir si l’on ne ferait pas connaître en même temps l’intention où était le gouvernement de rendre plus tard cet établissement perpétuel dans le cas où il serait approuvé en Angleterre. Lord Cornwallis était de cet avis. M. Shore, depuis lord Teignmouth, tout partisan qu’il fût du système proposé, fit des objections. Selon lui, le défaut presque absolu de connaissances positives sur la situation respective des zemindars et des ryots devait empêcher le gouvernement de fixer quelque chose de définitif à leur égard. Il cita de nombreux abus dans les choses telles qu’elles existaient ; il lui semblait raisonnable de laisser une porte ouverte aux réformes de ceux de ces abus que dix années pourraient révéler. Il assura d’ailleurs qu’un avenir de dix années agirait aussi fortement sur l’esprit des zemindars que pourrait le faire la perpétuité. Mais lord Cornwallis était avant tout frappé de l’avantage de créer immédiatement un corps de grands propriétaires. En conséquence, il fit connaître au conseil qu’il userait de tout son pouvoir auprès de la cour des directeurs pour l’engager à déclarer aussitôt la perpétuité de ce nouvel arrangement. Entre autres raisons ; il insistait beaucoup sur les améliorations que la certitude de la possession, que l’esprit de la propriété ne pouvait manquer d’apporter dans la culture des terres. « Je puis certainement assurer, disait-il, qu’un tiers du territoire de la Compagnie dans l’Indostan n’est maintenant qu’une forêt peuplée de bêtes féroces. Un bail de dix années pourrait-il exciter le propriétaire à défricher cette forêt ; à encourager le ryot à cultiver sa terre ? Le fera-t-il lorsqu’il saura qu’à la fin de ces dix années il pourra courir la chance d’être taxé pour les nouvelles acquisitions de terre qu’il aura faites et perdre toute espérance de tirer quelques bénéfices de ses travaux ? Je dois avouer qu’il est évident pour moi qu’un terme plus prolongé me semble absolument nécessaire ; il le faut pour exciter les habitants à des efforts considérables, pour les amener à de notables perfectionnements. » En rendant compte à la cour des directeurs de tous les avantages de son plan, lord Cornwallis terminait en disant : « Je puis vous assurer qu’il est une chose de la dernière importance pour établir sur une base solide les véritables intérêts de la Compagnie ; c’est que les principaux tenanciers des terres et les commerçants dans l’intérieur du pays soient replacés dans des circonstances qui les mettent à même de faire vivre décemment leur famille, et de donner une éducation libérale à leurs enfants, en harmonie avec les usages de leurs castes respectives et de leur religion. Nulle part plus que dans ce pays une gradation régulière de rangs n’est nécessaire pour maintenir l’ordre dans la société civile[3]. »

Ces derniers mots contenaient le fond de la pensée, pour mieux dire, toute la pensée de lord Cornwallis ; il espérait créer dans l’Inde un corps aristocratique qui aurait été comme une sorte d’intermédiaire entre le peuple et le gouvernement de la Compagnie. Par une circonstance unique dans l’histoire du monde, il pouvait lui donner aussi la plus solide base de toutes les aristocraties la terre, la propriété foncière. Pour la première fois peut-être depuis l’origine des âges, la propriété d’un territoire habité par des nations entières se trouvait sans maître connu, à la disposition de celui qui devait leur donner des lois. Le législateur pouvait à son gré la conserver dans la main d’un souverain, la concentrer dans celle d’un corps aristocratique, ou bien encore la briser en parcelles pour la distribuer aux cultivateurs. Les plus hardis révolutionnaires n’ont jamais pu seulement imaginer une table plus rase[4], un champ plus libre de tout obstacle à la réalisation de leurs théories les plus absolues. Parmi les différents partis à prendre lord Cornwallis se décida, comme nous l’avons dit, pour la fondation d’une aristocratie. Les zemindars de divers degrés lui parurent propres à devenir dans l’Inde ce qu’était en Angleterre la noblesse et la gentry. La cour des directeurs, dans les mêmes idées, se hâta de donner son approbation à lord Cornwallis ; aussi l’établissement d’abord décennal fut immédiatement déclaré perpétuel. Gouverneur-général, directeurs et conseillers avaient également hâte de sortir enfin des mesures provisoires où l’on avait toujours vécu ; il leur tardait d’arriver à cette sorte de stabilité qu’ont partout les corps aristocratiques, et qu’ils apercevaient déjà dans celui de leur création.

Sous le gouvernement des princes indigènes, et sous le gouvernement mogol, le monopole du sel était vendu par l’administration publique. À la première époque de la domination de la Compagnie, les employés firent ce trafic à leur profit ; plus tard la Compagnie s’en empara. Jusqu’en 1780 elle l’afferma par baux de cinq années. À cette époque Warren Hastings abolit ce système, et plaça les salines dans les mains du gouvernement. Des employés de la Compagnie étaient chargés de faire confectionner le sel ; le prix en était fixé par le gouverneur-général dans le conseil, et il était livré à la consommation. Lord Cornwallis conserva cet arrangement, auquel il se contenta d’ajouter quelques règlements en faveur des petits employés. Il fit encore cet autre changement ; ce fut de faire vendre le sel par petites portions et aux enchères, au lieu d’établir d’abord un prix uniforme pour la quantité qui devait être vendue dans l’année. Au commencement de cette administration, ce monopole produisait un revenu de 464, 060 livres sterling. Le monopole de l’opium était vendu de même que celui du sel par les gouvernements mogols. La Compagnie en disposa d’abord par des marchés particuliers comme des faveurs spéciales ; mais en 1785 il en fut disposé aux enchères publiques. Les cultivateurs étaient forcés de fournir cet article de consommation à un taux très bas, parce que tel était l’intérêt du gouvernement. Lord Cornwallis changea peu de chose à ce règlement ; il se borna à en modifier quelques dispositions dans l’intérêt des cultivateurs.

Après ces grandes réformes, le premier soin du gouverneur-général fut de s’occuper d’un nouvel établissement judiciaire. Dans une lettre du 12 avril 1786, à propos d’un plan pour l’administration de la justice civile entre les natifs, les directeurs se disaient pénétrés de la nécessité de subordonner leurs idées et leurs propres intérêts aux usages et aux coutumes des peuples de l’Inde ; ils voulaient se garder de l’application d’abstraites théories tirées d’autres contrées, applicables à un autre état de choses. De son côté, lord Cornwallis considérait la réorganisation du système judiciaire ; comme le meilleur moyen d’affermir le gouvernement de la Compagnie. Après avoir brièvement indiqué aux directeurs les réformes qu’il se proposait de faire, il terminait par ces belles paroles : « Nous devons être assurés que le bonheur du peuple est la plus ferme base sur laquelle nous puissions bâtir notre sécurité politique. » Nulle part, à la vérité, de promptes réformes ne semblaient nécessaires. Nous avons dit comment chaque zemindar exerçait une sorte de juridiction civile et criminelle dans les limites du territoire qu’il régissait. Mais en cela encore rien n’était parfaitement déterminé, défini ; c’était plutôt un pouvoir de fait que de droit, que rien ne définissait ni ne limitait. Il n’y avait ni tribunaux régulièrement organisés, ni avocats, ni gens de loi. Des collecteurs délégués des zemindars, et qui s’adjoignaient à leur fantaisie trois ou quatre assesseurs, jugeaient la plupart des procès. S’agissait-il d’un intérêt en litige, du partage d’un bien, etc., l’usage était de s’en rapporter à arbitrage d’un certain nombre de parents ou du chef de la caste. Ces collecteurs, désignés, comme on vient de le dire, par le zemindar ; décidaient sans appel. Dans le cas où le temps venait à leur manquer pour s’occuper de l’affaire, ils renvoyaient les parties devant une assemblée de trois ou cinq arbitres, désignés par lui-même. Les règles de l’équité naturelle, et les usages, des castes parfaitement connus par la tradition, qui s’en transmettait soigneusement de père en fils, étaient les bases des jugements.

Le zemindar, en s’adjoignant qui il voulait, rendait donc en définitive la justice ; or, en raison de la constitution sociale du pays, où la propriété de toutes choses appartenait au souverain, c’est-à-dire au fisc, dont il était l’agent ; il était ainsi juge et partie. Après un séjour de plus de trente ans dans l’Inde, un prêtre catholique (l’abbé Dubois) écrivait ces paroles : « La chaumière qu’habite un indou ne lui appartient pas ; elle est la propriété du gouvernement. Lorsqu’il quitte son village pour aller dans un autre, il n’a pas le droit de disposer de sa bicoque ; elle demeure déserte jusqu’à ce que quelque nouvel habitant vienne en prendre possession avec l’agrément des chefs du lieu, ou jusqu’à ce qu’elle tombe en ruines. » La plupart des causes étant en effet des questions entre le ryot et le zemindar, entre le fisc et le colleteur ; en dernière analyse il n’existait par conséquent d’autre justice que la volonté du zemindar. À la vérité il usait avec assez de modération de ce grand pouvoir ; quand un ryot se trouvait en retard dans ses paiements, ce qui constituait le plus grand nombre des délits ; le zemindar se contentait d’ordinaire d’envoyer vivre chez lui à ses dépens un certain nombre de garnisaires. Dès 1760, une partie des attributions des zemindars avait bien été modifiée ; toutefois, la plupart des questions fiscales était encore à leur décision. Ainsi, non seulement il n’existait pas d’organisation régulière de la justice, le peu qu’il y en avait était choquant pour les idées européennes, contraire même aux règles de l’équité ; ici encore lord Cornwallis put donc s’imaginer avoir le champ libre pour de nouvelles créations. Il s’empressa de constituer des tribunaux qui pussent suffire à rendre la justice à tous les habitants de l’Inde. Il leur imposa une hiérarchie de nature à servir de garantie aux plaideurs contre leurs décisions respectives.

Dans ce but lord Cornwallis établit trois sortes de tribunaux constituant trois degrés de juridiction ; des cours civiles, districts ou zillahs, des cours provinciales, et enfin une cour appelée cour de sudder-dewany-adaulut. Les cours de districts, ou zillahs, établies dans toute ville un peu considérable, étaient composées d’un employé de la Compagnie, séant comme juge, d’un greffier et de plusieurs autres employés de la Compagnie de moindre rang ; enfin d’un indigène, chargé d’éclairer la cour sur les usages ou les coutumes des localités. Tous les habitants qui se trouvaient compris dans l’étendue de la juridiction de la cour, à la seule exception des sujets anglais, lui étaient soumis. Pour obvier à l’encombrement qui pouvait résulter de la multitude des causes, le juge pouvait renvoyer à son greffier, sous la condition d’un appel à lui-même, toutes celles où l’objet en litige n’était pas considérable et s’étendait de 50 à 200 roupies. La décision de procès au-dessous de cette première somme était laissée à des arbitres choisis parmi les indigènes : il y avait appel de la décision, ainsi que de celle du greffier, aux cours de districts ou zillhas. Les cours provinciales, au nombre de sept, étaient composées chacune de trois juges, choisis parmi les employés du service civil de la Compagnie, de deux greffiers, de plusieurs juges assistant, pris parmi les employés de grade inférieur ; de trois interprètes chargés d’expliquer les lois indigènes, d’un cadi et d’un pundit ; elles étaient d’appel pour les décisions des cours du zillah, ou de première instance. La cour de sudder-dewany-adaulut, troisième et dernier degré de juridiction, siégeait à la présidence ; elle était composée du gouverneur-général, assisté du nombre de conseillers dont il jugeait convenable de s’entourer, du chef des cadis, de deux autres cadis, de dix pundits, d’un greffier ; elle était d’appel pour les décisions des cours provinciales. D’abord elle reçut les appels pour tout procès où il s’agissait de 1,000 roupies ; plus tard, en raison du grand nombre de procès, ce taux fut élevé jusqu’à celui de 50,000.

Après l’acquisition de la dewany l’administration de la justice criminelle avait été laissée aux mains du nazim. Déjà diverses tentatives avaient été faites pour réformer cette portion de l’organisation judiciaire ; lord Cornwallis s’occupa de lui faire subir de nouvelles améliorations. Il créa dans ce but des magistrats, des cours de circuit, des cours de nizamut-adaulut. Les juges de zillah étaient constitués magistrats dans leurs districts, leurs fonctions étant, à peu de chose près, celles des juges de paix en Angleterre. Les cours de circuit, au nombre de sept, étaient composées des mêmes personnages que la cour provinciale : seulement, elle se déplaçait à certaines époques de l’année pour aller rendre la justice criminelle dans les différents lieux de son ressort ; ses fonctions étaient alors celles des cours d’assises en Angleterre. Le nizamut-adaulut fut d’abord composé du gouverneur-général et des mêmes personnes que la cour de sudder-dewany-adaulut ; elle le fut plus tard de trois juges assistés du chef des cadis, de deux cadis et de deux pundits.

Lord Cornwallis s’occupa encore d’un établissement de police ; institution de première nécessité dans les grandes villes. À l’époque où fut formé l’établissement décennal du revenu ; les zemindars et les principaux fermiers furent tenus par une clause de leur engagement de maintenir l’ordre et la paix ; ils étaient obligés de poursuivre les voleurs et de restituer la propriété volée. Ils étaient aussi responsables des vols ; mais cet arrangement fut impraticable. En 1795 la police fut déclarée être sous la charge exclusive de différents officiers nommés par le gouvernement pour s’acquitter de ces fonctions. Les zemindars et les fermiers n’eurent plus à entretenir les officiers de police qu’ils étaient obligés de tenir sur pied jusqu’à ce moment. Les magistrats des zillahs furent chargés de ce soin. Il leur fut enjoint de subdiviser leurs zillahs respectifs en juridiction de police, chacune de ces juridictions de vingt milles carrés, à moins de circonstances qui nécessitaient de les faire ou plus grands ou plus petits. Chacune de ces juridictions était confiée à un darogah ; c’était le nom du fonctionnaire indigène qui en était chargé. Il avait sous ses ordres un certain nombre d’employés subalternes payés par le gouvernement. Dans les villes, l’étendue de la juridiction fut réglée par rapport à la population ; établissement de police qui a toujours subsisté sans souffrir d’altération dans son principe, seulement en recevant un plus grand nombre d’employés subalternes de police appelés chekedarry, et qui étaient des watchmen. Le pouvoir du dagorah consistait à s’emparer de la personne contre laquelle il existait une charge, d’en exiger caution dans le cas où elle devrait comparaître devant le magistrat.

Tel est l’ensemble, de l’organisation judiciaire mis en jeu par lord Cornwallis. D’ailleurs, lord Cornwallis n’avait pas voulu changer les lois qui régissaient cette masse de populations. La loi demeurait encore ce qu’elle était déjà dans l’Inde, ce qu’elle était même en Angleterre, une sorte de tradition dont les juges faisaient l’application, sans être liés par aucune espèce de lettre morte. Cette retenue de lord Cornwallis fut blâmée par beaucoup de réformateurs. Ils auraient voulu qu’il osât donner à l’Inde tout un code de lois nouvelles. L’histoire doit lui faire un mérite de sa modération ; d’autant plus volontiers que l’occasion ne tardera pas à manifester combien ces créations eurent peu de succès. Lui-même, au fond du cœur, ne pouvait s’empêcher de désirer quelque chose d’analogue. Il écrivait : « Il est essentiel à la prospérité future des établissements anglais dans le Bengale que tous les règlements promulgués par le gouvernement, et affectant d’une manière quelconque les droits, les personnes, ou les propriétés des habitants, soient rassemblés en un code régulier, et imprimés avec une traduction dans les dialectes du pays. Il faut que les motifs sur lesquels chacun de ces règlements a été fondé lui soient réunis, et que les cours de justice soient tenues de régler leurs décisions par les règles et les prescriptions de ces règlements. » L’exécution de ce plan eût conduit à la création d’un code de procédure civile et criminelle. L’entreprise était hardie, impossible peut-être à mener à bien ; mais cette fois du moins lord Cornwallis était dans le bon chemin. Au lieu de rompre avec la tradition, il voulait en rattacher soigneusement les uns aux autres tous les anneaux.

Malgré l’importance de ces mesures, le gouverneur-général était encore occupé d’autres affaires. Dès son arrivée à Calcutta, le nabob de Oude avait sollicité de lui une conférence personnelle, ou tout au moins la permission d’envoyer à Calcutta un ministre en qui il avait toute confiance, Hyder-Beg-Khan. Le nabob désirait obtenir quelques modifications à l’arrangement précédemment passé avec Warren Hastings. Il insistait aussi sur ce qu’aux termes de cet arrangement lui-même, la brigade lui fût retirée. Comme les troupes du nabob n’inspiraient aucune confiance ; que loin d’être en état de repousser une agression étrangère, à peine celui-ci pouvait-il compter sur elles pour s’assurer l’obéissance de ses sujets, lord Cornwallis ne croyait pas prudent de confier la défense de la province de Oude à une seule brigade. Jusqu’à ce moment, le seul, le véritable soutien du nabob était les troupes de la Compagnie. Prodigue, négligent, efféminé, il n’offrait par son caractère aucune sécurité. Après quelques difficultés, il finit par consentir à garder cette brigade. Il obtint en revanche que son tribut annuel serait réduit pour l’avenir à 50 lacs de roupies, pour ne plus être augmenté sous aucun prétexte. Lord Cornwallis déclarait cette somme pleinement suffisante pour indemniser la Compagnie de toutes les dépenses nécessaires à la défense de la province de Oude. Les années précédentes, le nabob avait pourtant payé jusqu’à 84 lacs de roupies.

À la mort de Bazalut-Jung, en 1782, Nizam-Ali retint la possession des circars de Guntoor. Or en 1766, un traité avait été conclu entre le Nizam et la Compagnie. Cette dernière s’était engagée à fournir au prince une force auxiliaire lorsqu’il le requerrait pour régler les affaires de son gouvernement. La Compagnie se réservait pourtant le droit de retirer ce corps auxiliaire dans le cas où sa propre sûreté rendrait cette mesure nécessaire ; dans ce cas le nizam s’engageait même à l’aider de ses propres moyens. Par suite de ce traité, deux bataillons avaient rejoint l’armée du nizam ; mais ce prince ayant formé subitement une alliance avec Hyder, ces deux bataillons se trouvèrent dans l’obligation de rentrer sur le territoire anglais ; de là une rupture entre le nizam et la Compagnie. Plus tard (en 1768) survint un nouveau traité ; par celui-ci, le nizam consentait à regarder Hyder comme un usurpareur, à agir envers lui, en conséquence, c’est-à-dire à annuler toutes les patentes données par lui ou ses prédécesseurs dans la souveraineté du Deccan. Il promettait de plus d’aider de tout son pouvoir les Anglais à prendre possession des états de Hyder ; En revanche ceux-ci s’engageaient à lui payer 7 lacs de roupies pour ce pays (comme peischush). Ce traité stipulait encore la cession des circars de Guntoor à la Compagnie à la mort du frère du nizam ; de plus, que les Anglais fourniraient au nizam, sur sa réquisition, un corps auxiliaire de Cipayes et deux bataillons, à la charge à lui d’en payer la dépense tant qu’ils resteraient à son service. Le nizam n’avait jamais réclamé le service de ce corps, et de l’ensemble de ces circonstances les obligations réciproques du prince et de la Compagnie étaient demeurées incertaines, vagues, mal définies. Dans cet état de choses, lord Cornwallis se décida à envoyer à Hyderabad un résident britannique. Ce dernier avait pour mission, d’une part, de réclamer pour le compte de la Compagnie les circars de Guntoor ; de l’autre, de prendre des arrangements pour le paiement des arrérages dus par celle-ci, comme peischush de ces circars. Le capitaine Kennevay fut choisi pour cet emploi. Il avait des formes aimables et un caractère conciliant, avantages sur lesquels lord Cornwallis croyait pouvoir compter pour adoucir ce que cette mission avait par elle-même de rude et de désobligeant. Un langage conciliateur était en outre spécialement recommandé au capitaine Kennevay ; il devait s’efforcer de montrer sur tous les points les dispositions les plus favorables au nizam. Des instructions furent envoyées aux résidents britanniques auprès du peschwah, de Scindiah et du rajah de Berar, où connaissance leur était donnée de la mission de Kennevay : il était important qu’ils sussent à quoi s’en tenir sur ce sujet avant que les nouvelles ne leur arrivassent d’une autre source. Aucune communication du même genre ne fut faite au nizam. D’ailleurs l’envoyé anglais n’avait pas encore atteint Hyderabad qu’il recevait de nouvelles instructions du gouverneur-général. Des lettres de sir Archibald Campbell donnaient la nouvelle que le rajah de Chericka commettait en ce moment, à l’instigation de Tippoo, des hostilités sur le territoire de la Compagnie aux environs de Tellicherry. D’après sir Archibald, Tippoo se trouvait lui-même au moment d’attaquer de son côté le rajah de Travancore. Or lord Cornwallis recommandait à Kennevay, dans le cas où ces nouvelles se seraient répandues à Hyderabad avant son arrivée, ce dont ce dernier ne pouvait manquer d’être informé, de négliger la première partie de sa mission, celle relative aux circars de Guntoor. Il lui enjoignait de s’en tenir alors à des expressions générales d’intérêt et d’amitié, à de vagues assurances du désir des Anglais de se maintenir en paix et en bonne intelligence avec le nizam.

Par sa position, ce dernier ne pouvait manquer de désirer l’alliance des Anglais. Inférieur en forces, soit aux Mahrattes, soit à Tippoo, il redoutait également ces formidables ennemis ; leurs divisions faisaient seules sa sécurité. Attaqué ou seulement menacé par l’un d’eux, il pouvait compter, en général, sur le secours de l’autre ; toutefois il n’osait conclure avec aucun une alliance formelle et durable. Une alliance avec les Anglais ne présentait au contraire aucun inconvénient : en ce moment les intérêts de Tippoo et des Mahrattes étaient trop opposés pour que cette circonstance les déterminât à s’unir contre lui. D’un autre côté, il attachait peu d’importance aux circars de Guntoor, dont la possession ne lui avait point été avantageuse ; toutes choses qui devaient le disposer à accueillir favorablement les demandes de la Compagnie. En conséquence, le nizam fit sans répugnance (septembre 1788) la cession définitive de ces territoires. Le paiement des arrérages du peischush, dus par la Compagnie, donna bien lieu plus tard à quelques difficultés ; dans le but de les aplanir, le nizam envoya son wackel de confiance à Calcutta. Ce dernier était en outre chargé de négocier une alliance défensive entre les Anglais et le nizam contre Tippoo et les Mahrattes. Les questions relatives au paiement des arrérages furent résolues en un petit nombre de conférences. Il n’en fut pas de même de celle de l’alliance, qui présentait des difficultés d’un autre genre. Enchaîné par l’acte du parlement qui prohibait toute alliance offensive et défensive avec les princes du pays, lord Cornwallis n’osait prendre sur lui de céder aux propositions du nizam. Une autre considération ajoutait à son indécision : cette alliance ne pouvait manquer d’exciter la jalousie et d’éveiller les mauvaises dispositions des Mahrattes, avec qui il était important pour les Anglais de se maintenir en bonne intelligence. Irrité de ces difficultés, ou bien obéissant aux habitudes de la politique compliquée de l’Orient, le nizam ne se borna pas alors à négocier avec les Anglais ; par l’intermédiaire d’un agent secret, il fit d’un autre côté des ouvertures à Tippoo. Il offrait à ce dernier une alliance offensive et défensive, qui le rencontra favorablement disposé. Tippoo voulut même davantage encore. Il proposa de cimenter cette alliance publique par une autre alliance plus intime entre sa famille et celle du nizam. Cette proposition blessa l’orgueil de ce dernier ; il méprisait l’origine de Tippoo, qu’il considérait comme une sorte de parvenu, et les négociations furent rompues.

Lord Cornwallis comprenait tout l’avantage de l’alliance avec le nizam, il aurait voulu l’assurer à la Compagnie, en dépit de l’acte du parlement qui le lui interdisait. Il crut trouver dans le vieux traité de 1768 un moyen de sortir d’embarras. Ce traité autorisait la présidence à mettre au service du nabob, en qualité d’auxiliaires, un corps de troupes de deux bataillons de Cipayes et dix pièces de canon manœuvrées par des Européens. Lord Cornwallis donna donc au nabob un détachement composé de la sorte. Le traité ne portait d’ailleurs que cette restriction : « Autant que les affaires de la Compagnie le permettront. » On en conclut que la libre disposition des troupes avait été alors laissée au nizam, sous cette réserve qu’elles ne seraient pas employées contre les alliés de la Compagnie. À cette époque ces alliés étaient les Mahrattes, les nabobs de Oude et d’Arcot, les rajahs de Travancore et de Tanjore ; mais parmi eux ne se trouvait point Tippoo. Le désir de respecter la lettre de l’acte du parlement qui défendait toute alliance, même défensive, conduisit ainsi lord Cornwallis à en violer l’esprit ; à conclure vraiment une alliance offensive. Tippoo ne pouvait voir sans crainte un corps de troupes de la Compagnie à la disposition du nabob, à la seule condition de ne pas agir contre des alliés au nombre desquels il ne se trouvait pas. Un des articles du traité de 1768 était l’engagement, de la part du nizam, de mettre la Compagnie en possession des balaghauts du Carnatique. Le nizam se montrait disposé à l’exécuter. Le gouverneur-général se vit dans la nécessité de l’éluder. Il représenta au nizam que le temps écoulé depuis lors, le changement des circonstances avait cessé de rendre urgente l’exécution de cette condition ; que d’ailleurs les Anglais se trouvaient pour le moment en pleine paix avec le prince dont il s’agissait alors de démembrer les États. Lord Cornwallis ne voulait cependant pas renoncer tout-à-fait au droit que lui donnait ce traité. Il disait : « Mais s’il arrivait dans l’avenir que la Compagnie prît possession de la contrée dont il est question dans son traité avec l’assistance de votre hautesse, nul doute qu’elle n’accomplisse strictement les conditions stipulées en faveur de votre hautesse et des Mahrattes. » Cette explication de lord Cornwallis ajoutait un nouveau sujet de craintes pour Tippoo à celles que lui inspirait déjà la mise à la disposition du nabob d’un corps auxiliaire européen. L’acte du parlement, qui proscrivait toute alliance par crainte de la guerre, allait donc en cette occasion directement contre son but. « Les libérales intentions du parlement, dit à ce sujet un des hommes qui ont joué un des rôles les plus actifs dans l’Inde[5], eurent pour résultat de pousser le gouverneur-général à un parti qui n’était pas irréprochable du côté de la bonne foi, qui de plus avait encore l’inconvénient de paraître plus hostile à Tippoo ; en définitive ce parti était même plus propre à produire une guerre que ne l’aurait été un traité d’alliance défensive avec le nizam hautement avoué et conclu tout exprès dans le but fort légitime de mettre des limites à son insatiable ambition. »

Depuis la conclusion de la paix, Tippoo avait résidé presque constamment dans sa capitale ; c’était Seringapatam, situé dans une île formée par la rivière de Cavery, qui en défend l’accès, et va baigner une partie des provinces du Mysore. Demeuré fidèle en tout à la politique de Hyder, il donna tous ses soins à organiser un vaste système d’administration. Il rétablit une partie des manufactures du Canara, ruinées pendant la guerre ; il favorisait les arts, les découvertes nouvelles, l’agriculture, faisant tous ses efforts pour s’approprier de la civilisation moderne la partie qui se rapporte à la guerre. Sa vie, dont les moindres détails nous sont connus, grâce à un grand nombre d’officiers français accueillis à sa cour, était singulièrement laborieuse. À peine levé, et c’était de grand matin, il recevait les rapports de ses principaux officiers et leur donnait ses ordres. À neuf heures, il se rendait dans un appartement où se trouvaient plusieurs secrétaires ; il dictait alors un grand nombre de lettres. Suivant l’usage des princes de l’Asie, il se montrait ensuite à un des balcons du palais ; c’était le moment où l’on faisait défiler les éléphants devant lui. À peine avait-il paru qu’un officier s’écriait à haute voix : « Les éléphants rendent hommage au sultan. » Ceux-ci, rangés sur la place en demi-cercle, fléchissaient aussitôt trois fois le genou. En ce moment on amenait aussi quelquefois à Tippoo des tigres dressés pour la chasse et très apprivoisés ; ils étaient couverts d’un magnifique manteau à raies d’or, la tête couverte d’un bonnet de drap qui pouvait au besoin se rabattre sur leurs yeux, aux premiers signes d’emportement ou de colère. Accompagnés de leurs conducteurs, ils se promenaient journellement dans les rues de Seringapatam sans que le peuple en fût effrayé.

Après le déjeuner, Tippoo entrait dans la salle d’audience ; il s’asseyait sur un sofa, ayant autour de lui ses parents, ses amis, ses courtisans. C’était le moment où pouvaient se présenter toutes les personnes qui avaient leurs entrées dans le palais ; c’était aussi le moment de solliciter audience du sultan. L’un des officiers du palais communiquait la requête au prince, qui se la faisait lire, puis y répondait sur-le-champ. Pendant la durée de cette audience, trente ou quarante secrétaires étaient assis le long du mur à la gauche du prince ; ils s’occupaient de l’expédition des affaires. C’était encore le moment où arrivaient de nombreux courriers des diverses parties de l’empire ; successivement introduits auprès du monarque, aux pieds duquel ils déposaient leurs dépêches après avoir fait les génuflexions d’usage. Un secrétaire, quittant son poste, venait s’accroupir sur ses talons aux pieds de Tippoo, et lui lisait le contenu de la dépêche. Le sultan dictait, ou seulement, suivant l’urgence de la circonstance, indiquait les réponses à faire. Il les signait aussitôt écrites, et les cachetait de son propre sceau, Les ordres émanés des ministres n’avaient au contraire d’autre signature que celle du grand sceau, dont ils étaient dépositaires. La dépêche était-elle d’une grande importance, d’une nature toute confidentielle, Tippoo y apposait alors un sceau particulier, qu’il portait toujours au doigt. Dans ce cas, il remettait lui-même le paquet à l’un des courriers. Pendant cette audience, le sultan faisait l’inspection des chevaux ou des éléphants récemment achetés, des pièces d’artillerie nouvellement fondues. Ils étaient amenés sur la place, ou dans la cour du palais, où le prince les examinait. Les ministres, les ambassadeurs, les grands seigneurs de la cour se trouvaient rarement à cette audience ; les grands vassaux de Tippoo entretenaient auprès de lui des vackels où chargés d’affaires. À tout instant des messagers, des ministres accouraient auprès du sultan, ils s’accroupissaient à ses pieds comme ses propres secrétaires, exposaient l’affaire dont ils étaient chargés, et recevaient une prompte réponse. Cette audience durait ordinairement jusqu’à trois heures ; le sultan rentrait alors dans son appartement.

À cinq heures et demie, le sultan revenait dans la salle d’audience, passait dans quelque appartement vaste, ou se mettait à un balcon pour voir manœuvrer et défiler ses troupes. À côté de lui se trouvaient encore des secrétaires, occupés de lire ou d’écrire des dépêches. À six heures et demie, le moment du repos était arrivé ; les appartements du palais étaient alors magnifiquement éclairés. De toutes parts brillaient de nombreuses bougies, portées sur des flambeaux d’argent artistement travaillés, ou enfermées dans des globes de verre. Les grands officiers de l’empire, les chefs militaires, les principaux de la noblesse, arrivaient alors au palais. Quatre de ces dernier s’étaient tour à tour de service auprès de Tippoo, leurs fonctions étaient celles des chambellans de nos cours européennes ; ils étaient reconnaissables à leurs sabres nus, qu’ils tenaient à la main. Les autres courtisans déposaient leurs armes dans les mains des gens de leur suite avant d’entrer dans le palais. Chacun des grands-officiers était escorté par quelques uns de ses serviteurs jusqu’à la porte du premier appartement. Arrivés là, l’un recevait le sabre de son maître, un second laissait tomber la queue de sa robe, un troisième s’emparait de ses babouches, qu’il déposait soigneusement dans un sac richement brodé. Les soirées étaient remplies par les danses, délices des Orientaux. Des fruits, des sorbets, des confitures, circulaient parmi les hôtes de Tippoo. Comme souverain d’une partie du Visapour, renommé par la beauté de ses bayadères, il pouvait se procurer les plus distinguées d’entre elles par leurs charmes ou leurs talents. Achetées dès l’âge de cinq ou six ans, ces jeunes filles étaient élevées avec le plus grand soin ; apprenaient le chant, la danse, la musique. Elles avaient en général les traits fins, délicats, de grands yeux noirs, de beaux sourcils, un teint d’un beau brun clair, nuance préférée par les Orientaux ; une simple gaze brodée d’or ou brochée très richement formait leur habillement. Des pierres précieuses les couvraient de la tête aux pieds ; elles portaient encore un autre ornement peu d’accord avec le goût européen, un petit anneau au bout du nez. Les bayadères de Tippoo étaient célèbres dans l’Inde entière par leur beauté, leurs grâces, leurs talents. Elles se montraient aux yeux du maître dès l’âge de onze à douze ans ; flattaient pendant quelques années ses capricieuses fantaisies, puis, quittant la cour, se répandaient dans les provinces. Le plus souvent elles finissaient par s’attacher à quelques pagodes dont leurs charmes faisaient la richesse et la renommée. Trois cents de ces femmes peuplaient le sérail de Tippoo ; la plupart appartenaient à des familles fort distinguées.

Le tigre avait été choisi par Tippoo comme armoirie, comme emblème de son empire. Un tigre de grandeur naturelle, couvert d’or, accroupi et présentant une gueule menaçante, servait de support à son trône ; au-dessus était suspendu, les ailes déployées, un oiseau du paradis, de la grosseur d’un pigeon, d’or massif, tout couvert de diamants, de rubis et d’émeraudes ; plusieurs têtes de tigre sculptées en or, entourées de pierres précieuses, formaient tout à l’entour de magnifiques bas-reliefs ; on y montait des deux côtés par des escaliers d’argent. Un dais orné de franges et de perles le surmontait, supportant lui-même un chiffre formé des initiales de ces mots : « Le lion de Dieu est le conquérant. » Titre jadis donné par Mahomet à son gendre Aly, en raison de sa valeur. Or, Tippoo avait adopté comme le patron de son empire Aly, et choisi en son honneur le tigre pour emblème. Les habitants de l’Indoustan ne font point de différence entre le tigre et le lion ; il est douteux qu’un lion se soit jamais montré sur les rives du Gange et de l’Indus.

Tippoo ne supportait qu’avec peine le repos ; il aimait passionnément la guerre. Empruntant une comparaison à son animal favori, on l’entendait dire quelquefois : « Mieux vaut vivre deux jours comme un tigre que deux cents ans comme un mouton. » Le souvenir des victoires de Hyder-Ali, celui de ses premiers succès, ne cessaient d’agir sur son imagination. Au sein de la paix profonde qui dura pendant les huit années de 1782 à 1790, ses pensées ne s’en reportaient pas moins incessamment vers la guerre. Il ne cessait de s’occuper des moyens de former de nouvelles alliances qui le missent à même d’attaquer avec avantage les possessions anglaises. Dans ce but il envoya trois ambassadeurs à Versailles ; il tenait à s’assurer des dispositions de la France et du parti que prendrait cette puissance dans le cas où la guerre viendrait à éclater dans la presqu’île. Ces trois ambassadeurs, Mahomet-Derviche-Khan, Akbar-Aly-Khan, Mahomet-Osmund-Khan, s’embarquèrent à Pondichéry le 22 juillet 1787 ; ils arrivèrent à Toulon le 9 juin de l’année suivante, et se rendirent peu après à Paris. Leur présence fut un spectacle de nature à exciter fortement la curiosité. Ils devinrent l’objet de toutes les conversations, le point de mire de tous les regards. La richesse et l’élégance de leurs costumes, les souvenirs des anciennes guerres, les noms encore vivants de Dupleix, Bussy, Lally ; l’ancienne importance des établissements français dans l’Inde ; tout cela ne pouvait manquer de leur valoir l’attention, la faveur publique. L’empire de Mysore devint un moment le sujet de toutes les conversations. Les ambassadeurs obtinrent une audience publique de Louis XVI, le 3 août 1788. On déploya à leur réception tout l’appareil de la cour ; ils reçurent l’accueil le plus distingué ; mais l’objet de leur mission ne put être atteint. La France sortait à peine d’une guerre ruineuse ; l’état intérieur du royaume commençait déjà à donner des inquiétudes. Le gouvernement ne put ni n’osa recommencer les hostilités, seulement une nouvelle et plus étroite alliance fut cimentée entre Tippoo-Saëb et la France. Les ambassadeurs étaient de retour à Seringapatam au mois de mai 1789 ; ne rapportant à Tippoo-Saëb aucune réponse satisfaisante sur l’objet de leur demande, ils en furent assez mal reçus. D’ailleurs, leur mission devait avoir pour eux un bien fatal résultat. La splendeur du royaume de France avait fortement frappé leur imagination ; ils parlaient volontiers de ses ports, de ses arsenaux, de ses manufactures, de sa nombreuse et puissante armée. Ils ne tarissaient point sur les descriptions des villes superbes qu’ils avaient parcourues, sur la magnificence de la cour, etc. ; choses grandes en elles-mêmes et encore agrandies par l’emphase du langage oriental. Les grands et le peuple du Mysore s’intéressaient vivement à ces récits ; mais, d’un autre côté, la politique ou le fanatisme musulman s’irritèrent sans doute de ces descriptions faites d’une puissance chrétienne. On ne sait s’il faut attribuer le crime aux ordres de Tippoo, ou bien au zèle emporté de quelques uns de ses sujets : ce qu’il y a de certain, c’est que les ambassadeurs furent tous trois assassinés.

Malgré le peu de succès de cette ambassade, Tippoo ne s’en prépara pas moins à la guerre. Le rajah de Chericka était un petit prince de la côte de Malabar, sur le territoire duquel se trouvait situé le comptoir de la Compagnie à Tellicherry. Ce rajah, jadis tributaire de Hyder, l’était demeuré de son fils Tippoo. Entre lui et les Anglais la meilleure, intelligence avait toujours régné ; à diverses époques des vivres et des munitions lui avaient été fournis par les Anglais : aussi le rajah se trouvait-il, en 1765, leur débiteur pour une somme considérable. En paiement de sa dette, il donna à la Compagnie un territoire nommé Rhanderrah. Par un autre marché, les Anglais affermèrent les droits de douanes du port de Tellicherry au prix de 4,200 roupies par an. Depuis 1765, le rajah avait reçu de nouvelles sommes d’argent et de nouvelles fournitures. Mais au commencement de 1786, se dégoûtant de son alliance avec les Anglais, il envoya un détachement chasser les Anglais du territoire de Rhanderrah. Les comptes n’étaient pas réglés depuis long-temps entre lui et les Anglais. Le gouvernement de Bombay répondit à cette agression en faisant établir ces comptes. Il en résultait une dette assez forte de lui à la Compagnie. On lui fit encore des représentations sur l’offense dont il se rendait coupable à l’égard de Tippoo, en agissant ainsi à l’égard des Anglais, dont il était allié. Toutefois, nulle tentative ne devait être faite pour rentrer en possession de Rhanderrah, Le rajah différa, éluda la reconnaissance des comptes. Tippoo ordonna au rajah de restituer le district, ou du moins fit donner aux Anglais l’assurance qu’il avait intimé cet ordre. Le rajah ne parla point de cette injonction, et dit que Tippoo lui avait seulement ordonné de régler ses comptes. L’affaire en était là lorsqu’en 1788 Tippoo, à la tête de son armée, descendit des montagnes, dans le but de parcourir ses possessions de la côte du Malabar. Au moment de se mettre en marche de Calicut à Palacatcherry, il écrivit au chef anglais du comptoir de Tellicherry. Dans cette lettre, alléguant que d’après les informations qu’il venait de prendre, le nabob avait payé sa dette, il se croyait en droit d’exiger la restitution du pays occupé par ce dernier. En conséquence, il l’engageait à l’évacuer. D’un autre côté, le rajah réclamait vingt-sept années de la location des douanes et demandait le paiement immédiat d’un lac de roupies. Le rajah ne mentionnait pas les sommes et les fournitures qui lui avaient été avancées par la Compagnie. Dans toutes ces transactions, les mauvaises dispositions de Tippoo à l’égard de la Compagnie perçaient de toutes parts.

L’apparition de Tipoo, à la tête de son armée, à l’ouest de la presqu’île avait rempli de terreur le rajah de Travancore. Dans la dernière guerre avec Hyder, les efforts du rajah en faveur des Anglais avaient été assez considérables ; il avait mérité que ces derniers le comprissent au nombre de leurs alliés dans leurs traités avec Tippoo. Son territoire s’étendait du voisinage de l’île Vipeen jusqu’à l’extrémité du cap Comorin ; borné à l’ouest par la mer, à l’est par la chaîne de montagnes qui partage la presqu’île, il allait finir à son extrémité. Cette situation géographique rendait le rajah naturellement et nécessairement ; pour ainsi dire, l’allié des Anglais. Éloigné du territoire possédé par ceux-ci, il n’avait rien à craindre de leurs empiètements. Séparé en même temps de Tinivelli par une chaîne de montagnes présentant une barrière à tous les agresseurs qui auraient menacé le Carnatique de ce côté, il avait d’ailleurs grand besoin lui-même de la protection des Anglais. En effet, les États du rajah étaient la seule proie qui de ce côté pût encore tenter Tippoo ; depuis les frontières des Mahrattes jusqu’au cap Comorin c’était le seul territoire qui ne lui fût pas soumis. D’ailleurs une circonstance eût suffi pour donner un grand prix à cette acquisition aux yeux de Tippoo ; elle le plaçait en contact avec la partie la plus vulnérable du Carnatique. Jadis le rajah de Calicut avait tenté de subjuguer celui de Cochin, qui avait été secouru par celui de Travancore. Depuis lors le rajah de Cochin avait eu souvent besoin d’être de nouveau secouru, tantôt en hommes, tantôt en argent. Le prédécesseur du rajah actuel de Cochin s’était acquitté en cédant au rajah de Travancore deux petits districts au nord des possessions de ce dernier. À cette époque Hyder commençait ses incursions sur la côte de Malabar. Le rajah, comme moyen de défense, entreprit la construction d’une grande ligne de fortification. Cette ligne qu’il éleva en effet au nord de ses États, passait par les deux districts cédés et consistait en un fossé de 16 pieds de large et de 20 de profondeur, une forte haie de bambous, un parapet, un bon rempart ; des bastions la flanquaient de distance en distance. Ces ouvrages s’étendaient à l’est sur un espace d’environ trente milles, ils touchaient d’un côté à la mer, de l’autre aux montagnes de l’Éléphant, qui font partie de la grande chaîne de l’Indostan. Attaqués par le nord, ils n’auraient pu être enlevés qu’après un siège régulier ; à la vérité, ils avaient aussi cet inconvénient d’être une sorte de provocation continuelle pour un voisin comme Tippoo. Le rajah de Cochin, menacé par les armes de Hyder-Ali, s’était déclaré vassal et tributaire de celui-ci ; il ne lui était resté que ce moyen d’éviter une ruine complète. Le fort de Cranganore et celui de Jaycottah, appartenant aux Hollandais, étaient comme des ouvrages avancés protégeant leur grand établissement de Cochin ; ils faisaient partie des lignes de Travancore dont ils formaient l’extrémité maritime. Le rajah les regardait avec raison comme de la dernière importance pour la défense de ses lignes. Ces deux forts avaient été dans l’origine cédés par le rajah de Cochin aux Hollandais, qui eux-mêmes les avaient cédés depuis lors au rajah de Travancore. Ils craignaient de n’être pas en mesure de les défendre contre un voisin tel que Tippoo.

Dès l’année 1788, Tippoo, dans une conférence avec le rajah de Cochin, laissa percer l’intention de redemander les deux districts jadis détachés. À cette conférence Tippoo fit encore des protestations contre la cession des deux forts de Cranganore et de Jaycottah ; il contestait au rajah le droit de l’avoir effectuée. Selon lui, la principauté de Cochin était tributaire, vassale du royaume de Mysore ; en conséquence aucune portion du territoire n’en pouvait être légalement aliénée, sans le consentement du souverain de ce dernier pays. Tippoo se croyait ainsi parfaitement fondé en droit à reprendre ou à réclamer soit les districts, soit les forts cédés par les Hollandais. Le gouvernement de Madras, dans le but d’enlever à Tippoo ce motif de guerre, avait lui-même pressé le rajah de Travancore d’annuler ces diverses transactions ; ce dernier avait résisté. La question de droit était au fond de savoir si le rajah de Cochin était déjà ou n’était pas encore tributaire, vassal de Mysore, à l’époque où les cessions auraient été effectuées. Alarmé des dispositions de Tippoo, le rajah de Travancore demandait des secours aux Anglais ; mais en ce moment ceux-ci avaient renoncé à la guerre, ou du moins voulaient l’éviter le plus long-temps possible. Le conseil suprême se bornait à recommander à la présidence de Madras d’éclaircir le point de droit, de ne songer toutefois à défendre le rajah que dans le cas où les prétentions de Tippoo seraient tout-à-fait sans fondement ; dans ce dernier cas même, de tout faire pour arriver à un arrangement amical. Ce conseil écrivait à Madras : « Les deux districts et les deux places dont il s’agit peuvent être d’une grande importance pour la défense du territoire du rajah de Travancore ; mais cela ne saurait être mis en balance avec les sérieuses conséquences d’une guerre avec Tippoo. Nous n’en sommes pas moins convaincus, cependant, qu’une basse soumission à l’insulte, à l’offense, deviendrait une politique dont les conséquences ne pourraient manquer de nous être fatales. » Le gouvernement suprême mettait le comble à sa prudence par l’injonction de ne point attaquer Tippoo, même dans la supposition où celui-ci aurait déjà pris possession de Cranangore et de Jaycottah. Il voulait qu’on attendit quelque nouvelle tentative contre les possessions du rajah de Travancore. Alors seulement, le gouvernement de Madras était autorisé à considérer la conduite de Tippoo comme une déclaration de guerre, et à agir en conséquence. Le gouvernement de Madras ; de son côté, n’inclinait pas moins à la paix ; c’est dans ce sens qu’étaient conçues toutes ses dépêches au rajah de Travancore.

Après diverses démonstrations sur Granganore, Tippoo se retira sans avoir rien tenté. Il prit position à Palacatcherry et Coïmbatore, où il se proposait de demeurer jusqu’à la fin de la mousson. Les premières opérations de Tippoo, suivant toute probabilité, devaient être dirigées contre les deux forts hollandais ; une fois en possession de ces deux points, rien ne lui était plus facile, en effet, que d’envahir tout le territoire de Travancore, Dans ce cas il devenait difficile, impossible pour mieux dire, à un détachement anglais au service du rajah de se retirer. Les troupes mysoréennes entouraient Tellicherry. Quelques uns de leurs postes avancés n’en étaient éloignés que d’une portée de fusil. Le commandant de Tellicherry écrivait à la présidence qu’il était comme bloqué par Tippoo ; ce dernier ne laissait effectivement passer aucun des convois qui se présentaient pour entrer dans la place. Alors recommencèrent de nouvelles négociations, de nouvelles explications entre Tippoo, le rajah et la présidence de Madras. Le sultan ne manquait pas de bonnes raisons : il disait que le fort de Cranganore avait été bâti sur un territoire qui lui appartenait, puisqu’il appartenait au rajah de Cochin ; que les Hollandais avaient payé une rente pour ce terrain, comme les autres tributaires ; qu’en conséquence, en vendant ces deux places, les Hollandais avaient bien réellement vendu ce qui ne leur appartenait pas, une partie du royaume de Mysore. Le rajah raisonnait différemment ; selon lui Cochin, dont Cranganore et Jaycottah étaient alors des dépendances, avait été l’une des premières conquêtes des Portugais dans l’Inde ; le rajah de Cochin était même leur tributaire. Mais en 1654 les Hollandais, alors en guerre avec les Portugais, attaquèrent Cochin ; ils les en chassèrent et en prirent possession en leur propre nom. Loin de tenir quelque chose du rajah de Cochin, ils le regardaient au contraire comme leur propre tributaire. D’un autre côté, ce n’était que depuis une douzaine d’années que ce rajah était lui-même devenu tributaire du royaume de Mysore ; encore était-ce seulement pour cette portion de sa principauté qui payait le chout, et se trouvait en dehors des lignes de Travancore. Le gouverneur-général inclinait à juger les choses dans le sens de Tippoo, c’est-à-dire à considérer les forts comme faisant partie d’un territoire appartenant au royaume de Mysore, et cédé sans son consentement. Il condamna donc la transaction, et renouvela l’injonction faite par le gouvernement de Madras au rajah. Cependant, comme ce territoire avait long-temps appartenu aux Européens sans que Tippoo ou son tributaire le rajah s’en mêlassent, il eut recours à un dernier moyen de conciliation ; il fit proposer à celui-ci de s’en remettre à incertain nombre de commissaires nommés de part et d’autre pour décider le point en litige. Lord Cornwallis proposait que la vente du territoire par les Hollandais fut annulée s’il devenait prouvé que le territoire vendu appartînt réellement au rajah de Cochin ; que, dans le cas contraire, c’est-à-dire dans le cas où il appartiendrait réellement aux Hollandais, la transaction fût confirmée.

Cependant à la fin d’octobre l’armée de Tippoo était campée dans le voisinage de Palgaut. Le rajah s’attendait à une attaque d’un moment à l’autre. Le 14 décembre, Tippoo se trouvant à vingt-quatre milles de la frontière de Travancore, sa cavalerie légère si approcha jusqu’à la distance d’un mille des lignes. Le jour suivant, un messager se présenta devant le rajah, porteur d’une lettre où Tippoo exposait ses exigences ; ce dernier commençait par demander au rajah l’extradition de quelques sujets mysoréens réfugiés sur le territoire de Travancore ; arrivant ensuite à l’affaire principale, il répétait encore une fois que les Hollandais avaient vendu ce qu’ils n’avaient pas le droit de vendre ; Cranganore était à lui, disait-il, non au rajah. En conséquence, il sommait celui-ci d’en retirer toutes ses troupes, il exigeait encore la démolition de la partie de ses lignes qui traversait le royaume de Mysore, c’est-à-dire les deux districts dont nous avons parlé. Le rajah répliqua que les Mysoréens fugitifs dont Tippoo réclamait l’extradition étaient de ses parents ; que les griefs dont il se plaignait remontaient déjà à plusieurs années ; que jusqu’à présent aucune plainte n’avait eu lieu au sujet de l’asile qui leur avait été accordé ; que néanmoins, jaloux comme il était de prouver à Tippoo ses dispositions amicales, il allait les éloigner. Le rajah ajoutait que les forts et le territoire achetés par lui aux Hollandais leur appartenaient bien réellement ; qu’ils ne dépendaient en aucune façon du tributaire de Tippoo ; enfin que le terrain traversé par ses lignes (les deux districts) lui avait été cédé en toute propriété par le rajah de Cochin long-temps avant que ce rajah ne se fût constitué vassal du royaume de Mysore.

Tippoo ne fit aucune réponse à ce message ; mais le 24, il prit position à quatre milles seulement des lignes, et là commença à élever des batteries. Le 29, profitant habilement d’un passage négligé, mal gardé, il les tourna par leur droite. Une partie de ses troupes s’introduisit dans leur enceinte même ; mais elles n’eurent ni le temps de se réformer, ni d’ouvrir un passage au reste de l’armée, ni de prendre elles-mêmes une bonne position ; attaquées vigoureusement par les soldats du rajah, elles prirent la fuite en désordre ; traversèrent de nouveau le fossé, et laissèrent bon nombre de morts sur le champ de bataille. Tippoo avait conduit lui-même cette attaque, il ne s’échappa qu’avec difficulté, et grâce à la vigueur de son cheval. Encore tout couvert de la poussière du combat, à peine rentré dans sa tente, il s’occupa tout aussitôt de préparer deux lettres pour le gouverneur de Madras. Dans ces lettres, il protestait de son désir de la paix ; ce qui venait de se passer, il l’attribuait à un mouvement de ses troupes dont la colère avait été excitée, selon lui, par les bravades de quelques détachements de Travancore, et qu’il n’avait pu maîtriser. Il s’étendait encore en protestations de dévouement pour les Anglais, et parlait longuement de son sincère désir de se maintenir en bonne intelligence avec eux. Le gouverneur de Madras n’était pas fort éloigné de croire à la vérité du langage de Tippoo ; il envoya ces lettres à lord Cornwallis comme témoignage des intentions pacifiques de Tippoo. Il lui écrivait en même temps en ces termes : « Autant que j’en puis juger, ce n’est pas l’intention de Tippoo de rompre avec la Compagnie. Probablement il s’est senti offensé par la conduite de notre tributaire le rajah de Travancore. C’est à votre seigneurie qu’il appartiendra de décider jusqu’à quel point la conduite qu’il a tenue se concilie avec le respect qu’il devait à notre gouvernement et au droit des nations. J’avoue que la question me paraît d’une grande importance ; et d’après les dernières lettres de Tippoo il y a, ce me semble, toute raison de penser qu’il sera disposé à entrer en négociation pour l’ajustement des points en litige[6]. »

Mais lord Cornwallis comprit que le temps des lenteurs et des délais était désormais passé. Dans sa réponse à M. Holland il disait : « Je suis bien éloigné de donner mon approbation à la conduite tenue par le gouvernement de Madras dans les dernières circonstances. C’était pousser trop loin le zèle pour l’économie que de s’abstenir de préparatifs de guerre, après avoir souffert les plus grossières insultes qui puissent être adressées à une nation ; je pense, quant à moi, que chaque roupie de cette économie mal entendue en coûtera plus tard, avant peu peut-être, des lacs entiers à la Compagnie. Une chose m’affecte plus péniblement encore, c’est le sacrifice que vous avez fait en cette occasion de l’honneur national ; car vous avez souffert avec une inconcevable timidité que les États du roi de Tanjore devinssent la proie d’un insolent et cruel ennemi ; les devoirs les plus sacrés de la bonne foi et de l’amitié nous faisaient au contraire une obligation de les défendre[7]. » Lord Cornwallis se disposa dès lors à se rendre sur-le-champ à Madras ; il avait hâte de remédier autant que possible aux funestes conséquences de la faiblesse que venait de montrer cette présidence. Toutefois, le général Medows ayant été nommé en remplacement de M. Holland, lord Cornwallis changea de résolution ; il se détermina à laisser à cet officier la conduite de la guerre ; « guerre, écrivait-il ; qui n’était pas moins nécessaire pour venger l’honneur outrage de la nation que pour pourvoir à la sécurité de l’avenir en accomplissant, pendant que l’occasion était favorable, la réduction du pouvoir de Tippo sultan. » Instruit de toutes ces circonstances, Tippoo ne renonça pourtant pas sur-le-champ à son système d’apologie. Dans une autre lettre à la présidence de Madras, il tenta de nouveau d’expliquer dans un sens pacifique, d’excuser encore une fois sa conduite, vis-à-vis le rajah de Tanjore. Dans cette lettre il accueillait en outre la demande qui lui avait d’abord été faite de régler les différends par des commissaires ; seulement il insistait pour que ces commissaires fussent envoyés à sa cour. Mais le général Medows avait apporté au gouvernement de Madras un tout autre esprit que celui récemment manifesté par celui-ci. Il ne fit aucune réponse à la communication de Tippoo ; dans une dépêche à Calcutta, il disait qu’il regarderait comme dérogatoire de la dignité de l’Angleterre d’envoyer des commissaires à Tippoo. Lord Cornwallis partagea cet avis ; il répondit à Tippoo : « Je ne saurais considérer l’attaque des lignes de Travancore comme le résultat d’un accident fortuit. Vous y étiez présent, vous avez conduit cette attaque en personne. Le rajah étant en possession de ces lignes depuis vingt ans et plus, elles lui étaient par conséquent garanties par le dernier traité de paix. En un mot, dans un acte d’hostilité aussi violent, je ne saurais voir autre chose qu’une rupture complète de votre part avec la Compagnie. »

Les hostilités étaient donc décidées, et lord Cornwallis se trouvait débarrassé de toutes les entraves qui l’avaient empêché jusque là de contracter de nouvelles alliances. À son tour il se mit à solliciter du nizam cette même alliance que lui-même avait hésité à contracter quelques mois auparavant. Le résident anglais dut lui exposer, sous les plus fortes couleurs, le caractère avide, sans foi et rapace de Tippoo. Il fit briller à ses yeux les avantages d’une alliance avec les Anglais. Il lui promettait une entière participation aux avantages de la victoire, une mutuelle garantie de leur domination respective contre l’ambition du sultan. Le nizam désirait cette alliance autant que pouvait le faire lord CornWallis ; seulement la crainte que lui inspiraient les Mahrattes était un grand obstacle à son acceptation ; il vivait dans une appréhension continuelle de ces voisins redoutables. Pas de jour ne s’écoulant, pour ainsi dire, où il ne crût les voir au centre du royaume, aux portes de sa capitale. La totalité de ses troupes lui paraissait à peine suffisante pour sa propre défense ; ce n’était qu’avec terreur qu’il abordait la pensée d’en éloigner une partie. Mais comme les Mahrattes eux-mêmes finirent par entrer dans cette alliance, ces difficultés ne laissèrent pas que d’être surmontées. Depuis le traité de Sabbhye, leurs relations avec les Anglais avaient continué sur le pied d’une bonne amitié. Plusieurs fois le gouvernement de Poonah leur avait même fait quelques ouvertures au sujet d’une alliance contre Tippoo. Mais l’acte du parlement dont nous avons déjà parlé, avait alors empêché le gouverneur-général de céder à leur désir. Le mauvais côté de cet acte du parlement et ses funestes conséquences se révélaient de jour en jour, en dépit des considérations libérales qui l’avaient dicté. Il exposait, suivant l’expression de lord Cornwallis, la Compagnie à commencer la guerre sans s’être prudemment assuré le secours d’aucune alliance efficace. En ce moment les Anglais eurent donc à solliciter à leur tour les Mahrattes ; il s’agissait d’en obtenir ce qu’eux-mêmes avaient récemment demandé. Se voyant recherchés, ils firent des difficultés pour se faire valoir, et imposèrent des conditions. Un traité fut cependant conclu avec eux le 4 juillet 1790. Un autre traité, dont les bases étaient à peu près les mêmes, avait été passé le 4 juin avec le nizam. Aux termes de ce traité, le nizam et le peschwah s’engageaient à poursuivre vigoureusement la guerre contre Tippoo à la tête d’une nombreuse armée, l’un et l’autre accompagnés d’un corps auxiliaire anglais d’égale force. Les parties contractantes s’engagèrent à ne pas faire la paix séparément, à partager également les conquêtes, à repousser par leurs forces combinées toute agression de Tippoo contre l’un ou l’autre. Quant à l’objet de la guerre, c’était 1° le paiement des frais de la guerre par l’ennemi ; 2° la restitution au nizam et au peschwah de ce qui leur avait été enlevé soit par Tippoo, soit par son père Hyder-Ali ; 3° de le dépouiller de ce qu’il possédait au-delà des ghauts dans le Carnatique ; 4° enfin de soustraire à sa domination les naïrs du Malabar. Ce dernier article, inspiré par l’humanité, plutôt que par aucune considération politique, avait pour but de mettre un terme à la conduite sanguinaire dont Tippoo était accusé de se rendre coupable à l’égard de ces chefs. Une triple alliance entre les trois grands pouvoirs de la péninsule se trouva ainsi constituée tout-à-coup contre le royaume de Mysore. Le nizam et les Mahrattes obéissaient au ressentiment qu’ils nourrissaient depuis long-temps contre Tippoo et son père. Ils espéraient se délivrer, à l’aide de l’alliance des Anglais, de l’appréhension, de la terreur constante où son ambition les faisait vivre. Les Anglais, après tant de guerres offensives, cédaient cette fois à la nécessité de la défense ; nous avons dit avec quelle répugnance. Tels étaient les ressorts moraux de cette grande alliance, qui fut une époque nouvelle dans l’histoire politique de l’Inde.

Pour attaquer Tippoo le moment était favorable ; il était alors très occupé de tenir tête à la rébellion des naïrs du Malabar. On pouvait croire que ces chefs joindraient leurs troupes à une armée envahissante. Mais les Anglais n’étaient nullement en mesure d’opérer sur-le-champ cette invasion. L’année 1790 trouvait la présidence de Madras aussi peu préparée à la guerre qu’elle l’avait été une dizaine d’années auparavant. L’armée avait été considérablement augmentée, sans gagner beaucoup en force véritable. Un grand nombre de régiments composés d’Européens étaient arrivés ; mais, malgré la supériorité des Européens sur les indigènes au champ de bataille, ces troupes avaient de grands inconvénients : elles ne pouvaient supporter les brûlantes chaleurs et les fatigues de ces climats comme les troupes indigènes ; elles exigeaient en outre une immense quantité de bêtes de trait pour le transport de leurs bagages. L’effectif des Cipayes n’avait reçu aucune augmentation. L’armée de la Compagnie, constituée comme elle l’était en ce moment, eût été excellente pour une guerre défensive ; elle eût eu dans ce cas peu de grands mouvements à exécuter. La guerre qui menaçait, devait au contraire rendre nécessaires de rapides manœuvres, des marches, continuelles et pénibles. L’administration de l’armée pouvait à peine disposer d’un nombre de bœufs suffisant pour traîner le canon ; elle était bien loin d’en avoir assez pour le transport des bagages de l’armée. 15,000 hommes dans le Carnatique, et 8,000 à Bombay, constituaient en ce moment la totalité des forces anglaises dans la péninsule.

La pesanteur de l’armée anglaise n’était pas la seule difficulté pour entrer en campagne ; le manque de magasins en était une autre non moins essentielle. Depuis la convention de la paix, on avait agi comme si cette paix devait être perpétuelle. Pendant la dernière guerre, les Anglais avaient beaucoup souffert de ce manque de magasins ; mais depuis lors on avait préféré des économies du moment à des dépenses qui ne pouvaient profiter que dans l’avenir. C’eût été cependant une bonne économie ; elle eût abrégé la guerre qui commençait, et ainsi coupé court aux dépenses que cette guerre entraînait. Des approvisionnements faits à Amboor en temps opportuns, auraient évité un transport fort difficile de Madras à cette ville. Par suite de l’absence de ces précautions, l’armée devait avoir à faire des convois dangereux et pénibles. À l’entrée de l’armée anglaise dans les États de Tippoo, en devait donc s’attendre à le voir couper les convois, intercepter les vivres. À la vérité, c’était chose plus difficile qu’en Europe ; chaque mois produisait une récolte d’un grain ou d’un autre, qui devait suffire partout à la subsistance de l’armée ; le reste devait se trouver dans les villages. Sans doute Tippoo brûlerait en même temps que ces villages le blé déjà récolté et le blé encore sur pied ; toutefois une grande partie du blé récolté ne lui en réchapperait pas moins. Ce n’était pas l’usage du pays qu’il fût rassemblé dans des magasins publics. Chaque habitant cache dans des fosses, dans les environs de sa propre maison, ce qui est nécessaire à l’entretien de sa famille ; quantité toujours considérable, par la raison que le grain est la seule nourriture des indigènes. Les anglais avaient encore un autre avantage. Tippoo était obligé d’établir çà et là quelques magasins pour son armée. Or, le moindre de ses magasins tombant dans leurs mains, suffisait à les nourrir pendant long-temps. Un mois de vivres pour l’armée mysoréenne, à raison de la différence du nombre, ne pouvait manquer de nourrir pendant une année les troupes anglaises. En ce moment Tippoo se trouvait à la tête de 110,000 hommes, dont un grand nombre était composé d’esclaves, à la façon des janissaires turcs ; toute son armée, du reste, disciplinée à l’européenne. Il avait publié a l’usage de ses officiers un manuel contenant une grande partie des manœuvres européennes, auxquelles il en avait ajouté quelques autres de sa propre invention. Les marches, les campements, la fortification de campagne, etc., faisaient le sujet d’autres instructions analogues. Tippoo aimait la guerre pour la guerre ; mais vis-à-vis des Européens son ardeur guerrière était encore aiguillonnée par son fanatisme religieux. Il se précipitait avec joie dans des hasards qui satisfaisaient son ambition terrestre tout en lui ouvrant les portes du paradis.

Cette guerre commençait une ère nouvelle dans la politique de l’Inde. Jusque là le gouvernement de Madras et les directeurs avaient eu pour maxime constante de considérer Tippoo comme une barrière utile et nécessaire entre les Mahrattes et le territoire de la Compagnie. Mais une opinion différente commençait à se faire jour, ayant pour organes les jeunes générations, les fonctionnaires, les officiers, dont les idées s’étaient développées dans l’Inde. Cette opinion était hostile à Tippoo et favorable à l’alliance avec les Mahrattes, Par l’organe de l’un d’eux, sir Thomas Munro, les partisans de cette opinion disaient : « Soutenir Tippoo par crainte des Mahrattes, c’est soutenir un ennemi puissant pour se défendre contre un faible ennemi. Du voisinage de l’un il y a tout à craindre ; la situation de l’autre nous donne toute sécurité. Il suffit de réfléchir un instant sur la diverse nature de leur gouvernement pour en demeurer convaincu. L’un est une monarchie absolue, despotique, militaire, la plus absolue, la plus militaire, la plus despotique qui soit au monde. Chaque branche d’administration civile ou militaire fonctionne avec la régularité que lui a imprimée le génie de Hyder. Tout marche avec un ordre, une régularité extrêmes. Les distinctions de la naissance y sont abolies. Les zemindars rebelles ont été soumis ; tous ceux qui résistaient, exilés ou remplacés. La justice y est sévèrement et impartialement administrée à tous. Une nombreuse armée bien disciplinée est tout entière à la disposition du souverain. Chaque emploi, depuis le plus mince jusqu’au plus important, est exercé par des gens dont on a exigé un certain apprentissage pour le remplir : chose qui n’existe nulle part ailleurs dans l’Inde. Il en résulte dans l’ensemble de ce gouvernement une vigueur, une énergie, jusqu’alors inconnues. Les Mahrattes ne sont au contraire qu’une confédération de chefs puissants, indépendants les uns des autres, possédant des dominations étendues, de nombreuses armées ; mais tantôt agissant de concert, le plus souvent jaloux les uns des autres, chacun ne visant qu’à son propre avantage, faciles à détacher individuellement de la ligue générale par la considération de quelque avantage particulier ; Le gouvernement de Mysore est donc organisé pour la conquête. Un tel caractère de vigueur lui a été imprimé par son fondateur, qu’il le retiendra long-temps encore, fût-ce sous le règne d’un prince faible ou mineur. Loin de là, la force du gouvernement des Mahrattes est soumise à des oscillations continuelles ; les différents membres de la confédération, tantôt lui donnent une force passagère par leur union, tantôt l’affaiblissent outre mesure par leurs discordes ; ajoutez à cela de continuelles divisions de territoire entre les enfants d’un des princes de la confédération, qui ne manquent jamais d’amener des dissensions souvent incalculables[8]. »

Les choses en étaient là ; mais, comme la plupart des grandes guerres, celle-ci commença par une espèce d’accident. Le 2 mars, des troupes du sultan et un détachement de l’armée du rajah se rencontrent ; ce dernier voulait éclaircir un bois qui se trouvait en avant des lignes. Les soldats de Tippoo s’y opposèrent, une légère escarmouche s’ensuivit. Tippoo, qui depuis long-temps maîtrisait à peine son impatience guerrière, cessa de se contraindre. Il prit position à peu de distance des lignes, et commanda l’érection de cinq batteries ; peu de jours après, il ouvrit un feu vif et soutenu. Quelques jours furent employés à pratiquer une ouverture assez considérable pour qu’il fût possible de tenter un assaut. Le 7 mai, Tippoo, jugeant ce moment venu, se présente à la tête de l’armée mysoréenne, tambour battant, enseignes déployées. Cette vue effraya les troupes du rajah, qui lâchèrent pied, et prirent la fuite dans toutes les directions. Maître des lignes, Tippoo se présenta aussitôt devant Cranganore. Il en prit immédiatement possession. Toute la partie nord de Travancore devint immédiatement sa proie ; il rasa les lignes, renversa les remparts dans le fossé, et répandit au loin la désolation. Il se souvenait de son premier revers, et prenait plaisir à le venger. Mais il n’avait pas de temps à perdre. La nécessité de se défendre contre les armées confédérées devait bientôt le contraindre de retourner à sa capitale. Toutefois, par un étrange aveuglement, Tippoo, même après cette attaque, semblait ne pas désespérer encore de conserver la paix avec les Anglais. Le 22 mai, dans une nouvelle lettre à la présidence de Madras, il parlait encore de son désir de conserver la paix ; il se plaignait du malentendu qui avait occasionné le rassemblement de ses propres armées et de celles des confédérés. Il offrait d’envoyer une personne de dignité à Madras pour donner et recevoir toutes les explications convenables. Le général Medows, homme d’un caractère modéré, mais ferme et résolu, repoussa fièrement ces propositions ; il répondit à Tippoo : « J’ai reçu votre lettre et compris son contenu. Vous êtes un grand prince, et je dirais un prince éclairé, n’était votre cruauté envers vos prisonniers. Les Anglais sont également incapables d’injurier ou de se soumettre à l’injure. Ils se sont regardés en guerre avec vous du moment où vous avez attaqué leur allié, le roi de Travancore. Dieu ne donne pas toujours la victoire au plus fort, le prix de la course au plus rapide ; mais il donne le succès à ceux dont la cause est juste. C’est là ce qui fait notre espoir. »

Le plan de campagne suivant avait été délibéré à Madras. Le général Medows, à la tête de l’armée rassemblée dans le Carnatique, était chargé de prendre possession du pays de Coïmbatore de forcer le passage de Cugelhutty puis de pénétrer dans le cœur du Mysore. Le général Abercromby, avec l’armée de Bombay, devait réduire le territoire de Tippoo sur la côte de Malabar, et effectuer au besoin sa jonction avec le corps d’armée de Medows. Pendant ce temps, la garde du Carnatique était remise au colonel Kelly, à la tête d’un corps d’armée considérable ; ce dernier ayant pour objet de surveiller les défilés qui conduisent du Mysore dans le Carnatique. Pour l’exécution de ce plan, le général Medows abandonna les plaines de Tritchinopoly et, le 15 mai, se mit en marche vers Coïmbatore. Il emportait pour quarante jours de vivres. À peine eut-il fait vingt milles que près de vingt-quatre caissons se brisèrent. On s’aperçut de plus qu’il manquait environ un millier de paires de bœufs pour le transport des grains et des munitions. Le général fut obligé de s’arrêter quelques jours pour attendre de nouveaux caissons de Tritchinopoly et tâcher de se procurer un supplément d’attelages de bœufs. Il se remit en route aussitôt que possible ; mais, soit que les bœufs fussent de mauvaise qualité, ou leurs conducteurs de mauvaise volonté, la marche de l’armée fut extrêmement lente ; elle faisait à peine trois ou quatre milles par jour. Cet espace parcouru, il fallait que les bœufs retournassent à l’endroit d’où l’on était parti pour chercher ce qui y était resté des vivres et des munitions. Les bœufs ne pouvaient en transporter qu’environ la moitié à la fois, faisant deux fois le même chemin que l’armée. Le général Medows mit ainsi vingt jours à se rendre à Caroor, quoique la distance ne fût que de soixante milles. À l’approche des Anglais, la garnison l’évacua. Le général s’y arrêta pour réparer les fortifications de la place. Il y établit un magasin de riz pour trente jours. Le 2 juillet, il se remit en route, se dirigeant vers Aravacourchy, place peu importante, occupée par un petit nombre de Polygars, qui la rendirent sans coup férir. Le 10, il arriva à Daramporam, qui fut trouvée déserte. Ce jour-la pour la première fois, on vit voltiger quelques centaines de cavaliers ennemis sur le front et les flancs de l’armée ; on en prit une cinquantaine qui donnèrent la nouvelle de la présence de Tippoo à Coïmbatore, à la tête de son principal corps d’armée. Le bruit se répandit qu’il était disposé à combattre sur ce terrain. Dans cette espérance, le général Medows laissa sa grosse artillerie et une partie de ses bagages à Daramporam, et marcha dans cette direction.

Mais Tippoo n’était plus à Coïmbatore, et loin de là il avait traversé la Bowanny, et gravissait les rapides défilés des montagnes. Il était en pleine marche sur Seringapatam. L’artillerie et les bagages durent rejoindre l’armée, qui s’avança vers Coïmbatore. Le colonel Floyd fut détaché en avant avec la cavalerie pour empêcher cette place d’être brûlée par Seib-Saheb, fils de Tippoo ; chargé par lui de surveiller les mouvements des Anglais. Le jeune prince se tenait à une vingtaine de milles de leur camp, se retirant à mesure qu’ils avançaient, mais ne les perdant jamais de vue ; à l’aide de sa cavalerie légère, il les enveloppait comme d’un réseau. Seib-Saheb avait l’ordre de mettre le feu à Coïmbatore. L’approche de la cavalerie, conduite par Floyd, l’en empêcha. Bientôt ce dernier, après une marche de trente milles, songe à s’arrêter à dix heures du soir. Il se trouve au milieu du campement d’un petit corps de cavalerie ennemie, met en fuite ce détachement, qui se monte à 500 chevaux, et lui fait 30 ou 40 prisonniers. Ces prisonniers lui apprennent que Seib-Saheb est campé à huit milles de là sur les rives de la Bowanny avec 8,000 chevaux, un petit corps d’infanterie et de l’artillerie. Floyd n’ose attaquer ; il rétrograde, et fait demander à Medows de l’infanterie et de l’artillerie. Seib-Saheb passe la rivière sur des radeaux, et Floyd, ayant reçu les renforts demandés, se met à sa poursuite. Mais au moment où il arrive à la rivière, il aperçoit l’arrière-garde de l’ennemi qui vient de la passer et se montre encore sur la rive opposée ; il échangea avec elle quelques coups de canon, et rejoignit le général Medows. Il fut sévèrement blâmé de n’avoir pas osé attaquer Seib-Saheb. Sur le rapport des prisonniers, ce dernier avait 8,000 chevaux, et Floyd 2,000 hommes de cavalerie indigène parfaitement bien montée. On disait avec raison qu’il fallait renoncer à toute guerre dans l’Inde si l’on n’osait combattre dans cette proportion. Le colonel Stuart avait été envoyé avec un détachement pour sommer Palacatcherry. Le commandant de cette place refusa d’écouter cette sommation. Stuart n’avait pas d’artillerie de siège. D’un autre côté, c’était le moment où les pluies de la côte de Malabar, dont la violence est extrême, commençaient. Le général Medows établit son quartier-général à Coïmbatore, d’où il envoya divers détachements pour soumettre les places et les forts du voisinage. Heraü, petite place sans grande importance, se rendit au commencement d’août. Le colonel Stuart ouvrit la tranchée devant Dindigul, avec un fort détachement ; les Anglais promettaient de respecter les propriétés particulières si la ville se rendait ; en cas de résistance, ils menaçaient de passer la garnison au fil de l’épée. Le gouverneur, énergique vieillard, répondit : « Dites à votre commandant que je ne saurais me rendre responsable envers mon maître de la reddition d’une place telle que Dindigul ; que s’il m’envoie une seconde proposition du même genre, je lui renverrai le message par la commodité d’un de mes canons. » Des batteries furent élevées, et après une canonnade assez vive pendant deux jours, l’assaut fut résolu pour la nuit suivante. La brèche était d’un accès difficile ; mais les munitions étant épuisées ; ce seul parti restait. Les troupes se présentèrent à l’attaque avec une grande bravoure ; elles firent de nombreux efforts pour pénétrer dans la place ; mais elles trouvèrent une résistance qui les força de se retirer. Il leur aurait été difficile peut-être de donner un second assaut. Aussi leur surprise fut-elle grande quand ils virent s’élever sur la place un drapeau parlementaire. La garnison, dont le courage ne répondait guère à celui de son commandant, effrayée de l’attente d’un second assaut, déserta en grande partie. Le vieux commandant, tout en faisant au colonel Stuart quelques uns de ces compliments ordinaires à la politesse orientale, lui dit : « Sans cette désertion, j’aurais attendu trois mois encore avant d’avoir l’honneur de vous rendre ma visite. » La brèche en effet n’était guère praticable ; et le reste des ouvrages de la place encore en bon état. Palacatcherry, attaqué de nouveau, et cette fois avec de l’artillerie, se rendit. Sattimungul ne fit pas payer sa conquête d’une seule goutte de sang.

Coïmbatore et le pays environnant ainsi soumis, le général Medows dut s’occuper de forcer le défilé de Gujelhutty. Il s’agissait de franchir les montagnes et d’aller attaquer Tippoo au centre même de sa domination. L’armée était en ce moment partagée en trois divisions de force à peu près égale : l’une, commandée par le général Medows, dont le quartier-général était à Coïmbatore ; l’autre, sous le commandement du général Floyd, au poste avancé de Sattimungul, au pied du défilé de Gujalhutty ; la troisième, sous les ordres du colonel Stuart, à Palacatcherry, à environ trente milles sur les derrières. Le colonel Kelly, demeuré dans le Carnatique, était campé à Arnie. Le nizam avait pris position au nord de la Kistna. Son neveu, le nabob d’Adoni, était à Bachore avec environ 10,000 hommes. Les Mahrattes, avec le détachement anglais de Bombay, commandé par le capitaine Little, dont nous raconterons plus tard les opérations, avaient passé la Kistna. Ces alliés avaient été arrêtés long-temps par les pluies ; ils l’étaient davantage encore par la terreur que leur inspirait Tippoo ; leur intention secrète était de se tenir à une assez grande distance jusqu’au moment où l’armée anglaise aurait pénétré dans l’intérieur du Mysore, après avoir passé les montagnes ; ils attendaient ce moment pour décider de leurs opérations futures. Tippoo, ainsi cerné, à la fin d’août 1790, campait à la tête de toutes ses forces dans les environs de Seringapatam.

Mais Tippoo, malgré les irrégularités de son caractère, ne manquait pas du génie de la guerre. Le côté défectueux des dispositions prises par les Anglais l’avait frappé tout-à-coup. Il résolut de prendre hardiment l’offensive ; grâce à la rapidité de ses mouvements, il se flatta de pouvoir attaquer l’une après l’autre les trois divisions anglaises, sans leur laisser le temps de se réunir. Le grand art de la guerre moderne consiste, on le sait, à se trouver toujours le plus fort sur tel ou tel point donné ; ainsi que son père, Tippoo en avait quelques pressentiments. Le 2 septembre, il quitte précipitamment Seringapatam, et se dispose à passer la Bowanny. Il s’était muni d’un grand nombre de bateaux pour le passage de cette rivière ; mais la chaleur l’ayant fait baisser considérablement, il put se débarrasser de ce superflu de matériel. Il franchit le Gujelhatty. Le 9, Seib-Saheb se trouvait près du défilé à la tête d’un corps d’armée considérable. Le colonel Floyd, instruit de ce mouvement, hésita longtemps à y ajouter foi. Les détails devinrent de plus en plus circonstanciés. Ne pouvant plus enfin douter de la vérité, il l’écrit au général Medows, chargeant de cette dépêche un Cipaye intelligent. Le 13, Floyd envoya des reconnaissances dans des directions différentes, Partout elles sont repoussées par la cavalerie ennemie. Le major Darly est détaché avec un régiment pour les appuyer ; il est entouré de tous côtés, obligé de prendre position au milieu de quelques clôtures ; d’ailleurs il se maintint sur son terrain, et donna le temps au colonel Floyd de venir le dégager à la tête de la cavalerie. Les troupes de Tippoo furent dispersées après avoir perdu environ 400 hommes. Leur perte eût été plus considérable si la nature du pays, coupé de haies et de fossés, n’eût pas rendu toute poursuite impossible. Le colonel Floyd regagna son camp ; il s’y mit à déjeuner de grand cœur, dit-on, l’exercice du matin lui ayant donné de l’appétit. Alors quelques coups de canon se font entendre. L’ennemi, qu’il croyait dispersé, et qu’avait négligé de faire observer, reparaissait en force. Le corps anglais reprend à la hâte ses rangs ; la canonnade commence. Les Anglais avaient douze bouches à feu, les Mysoréens onze. En raison de la nature du terrain, l’artillerie de Tippoo ne pouvait tirer que de fort loin ; toutefois, comme son feu était bien dirigé, elle tua beaucoup de monde et démonta quelques pièces. Le feu des Anglais ne tarda pas à se ralentir, car ils avaient peu de munitions ; le sien se maintint avec la même intensité jusqu’au coucher du soleil. La nuit venue, Tippoo mit son artillerie à couvert derrière quelques hauteurs, et les deux armées demeurèrent dans leurs positions respectives jusqu’au lever du soleil. Alors Floyd assembla un conseil de guerre ; sa cavalerie, qui formait la seconde ligne, avait peu souffert, mais son infanterie beaucoup. Deux pièces de douze étaient démontées, une grande quantité des bœufs d’attelage tués, blessés, dispersés, hors de service. Les avis se partagèrent ; les uns voulaient que toute l’infanterie s’enfermât dans Sattimungul pour le défendre, tandis que la cavalerie se dirigerait vers le général ; et qu’elle reviendrait ensuite avec lui pour délivrer cette place ; les autres opinèrent de retirer la garnison de Sattimungul, et de se mettre tous ensemble en mouvement ; ce dernier avis fut celui de la majorité. En conséquence, la garnison du fort reçut l’ordre de rejoindre le détachement.

Floyd commence alors le mouvement de retraite. Les approvisionnements rassemblés à Sattimungul et trois pièces de canon sont abandonnés. L’armée anglaise marcha sur deux lignes, l’infanterie à droite, la cavalerie à gauche, ce qui restait de bagage au centre. Aussitôt qu’il apprend ce mouvement rétrograde, Tippoo se met en mesure de suivre l’ennemi. Jamais sur ses gardes, ne se sachant pas poursuivi, Floyd ne tarde pas à changer son ordre de marche ; il envoie sa cavalerie au fourrage, et la conduit lui-même. Tippoo profite du désordre qui suit ce mouvement ; il enlève une portion du bagage des Anglais et place quelques pièces d’artillerie sur leur droite à la distance d’environ deux cents verges ; il ouvre alors un feu meurtrier qui augmente les difficultés de leur marche dans un sentier étroit, bordé de haies, et souvent interrompue. Deux compagnies du 36e régiment font une charge pour s’emparer de ces pièces ; elles sont repoussées, après avoir laissé presque tous les officiers sur le carreau. D’un autre côté, Burhan-al-Dien, le principal lieutenant de Tippoo, qui avait toute sa confiance, dont l’autorité dans l’armée venait après la sienne, fut tué en dirigeant un mouvement de l’artillerie. Plusieurs fois la cavalerie mysoréenne chargea les Anglais sans parvenir à rompre leurs rangs. Le commandant de cette cavalerie, en disgrâce auprès de Tippoo, voulait regagner sa faveur à force de hardiesse ; il vint se faire tuer presque seul sur les baïonnettes anglaises. Malgré cette audace, les Anglais n’en parvinrent pas moins à sortir de ce terrain difficile où ils cheminaient péniblement. En ce moment Floyd revenait à la tête de sa cavalerie ; voyant ce qui se passe, il charge les troupes de Tippoo avec tant de succès qu’il les tient éloignées pour long-temps. La nuit venue, ce dernier craignant de voir accourir le général Medows au secours de Floyd ; cessa sa poursuite. La perte des Anglais en morts et en blessés ne monta à moins de 156 Européens et 280 Cipayes. Mais ce qui avait pour eux de plus fâcheuses conséquences, leur plan de campagne était tout-à-fait changé. Au lieu de continuer l’offensive, ils étaient dès lors réduits à se tenir sur la défensive. Au reste, Tippoo ne porta peut-être pas assez de vigueur dans l’exécution d’un plan si bien conçu. En amenant sur le terrain une artillerie plus nombreuse, ce qui lui était possible, il eût probablement enfoncé les lignes anglaises, sinon le 2 septembre, jour de l’attaque, au moins le lendemain. Les Anglais, qui, depuis deux jours, n’avaient ni mangé ni reposé, n’auraient probablement pas opposé une grande résistance à une seconde attaque vivement conduite. Les général Medows, qui s’était mis en route pour marcher au secours de Floyd, serait arrivé trop tard ; et n’ayant avec lui que cinq bataillons dont deux seulement d’Européens, serait devenu lui-même une proie facile pour Tippoo. Le colonel Stuart n’aurait pas non plus évacué Palacatcherry sans difficulté. En recevant la nouvelle du mouvement de Tippoo, il s’occupa sur-le-champ de ses préparatifs pour un mouvement de retraite sur Cochin.

Le général Medows se mit en mouvement pour marcher au secours de Floyd ; au lieu de marcher sur Sattimungul, il se dirigea sur Vellerdi, bien que ce fût pas la route directe. Floyd le rejoignit, et après cette jonction tous deux rétrogradèrent sur Coïmbatore. Le colonel Stuart y arriva le 24 ; le 29, le général Medows, à la tête de toutes ses forces, se dirigea sur Sattimungul, dont Tippoo s’était emparé ; il se proposait de le forcer à combattre. Mais ce dernier ne voulait pas courir les chances d’une bataille, dont la perte eût transporté dans ses propres États le théâtre de la guerre, extrémité que tous ses efforts tendaient à éloigner. Au lieu d’attendre le général anglais, il le déborda par sa droite, se porta sur Erroda, et continua de marcher dans la direction de Caroor. Les Anglais le poursuivirent quelque temps, mais il leur échappa tout-à-coup ; il disparut, sans qu’il leur fût possible de deviner ce qu’il était devenu. Continuant sa route, Medows gagna Caroor, où il fut rejoint par un convoi considérable qui lui était annoncé ; quant à Tippoo, après avoir changé encore une fois de direction, mouvement qu’il exécuta avec habileté et précision, il se portait en toute hâte sur Coïmbatore. Un hasard heureux autant qu’imprévu vint en ce moment au secours des Anglais. Récemment arrivé de Palacatcherry, le colonel Hartley avait détaché deux bataillons dans cette dernière place ; elle se trouvait de la sorte en mesure de soutenir un long siège, et le sultan dut renoncer à l’attaquer. Sans cette circonstance, Medows serait arrivé trop tard pour la sauver. C’était seulement le 9 en effet que celui-ci s’était mis en marche dans cette direction, c’est-à-dire quatre jours après l’apparition de Tippoo devant Coïmbatore. Ne songeant nullement à poursuivre les Mysoréens dont il ignorait la marche, il prit position dans les environs de cette ville, ce qui menaçait de leur devenir funeste. Dès lors, en effet, les Anglais se trouvaient ainsi en mesure de fermer les passages des montagnes par où Tippoo recevait le plus grand nombre de ses convois. Comprenant la difficulté de cette situation, ce dernier se dirigea du côté de Calicut, feignant de vouloir aller passer les montagnes par la côte du Malabar. Changeant ensuite de direction, il retourna à son ancienne position à Sattimungul, à même ou de repasser les montagnes par Seringapatam, ou de porter l’offensive où il le jugerait convenable. Pendant tout ce temps, l’armée anglaise avait consommé les quarante jours de vivres qu’elle avait emportés ; il fallut envoyer un détachement en chercher d’autres à Caroor. Ce détachement, composé de deux bataillons de Cipayes sous les ordres du colonel Trent, se mit en route le 24 octobre ; il devait ètre de retour le 1er novembre et rejoindre l’armée auprès d’Erroda.

Tippoo campait alors à environ dix milles du général Medows, entre le Bowanny et le Cavery. Non content d’avoir déjoué jusqu’alors le plan de campagne du général Medows, il forma le dessein de porter la guerre dans le Carnatique. Il résolut d’aller attaquer à l’improviste un corps d’armée sous les ordres du colonel Maxwell, qui était venu faire une irruption dans le Baramahl ; il se décida en conséquence à passer résolument la Cavery sous les yeux même du général Medows. La rivière, gonflée par les pluies, n’était guéable qu’en peu d’endroits. Le passage commencé le 31 octobre, n’exigea pas moins de trois jours. Pendant ce temps la cavalerie de Tippoo, qui devait former son arrière-garde, ne manquait jamais de venir se déployer tous les jours en face des Anglais. En poussant une reconnaissance, le colonel Floyd vit la trace du passage de l’armée mysoréenne ; mais le général Medows ne pouvait se mettre à la poursuite de Tippoo avant l’arrivée du colonel Trent, dont il attendait le retour ; or, celui-ci n’arriva que le 7 novembre. Alors seulement Medows put se mettre en marche. De son côté, Tippoo n’avait pu joindre le détachement du colonel Maxwell ; il n’en demeura pas moins fidèle à son premier projet de pénétrer dans le Carnatique. Le général Medows essaya vainement de lui barrer le chemin. Après avoir fait un grand détour pendant la nuit, Tippoo s’engagea avant le lever du soleil dans la passe de Tapoor ; au point du jour son arrière-garde, composée de 2,000 chevaux, n’y était point encore tout-à-fait engagée ; tour à tour elle se formait en bataille ou continuait sa retraite. Les Anglais se mirent en mouvement pour l’atteindre ; leur avant-garde était composée de quatre régiments de cavalerie et de trois bataillons de Cipayes ; en faisant diligence il lui eût été possible d’atteindre la passe sur le midi, mais elle ne se hâta pas suffisamment. Le soleil était déjà couché lorsqu’elle parvint à l’ouverture du défilé ; la totalité de l’armée de Tippoo s’y trouvait déjà engagée depuis long-temps. Alors encore, s’ils avaient eu la hardiesse de se porter brusquement sur l’arrière-garde mysoréenne, les Anglais se seraient probablement emparés d’une grande partie de son artillerie : ils ne l’osèrent pas. Après avoir long-temps méprisé, dédaigné leur ennemi, en ce moment les Anglais donnaient dans l’excès contraire ; ils ne voyaient partout que pièges, qu’embuscades ; à la moindre alarme, au moindre bruit, ils s’imaginaient le voir avec toute son armée. Le 14 décembre Tippoo se porta devant Tritchinopoly. Il fut promptement rejoint par l’armée anglaise, et ne voulant pas faire de siège, il s’éloigna, et se dirigea vers le centre de la côte de Coromandel, dans le voisinage de Thiagar. Le commandant de cette place, le capitaine Flint, était un brave officier, qui déjà s’était distingué dans le Carnatique et le Mysore. Il déjoua les efforts de Tippoo, à qui d’ailleurs le temps manquait pour se livrer aux opérations d’un siège régulier. Après s’être emparé de Trinomally et de Permacoil, il alla prendre position dans le voisinage de Pondichéry, ce qui le mit à même d’entrer en relation avec le gouverneur français. Il dépêcha de là des émissaires au roi de France, par lesquels il lui demandait un secours de 6,000 soldats. Les Anglais le suivirent. De Trinomally l’armée anglaise se dirigea sur Orme, où l’artillerie et le gros bagage fut laissé sous le commandement du colonel Mulgrave. Le reste de l’armée prit position à Velout, à dix-huit milles de Madras ; elle se proposait de préserver cette ville d’une brusque attaque de Tippoo, s’il osait s’y hasarder. On était alors au 27 janvier 1791.

Sur la côte du Malabar, où Tippoo n’était pas de sa personne, les armes mysoréennes n’avaient pas le même bonheur. Le colonel Hartley n’avait à sa disposition qu’un seul régiment européen et deux bataillons de Cipayes. Le général qui commandait les troupes mysoréennes se laissa pourtant battre dans une affaire assez chaude ; il se vit dès lors obligé d’abandonner la côte du Malabar, et de se retirer dans l’intérieur du royaume. Le général Abercromby, gouverneur de Bombay, n’avait pu se mettre en campagne que fort tard dans la saison. Il était arrivé à Tellicherry peu de jours avant le combat du colonel Hartley dont nous venons de parler. Le 14 décembre il se présenta devant la forteresse de Cannamore, qui après une fort courte résistance se rendit sans condition. La population de la côte du Malabar était fort hostile au gouvernement de Mysore ; aucune des forteresses occupées par les troupes de Tippoo n’était en état de faire une longue résistance. L’armée anglaise n’eut qu’à se montrer çà et là pour soumettre le pays en peu de semaines ; bientôt il ne resta plus un seul district au sultan, sur toute l’étendue de la côte du Malabar.

De nouvelles et importantes mesures d’administration intérieure furent prises à cette époque. Les revenus du nabob placés par lord Macartney sous l’administration de la Compagnie, lui avaient été rendus. Sir Archibald Campbell, en arrivant à Madras, avait à prendre de nouvelles dispositions à cet égard. Les créanciers du nabob, d’après l’arrangement précédemment fait par le bureau de contrôle, étaient appelés à recevoir 12 lacs de pagodes par an ; d’après le même arrangement, la dépense de l’établissement de paix était évaluée par le conseil à 21 lacs. Or, sir Archibald Campbell proposait que le nabob, la présidence et le rajah de Tanjore contribuassent à cette dépense, chacun dans la proportion de son revenu. Ce principe posé, la part à payer par le nabob eût été de 10 lacs 1/2. Il se plaignit de la pesanteur de cette charge ; le président consentit à en rabattre 1 1/2. C’était donc 9 lacs qui lui restaient à solder à la présidence et 12 à ses créanciers, en tout 21 lacs à prendre sur ses revenus. Ces conditions furent fixées dans un traité signé le 24 février 1787. Pour l’état de guerre les conditions changeaient. Chacune des parties signataires du traité devait contribuer pour les quatre cinquièmes de son revenu aux besoins de l’État. À la vérité le nabob était autorisé à prélever d’abord une somme considérable pour ses dépenses et celles de sa famille. S’il manquait à ses engagements ou différait de les remplir, les collecteurs de certains districts désignés d’avance devaient cesser de lui faire leurs paiements, et les adresser directement à la Compagnie. Dans ce dernier cas, la présidence nommait certains inspecteurs chargés de contrôler les comptes des collecteurs du nabob, afin de s’assurer de la réception des quatre cinquièmes. La cour des directeurs avait commencé par exprimer à sir Archibald Campbell la satisfaction de cet arrangement ; plus tard elle prétendit qu’une injustice avait été commise en faveur du nabob, au détriment du rajah de Tanjore. Ce dernier payait au nabob un tribut annuel de 50,000 pagodes, mais ce tribut n’avait pourtant pas été déduit des revenus du rajah dans l’estimation qui en avait été faite. Les directeurs désapprouvaient la diminution de 1 lac 1/2 de roupies ; ils blâmaient encore le tribut de 50, 000 pagodes imposé au rajah. En conséquence la présidence de Madras reçut des instructions pour exiger à l’avenir du nabob la même contribution que précédemment.

Mais, tout diminués qu’ils avaient été, les paiements du nabob n’en étaient pas moins en arrière ; il fit des représentations au sujet de cette dernière charge qu’il était question de lui imposer ; il demanda même une diminution dans les 9 lacs auxquels il avait été précédemment taxé, prétendant qu’il n’aurait pas pris cet engagement si l’espérance ne lui avait pas été donnée d’être mis en possession du royaume de Tanjore. Ce ne fut que peu de temps avant l’arrivée du général Medows qu’il donna enfin son consentement à cet accroissement d’un fardeau déjà accablant. Pressé cependant sur ce sujet important, il eut recours à un stratagème ; il formula une accusation contre la présidence de Madras, et il trouva moyen de la faire remettre dans les mains du gouverneur-général. Ce dernier institua un comité pour examiner l’affaire ; en même temps il blâma sévèrement le nabob de s’être servi d’un employé subalterne de la Compagnie pour parvenir à ce but. Les demandes d’argent de la présidence devinrent plus pressantes, la répugnance du nabob à payer augmenta dans la même proportion. Au lieu de 9 lacs de roupies qu’il avait été impossible de lui faire payer pendant la paix, c’était maintenant les quatre cinquièmes de son revenu qu’il s’agissait de lui arracher. Les moyens que sir Archibald Campbell avait crus suffisants pour lui faire exécuter ses paiements étaient au contraire sujets à des lenteurs, à des complications sans nombre ; enfin tout-à-fait inefficaces.

De tout cela le gouverneur-général conclut à la nécessité d’assumer sur la présidence l’administration de la totalité des revenus du Carnatique. Il voulait d’ailleurs obtenir pour cela le consentement du nabob, si la chose était possible. Mais à peine ce projet fut-il communiqué à celui-ci, ou l’eut-il deviné, qu’il montra la plus véhémente opposition. À ce sujet, le gouverneur écrivait à la présidence de Madras : « Cette opposition ne nous a point surpris. Une multitude de gens se trouvent intéressés à ce que le prince conserve l’administration de ses États. Il n’y a pas lieu à s’étonner s’ils tentent tous les efforts possibles pour l’empêcher de céder cette administration, qu’il n’a pourtant d’abord reprise qu’avec répugnance. » Le 21 juin le gouvernement suprême déclara : « Que l’impossibilité d’obtenir à l’avenir la portion du revenu du nabob stipulée par ses agents, était désormais établie ; qu’en conséquence, le gouverneur et le conseil de Madras étaient autorisés à prendre des mesures efficaces dans le but de mettre la Compagnie en possession immédiate de l’administration du Carnatique ; que le montant total des recouvrements serait appliqué avec fidélité et économie dans la proportion déjà déterminée, soit aux dépenses de la guerre, soit à celle du nabob, de sa famille, et du rajah de Tanjore, qui devait être comprise dans le même arrangement. Les détails de cette administration furent réglés comme ils l’avaient déjà été par lord Macartney.

C’était un grand quoique tardif témoignage rendu à l’habile et à la sagesse de cet homme d’État. Les directeurs donnèrent leur complète approbation à cet arrangement. Le nabob lutta quelque temps encore contre cette décision ; il voulait l’éluder ; il alla jusqu’à donner l’ordre à tous les agents de ses finances de s’abstenir dans leurs districts de toute coopération avec ceux des Anglais. D’un autre côté, ceux-ci ne pouvaient manquer de trouver de nombreuses difficultés à la réalisation de leurs projets. D’abord ils s’étaient hâtés de mettre en avant que c’était seulement pour la durée de la guerre qu’ils voulaient garder l’administration du pays ; qu’au bout d’un an ou deux elle ne pouvait manquer d’être restituée au nabob. Il en résulta que les collecteurs qui agissaient d’après les instructions du nabob durent espérer d’être récompensés par lui ; que ceux, au contraire, qui seraient favorables aux Anglais étaient menacés d’encourir sa disgrâce. Aussi le montant des revenus tomba-t-il d’abord bien au-dessous de ce qui était attendu. Alors aussi le nabob parut de nouveau aux yeux de tous ce qu’en réalité il était depuis long-temps, c’est-à-dire le pensionnaire de la Compagnie. Longtemps après l’avoir dépouillé de tout pouvoir, les Anglais s’étaient plu, tant que la chose était dans leur intérêt, à lui laisser au moins le dehors d’un prince indépendant, respecté dans ses États. Pour la seconde fois ce voile trompeur était tombé, il apparaissait dans la misère de sa condition. On doit ajouter que ce moyen était le seul d’obtenir le paiement de l’impôt et de pourvoir à la défense du Carnatique.

Le procès de Warren Hastings avait continué pendant que ces grands événements se passaient dans l’Inde. Après le discours de Burke et celui de Fox sur la marche que la commission des communes se proposait de suivre dans la procédure, les débats avaient commencé. Le premier chef d’accusation, la conduite de Hastings à l’égard du rajah de Benarès, fut produit par Fox et développé le lendemain par un autre commissaire. Un témoin, appelé par l’accusation, manqua de mémoire ou de réflexion, parut aux commissaires moins explicite qu’il ne l’avait été devant la chambre des Communes ; ceux-ci lui firent quelques questions captieuses, et de nature à faire ressortir cette contradiction. Les avocats de Hastings, après avoir ergoté quelque temps sur ces questions, s’opposèrent formellement à ce qu’elles fussent posées. Ils déclarèrent qu’une partie n’avait pas le droit de discréditer ses propres témoins : « Ou votre témoin n’est pas digne de confiance, disaient-ils, et dans ce cas vous agissez frauduleusement en le produisant ; ou il l’est, et alors ce que vous faites est une absurdité intolérable. » Ils citèrent ce qui se passait dans les cours de justice, où effectivement cette forme d’agir n’aurait pas été tolérée. Les commissaires des Communes répondirent par quelques citations contraires ; ils déclarèrent cette manière de procéder indispensable dans le cas présent. La plupart des témoins à charge étaient des personnes que leurs intérêts, leurs sentiments mettaient presque inévitablement du côté de l’accusé. Il fallait donc les aider, en quelque sorte les contraindre à parler. Les Lords levèrent la séance, et se réunirent dans leur propre chambre pour délibérer sur la difficulté. Le jour suivant, la séance fut ouverte par une déclaration du lord-chancelier aux commissaires des Communes ; il leur signifiait un refus de la cour de poser les questions proposées par eux. À leur tour les commissaires se retirèrent pour conférer entre eux sur cette déclaration. En rentrant en séance ils déclarent à la chambre l’impossibilité où ils se trouvent d’acquiescer à la décision. La chose leur paraissait tellement importante, non seulement pour la discussion du cas actuel, mais pour tout le reste du procès, qu’ils croyaient devoir se retirer devant la chambre des Communes, et prendre de nouvelles instructions ; cependant, pour ne pas perdre de temps, et ne pas entraver le cours des débats, ils se borneraient pour le moment à se réserver par une prétention le droit de reproduire à l’avenir de semblables questions, s’il arrivait que l’occasion l’exigeât. Le 15 avril, les débats s’ouvrirent sur le second chef d’accusation ; c’était celui relatif aux princesses de Oude ; l’ensemble en fut exposé le premier jour par M. Adam, et continué le second par M. Pelham. Les témoins furent entendus. L’un d’eux, M. Midleton, se montra plus d’une fois embarrassé : lui-même avait été un des acteurs de ce triste drame. Sheridan, l’un des commissaires des Communes, lui détacha plusieurs épigrammes acérées. « Je prends la liberté, dit M. Law, d’engager l’honorable commissaire des Communes à ne pas faire de commentaires sur les dépositions des témoins en leur présence. Cela ne peut tendre qu’à augmenter la confusion de ceux d’entre eux déjà intimidés, qu’à faire perdre contenance aux moins timides. Je conjure l’honorable commissaire de s’en abstenir au nom du décorum et de l’humanité. » Le lord-chancelier invita lui-même Sheridan à enchaîner sa verve épigrammatique. Dans le reste de son interrogatoire, M. Midleton put se couvrir à son aise de cette règle de la procédure anglaise, qui laisse à tout témoin la faculté de refuser de répondre, s’il craint que ses paroles puissent servir à l’incriminer lui-même. Sheridan résuma ce chef d’accusation au sujet des princesses de Oude dans un discours qui dura quatre jours. On était parvenu au 12 juin. Les Lords l’ajournèrent au premier mardi de la session suivante ; mais, comme dans l’intervalle eut lieu le dérangement de la santé du roi, l’ouverture du parlement fut retardée, et le procès fut repris le 11 avril 1789.

Le chef d’accusation sur la réception des présents fut alors produit par Burke. Plusieurs articles intermédiaires avaient été omis ; une partie comme se trouvant comprise dans l’affaire des princesses de Oude, une autre dans le but d’éviter les délais, car l’affaire commençait à traîner en longueur. Burke, ayant rapporté tous les faits relatifs à l’affaire des princesses, faits tirés pour la plupart des renseignements fournis par Nuncomar, se laissa aller à dire : « Si les conseils de l’accusé étaient assez imprudents pour repousser les témoignages du rajah, je me trouverais contraint d’ouvrir aux yeux de vos seigneuries une scène de meurtre et de sang ; je leur montrerais Warren Hastings égorgeant Nuncomar par les mains de sir Elijah Impey. » La mort de Nuncomar avait d’abord fait partie des chefs d’accusation contre Hastings, accueillis par la chambre des Communes. La mise en accusation de sir Elijah Impey, principal acteur de ce drame sanglant, avait été demandée ; mais un parti puissant à la chambre, celui des légistes, favorablement disposé à l’égard de sir Elijah, se joignant aux amis de Hastings, repoussa l’accusation ; elle fut abandonnée. Ce chef d’accusation s’était donc trouvé supprimé de ceux adoptés par la chambre. Six jours après cette séance, le major Scott présenta aux Communes une pétition de M. Hastings, où celui-ci se plaignait de M. Burke ; il lui reprochait de s’être permis de produire des accusations étrangères à celle que la chambre des Communes lui avait donné mission de soutenir ; entre autres, de ce qu’il l’accusait d’avoir assassiné Nuncomar par les mains de sir Elijah Impey. De grands débats suivirent la présentation de cette pétition. Les commissaires soutinrent qu’elle était irrégulière, sans précédent ; il leur était impossible, disaient-ils, de poursuivre une accusation d’une façon qui fût agréable à l’accusé ; l’usage de pétitions semblables contre les commissaires ne tiendrait à rien moins qu’à les convertir bientôt eux-mêmes en accusés ; s’il arrivait que les commissaires commissent quelque faute, quelque erreur, dans l’exercice de leurs fonctions, il n’appartenait qu’au tribunal devant lequel ils plaidaient de les en reprendre. Le ministre combattit cette doctrine ; la chambre des Communes, selon lui, avait donné à ses commissaires des pouvoirs limités ; s’il arrivait que ces derniers s’éloignassent de ces limites, ou les dépassassent, c’était donc à la chambre à les y faire rentrer. La chambre admit ce principe et résolut d’entendre la pétition et d’en délibérer. Les Lords furent respectueusement priés par un message de suspendre le cours de la procédure. Bien que M. Burke fût présent à ce débat, la chambre, jalouse de conserver les formes si précieuses aux Anglais, ordonna qu’une communication formelle lui serait faite, qu’une pétition ayant été présentée contre lui, la chambre avait résolu de la prendre en considération. Sa réponse fut qu’il s’en rapportait à la prudence de la chambre. Il écrivit en outre à la chambre le jour de l’ouverture des débats, pour lui annoncer sa résolution d’y rester personnellement étranger. Les amis de M. Hastings demandèrent que des témoins fussent entendus pour prouver les paroles dont se plaignait le pétitionnaire. Une majorité de 158 voix contre 97 adopta cet avis ; en conséquence, le greffier de la cour des Pairs fut entendu. La vérité du fait fut constatée ; puis un comité fut nommé pour la recherche des précédents ; peu de jours après, ce comité déclara qu’il n’en existait aucun. Alors cette motion fut proposée : « Qu’aucune commission n’avait été donnée à M. Burke par la chambre des Communes de faire contre M. Hastings un chef d’accusation de la mort et de l’exécution de Nuncomar, ou de la lui imputer d’une façon quelconque. » Le ministère, par l’organe de Pitt ; se rallia à cette motion. Fox déclara, de son côté, n’avoir aucune objection à y faire en tant qu’elle n’impliquerait aucun blâme pour M. Burke et ne serait pas un obstacle à l’avenir à la prévention de faits favorables à l’accusation. Fox qui tout récemment avait combattu l’application du droit commun à la cause actuelle, à son tour s’en appuya. Il dit que dans les cours de justice il était d’usage habituel de se servir d’un crime pour prouver l’autre ; d’un plus grand crime comme d’une probabilité d’un plus petit ; du meurtre, par exemple, comme probabilité de la fraude, etc., etc.

Sheridan prétendit s’être servi des mêmes paroles l’année précédente sans qu’aucune attention leur eût été donnée. Il s’étonna de la susceptibilité de Hastings, qui avait tout lieu d’être familiarisé avec l’imputation d’être la cause de la mort de Nuncomar. Quant à la vérité du fait, il somma M. Pitt de le nier, et s’il l’osait, de déclarer à la face de la chambre que Nuncomar eût souffert le dernier supplice dans le cas où il n’eût pas été l’accusateur de Hastings. Quant à lui-même, Sheridan se trouvait, disait-il, dans l’obligation de le déclarer à la chambre, sa conviction se renfermait, à cet égard, exactement dans les mêmes termes que ceux employés par Burke. Pitt dit qu’il ne daignait pas répondre aux insinuations malveillantes qui lui étaient adressées, il les méprisait ; mais lui et ses amis devaient veiller à ce que les commissaires de la Chambre ne dépassassent pas leurs instructions. M. Fox répliqua qu’aucun tyran, aucun despote n’avait agi avec tant d’astuce, tant de mauvaise foi à l’égard de leurs sujets que M. Pitt à l’égard des membres de la chambre. En deux siècles les privilèges des communes n’avaient jamais souffert autant d’atteinte que depuis quelques jours. M. Pitt et le parti ministériel s’animant à ce débat, proposèrent d’ajouter à la motion cet amendement : « Ces paroles : Il a été égorgé (Nuncomar) par les mains des sir Elijah Impey, n’auraient pas dû être prononcées. » Fox répliqua en proposant cet autre amendement : « Néanmoins les mêmes paroles ont été prononcées l’année précédente par un autre commissaire sans qu’elles fussent remarquées ; de plus, M. Hastings dans sa défense les a considérées comme un chef d’accusation, et leur a répliqué. » Mais, disait Fox, le ministère, après avoir trouvé convenable de voter pour l’accusation, se mettait maintenant à l’œuvre pour en détruire les résultats, également effrayés et honteux, lui et ses adhérents, de montrer leurs véritables sentiments… interrompant brusquement Fox, le colonel Philipps se leva et demanda son rappel à l’ordre. Il ajouta : « M. Fox se permet des paroles indignes d’être prononcées dans la Chambre et qu’il sait bien qu’on ne tolérait nulle part ailleurs. » M. Francis somme aussitôt le colonel Philipps de déclarer si c’est une menace qu’il prétend faire ; Fox répond avec colère, un grand tumulte s’ensuit ; la séance est suspendue. Lorsqu’elle est reprise, Pitt reprenant ses paroles, expliqua de nouveau ses premiers arguments. L’amendement de Fox est rejeté sans division ; celui de Pitt passa à une majorité de 133 contre 66. Les amis de Fox, espérant prendre leur revanche, font la motion d’un vote de remerciement pour les commissaires. La motion est repoussée comme prématurée.

Le 5 mai, les lords reprirent le cours des débats ; Burke continua son discours sur les charges concernant les présents. Il annonça avec beaucoup de dignité à la chambre ce qui s’était passé à la chambre des Communes ; la restriction qu’elle lui avait imposée pour tout ce qui avait trait à la mort de Nuncomar. En même temps il déclarait que s’il s’était servi du mot « avoir égorgé, » c’était seulement faute d’en avoir trouvé un plus fort, plus expressif ; la conviction dont ce mot était l’expression était en lui, ajoutait-il, le résultat de neuf années d’une laborieuse enquête, elle ne lui échapperait qu’avec la vie. » Le 7 il conclut son discours. La cour, laissa aux commissaires à décider s’ils feraient paraître les témoins sur cette partie de l’accusation, ou de continuer l’accusation pour n’entendre que plus tard les témoins à charge. Les commissaires choisirent le premier parti. Les présents que Hastings était accusé d’avoir reçus se trouvaient divisés en deux catégories, ceux reçus avant l’arrivée dans l’Inde du général Clavering, du colonel Monson, et de Francis. Hastings n’avait pas volontairement découvert ceux de ces présents reçus après la mort de Clavering, Monson, le départ de Francis, employés d’après ses allégations pour le compte et les dépenses de la Compagnie. Le principal point de la question pour les commissaires était de prouver que la nomination de la Munny Begum aux fonctions de naïb subah avait été faite dans le but d’en recevoir des marques de reconnaissance. Ils en donnaient pour preuves d’abord l’importance de ces fonctions, ensuite leur nature, qui ne permettait pas qu’elles fussent exercées par une femme. La cour des districts en avait jugé de même, car elle avait fait à ce sujet les plus sévères reproches au gouverneur-général. En outre la personne appelée à ces fonctions était plus que toute autre dénuée de la faculté de les exercer. Non seulement son sexe l’en éloignait, mais encore sa situation. Née dans la classe la plus inférieure, elle avait mené un genre de vie infamant ; enfin, elle n’avait jamais été la femme, mais seulement la concubine de Meer-Jaffier. Cependant, il existait plusieurs personnages à qui ces fonctions eussent été plus convenablement confiées ; par exemple, la mère même du nabob. Il y avait encore Ahteramul-Dowlah, le frère de Meer-Jaffier, auquel il eût été fort naturel de penser pour cet emploi. Or, ce dernier avait été écarté par des motifs dont les commissaires se faisaient fort de prouver la futilité, le manque de fondement. L’un des motifs allégués par Hastings n’était-ce pas qu’un jour pourrait venir où il serait dangereux à la Compagnie ? Or à la même époque, dans une lettre aux directeurs, Hastings écrivait ces propres mots : « La plus mauvaise situation des affaires ne pourrait enhardir le nabob ou toute autre personne à menacer notre pouvoir ; les moyens qui leur ont été laissés de le faire sont trop minimes. Ce prince et ceux qui l’entourent sont dépourvus de force militaire, d’autorité dans le pays, d’alliances étrangères ; enfin, ils n’ont aucune ressource pécuniaire. »

M. Hastings, quand il conféra ces fonctions à la Munny-Begum, avait donné pour motifs, l’utilité qu’il y avait à abolir cet emploi ; la répugnance de la Compagnie à payer trois lacs de roupies à celui qui l’avait exercé ; l’affaiblissement que l’existence d’un emploi semblable causerait à l’autorité de la Compagnie ; enfin, le droit spécial de la Munny-Begum. d’exercer cet emploi en tant que veuve de Meer-Jaffier. Les commissaires s’attachèrent à combattre la validité de ces raisons, à faire ressortir la futilité de tous les motifs mis en avant par Hastings. Le premier de ces motifs, c’est-à-dire l’abolition de cet emploi, se trouvait contredit par une lettre du conseil à la Munny-Begum. Dans cette lettre il était dit : « Vous êtes incontestablement la maîtresse de confirmer ou de renvoyer qui vous voulez de ceux qui composent le service du nabob. Ils sont responsables de leur conduite, personne ne doit intervenir entre eux et vous. » Les fonctions de naïb-subah étaient donc loin d’être abolies. Le prétexte de la dépense était aussi dénué de fondement, puisque les mêmes sommes continuèrent à être payées à la Munny-Begum et à ses employés. Cet autre, que la personne qui administrait ce que Hastings appelait lui même les petits moyens du nabob pouvait devenir redoutable à l’autorité de la Compagnie, n’était-il pas d’une fausseté évidente, si évidente qu’il en était presque ridicule à alléguer ? Enfin le motif tiré du droit de la Munny-Begum à cette charge en tant que veuve de Meer-Jaffier, n’était-il pas également dénué de fondement ? elle n’était pas sa veuve, en effet, par la raison bien simple qu’elle n’avait jamais été sa femme ; et la preuve c’est que le gouvernement anglais n’avait considéré ses enfants que comme des bâtards. De tout cela l’accusation concluait qu’il ne pouvait exister qu’une seule raison à la nomination de la Munny-Begum à l’emploi de naïb-subah, c’est-à-dire l’argent distribué par elle à Hastings et à ses créatures, Le système d’accusation ainsi établi, les commissaires passèrent à la production des témoignages qui les appuyaient. À l’appui de l’un de ces points préliminaires ils avaient cité au nombre de leurs preuves une lettre de Hastings. L’original de cette lettre ne s’était pas retrouvé ; mais elle avait été transcrite sur le registre de correspondance de la Compagnie ; de plus, il en existait une copie imprimée dans le rapport du comité secret de la chambre des Communes. La-dessus commença, jaillit pour ainsi dire inopinément tout un nouveau et tout puissant système de défense ; l’accusation devait se trouver annulée, sans qu’il eût été besoin de lui répondre.

Les avocats de Hastings ne s’opposèrent pas directement à la production de cette pièce comme témoignage, mais ils demandèrent que les commissaires fussent tenus à prouver ces trois choses : que la lettre originale avait existé ; qu’elle ne pouvait plus être retrouvée ; que la copie présentée était exacte. Un moyen bien simple de le savoir eût été sans doute de le demander à l’auteur même de la lettre ; puisqu’il était présent ; mais c’eût été contraire à ce grand principe de la jurisprudence anglaise, savoir, qu’un accusé n’est pas admis à s’incriminer lui-même. En conséquence, les lords admirent l’objection des légistes ; les commissaires se mirent dès lors en devoir de prouver le fait par des témoignages directs ; ils commencèrent par celui de Nuncomar. Ce dernier avait déclaré avoir fait de la part de la begum un présent de 2 lacs 1/2 de roupies, plus un présent d’un lac de sa part à lui, pour faire nommer son fils, le rajah Goordass, dewan ou intendant de la begum. Les documents fournis étaient une copie des délibérations du conseil de Calcutta ; minute ou copie écrite lors de l’examen du rajah devant le conseil à l’occasion des charges énoncées par lui contre Hastings. Les avocats de ce dernier s’opposèrent à ce que la lecture continuât, 1° parce que le témoignage n’était pas sous serment ; 2° parce qu’il avait été reçu en l’absence de M. Hastings ; 3° parce qu’il n’avait pas été porté devant une juridiction compétente ; 4° parce que le rajah avait été plus tard convaincu d’un faux matériel contraire à ce témoignage. Les commissaires firent quelques objections ; les lords ajournèrent. Le lendemain, le lord chancelier ouvrit la séance en déclarant au nom des lords : « Qu’il ne saurait être permis aux commissaires des communes de produire la déposition du Nuncomar comme témoignage ; lesdits commissaires n’ayant pas prouvé la chose, qui, si elle était prouvée, rendrait ce témoignage admissible. » À cette déclaration des lords les commissaires entrèrent eux-mêmes en délibération. À leur rentrée, M. Burke porta la parole. « C’était, disait-il, avec autant de surprise que de chagrin que les commissaires avaient entendu la déclaration de leurs seigneuries. La difficulté de leur tâche s’en accroissait au-delà de toute mesure. Mais les lords avaient ordonné, il ne restait aux commissaires qu’à obéir. »

Autre incident : la déposition de Nuncomar avait été relatée dans une consultation du conseil à Calcutta sous une autre date que celle sous laquelle elle avait d’abord été citée. En conséquence elle avait été relue devant le conseil en même temps que le procès-verbal de cette séance, procès-verbal signé par M. Hastings, transmis par lui à la cour des directeurs. Les commissaires proposèrent la lecture de ces minutes ; les avocats objectèrent que c’était introduire par voie indirecte un document dont la production avait déjà été proscrite par la cour. Les lords s’étant retirés pour délibérer, le lord chancelier à la séance suivante déclara « que la lecture de la consultation du 13 mars 1775, faite le 20 mars 1775, ne rendait pas la consultation du 13 mars 1775 un témoignage admissible. » M. Burke prétexta qu’il ne comprenait pas précisément les décisions de leurs seigneuries, formulée comme elle l’était ; il croyait entendre que telle circonstance particulière se présenterait qui au contraire la rendrait admissible. Le lord chancelier répliqua : « Tout ce qui a été fait ou dit par M. Hastings peut être témoignage contre lui, non ce qui a été dit ou fait par d’autres personnes, car alors la calomnie deviendrait preuve de crimes. Quelque chose dit ou fait par M. Hastings est donc nécessaire pour rendre le témoignage admissible. » À cela Fox répliqua : « Empêcher de faire ou s’empêcher de faire est souvent aussi bien délit ou témoignage de délit que de faire. Que des accusations soient proférées contre un homme ; si au lieu de les examiner ou de les faire examiner pour y répondre, il fait tout son possible pour empêcher cet examen, ne donnerait-il pas témoignage de son délit ? Or c’était là la sorte de témoignage que les commissaires voulaient présenter aux lords, c’était là quelque chose du fait de M. Hastings ; en conséquence les commissaires proposèrent de lire la consultation du 20 mars 1775 renfermant celle du 13 mars pour montrer ce qu’avait fait M. Hastings. Les lords en délibérèrent de nouveau comme chambre des pairs. Le jour suivant la résolution des lords fut que « la consultation du 13 mars 1775 ne pouvait être lue en ce moment. » M. Burke s’empressa de dire que l’expression en ce moment adoucissait un peu la contrariété que donnait aux commissaires cette décision. Le banyan de M. Hastings ayant été cité par le conseil de Calcutta pour donner son témoignage sur les accusations de Nuncomar, celui-ci lui avait ordonné de désobéir : or c’était là, suivant les commissaires, quelque chose de fait par M. Hastings. Les conditions imposées par le chancelier pour l’admission du témoignage étaient donc remplies. Le lord chancelier demanda aux avocats ce qu’ils avaient à répondre. M. Law, le chef du conseil de défense et les autres avocats de Hastings se bornèrent à dire : « Nous possédons déjà la décision de la cour pour exclure ce témoignage, et nous prétendons nous en prévaloir. » Les commissaires conjurèrent les lords de réfléchir que la stricte application des règles de procédure anglaise dans une cause de la nature de celle-ci ne pouvait lui assurer l’impunité de tout délit, de tout crime. Le lord chancelier demanda alors aux commissaires : « Les commissaires veulent-ils établir l’ensemble des circonstances sur lesquelles ils comptent s’appuyer comme une raison pour eux de lire la consultation du 13 mars 1775 ? » Les commissaires, après en avoir délibéré entre eux, à leur rentrée en séance exprimèrent aux lords l’impossibilité pour eux d’obéir à cette requête de leurs seigneuries. Beaucoup des circonstances en question pouvaient se présenter dans ce procès, qui maintenant leur échappaient ; et quant à présent, il suffirait de produire un seul de leurs raisonnements. Ils implorèrent un nouveau jugement des lords. Ces derniers l’ajournèrent, mais pour cette fois ils eurent recours aux gardiens traditionnels du droit et de la loi.

La question fut posée aux douze juges d’Angleterre. Les douze juges répondirent par la négative. Le lord chancelier, à l’ouverture de la séance suivante, communiqua la réponse aux commissaires, mais brièvement formulée comme précédemment, et sans l’appuyer d’aucune raison. Alors les commissaires commencèrent à se plaindre amèrement de cette absence de motifs qui accompagnait les décisions de la chambre. Ils prétendaient qu’ils demeuraient dans le doute et dans de terribles embarras sur la conduite à tenir. « Quant à la décision en elle-même, elle assurait, disaient-ils, à tous les futurs gouverneurs-généraux l’impunité la plus constante et la plus illimitée. Le péculat n’avait plus besoin de secret et de précaution pour être exercé dans l’Inde, libre à lui de s’en passer ; à l’avenir il pouvait marcher au grand jour et tête levée, et rejeter loin de lui tout déguisement. Après la dernière décision de leurs seigneuries, il est devenu impossible de l’accuser devant la cour avec aucune sorte de preuves. » Outre l’interrogatoire du Nuncomar, enregistré dans la consultation du 13 mars, il y avait encore une lettre de la Munny-Begum ; son authenticité était prouvée par sir John d’Oyley, M. Auriole ; de plus un interprète persan l’ayant traduite, en ayant examiné le contenu, avait affirmé que c’était bien là l’écriture de la Munny-Begum. Or celle-ci racontait dans cette lettre avoir donné à M. Hastings une grosse somme d’argent pour en obtenir l’emploi auquel elle avait été nommée pendant la minorité du nabob. Les commissaires proposèrent d’admettre cette lettre comme témoignage. Les avocats de l’accusé objectèrent que la lettre était insérée dans la minute de la consultation du 13 mars, déjà écartée par la cour. Les lords se rangèrent à l’avis des avocats. Les commissaires proposèrent d’en appeler au témoignage de M. Francis (alors membre du conseil) sur le contenu de la lettre de Munny-Begum ; les avocats s’y opposèrent en disant : « Le témoignage écrit a plus de force qu’un témoignage parlé ; le témoignage écrit est écarté, donc le témoignage parlé ne doit pas être admis. » Les lords se réunirent à l’avis des avocats.

À l’arrivée à Calcutta des membres du conseil Clavering, Monson et Francis ; les comptes de la Munny-Begum en sa qualité de régente avaient été examinés par une commission ; il s’y trouva une somme dont l’emploi n’était pas justifié. La Munny-Begum déclara que cette somme avait été donnée à M. Hastings. D’autres papiers contenant des détails relatifs à l’envoi de cet argent, avaient été déposés par la commission devant le conseil de Calcutta. Ils avaient été enregistrés sans objection de la part de M. Hastings. Une copie signée par lui en avait aussi été envoyée aux directeurs. Les commissaires proposèrent la lecture de cette pièce ; elle fut repoussée par les avocats ; ils dirent que ces papiers ne pouvaient être un témoignage direct puisqu’il n’avait pas la garantie du serment et de la légalisation ; que de plus, ils ne constituaient nullement une preuve irréfragable, puisqu’il n’existait aucun acte de M. Hastings à l’égard de ces papiers. Les lords en défendirent la lecture. Aussi, pointilleux, aussi casuistes dans l’accusation que les avocats dans leur défense, les commissaires répondirent en proposant la lecture d’une lettre de la Munny-Begum, scellée par elle, signée par elle, contenant les mêmes faits, et envoyée au conseil par l’intermédiaire de ceux qui avaient été chargés d’examiner les comptes. La Munny-Begum s’était trouvée, plus tard dans la dépendance absolue de M. Hastings, et ce témoignage n’avait pas été infirmé. Les commissaires prétendaient en conséquence que c’était là un acte de M. Hastings, quelque chose de fait par lui qui permettait de voir dans ce document un témoignage accidentel. Mais d’eux-mêmes et sans en être sollicités par les avocats, les lords s’opposèrent à ce que cette lecture fût faite. Ce n’était là, dit le lord chancelier qui leur servait d’interprète, qu’une action négative de la part de M. Hastings ; or, c’était une action positive qu’il fallait pour admettre un témoignage, accidentel. Les commissaires crurent voir dans cette déclaration un moyen de triomphe. Le major Scott, agent de M. Hastings, avait délivré au comité spécial de la chambre des Communes, une traduction de la lettre de la Munny-Begum. Le major Scott ayant des pouvoirs illimités pour M. Hastings, les commissaires prétendirent que c’était comme si M. Hastings avait lui-même agi. Les avocats objectèrent : Ce qui est fait pour un homme n’est pas fait par cet homme. Donc la décision des pairs nous profite. Les lords se consultèrent et furent de l’avis des légistes ; les commissaires s’étendirent vainement sur l’axiome de jurisprudence : Qui facit per alium, facít per se ; ils le commentèrent pendant de longues heures. Les légistes répondirent par cet autre axiome fondmental, « qu’un homme ne peut s’incriminer lui-même. » La cour maintint sa décision. Les commissaires firent de nouveaux efforts pour attaquer les légistes avec leurs propres armes ; ils racontèrent comment Hastings, à peine devenu maître des votes du conseil, s’était empressé de rendre à la Munny-Begum et au Rajah-Goordass les emplois dont la majorité des conseils les avait écartés ; bien plus, après que ces deux personnes avaient rendu publics des comptes qui l’accusaient d’avoir reçu trois lacs et demi de roupies. Pour le coup, disaient les commissaires, c’est là un acte de M. Hastings ; c’est là quelque chose de fait par M. Hastings ; les conditions exigées par les lords pour la production de ces papiers comme témoignage se trouvent donc réunis. Les légistes produisirent leurs objections accoutumées. Les lords, suspendent la procédure, délibérèrent de nouveau, puis renvoyèrent la question à la décision des douze juges d’Angleterre ; elle fût opposée à la lecture des papiers.

L’impétuosité de l’attaque commençait à se ralentir ; elle se sentait intimidée par cette froide et négative fermeté de la défense, qui, s’appuyant sur les formes légales et techniques de la procédure anglaise, se bornait à écarter froidement tous les chefs d’accusation, sans seulement se donner la peine de les discuter. Dans un long discours, Burke supplia la Chambre de s’écarter de toutes les formes techniques observées par les tribunaux ordinaires ; elles ne pouvaient, selon lui, s’appliquer à l’affaire en question ; elles ne pouvaient être autre chose qu’une sorte de voile derrière lequel la vérité se cacherait à jamais aux yeux de leurs seigneuries. Pour toute réplique, la chambre des Lords, par l’organe du lord chancelier, répondit : « Partout où il y a procès, les formes de la procédure ne sauraient être trop scrupuleusement remplies. » Cependant, sur la proposition de lord Porchester, la chambre s’ajourna encore une fois avant de reprendre le procès. Ce noble lord voulait, disait-il, indiquer à la chambre certaines questions dont il désirait que la solution fût proposée aux douze juges ; il fallait pour cela que la chambre fût réunie comme chambre des Pairs. En conséquence la chambre des Lords envoya un message à celle des Communes pour lui donner avis que la procédure serait interrompue pendant six jours. Des inquiétudes s’étaient élevées dans l’esprit de quelques lords sur les formes suivies ; il fut résolu qu’un comité serait nommé pour examiner si ces procédés formés s’accordaient ou non avec les précédents. La réponse fut qu’ils étaient en tout conformes. Tranquilles sur ce point, les lords reprirent leurs séances le 20 juin ; les commissaires des Communes furent invités à continuer leurs tâches.

Les commissaires proposèrent la lecture d’une lettre de M. Goring, qui se trouvait dans un recueil de pièces, imprimé par ordre de la chambre ; lettre qui énonçait ce fait de la réception des présents. Ils soutinrent que la chambre, en la faisant imprimer, l’avait déjà considérée comme un témoignage. Une longue contestation s’ensuivit. Deux fois les lords se retirèrent pour en délibérer ; à la fin ils repoussèrent cette lecture par cette décision : « Qu’aucun papier ne pouvait être lu, par cette seule raison qu’il se trouvait dans le recueil de pièces cité. » Les commissaires insistèrent sur la lecture par les deux raisons : 1° comme partie d’une consultation qui avait déjà été lue ; 2° comme ayant rapport à quelque chose de fait par M. Hastings puisqu’il avait prié la cour des directeurs de la lire ou de l’examiner en la lui envoyant. Les légistes firent leurs objections ordinaires ; les lords demandèrent aux commissaires si c’était bien là tout ce qu’ils avaient à dire en faveur de la lecture de cette pièce. Sur leur réponse affirmative, les lords, après nouvelle délibération, répondirent que la lettre ne serait pas lue. Les commissaires commencèrent dès lors à attaquer M. Hastings sur la nomination de la Munny-Begum. Le lord chancelier interrompit les commissaires et leur demanda combien de temps prendrait la discussion de ces chefs d’accusation. Les commissaires répondirent qu’il leur faudrait plusieurs jours, même en admettant que les légistes n’auraient pas d’objections à faire à la production des pièces. Sur cette réponse la continuation du procès fut ajournée à la prochaine session du parlement. À cette décision, M. Hastings se leva, et dans un discours touchant se plaignit humblement de la lenteur de la procédure et de ce nouveau délai. Sa vie, disait-il, ne suffirait pas à voir la fin du procès, si les choses continuaient du même train qu’elles avaient commencé ; tout en protestant qu’il serait le plus malheureux des hommes, que ses paroles pussent déplaire le moins du monde à leurs seigneuries, il affirma qu’il aimerait mieux plaider coupable[9] (en se reconnaissant coupable), si cela devait le conduire à obtenir une plus prompte solution. La chambre, malgré ces observations, n’en maintint pas moins sa décision.

Le 16 février 1790, la procédure recommença ; elle était alors parvenue aux art. 6 et 7, concernant la réception des présents. M. Austruther porta la parole, et, le surlendemain, les témoignages furent produits ; parmi ceux-ci, se trouvait une lettre de Hastings à la cour des directeurs. Dans cette lettre, datée du 29 novembre 1780, Hastings offrait de défrayer de ses propres deniers un détachement qui serait envoyé contre les Mahrattes ; plus tard, dans une autre lettre, il donnait à entendre que l’argent qui serait dépensé, à cet usage ne serait pas précisément le sien ; puis, sans ajouter un mot pour montrer à qui, dans ce cas, appartiendrait l’argent, il ajoutait : « Avec cette courte explication je quitterai le sujet. » À peu près à la même époque, M. Hastings écrivait aux directeurs qu’il avait levé de l’argent par son propre crédit ; qu’il envoyait, sous sa propre responsabilité, à un détachement de troupes, trois lacs de roupies qu’il portait au compte de la Compagnie comme lui étant dus à lui-même. Le 15 janvier 1781, le gouverneur-général écrivait encore aux directeurs : « Messieurs, ayant eu occasion de débourser trois lacs de roupies, pour le bien du service, de mon propre argent, je désirerais que cette somme me fût remboursée. » Effectivement, trois bons, contenant ou la totalité de la somme, ou partie de la somme, lui avaient même été payés en Angleterre. Une autre lettre de M. Hastings demandait aux directeurs la permission d’accepter un cadeau de dix lacs de roupies qui lui était offert pendant qu’il était à Chunar. Une autre lettre, du 22 mai 1782, donnait le compte de quelques sommes reçues secrètement et dépensées pour le service de la Compagnie ; or, il était à remarquer que ce compte de l’appropriation, au service de la Compagnie, de ces sommes, quoique datées de Calcutta du 22 mai 1782, ne fut pourtant envoyé que dans le mois de décembre de cette année. Pendant ce temps, M. Hastings avait été informé des enquêtes ordonnées, des résolutions prises par la chambre des Communes, par rapport à sa conduite. Aussi, voulant éviter le soupçon de les avoir écrites, par la seule crainte de cette investigation, il pria M. Larkins, payeur général, d’attester qu’elles l’avaient été avant cette époque. Toutefois, il adressait à ce sujet de vives plaintes à ses mandataires ; il leur reprochait amèrement de rendre nécessaires par leur manque de confiance ces humiliantes précautions. Il disait ensuite, en parlant de ces sommes : « Je les aurais cachées à vos yeux et à ceux du public pour toujours, si j’avais eu l’intention de le faire. » Plus loin, et dans la même lettre : « Je parais, à l’occasion de ces transactions, sous un point de vue qui ne m’est pas favorable ; j’abandonne les garanties légales et ordinaires qui protègent ceux qui commettent quelques erreurs ou quelque crime. D’ailleurs, je suis prêt à répondre à toute question qui pourrait m’être adressée : j’y répondrai sur mon honneur, et sous le serment. » Les commissaires invoquèrent cette expression de Hastings, pour attaquer vivement le système de ses avocats ; ce système consistait, au contraire, à écarter tout témoignage, à garder le silence devant toute interrogation.

Devant la chambre des Communes, Hastings avait déjà nié qu’il eût jamais l’intention de s’approprier l’argent pour lequel il avait pris les billets. Il affirma les avoir passés en juillet 1781, au compte de la Compagnie, et les avoir dès lors placés dans les mains du payeur-général. Les commissaires donnaient la preuve que cette mesure n’avait pourtant été prise qu’en mai 1782 ; de plus, qu’elle n’avait été communiquée au conseil que le 17 janvier 1785. Dans une autre lettre aux directeurs, M. Hastings, le 13 février 1784 ; donnait le compte de quelques sommes dépensées pour le service de la Compagnie, montant en totalité à 34,000 livres sterling. Il ajoutait : « Je me paierai moi-même sur cette somme, qui se trouve privément, secrètement entre mes mains ; » mais il n’indiquait nullement la source d’où provenait cet argent. La recette de ces sommes diverses se trouvait déjà accusée par Hastings, dans une défense présentée aux Communes : les commissaires en donnèrent lecture. Lecture fut encore donnée d’une lettre de la cour des directeurs au gouverneur-général, datée du 16 mars 1784. Dans cette lettre, les directeurs se plaignaient qu’il y eût beaucoup de choses inintelligibles dans les comptes du gouverneur-général. En conséquence, ils demandaient d’être informés : 1° des différentes époques où les sommes avaient été reçues ; 2° des motifs qui avaient fait trouver convenable au gouverneur-général de cacher la réception de ces sommes à la Compagnie ; 3° des raisons qui lui avaient fait prendre des billets pour une partie de ces sommes ; 4° enfin, des autres raisons qu’il avait eues pour déposer d’autres sommes dans le trésor comme des dépôts de son propre argent. Selon les commissaires, M. Hastings était à Lucknow lorsque cette lettre lui parvint ; il retourna et Calcutta le 5 novembre 1784, partit pour l’Angleterre dans le mois de février ou de mars de l’année suivante, mais, pendant tout ce temps, ne répondit pas un mot aux demandes des directeurs, se rejetant, pour excuser son silence, d’abord sur son absence, ensuite sur la multitude des affaires journalières. S’étant enfin décidé à rompre le silence, il n’avait fait que des réponses fort vagues, et n’avait pas dit un mot de ces deux choses : les gens qui lui avaient fourni cette somme, les transactions en vertu desquelles elles avaient été fournies. L’ensemble de ces transactions était ainsi demeuré couvert d’un voile impénétrable aux yeux des directeurs. Cependant, plus tard, M. Hastings avait écrit à M. Larkins, le trésorier-général, pour lui demander les dates auxquelles les différentes sommes avaient été reçues. M. Larkins, dans sa réponse, indiquait non seulement les dates, mais quatre sources principales d’où ces sommes étaient venues, savoir : Cheyte-Sing, les tributaires de Bahar, Nuddea et Dinagepore.

Après avoir établi ces points divers, les commissaires passèrent à d’autres genres de preuves, entre autres le changement introduit par Hastings dans le mode de collection des revenus. Ils s’efforcèrent d’éprouver que ce changement n’avait qu’un but, celui d’accroître la facilité de la prévarication, et de laisser la porte plus largement ouverte à la réception des présents. Ainsi des conseils provinciaux, formés pour les revenus, avaient, été approuvés par la cour des directeurs, par M. Hastings lui-même. Cependant M. Hastings les avait anéantis pour instituer à leur place le comité des revenus, auquel il avait attaché un certain Genzga-Goving-Sing, dont ils attaquèrent vivement le caractère ; ils s’appuyaient en cela de plusieurs délibérations du conseil de Calcutta dont ce dernier avait été l’objet. Les commissaires accusaient encore Hastings d’avoir reçu d’un indigène, nommé Kelleram, à la condition de lui affermer certaines terres dans la province de Bahar, une somme de quatre lacs de roupies. Kelleram était, suivant eux, un personnage d’un caractère infamant, de mœurs décriées, qui ne pouvait être propre à cet office. Ils commencèrent à entrer dans la preuve de cette assertion. Les avocats de Hastings s’opposèrent à ce que cette preuve fût faite ; ils soutinrent que l’impropriété de telle personne pour telle fonction n’était pas un des griefs de l’accusation. Les commissaires répliquèrent. Les lords, après avoir délibéré ; déclarèrent : « Les commissaires des communes ne seront point admis à prouver l’impropriété de Kelleram pour l’emploi qui lui a été confié dans la province de Bahar ; le fait de cette impropriété n’est point compris dans l’acte d’accusation. » Pouvant à peine maîtriser son émotion, Burke s’écria : « Mon devoir m’oblige de faire connaître à leurs seigneuries que les communes d’Angleterre se croyaient un droit à ne pas être arrêtées par ces bagatelles de procureurs. » Entrant alors en matière ; il se plaignit de nouveau des entraves mises par les décisions précédentes de la chambre, à la manifestation de la vérité. Un moment viendrait où les lords se trouveraient sans doute fort embarrassés pour formuler leur jugement s’ils ne laissaient pas un peu plus de latitude aux commissaires pour justifier leurs assertions. Plus tard les commissaires montrèrent que Hastings, en transférant à un autre l’emploi d’abord accordé à Kelleram, avait fait un marché désavantageux pour la Compagnie : Kelleram devant des arriérés qu’il ne paierait jamais. Les avocats objectèrent que le manque de paiement des arrérages n’était pas un délit spécifié par l’acte d’accusation. Les lords décidèrent dans ce sens ; ils repoussèrent la preuve offerte par les commissaires ; et ceux-ci se répandirent en plaintes plus amères que jamais sur les restrictions dont l’accusation était entourée.

Ils passèrent ensuite à d’autres témoignages ; au moment même du marché entre Hastings et Kelleram, le conseil provincial avait loué les terres de toute la province aux zemindars du pays, aux conditions ordinaires ; cette transaction, parfaitement légale, suivant eux n’en avait pas moins été violée, par le marché subséquent de M. Hastings. Ils lui reprochèrent d’avoir affermé les revenus de Bahar à un certain Cullian-Sing déjà dewan de la province ; le devoir d’un dewan était de réprimer les collecteurs et de prévenir les oppressions des ryots ; c’était, disaient-ils, anéantir ces fonctions que de faire le dewan fermier. Un témoin, M. Young, fut interrogé sur l’effet qu’avait produit la nomination de Cullian-Sing sur la province. Il répondit : « On l’apprit avec douleur et consternation. » Les avocats de Hastings contestèrent aux témoins le droit de parler de tout autre sentiment que du leur. Les commissaires, de leur côté, affirmèrent qu’il avait toujours été admis qu’un témoin pouvait exprimer le sentiment d’un pays où il avait été. Les lords levèrent la séance, et se constituèrent en chambre des pairs pour délibérer. Les avis furent partagés et ils soumirent la question aux douze juges d’Angleterre. Les juges demandèrent du temps pour donner leur réponse et le pocès fut suspendu pendant deux jours. En rentrant en séance, les lords firent cette déclaration, aussi brièvement que de coutume : « Les commissaires des communes n’avaient pas le droit de demander au témoin quel effet avait produit sur la province de Bahar la location des terres à Cullian-Sing. » La décision ne désignant nominativement que Cullian-Sing, les commissaires essayèrent de rétablir la question en la posant d’une autre façon. Ils demandèrent au témoin quel effet avait été produit par la nomination de Kelleram comme rentier de la province ; mais cette nouvelle question fut de même écartée par les lords. Les commissaires interrogèrent ce même témoin, M. Young, sur les conseils provinciaux et le comité des revenus. L’opinion du témoin était contraire à l’établissement de ce comité : il le signala comme une mesure propre à augmenter le pouvoir du gouverneur-général. Les commissaires demandèrent au témoin si, sous le système du comité, il y avait plus d’oppression exercée sur le peuple que dans le précédent. Les avocats de Hastings s’opposèrent à ce que la question fût posée : l’oppression du peuple n’était pas au nombre des chefs d’accusation. Cette fois encore, après en avoir délibéré, les lords se prononcèrent dans le sens des légistes, ils énoncèrent cette nouvelle décision : « Il n’est pas permis aux commissaires de poser la question de savoir si le peuple était moins opprimé sous d’anciennes institutions que sous les nouvelles. »

Plus tard, le témoin M. Young fut reconnu n’avoir pu connaître que fort imparfaitement Gunga-Goving-Sing. Un autre témoin, M. Anderson, président du comité du revenu, rendit un témoignage qui lui fut tout-à-fait favorable. Mais de l’interrogatoire de ces deux témoins résulta cependant une chose fâcheuse pour la défense : il fut établi que le bruit de la réception de quatre lacs de roupies par Hastings, et qui lui auraient été donnés par Kelleram, comme prix de sa nomination, avait précédé la déclaration aux directeurs de la réception de cet argent. On en pouvait inférer que ce motif l’avait décidé à faire cet aveu. Diverses autres questions furent immédiatement posées à M. Anderson : si, dans l’année 1781, il y avait une telle détresse dans les affaires de la Compagnie, qu’elle n’aurait pas pu lever sans difficulté trois lacs de roupies. Il répondit qu’il ne le croyait pas ; — si, après 1781, la Compagnie n’avait pas emprunté plusieurs millions ; il répondit : Elle emprunta de grandes sommes, mais je n’en sais pas le montant. Les commissaires, par là, voulaient détruire l’allégation de Hastings, que c’était l’état des affaires qui l’avait conduit à recevoir clandestinement certaines sommes. Immédiatement après ils commencèrent à donner lecture d’un passage d’une lettre où Hastings parlait de grandes énormités, de grandes oppressions commises sous le comité des revenus ; ils voulurent procéder à dévoiler ces énormités. Les avocats de Hastings objectèrent que les oppressions n’étaient pas une matière de l’accusation. Les commissaires soutinrent le contraire ; Burke, prenant la parole, adjura de nouveau la chambre de se départir du système de procédure. L’honneur du nom anglais n’était-il pas sans cesse mis en question ? le moment n’était-il pas venu de déclarer formellement, solennellement, s’il était vrai que des actes d’oppression tels qu’aucune langue ne pouvait les redire dussent subir l’examen, ou bien s’il suffirait de quelques cérémonies, de quelques parades judiciaires pour repousser cet examen. Burke priait que la chose fût déclarée publiquement, parce qu’elle intéressait, à ce qui lui semblait, l’honneur même du nom anglais. À ce pathétique appel à leur honneur, à leurs sentiments, les avocats de Hastings répondirent en mettant au défi les commissaires de faire de ces énormités, de ces abominations, dont ils faisaient tant de bruit un article d’accusation. Mais s’ils n’avaient pu ou osé le faire, pourquoi se permettaient-ils, et à quelle fin, de venir les mêler sans cesse à leurs discours ?

Les commissaires s’attachèrent à prouver que les appointements de Hastings n’avaient jamais été en arrière plus que quelques mois ; voulant répondre par là à cette autre allégation de ce dernier que, s’il avait reçu de l’argent dans quelques transactions, c’était faute de paiement de la part de la Compagnie. Ils cherchèrent ensuite à démontrer que le plan imaginé par lui pour louer les terres, et surtout les plus considérables, aux zemindars, avait été violé par lui-même. Cependant il avait indiqué ce plan comme le meilleur. Les avocats de l’accusé s’opposèrent à la lecture des pièces qui pouvaient motiver cette opinion : l’inconsistance des opinions de M. Hastings ne faisait point partie de l’accusation. Alors, après un discours d’une véhémence extrême, Burke termina par ces conclusions : « Que l’efficacité de l’acte d’une accusation telle que celle dont il était chargé était nécessaire pour donner une utilité pratique au principe de la constitution anglaise, dont le mécanisme, si on lui ôtait ce ressort, deviendrait tout-à-fait impuissant ; que les formalités mises en avant par les avocats, si elles étaient adoptées par les lords, seraient parfaitement suffisantes à empêcher toute efficacité de l’accusation ; que les lords semblaient se plaire à adopter, à confirmer ces formalités techniques des légistes ; qu’en conséquence, il se trouvait donc conduit, bien qu’à regret, à cette importante conclusion, savoir : que la constitution anglaise n’était plus qu’un vain mot. » Burke ayant cessé de parler, les lords se retirèrent pour délibérer. Le lendemain, sans répondre un mot aux discours, aux raisonnements, aux conclusions de Burke, ils firent, en rentrant en séance, cette déclaration : « Il ne saurait être permis aux commissaires de produire la pièce proposée. » Les commissaires s’efforcèrent plus tard de démontrer que les offices de fermier des revenus et de dewan n’avaient jamais été réunis dans une seule personne, excepté dans deux cas ; précisément ceux où le gouverneur avait reçu de l’argent de celui qui réunissait ces deux offices. Ils mirent en avant une offre de dix lacs de roupies qui lui avait été faite dans le mois de février 1782 ; mais il trouva qu’il avait décliné le présent pour son propre compte, et l’avait fait donner à la Compagnie. Ils prouvèrent encore que Hastings, depuis le moment de son élévation avait fait passer en Angleterre, en son propre nom, diverses sommes montant à 238,757 livres sterling. Le procès étant parvenu à ce point, Fox résuma ces derniers témoignages ; les lords s’ajournèrent, et le procès fut renvoyé à l’ouverture de la session suivante.

Pendant le cours de cette session, une lettre parut dans les journaux, signée du major Scott. Cette lettre contenait un court résumé de la procédure, et traitait fort mal les commissaires des communes ; elle leur faisait un véritable crime de poursuivre un homme du mérite et du talent de M. Hastings. Dans la chambre des communes, dont l’auteur était membre, de nombreuses plaintes s’élevèrent au sujet de cette lettre ; les commissaires et leurs adhérents la dénoncèrent comme un libelle attentatoire et injurieux aux droits de la chambre et à ses privilèges. Tout en convenant du tort de l’auteur de la lettre de l’avoir rendue publique, ils engageaient la chambre à l’indulgence, parce qu’elle se trouvait liée par des précédents de douceur et de mansuétude. C’est à ce sujet que Burke dit ce mot demeuré célèbre : « Je ne serai jamais effrayé de la liberté de la presse, jamais de sa licence ; je le suis seulement de sa vénalité. » Il prétendit que 20,000 livres sterling avaient été dépensées pour ce qu’il appelait les libelles de Hastings. Après avoir été entendu dans sa défense, le major Scott fut réprimandé par l’orateur du président.

La dissolution du parlement eut lieu avant le moment fixé par les lords pour la continuation du procès ; la question s’élevait, dès lors, de savoir si un nouveau parlement pouvait continuer ce procès, ou bien s’il ne devait pas finir avec la chambre même qui l’avait ordonné. La question fut soumise par Burke à la nouvelle chambre ; son opinion personnelle était que la chambre devait continuer le procès ; mais on savait, à n’en pas douter, que beaucoup de lords avaient le projet de se saisir de cet incident pour y mettre un terme. Il était donc important que la chambre prît une décision. Elle se forma effectivement en comité pour délibérer sur ce sujet. M. Pitt dit que la question soumise à la chambre était de savoir si elle poursuivrait ou ne poursuivrait pas le procès ; mais il désirait aussi que cette autre question lui fût soumise, de savoir si elle en avait ou n’en avait pas le droit. Burke attaqua assez vivement ceux qui se trouvaient effrayés d’une dissidence avec la chambre des lords. « Quant à lui, il ne rechercherait pas ce débat, des fous pourraient seuls en agir ainsi. Mais il était une vérité que le moment était venu de proclamer bien haut : c’est que ceux qui ne savent pas maintenir leurs droits, ne manquent pas de perdre leurs droits. » Le 22 décembre 1790, cette question fut soumise à la chambre : « Le procès de Warren Hastings est-il ou non pendant devant la chambre des lords ? » Les débats durèrent plusieurs jours. Les ministres maintinrent que le procès durait encore. D’un autre côté, tous les légistes de la chambre, Erskine à leur tête, soutinrent que la dissolution anéantissait la procédure. De là, quelques épigrammes de Burke contre cette profession, qu’il n’aimait pas : « Il avait attentivement écouté tout ce qui avait été dit pour ou contre la question ; mais il avouait son étonnement de voir que les légistes n’avaient pas apporté le moindre petit raisonnement à l’usage de simples laïques ; à la vérité un docte gentleman avait donné jusqu’à un certain point l’explication de ce silence en confessant qu’il n’était pas chez lui (at home) dans cette chambre. La même chose pourrait être dite de ses frères : c’étaient des oiseaux de passage dans ce lieu où ils ne perchaient qu’un instant, dans leur vol vers une autre chambre. À peine s’y arrêtent-ils quelques instants pour reposer leurs ailes fatiguées, encore ne cessent-ils de les agiter, impatients qu’ils sont de s’envoler vers les couronnes qui brillent dans le lointain. On peut dire encore que les très doctes gentlemen ressemblent à cet Irlandais qui ne s’embarrassait pas que le vaisseau coulât ou non, par la raison qu’il n’y était que simple passager. » Plus loin, Burke ajoutait : « Plût au ciel que le pays fût gouverné par la loi, et non par les légistes[10] ! » Fox rivalisa avec Burke d’épigrammes, même d’assertions odieuses contre ces mêmes gens de loi. En ce moment tous deux prenaient leur revanche de sang-froid, de cette impassibilité des avocats de Hastings, contre lesquels étaient venus s’émousser leurs traits les plus acérés. Cette revanche fut complète ; à une grande majorité il fut décidé qué le procès de Hastings n’avait pas cessé d’être pendant à la chambre des pairs.

Quelque temps après ; le 14 février 179-1, Burke fit la motion que la chambre continuât le procès de Hastings. Le public fatigué commençait à trouver que ce procès durait bien long-temps. Burke, dans un discours véhément, s’efforça de prouver que ce n’était nullement une raison de discontinuer. « Que la longueur d’un procès, continuait-il, soit une raison de le finir, et celui qui aura commis le plus de crimes devient-le plus certain d’échapper aux châtiments ; le genre humain est abandonné pour toujours à l’oppression de ceux qui le gouvernent, et les provinces vouées à jamais, pour toujours au pillage et à l’oppression ! Veuillez m’en croire, la fausse compassion est l’anéantissement de toutes les vertus. » Il affirmait d’ailleurs que les commissaires n’étaient nullement responsables de tous ces délais. Il racontait toutes les difficultés que leurs adversaires avaient accumulées sur leur chemin, et surtout « les obstacles élevés par certains professeurs de la loi, renfermés dans une étroite façon de penser, voués corps et âme à des préjugés qui les rendent ennemis de tout procès politique, comme d’autant d’empiètements sur leurs attributions, sur celles de leurs propres tribunaux. » D’ailleurs, Burke proposait, dans le but d’abréger, de ne mettre plus en avant qu’un seul article, celui des contrats et des pensions. Ils y attachaient de l’importance à cause des allégations de Hastings sur la pénurie des ressources de la Compagnie à l’époque où ce dernier avait reçu les présents. Après quelques débats, cette motion fut adoptée.

La résolution des communes de poursuivre l’accusation fut immédiatement annoncée aux lords ; à cette communication, ceux-ci répondirent en nommant un comité pour rechercher les précédents. La question fut débattue le 20 mai 1791. Le lord chancelier, qui jusqu’alors s’était toujours rangé de l’avis des légistes, fit de même cette fois ; il argumenta longuement pour prouver que la dissolution de la chambre anéantissait le procès. « Et comment ne serait-ce pas, disait-il, puisqu’elle détruit, anéantit une des parties qui se trouvaient y figurer. Il n’y a pas l’accusation sans accusateur ; or, la chambre des Communes qui avait accusé n’existe plus. » On répondait : « ce ne sont pas les Communes, mais le peuple d’Angleterre, qui est le véritable accusateur, par la raison que les actes de la chambre basse sont les actes du peuple d’Angleterre. » Le lord chancelier, et ceux de son avis, argumentaient alors de toute autre façon, ils disaient : « La chambre des Communes étant un pouvoir indépendant, surgi des élections, elle n’a aucun rapport avec ce qui la précédait : elle ne saurait être liée. De plus, le peuple n’est pas un élément de la constitution anglaise, mais bien les Communes. La constitution se résumait en ces mots, Trône, Lords et Communes : le peuple n’y figure point. Le peuple n’est donc pas partie dans le procès. » Lord Longhborough, l’un des chefs du parti populaire, essaya de répondre à cet argument ; mais il ne produisit aucun raisonnement qui s’appliquât directement au point en question. Aussi se hâta-t-il d’arriver à ce dernier argument des partisans de la démocratie de tous les temps, de tous les pays, la menace, la force brutale ; il parla beaucoup du pouvoir de l’insurrection : « Et que vos seigneuries n’agissent pas sans précaution à l’égard de la partie populaire de cette constitution. Qu’elles la considèrent avec des yeux attentifs, et qu’elles se regardent comme bien averties ! Qu’elles se gardent surtout de contester au peuple qu’il est quelque chose, de peur que le peuple ne les force bientôt à reconnaître qu’il est toute chose ! » Sur les autres points, lord Longhborough suivit les arguments de Fox et de Burke ; il chercha à prouver que la force réelle de la constitution consistait dans la faculté d’accusation politique, résidant dans les communes. Après un assez long débat, la majorité décida que le procès n’avait pas cessé d’exister ; elle fixa le 23 mai pour la reprise des séances.


  1. Discours de M. Dundas, 14 avril 1783. Histoire parlementaire de Cobbet, t. XXIII.
  2. Tome I, liv. iii p. 340 et suivantes.
  3. Lettre de lord Cornwallis à la cour des directeurs, 2 août 1789.
  4. Au moins les Anglais le croyaient-ils fermement à cette époque.
  5. Sir John Malcolm.
  6. Lettre de sir John Holland, gouverneur de Madras, 12 février 1790.
  7. Du 30 mars 1790.
  8. Ces paroles étaient écrites long-temps avant que les événements eussent forcé les Anglais à renoncer à l’alliance de Tippoo. Elles renfermaient tout le germe d’une politique nouvelle.
  9. Dans les cours d’assises anglaises le juge (président) doit demander au prévenu : « s’il plaide coupable, ou non coupable. »
  10. Law, loi ; lawyer, légiste : d’où une sorte de jeu de mots que le français ne peut rendre.